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Dans la nuit de mardi à mercredi, une tempête de neige s’abattit sur la ville. Todd avait dormi chez Eric et le vacarme des déneigeuses les réveilla à six heures du matin.

— Il faut que je me lève, chuchota Eric à l’oreille de Todd. Dieu sait combien de temps ça va me prendre pour arriver à Richelieu, ce matin.

Il entra dans la salle de bains et eut un léger choc en voyant son reflet à la lumière blafarde du néon. Il avait peu dormi, et ça se voyait. Il approchait de la quarantaine, et ça se voyait aussi. Il haussa les épaules.

— Trop tard pour mourir jeune. Tant qu’à faire, vivons vieux, murmura-t-il.

Il passa sous la douche et la régla au plus chaud qu’il pouvait supporter. Cette nuit avec Todd serait sans doute une des dernières et il éprouvait un curieux sentiment de vide. Il n’avait jamais vraiment eu de relation stable auparavant : quelques liaisons brèves, parfois intenses, mais rien de vraiment sérieux. Et Todd, en quelques semaines de rencontres clairsemées, avait pris dans sa vie une place étonnante et avait créé quelque chose de nouveau, un besoin inconnu et attirant… Mais Todd avait dix ans de moins que lui. Quelle idée, pensa Eric, voilà que je raisonne comme un bourgeois hétéro ! Le rideau de la douche fut soudain tiré et Eric sursauta, mais ce n’était que Todd qui venait le rejoindre.

***

Deux heures et demie plus tard, Eric entrait, encore un peu songeur, dans la salle de réunion du département. Hubert Gatwick et Michel Berthier étaient déjà là, autour d’une cafetière fumante. Eric se servit une tasse et lança à la cantonade :

— Eh bien, nous sommes presque au complet !

— Presque, fit Gatwick d’un ton un peu sec.

Claire Lanriel entra et leva légèrement les sourcils lorsqu’elle découvrit Michel. Elle posa un lourd dossier sur la table et s’assit.

— Eh bien, maintenant que nous sommes vraiment au complet, dit Michel, nous pouvons commencer.

— De grands progrès ont été accomplis dans la conception finale des ailes, déclara Claire. Mon équipe…

— Je vous laisse les détails techniques, coupa Michel, je suis ici pour parler stratégie. Avons-nous fait suffisamment de progrès dans le développement de notre aile d’hélicoptère pour déposer une demande de brevet ?

Décontenancée, Claire répondit :

— C’est prématuré.

— Les autorités de la faculté sont dans tous leurs états, reprit Michel, car les professeurs du département de physique se sont fait griller sur le fil, à quelques semaines près, par un scientifique allemand qui a déposé avant eux une demande de brevet pour un système de stockage informatique basé sur le spin des électrons. De quoi multiplier par dix la capacité des mémoires d’ordinateur, et surtout de quoi générer des millions de dollars en royalties. La faculté est devenue un peu paranoïaque et elle exige que la priorité la plus absolue soit consacrée à la protection de notre propriété intellectuelle. Cela concerne tous les projets susceptibles d’application commerciale, et le vôtre est un candidat idéal ! Il nous faut donc organiser une réunion avec les avocats de Richelieu le plus rapidement possible. Pouvez-vous me rédiger un document établissant l’état des lieux du projet Wing 3000, qui servira de base à cette rencontre ?

Hubert Gatwick et Eric Duguet opinèrent de la tête. Claire regardait Michel avec une certaine méfiance. Ce dernier enchaîna :

— Puisque nous sommes là-dessus, autant régler la question du partage des éventuelles royalties provenant du futur brevet. Vous savez que l’université garde 25 %, le département 10 %, et vous, les professeurs, partagez — avec vos chercheurs — les 65 % restants. Un tiers pour chaque équipe ?

Il y eut un bruit provenant de la gorge de Claire Lanriel. Eric Duguet ne chercha pas à dissimuler un large sourire et Hubert Gatwick parut soudain très heureux.

— Nous n’avons aucune raison de décider d’un partage maintenant, dit Claire d’un ton glacial. Personne ne peut prédire ce que seront en bout de ligne les apports respectifs de nos équipes.

Michel écarta légèrement les mains.

— Les avocats sont des gens qui ont horreur du flou, surtout quand des sommes aussi importantes sont en jeu. Ils voudront connaître ces chiffres. Si j’en juge par les rapports techniques qui m’ont été transmis, vous avez tous les trois des rôles d’importance similaire. Un partage égal présente par ailleurs l’avantage de la simplicité.

— La simplicité n’est pas un facteur à considérer, et je conteste votre évaluation de nos contributions. Il est évident que…

— Je suis d’accord avec Michel, coupa Eric. Mon équipe s’occupe de la forme des ailes, celle d’Hubert de leur structure interne, celle de Claire du revêtement. Trois contributions nécessaires, chacun apportant ses compétences. Ça ne bougera pas.

