8
Lorsque Claire se leva le lundi matin, Twiddlekat n’allait pas mieux ; il semblait de plus en plus faible. Peu après huit heures, elle appela le vétérinaire et prit rendez-vous pour le soir même puis, préoccupée, partit travailler.
Comme tous les quinze jours se tenait la réunion de groupe du département, même si la plupart des professeurs étaient absents à cause de la semaine de relâche. Seuls Gatwick, Duguet et Berthier étaient là, ainsi bien sûr que May Fergusson dans un de ses sweat-shirts informes. Ils expédièrent rapidement l’ordre du jour, puis Michel Berthier demanda :
— Y a-t-il autre chose ?
— Oui, dit Claire. Il a été proposé que mes étudiants s’installent temporairement dans la bibliothèque à cause des problèmes de chauffage au sous-sol, mais c’est une solution très peu pratique, d’autant plus que nous ne savons absolument pas quand le chauffage sera remis en route.
— En général, les réparateurs arrivent mi-avril, dit May en jouant avec son briquet.
— L’été dernier, reprit Claire, il y a eu le problème inverse avec la climatisation, et ces bureaux étaient devenus des fournaises. Il n’est pas acceptable que des étudiants s’installent ad vitam æternam dans la bibliothèque et il faut trouver une meilleure solution. J’ai pensé aux bureaux vides du deuxième étage, en face de la salle des fournitures.
— Mais ces bureaux sont à moi ! glapit Gatwick.
— Pour l’instant ils ne sont à personne puisqu’ils sont vides, laissa tomber Claire.
— Mais je vais avoir de nouveaux étudiants à la rentrée prochaine ! Ils auront besoin de bureaux !
Claire se tourna vers lui et dit d’un ton excédé :
— Vous avez soixante-sept ans, vous partez en retraite dans quelques mois, vous n’aurez pas de nouveaux étudiants et nous avons besoin de ces bureaux. Ne soyez pas égoïste et ne sacrifiez pas le fonctionnement normal du département à vos intérêts personnels.
Gatwick devint livide.
— Hmm, hmm, fit Michel. Les bureaux sont attribués aux professeurs et tant que les professeurs sont là, leurs bureaux restent. La solution temporaire de la bibliothèque me paraît la meilleure pour vos étudiants, Claire.
— Il faut penser à l’avenir, insista Claire. Je devrai bientôt embaucher de nouveaux chercheurs pour l’étape suivante de Wing 3000. J’ai besoin de place supplémentaire.
— Vous êtes donc parvenue à un accord financier avec vos collègues ?
Claire pinça les lèvres. Michel reprit :
— Alors c’est entendu, vos étudiants iront dans la bibliothèque. Pour changer de sujet, j’ai une communication à faire à propos de mon mandat de directeur du département. Vous savez qu’il se termine fin juin. J’ai demandé à la faculté de repousser cette échéance jusqu’au mois de septembre.
— Pour quelle raison ? questionna Claire.
— Eh bien, c’est plus commode, dit benoîtement Michel. Ça laisse plus de temps. Plus de temps pour réfléchir.
Claire Lanriel détestait que l’on soit ostensiblement évasif, mais elle ne trouva rien à dire pour forcer Michel à dévoiler son jeu. Mécontente, elle garda le silence.
***
Ce matin-là, Ricky et Monica partirent pour le montTremblant très tôt. Ricky était boudeur — il s’était à nouveau disputé avec Nancy — et ils ne dirent pas grand-chose pendant le voyage. Ricky avait ses écouteurs sur les oreilles et gardait les yeux fermés. Monica, tout en conduisant avec prudence sur l’autoroute mal déneigée, ne pouvait sortir Claire Lanriel de son esprit. Elle ne comprenait toujours pas — n’admettait pas ? — ce qui lui arrivait. Au-delà des royalties, il y avait la brutalité de Claire à son égard. Qu’avait dit Christine Verlanges ? Claire avait fait pleurer ses étudiants… mais Monica n’était pas une étudiante comme les autres ! Elle était différente. Elle était différente parce que… parce que…
Elle jeta un regard à son frère. Ricky avait baissé le siège et se berçait doucement au rythme de sa musique. Monica serra plus fort le volant. Il ne fallait pas qu’elle pense à Claire : elle devait penser à cette journée de ski, à sa tentative de recoller les morceaux avec son frère. C’était ça, l’important. Elle introduisit un CD dans le lecteur et quelques instants plus tard l’ampleur fluide de l’ouverture du Rheingold envahit la voiture. May Fergusson avait acheté ce coffret au cours d’un de ses voyages en Europe et le lui avait prêté ; comme elle, Monica aimait bien Wagner, même si c’était parfois un peu long.
