7

La neige commença à tomber samedi très tôt. Monica partit de chez elle peu après treize heures et arriva à Richelieu après trois quarts d’heure de conduite lente. Elle traversa le campus quasiment désert et se gara dans le stationnement réservé aux professeurs du bâtiment, à côté de la porte d’entrée. Peut-être y aurait-elle un jour une place attitrée ! La Nissan bronze de Claire Lanriel était là, couverte d’une épaisse couche de neige ; elle avait dû arriver bien plus tôt. Monica recula un peu pour ne pas être trop près du mur et éviter ainsi les glaçons qui chutaient parfois de la corniche. La carrosserie de la vieille Ford était déjà assez abîmée.

Cinq minutes plus tard, elle frappa à la porte de Claire. Cette dernière portait un tailleur marine style Chanel, avec un chemisier blanc et un collier de perles. La simplicité de la perfection. Dieu qu’elle est belle, pensa Monica, la gorge serrée. Claire dit avec un sourire de Joconde :

— Merci d’être venue aussi vite. J’ai fait du thé, tu en veux une tasse ?

Monica accepta, toute contente. Il était fort rare que Claire offre quelque chose aux gens qui venaient dans son bureau ! Claire versa le thé et lui tendit une fine tasse de porcelaine avec des décorations bleues, très jolie et sans doute très chère. Tandis que Monica examinait l’objet du coin de l’œil, Claire attaqua :

— La couche striée que tu as découverte par hasard a un potentiel commercial puisqu’elle augmente le rendement de la cellule solaire et il est donc indispensable de signer la DD avant d’aller plus loin.

— La dédé ?

— La Déclaration de Découverte. C’est la procédure de l’Université lorsqu’est développée une invention à caractère commercial. La DD présente l’invention, ses applications, son intérêt, etc. Voici ce que j’ai rédigé.

Elle lui tendit un document assez épais et poursuivit :

— Tu seras en vacances la semaine prochaine, et moi à Paris la semaine d’après. Il faut donc absolument signer la DD aujourd’hui pour ne pas prendre de retard. L’invention doit être déclarée au plus vite à la Faculté.

Monica sentit une impression bizarre naître au creux de son estomac. Elle feuilleta le document. Il y avait la quasi-intégralité de son dernier rapport et de ses résultats, la description complète de la technique de synthèse de la couche striée, le détail des étapes intermédiaires, les relevés des expériences… Elle continua à tourner les pages et arriva à la dernière, qui était intitulée PARTAGE DES ROYALTIES. Il y avait son nom, un blanc, le nom de Claire, un autre blanc, et en dessous de leurs deux noms un daté-signé.

— C’est quoi ça ?

Claire passa la main dans ses cheveux.

— Nous sommes co-inventeurs, donc si l’invention est commercialisée, ce qui n’est nullement garanti, nous récupérerons une partie des royalties. Vingt-cinq pour cent vont à l’université, dix au département, et les soixante-cinq restants sont répartis entre nous.

— Répartis ? Répartis comment ?

— Eh bien, c’est moi qui ai démarré le projet de recherche, c’est moi qui t’ai orientée sur cette voie, c’est moi qui ai la responsabilité du projet et qui ai trouvé son financement, et c’est moi qui ai défini les grandes orientations de ton travail pendant que tu t’occupais des détails techniques. Par conséquent, un partage quatre-vingt-cinq pour cent pour moi, quinze pour cent pour toi reflète parfaitement nos contributions respectives. Il ne nous reste plus qu’à écrire ces chiffres, à dater et à signer ensemble.

Le débit de Claire s’était fait plus rapide. Monica se figea. Quinze pour cent ?

— J’aimerais y réfléchir un peu, dit-elle. C’est très soudain…

— L’administration a besoin de ce document le plus vite possible. Il faut signer aujourd’hui.

— Mais vous auriez pu me prévenir !

Claire haussa les épaules et lui tendit un stylo.

— Tu étais très occupée. Je n’ai pas voulu te faire perdre de temps avec des détails administratifs.

— Ce n’est pas un détail. C’est un document important, qui engage ma signature, et je ne peux pas…

Claire se raidit et leva la main.

— C’est important et c’est urgent. Nous devons signer aujourd’hui.

— Si c’est si important que ça, il aurait fallu m’en parler avant !

Claire la regarda avec une franche désapprobation et Monica se sentit rougir. Elle ne voulait surtout pas déplaire à Claire.