— Des contributions nécessaires ne sont pas forcément égales, dit Claire d’une voix qui commençait à se crisper. La question du revêtement de l’aile est cruciale et demandera des efforts énormes à mes chercheurs.

— Ils y sont habitués, murmura Eric, s’attirant un froncement de sourcils de Michel.

— Il me semble, intervint Hubert Gatwick, que nous sommes tous les trois associés sur ce projet, sans qu’aucun ne soit… euh… subordinated aux autres. Le partage en parts égales est donc logique. Je suis pour.

— J’y suis totalement opposée, répliqua Claire. Mon équipe apporte la contribution la plus importante, le dernier rapport l’indique très clairement.

— Bonté divine, c’est vous qui l’avez rédigé ! s’exclama Eric.

— Je suis la coordonnatrice du projet et je…

— Ne confondez pas coordonner et ordonner !

— Hmm, hmm, fit Michel.

Les autres se turent. Le directeur du département continua doucement :

— Voilà pourquoi je mets cette question sur le tapis aujourd’hui. Je ne veux pas que cette scène se déroule lors de notre première rencontre avec les avocats. Avant toute chose, nous devons trouver un accord sur ces royalties. Si nous n’y parvenons pas, je préviendrai le doyen de la faculté ainsi que le vice-principal, qui tenteront un arbitrage.

— Ce n’est peut-être pas la peine d’aller jusque-là, dit Eric.

— L’administration est là pour qu’on s’en serve.

Claire redressa le torse et leva le menton.

— Je n’accepterai pas qu’on m’impose une décision.

— C’est votre droit, dit Michel. Faute d’entente, la hiérarchie recommandera sans doute un arrêt immédiat de toutes les activités sur le projet.

Il y eut un silence. Michel reprit, en parlant plus lentement :

— Une demande de brevet international coûte au bas mot cent mille dollars. La faculté n’engagera pas une telle somme si elle n’a pas la certitude que les professeurs impliqués sont prêts à jouer le jeu dans l’harmonie et la confiance. Le temps presse. Faites-moi connaître votre décision le plus rapidement possible.

Il se leva. En sortant, il se retourna et dit d’un ton négligent :

— J’oubliais, Claire. J’ai parlé à May Fergusson et à Christine Verlanges, et nous avons réglé le problème de vos étudiants contraints de travailler dans un réfrigérateur. Ils vont s’installer provisoirement au fond de la bibliothèque. Le déménagement aura lieu la semaine prochaine, quand il y aura moins de monde dans le bâtiment à cause de la semaine de relâche. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

Et il partit. Eric se tourna vers Claire, un peu goguenard.

— Eh bien, il semble que la science doive s’incliner une fois de plus devant la finance. Nous voilà contraints de parler d’argent.

— Je vous ferai part de mes commentaires, lâcha Claire en se levant.

Elle rassembla ses dossiers et quitta la salle sans rien ajouter d’autre. Gatwick attendit que la porte se referme :

— Un à zéro. Maintenant c’est à nous de jouer. La répartition en trois tiers vous convient-elle ?

— Bien sûr, fit Eric. Mais l’impératrice ne va pas se laisser faire !

— Elle ne se laissera jamais faire. Enfermée dans son cercueil, elle fera tout pour en sortir.

— Il paraît que dans des cas pareils il faut enfoncer un pieu dans le cœur. Mais s’il n’y a pas de cœur ?

Gatwick ricana, puis salua Eric et remonta à l’étage des bureaux. Quelques instants plus tard, il se laissa tomber avec un soupir d’aise dans son vieux fauteuil usé et confortable. Claire était tellement prévisible ! Elle voulait plus, toujours plus, c’était comme ça, et tout le monde finissait même par trouver ça normal. Pour lui, par contre, ces royalties n’avaient guère d’importance. Il n’avait jamais couru après l’argent et était à un point de sa carrière où les jeux financiers étaient faits : il aurait une retraite largement confortable… Une retraite confortable. Son visage s’assombrit. À cinquante ans, la perspective d’une retraite confortable est une source de sérénité lointaine. À soixante-sept ans, c’est un couperet.

Quelques jours plus tôt, Gatwick avait reçu de la faculté un nouveau courrier, un peu plus pressant que les précédents, détaillant le package offert aux professeurs âgés de plus de soixante-cinq ans et qui souhaitaient prendre leur retraite. Très intéressant financièrement, certes. Il fallait bien les convaincre de laisser la place aux jeunes. Mais Gatwick n’avait pas envie d’arrêter de travailler. Depuis la mort de sa femme dans un accident de la route, dix ans plus tôt, sa vie s’était petit à petit rétrécie autour de son bureau. Son fils unique travaillait dans le nord de l’Alberta et était trop occupé à extraire du gaz pour entretenir avec son père des relations suivies. Que deviendrait sa vie s’il cessait de travailler ? Une longue suite de jours qui s’étiolent, passés à attendre le lendemain, sans but, sans direction, sans rien à faire, où le summum de l’excitation consisterait à remplir la grille des mots croisés du Globe and Mail, chaque jour plus inutile et improductif que le précédent, chaque jour comme une photocopie de la veille, juste un peu plus pâle, avec, quelque part sur le chemin, inévitablement, sa vieille amie qui l’attendait, prête à l’accueillir, prête à lui faire oublier tous ses problèmes…

Gatwick frissonna. Il ne fallait pas — il ne fallait pas qu’il laisse ses pensées dériver dans cette direction. Il était sobre depuis plus de vingt-cinq ans, et même la mort de sa femme ne l’avait pas fait replonger. Mais la pensée de la retraite et du vide qui l’accompagnerait, ce vide qui exigerait d’être comblé, le terrorisait. Il devait tout faire pour rester à l’université quelques années encore, au moins jusqu’à soixante-dix ans, peut-être soixante-quinze. Pour cela, il lui faudrait jouer ses cartes avec précaution. La note de la faculté était claire. On souhaitait que cette année scolaire fût la dernière où il enseignât. Par contre, on acceptait qu’il poursuive ses activités de recherche, à la discrétion du directeur de son département. Il n’y aurait aucun problème avec Michel Berthier. Mais si Claire Lanriel devenait directrice, il serait immédiatement placé sur un siège éjectable.

***

Après la réunion, Claire passa un long moment à parcourir le site Internet de l’université pour examiner tout ce qui faisait référence à la propriété intellectuelle, à la résolution des conflits entre professeurs et au rôle éventuel des grosses légumes de la faculté là-dedans. Les grands principes étaient bruyamment affirmés, et les détails laissés dans le flou. Là comme ailleurs, l’administration menait la danse à sa guise. Si Michel Berthier tentait de manœuvrer dans le projet Wing 3000 comme il l’avait annoncé, elle devrait trouver un moyen de le contrer. Oui, mais… déclencher contre lui une guerre à laquelle le doyen ou le vice-principal de la faculté se trouveraient mêlés n’aiderait en rien ses plans de carrière. On n’aimait pas les fauteurs de trouble. Il fallait qu’elle sache se montrer souple si elle voulait être nommée à la tête du département. Mais il était absolument hors de question qu’elle accepte ce ridicule partage en trois parts égales !

Plus la journée avançait, et plus l’humeur de Claire s’assombrissait ; peu après dix-huit heures, elle quitta Richelieu et rentra chez elle, fatiguée et sur les nerfs. Twiddlekat se cachait toujours. Elle finit par trouver le chat roux sous le lit et elle tenta de le faire sortir, mais il refusa. Il avait à nouveau très peu mangé, l’écuelle qu’elle avait laissée pleine au pied de la machine à laver était pratiquement intacte. Par contre, il avait beaucoup bu, ce qui était inhabituel. De guerre lasse, Claire prit dans le frigo un peu de rosbif qu’elle avait préparé la veille et mangea en regardant un journal télévisé français sur Internet. En sortant de table, elle s’enfonça dans les profondeurs de son canapé en cuir et zappa, mais il n’y avait rien d’intéressant à la télévision.

En fait, elle avait besoin d’un vrai moment de détente. On était mercredi soir. Kevin travaillait peut-être. Sinon, ce serait un autre. Claire lui avait déjà fait des infidélités. Elle prit une douche, passa un chemisier blanc et une jupe de cuir noir, se maquilla un peu plus que pour la journée et appela un taxi.

Quelques minutes plus tard, elle arrivait dans le quartier des bars branchés près de l’université Concordia. Elle descendit de voiture dans une rue transversale, devant une grande maison victorienne un peu en retrait. Au rez-de-chaussée, de la vaisselle de porcelaine et des pièces d’argenterie s’étalaient dans la vitrine illuminée d’une boutique de luxe.