— Excusez-moi, je… enfin, je veux dire…

Pour se donner une contenance, elle refeuilleta le document. Tous les détails y étaient consignés, réalisa-t-elle. Tous les paramètres qu’elle avait soigneusement notés et qui permettaient de refaire l’expérience dans des conditions identiques. Elle découvrit une page qu’elle avait manquée : la photocopie de la feuille de résultats qu’elle avait remise à Claire quelques jours plus tôt, avec la date et leurs deux signatures. Un poing se referma lentement autour de son estomac. Signe-la, nous aurons un souvenir. En signant cette feuille, elle avait… elle avait quoi, au juste ? Officialisé les résultats ? Reconnu l’existence de cette technologie ? Elle ne comprenait pas très bien, mais elle sentait que cette feuille signée avait une grande importance et que Claire la retournait contre elle. La technologie existe DONC on la déclare DONC tu dois signer DONC tu es coincée ma vieille…

— Je ne peux pas signer sans l’avoir lu, dit-elle en serrant les dents. Et je veux y réfléchir.

— Il n’y a rien à réfléchir, dit Claire avec une pointe d’agacement. Il faut signer aujourd’hui.

Monica prit une profonde inspiration.

— Je veux réfléchir au partage des royalties que vous me proposez.

— Il est très généreux, dit Claire.

— Très généreux ? Quinze pour cent !

— Qui correspondent à nos contributions respectives, je viens de te l’expliquer.

— Mais c’est moi qui ai trouvé les bonnes conditions de synthèse ! C’est moi qui ai trouvé la solution !

— Tu as effectivement réglé les détails techniques — par le plus pur des hasards, je te le rappelle —, mais c’était ton travail et ça ne te donne aucun droit particulier. Comme tu l’as souligné l’autre jour, ce projet ne fait pas partie de ta thèse avec la Northern Energy. En toute logique, tu ne devrais rien avoir.

Stupéfaite, Monica ressentit quelque chose d’inattendu : de la colère.

— Je ne signerai pas sans réfléchir.

— Monica, je n’aurais jamais pensé que tu ferais des difficultés. Je ne comprends pas que…

— Eh bien, vous devriez comprendre ! Ça vous éviterait de me mettre ce papier sous le nez et un stylo dans la main pour me forcer à signer !

Claire se leva et lui fit face.

— Je ne te force pas à signer : il s’agit d’une obligation professionnelle. Tu es payée par l’université, tu dois en respecter les règles. Il faut que tu signes.

Elle toisait Monica, le regard glacial, les pommettes hautes, son visage parfait posé sur son cou délicat, et Monica eut envie de mettre ses mains autour de ce cou… et de serrer.

— Je considère que ma contribution vaut plus que quinze pour cent, dit-elle d’une voix contenue.

Les narines de Claire frémirent.

— Ridicule, siffla-t-elle. Je consens à partager les retombées de cette invention avec toi, il est inacceptable qu’en retour tu te comportes de façon égoïste et immature. Aucun étudiant n’a jamais fait de difficultés pareilles.

Un souvenir surgit dans la mémoire de Monica : la main de Claire effleurant son épaule. Elle comprit soudain ce qu’elle n’arrivait pas à nommer : c’était une trahison. Claire l’avait trahie.

— Je ne signerai pas, répéta-t-elle d’une voix légèrement tremblante. Je refuse de signer.

— Tu refuses de signer ? De quel droit ? Pour qui te prends-tu ?

— Je ne veux pas le faire ! Je ne le ferai pas !

Claire Lanriel secoua la tête et une mèche blonde vint se loger dans le creux de son cou. Elle toisa Monica.

— Pourquoi es-tu si émotive ?

— Je ne suis pas émotive ! hurla Monica.

Claire esquissa un mouvement de recul puis se redressa, prête à se battre, et une pensée démente traversa l’esprit de Monica, Je vais te tuer, tu entends, je vais te tuer ! et elle eut un vertige, épouvantée, que lui arrivait-il, que se passait-il ? Elle bafouilla :

— Je ne veux pas, je ne vais pas…

Elle jeta la Déclaration de Découverte sur le bureau de Claire et sortit en trombe.

***

Lorsque Todd arriva chez Eric peu après trois heures samedi après-midi, il eut la surprise de le trouver en pyjama.

— Je travaille au lit depuis ce matin. Je lis une thèse. On a un gros problème à Richelieu, c’est très sérieux. Tu le gardes pour toi, il y a… il y a un corbeau.

— Un corbeau ? Sous le toit ?

— Non, non, pas un vrai corbeau. Un corbeau, en français de France, c’est quelqu’un qui écrit des lettres anonymes. Elles accusent Claire Lanriel d’avoir truqué les résultats de sa thèse de doctorat, il y a vingt ans.

— Et c’est vrai ? demanda Todd en haussant les sourcils.

— C’est possible. C’est pour ça que j’épluche sa thèse. Je n’ai pas trouvé de preuve indiscutable de fraude pour l’instant. Une forte présomption, oui, mais pas de preuve.

— Ça m’étonne. Claire est une bitch, mais je ne la vois pas faire ce genre de choses.

— Cette femme est capable de tout, grogna Eric.

Il y eut un court silence, puis Todd reprit :

— Peut-être que le… le corbeau a une preuve. Tu sais qui c’est ?

— Non.

Peut-être que le corbeau a une preuve… Eric réfléchit à la remarque de Todd. Et si, effectivement, le corbeau en savait plus ? Mais s’il en savait plus, pourquoi ne pas l’avoir mis dans les lettres ? Et si… et si le corbeau en savait plus, peut-être même assez pour faire chuter Claire, mais ne pouvait pas le révéler sans se dévoiler lui-même ? Il fallait donc absolument trouver un moyen de communiquer avec lui ! Eric referma la thèse, décida que la journée de travail était terminée et s’approcha de Todd, qui se laissa faire de bonne grâce.

***

Au même moment, dans un grand hôtel du centre-ville, Christine Verlanges vivait un cauchemar. Après avoir hésité toute la matinée, elle avait fini par se décider à assister à une foire pour l’emploi qui avait été annoncée dans le journal de l’université. Elle avait passé une chemise blanche et un pantalon marine, une tenue sérieuse qui plairait certainement aux employeurs potentiels, tout le monde disait qu’on manquait de gens sérieux, et elle s’était présentée sur les lieux pleine d’espoir. Elle avait un excellent CV, beaucoup de qualités professionnelles. Elle correspondait sans aucun doute aux critères de plus en plus exigeants des entreprises et des administrations.

Mais quand elle entra dans le grand hall de l’hôtel brillamment illuminé par des lustres en faux cristal, elle découvrit qu’elle n’était pas la seule à chercher un emploi. Il y en avait des dizaines d’autres, comme elle pleins d’espoir et d’appréhension, et, la respiration oppressée, elle se retrouva plongée dans une jungle brutale et hostile, elle voyait dans les regards autour d’elle le mélange d’avidité et d’inquiétude et la peur de l’échec qui faisaient écho à ses propres angoisses, et son cœur se mit à battre de plus en plus vite. Une nouvelle peur surgit en elle, la peur d’affronter ces regards, la peur de se confronter à tous ces autres qui voulaient la même chose qu’elle, un peu de sécurité, un peu de stabilité dans leur vie, pourquoi fallait-il se battre pour simplement vivre ? Elle parcourut les couloirs du salon, de plus en plus loin de ces gens qui s’agitaient, qui espéraient, de ce monde bruyant et agressif dans lequel elle ne se reconnaissait pas, de ce monde qu’elle ne voulait pas être forcée de rejoindre, qu’elle ne pouvait pas rejoindre, et les murs se refermaient sur elle, elle était prisonnière, elle étouffait. Elle sortit de l’hôtel presque en courant et se retrouva dans le froid humide de la nuit qui tombait. Elle ne pouvait pas continuer ainsi, ce n’était plus possible… Elle devait trouver une sortie, vite, vite.

Le docteur Rhys. Il lui avait dit qu’elle pouvait le joindre quand elle voulait. Christine ouvrit son sac, prit son portable et d’une main tremblante composa le numéro.