Claire monta l’escalier extérieur, poussa une lourde porte de chêne et se retrouva dans un décor cossu de velours rouge, de lustres de cristal, de parquets cirés et de tapis épais. La propriétaire des lieux l’accueillit d’un sourire et prit son manteau. Claire entra dans le bar. L’éclairage était tamisé, la musique discrète, et la clientèle exclusivement féminine. Parmi les colonnes et les plantes vertes étaient disséminées des tables surmontées de lampes à abat-jour ; des femmes seules y lisaient des journaux, ou simplement buvaient un verre. Des jeunes gens passaient fréquemment entre les tables. Ils étaient beaux, portaient des chemises ajustées et des pantalons moulants. Parfois, ils s’arrêtaient pour échanger quelques mots avec la cliente à qui ils apportaient un verre ; parfois, ils s’asseyaient avec elle ; parfois, ils la raccompagnaient lorsqu’elle allait chercher son manteau ; parfois, ils partaient avec elle. Claire s’assit et un grand blond taillé comme une statue romaine vint rapidement prendre sa commande. Lorsqu’il lui apporta un gin tonic, Claire lui demanda si Kevin travaillait.

— Kevin ? Il vient de sortir. Voulez-vous que je l’appelle ?

Claire hocha la tête. Le grand blond revint peu après et l’informa que Kevin serait là dans quelques minutes. Il lui proposa de lui tenir compagnie en attendant ; elle accepta et lui offrit un verre. Agréablement surpris, il s’assit près d’elle et lui demanda ce qu’elle faisait dans la vie.

— Professeur d’université.

— Wow, dit le grand blond avec admiration.

Elle n’avait aucune envie de s’étaler plus avant sur son existence et lui retourna la question. Il finit par lui avouer que sa copine venait d’accoucher ; l’argent se faisait rare. Elle l’écouta avec indulgence, elle aimait bien les escortes modèle standard, agréables à regarder et avec quatre cents mots de vocabulaire. Ces garçons étaient en général complètement inoffensifs. Kevin était différent : il avait un cerveau et de la culture. Ça rendait la chose plus stimulante.

— Vous avez un accent français, vous venez de là-bas ?

— J’ai longtemps habité Paris.

— J’aimerais tellement visiter Paris. Il paraît que c’est tellement beau…

— Bonsoir, Claire, dit une voix derrière elle.

Elle se retourna. Kevin — deux cents livres de muscles surmontés de longs et épais cheveux noirs — était derrière elle. Mais aujourd’hui, constata-t-elle avec un léger dépit, il avait ramené ses cheveux en arrière, noués en queue de cheval. Ça lui allait moins bien.

— J’ai reconnu vos cheveux, dit Kevin. Toujours Eva Marie Saint dans La Mort aux Trousses.

Il la vouvoyait depuis le début, ce qui était charmant. Sentant que sa présence n’était plus souhaitée, le grand blond remercia Claire pour le verre et s’éclipsa.

Quelques minutes plus tard, Claire et Kevin entrèrent dans une chambre d’hôtel de la rue Saint-Hubert, près de la gare routière. La chambre sentait le moisi et ils s’unirent en une étreinte âpre, sans douceur ni tendresse. Puis Claire se rhabilla, prit son sac et en sortit deux billets de cent dollars qu’elle posa sur le lit. Kevin la regarda faire et ne bougea pas.

— Tu veux plus ?

— Non. Je pensais… je pensais qu’on pourrait faire autre chose. Ça ne vous tenterait pas, toute une nuit ?

— Non. Je n’ai aucune envie de me réveiller dans un endroit pareil.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. On pourrait aller chez vous.

Claire se raidit, un peu surprise. Elle répliqua :

— Notre arrangement actuel me satisfait et je ne vois pas de raison d’en changer.

Kevin la regarda sans mot dire et, pour la première fois depuis le début de leur relation, Claire se demanda ce qu’il pouvait chercher. Elle le connaissait depuis… depuis près de six mois, déjà. Voulait-il qu’elle le sorte de sa vie d’escorte, voulait-il qu’elle l’entretienne ? Et d’ailleurs, que faisait-il dans l’existence ? Il s’exprimait correctement, il avait une bonne éducation ; il était sans doute étudiant quelque part. Les filles n’étaient pas les seules à devoir user de leurs charmes pour payer leurs frais de scolarité. Elle ne savait rien de lui et n’avait aucune raison d’aller au-delà. Alors qu’elle restait silencieuse, Kevin ajouta :

— Si vous préférez, on pourrait aller chez moi.

Ça, c’était inattendu, et presque attirant.

— J’y réfléchirai. Merci pour la proposition.

Elle se rhabilla sous le regard de Kevin, toujours nu sur le lit. Lorsqu’elle enfila son manteau, il dit :

— Vous pouvez reprendre votre argent. Ce soir, c’est moi qui offre, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Prenez votre mobile et ouvrez-le.

Claire obéit. Il continua :

— Voici mon numéro personnel. Mettez-le dans la mémoire de votre téléphone et appelez-moi un de ces jours.

Elle s’exécuta, reprit les billets et sortit de la chambre. En passant la porte, elle se retourna :

— Bonne nuit, Kevin.

— Bonne nuit, Claire.