***

Le soir venu, Monica décida de se changer les idées. Sa violente dispute avec Claire refusait de lui sortir de la tête. Elle avait besoin de voir du monde et de vider quelques verres. Après le journal télévisé de vingt-deux heures, elle laissa son grand-père à moitié assoupi devant la télé, prit une douche, se maquilla et s’habilla. Puis elle entreprit le long voyage en autobus et en métro — hors de question de prendre la voiture, elle espérait bien être très vite hors d’état de conduire — et vers minuit se retrouva au Density, un bar du boulevard Saint-Laurent qu’elle avait beaucoup fréquenté quelques années plus tôt. Elle avala deux vodkas orange coup sur coup puis s’installa à la mezzanine pour regarder les gens sur la piste de danse. Elle sentait encore au creux de l’estomac le choc de son affrontement avec Claire. Leur conversation tournait dans sa tête comme un refrain criard et par-dessus tout il y avait toutes ces questions. Pourquoi Claire avait-elle agi ainsi ? Pourquoi l’avait-elle trahie ? Mais était-ce vraiment une trahison ? Peut-être était-ce elle-même qui avait tort, tort sur les royalties, tort sur Claire Lanriel, tort sur tout, qu’allait-il arriver maintenant ? Que devait-elle faire ? Comment se passerait la fin de sa thèse ? Claire lui pardonnerait-elle ? Et surtout, qu’adviendrait-il de leur relation ? Mais il n’y avait pas de relation, il ne pouvait pas y en avoir, en tout cas pas dans le sens qu’elle souhaitait, tout cela était complètement idiot, elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait pu se mettre dans une situation pareille, c’était un rêve absurde qui avait tourné en cauchemar. Il lui fallait plus de vodka.

L’alcool faisait déjà effet, constata-t-elle en allant au bar. Son seuil de tolérance était nettement plus bas qu’avant. Eh bien, ce serait plus économique. Elle prit son verre et revint s’installer à la mezzanine. Il fallait qu’elle renoue le contact avec Claire, d’une manière ou d’une autre, Claire était sa directrice de thèse, elle était obligée d’avoir de bons rapports avec elle. Et les royalties ? Que penser de cette histoire ? Dans le projet, elle avait tout fait, tout le travail venait d’elle, Claire n’était qu’une présence lointaine qui donnait des ordres depuis la salle du trône pendant qu’elle trimait sur le champ de bataille. Monica décida qu’elle avait droit au moins à la moitié du butin, ça ne faisait aucun doute. Mais comment pouvait-elle forcer Claire à accepter ? Et d’ailleurs, quel était le partage habituel entre les profs et les étudiants ? Comment se passaient les choses avec les autres profs, comment préparaient-ils leurs Déclarations de Découverte ? Ce n’était pas la première fois qu’il y avait une découverte à l’université, les tiroirs de l’administration devaient être pleins de ces dédés !

Monica comprit soudain que Claire savait tout, tout sur le règlement de l’université, les dédés et comment les remplir, les procédures et les usages, et elle détournait tout ça à son profit. Si Monica avait été informée à l’avance de cette dédé, elle se serait préparée, elle n’aurait jamais donné à Claire toutes ces informations, oh non ! mais elle ne savait rien, et Claire utilisait son ignorance contre elle pour lui extorquer ses royalties. C’était injuste : non seulement Claire avait du pouvoir et de l’argent, mais en plus elle utilisait son pouvoir pour avoir encore plus d’argent ! C’était plus qu’injuste, c’était déprimant. Seule solution : il fallait empêcher les gens d’avoir du pouvoir. Supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme — de la femme par la femme. Vive l’égalité, avec la liberté et la fraternité en prime. Mais c’était idiot, et démodé. Plus personne n’agissait comme ça. Tout le monde cherchait son intérêt. Elle avait été trop gentille, trop naïve, et il fallait que ça change. Il fallait que ça change tout de suite.

— Salut, tu vas bien ?

Elle n’était plus seule. Un garçon de son âge, bonne bouille, début de calvitie et T-shirt JAMAIS SANS MA BIÈRE s’était installé près d’elle. Cela l’ennuya.

— Non, ça ne va pas bien.

— Pourquoi ? Tu as des ennuis ?

— Je suis communiste et lesbienne, prononça-t-elle d’une voix un peu épaisse.

Il murmura quelque chose qu’elle ne saisit pas bien — c’était peut-être désolé mais ça aurait pu aussi être mal baisée — et il partit. Mal baisée ? À la réflexion, certainement. Depuis Thierry, ça faisait… oh, ça faisait vraiment longtemps. Elle regarda un groupe de filles qui dansaient en cercle autour de leurs sacs à main posés sur la piste et son intérêt s’éveilla lorsqu’elle vit près d’elles un mec en jeans bleu et T-shirt blanc, assez grand et bien baraqué, les cheveux courts, blonds, les yeux en amande et le nez droit. Il ressemblait vaguement à Thierry. Monica se demanda s’il lui ressemblait de partout et ça la mit de bonne humeur. Elle finit son verre et, en descendant danser, se découvrit quelques difficultés à marcher droit.

***

— Vous avez bien fait d’appeler, dit le docteur Rhys en accueillant Christine.

Elle se confondit en excuses. Le docteur était vraiment trop bon de la recevoir comme ça, le lendemain de son appel, et un dimanche en plus ! Il balaya ses craintes d’un bon sourire et l’emmena dans un petit bureau en coin, au-delà de la grande pièce où se tenaient les Groupes, et qui donnait sur la place Ville-Marie. Ils étaient au trente-cinquième étage et les tours sombres environnantes étaient parsemées de quelques rectangles blancs où passaient parfois en ombre chinoise les silhouettes affairées qui travaillaient en fin de semaine. Le docteur Rhys baissa les stores et fit signe à Christine de s’asseoir dans un fauteuil face à lui, de l’autre côté d’une table basse. Elle se sentit immédiatement mieux. Elle ouvrit la bouche et un torrent désorganisé en sortit. Elle raconta sa peur, son angoisse, l’étau qui s’était refermé sur elle dans les couloirs de l’hôtel, la veille, puis sa voix trembla, vacilla, devint un filet qui faiblit et mourut, tandis que le docteur Rhys la regardait pensivement.

— Christine, je vais peut-être vous surprendre, mais je crois que vous êtes presque guérie.

Christine leva la tête vers lui. Elle s’attendait à tout, sauf à ça.

— Vous avez fait la plus grande partie du chemin : vous savez que vous avez besoin d’aide. Pour terminer le travail, il ne vous reste plus qu’à trouver la cause initiale de ce qui vous afflige. Vous connaissez ma méthode : j’ai besoin de votre consentement total, sans réticence subconsciente. Sinon, nous courons à l’échec.

Christine le savait, et elle avait peur. L’efficacité de la technique du docteur Rhys, elle l’avait constatée. À chaque Groupe, il y avait toujours un témoignage de quelqu’un que le docteur avait guéri et qui expliquait les bienfaits des séances privées, mais elle hésitait. Ce n’était pas une question d’argent même si c’était très cher, non, elle craignait tout simplement de connaître la vérité.

— Nous devons vous libérer de votre héritage, Christine. Il vous frappe de plus en plus. Si nous ne faisons rien, il finira par vous détruire.

C’était tellement vrai… L’obscurité qui avait envahi sa vie la noyait petit à petit.

— Mais pourquoi, s’exclama-t-elle dans un sursaut de colère, pourquoi tout cela m’arrive-t-il ? Pourquoi moi ?

Le docteur Rhys secoua la tête, comme on secoue la tête lorsqu’un enfant intelligent laisse échapper une bêtise.

— Pourquoi avez-vous les cheveux noirs ? Cela vient de vos gènes, de vos ancêtres, et vous n’y pouvez rien du tout. Vos problèmes ont la même origine. Vous répétez les fautes commises par vos aïeux, vous êtes forcée de les répéter puisqu’elles sont inscrites dans votre bagage génétique. Nous devons fouiller le passé et trouver l’origine de cet héritage pour que vous en soyez libérée.

Christine se souvint alors d’un des Groupes. Une femme d’une cinquantaine d’années avait raconté son histoire et avait fini en sanglots. Le jour de ses dix-huit ans, sa fille était partie de la maison et avait refusé tout contact avec elle pendant des années. Grâce à la psychogénéalogie du docteur Rhys, cette femme avait compris pourquoi : sa propre mère s’était enfuie de chez elle à dix-huit ans et sa fille n’avait fait que reproduire cet abandon, deux générations plus tard. La découverte de la blessure originale avait permis la réconciliation des deux femmes. Mais Christine avait encore une réticence, qu’elle avait du mal à avouer : ses parents et ses grands-parents vivaient encore, dans un petit village du bas du fleuve, près de Rimouski. De quel droit pouvait-elle ainsi fouiller leur passé ?

— Nul ne sait à quelle génération remonte la faute originelle, ajouta le docteur Rhys comme s’il lisait ses pensées. Seule la régression pourra nous l’apprendre. Mais vous en êtes devenue le réceptacle, donc d’une certaine façon elle vous appartient maintenant. C’est parce qu’elle n’a pas été résolue par vos ancêtres qu’elle revient aujourd’hui vous hanter. Tout ce qui est fait a déjà été fait, telle est la leçon que la psychogénéalogie nous enseigne.

Tout ce qui est fait a déjà été fait… Christine réalisa alors avec un frisson glacé qu’elle ne pourrait pas suivre la thérapie du docteur Rhys. Elle s’était fermé cette porte elle-même — elle venait de le faire. Elle avait déjà chuté. Il était trop tard.