Son humeur s’éclaircit lorsqu’elle découvrit la station de ski. Le ciel du mont Tremblant était d’un bleu éclatant, et la neige toute fraîche. Le frère et la sœur se hâtèrent de louer leur équipement et quelques minutes plus tard déboulèrent sur les pistes, hilares et heureux. Ils skièrent sans s’arrêter jusqu’en début d’après-midi, puis, morts de faim, s’affalèrent dans un restaurant au pied des pistes et engloutirent une énorme assiette de frites couvertes de sauce, de mayonnaise et de ketchup qu’ils firent descendre par un bol de chocolat chaud. Monica se sentait toute molle et vit que Ricky était dans le même état. Ce dernier prit les devants :
— Et toi, ça va comment, ces temps-ci ?
Monica sentit un petit gargouillement de bien-être au creux de l’estomac. Depuis combien de temps son frère ne lui avait-il pas posé cette simple question ?
— Ça ne va pas très bien, en fait. J’ai des ennuis au travail, avec ma patronne.
Elle hésita, puis, voyant que Ricky attendait qu’elle poursuive — ou peut-être était-il tout simplement trop fatigué pour lui donner la réplique —, elle ajouta :
— J’ai eu une scène épouvantable avec elle, samedi.
En quelques mots elle lui raconta l’histoire. Alors qu’elle avançait dans la narration de leur dispute, son ton devint plus hésitant, ses mots plus difficiles. Elle se surprit à revivre la scène et le souvenir de Claire et de sa trahison la brûla de nouveau. Ricky la regardait avec une perplexité croissante. Soudain ses yeux s’écarquillèrent.
— T’as un crush ! T’as un crush sur elle !
— J’ai un crush sur qui je peux, gémit Monica d’un ton lamentable en plongeant le nez dans son bol de chocolat.
Puis, dans un sursaut de dignité mêlée de curiosité, elle demanda :
— Comment t’en es-tu rendu compte ?
— Quand tu parlais de Thierry, tu étais pareille. Tu regardais tes pieds et tu bafouillais.
Pour la première fois depuis des mois, Ricky dévisageait sa sœur avec une lueur d’intérêt.
— À quoi elle ressemble, ta patronne ?
Monica hésita. À quoi ressemblait Claire Lanriel ? Quelques mois plus tôt, elle était tombée sur un vieux film où l’actrice principale lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, c’était vraiment frappant, mais elle ne se souvenait pas du titre du film et de toute façon ça ne dirait rien à Ricky. C’était une histoire invraisemblable avec un type en costume-cravate qui se faisait poursuivre par un avion dans un champ de blé…
— Blonde, mince, pas très grande, cheveux à mi-cou, très chic, toujours en tailleur…
— Elle attend la dernière minute pour te faire signer quelque chose, elle te bullshite… ça pue, Monica, ça pue. Elle essaie de te voler. Il faut que tu l’en empêches.
— Mais je ne peux rien faire ! J’ai besoin d’elle, c’est ma directrice de thèse, je ne peux pas partir, je ne peux même pas me disputer avec elle, sinon je risque de perdre mon diplôme.
— Elle t’a coincée. Et elle a réagi comment, quand tu lui as dit que tu n’étais pas d’accord ?
— Très mal, et je crois aussi qu’elle a été surprise. Surtout quand je me suis énervée.
— Tu t’es énervée ?
— Eh bien, à un moment donné elle m’a demandé pourquoi j’étais… pourquoi j’étais aussi émotive et ça m’a… enfin ça m’a fait sauter au plafond. J’ai jeté la DD sur son bureau et je suis partie.
Ricky plissa les yeux.
— Tu lui as fait peur ?
Surprise par la question, Monica hésita avant de répondre. Claire avait-elle eu peur ? Ce n’était pas complètement impossible.
— Je ne sais pas trop. J’étais vraiment hors de moi. Je crois que ça ne m’était jamais arrivé à ce point. J’ai vraiment… hurlé. Ça l’a déstabilisée, c’est sûr.
— Il faut que tu joues là-dessus. Il faut qu’elle ait peur que tu lui exploses entre les doigts. Il n’y a que comme ça que tu pourras en tirer quelque chose.
Monica se rendit compte que leur conversation n’allait pas du tout dans le sens souhaité. Elle avait promis à son grand-père de parler à Ricky et d’essayer de le ramener à la raison — et voilà que, obnubilée par ses propres problèmes, elle détaillait devant lui sa relation avec Claire Lanriel ! Il était étonnamment perceptif, d’ailleurs. D’où lui venait cette science ? On n’a plus les petits frères qu’on avait. Mais, après tout, lui parler de ses problèmes était un moyen comme un autre de renouer les liens. Ricky tendit le bras par-dessus la table et lui prit la main. Elle tressaillit un peu à ce geste inhabituel.
— Tu t’en es aperçue quand ? demanda-t-il doucement. Tu crois qu’elle l’a remarqué ?
Il y eut un long silence, puis Monica soupira :
— Je ne pense pas… je crois que c’est venu tout seul, comme une évidence. Et je ne sais pas quoi faire.
— C’est le problème avec les crush… on n’y peut rien.
Maintenant, pensa Monica.
— On échange ? souffla-t-elle.
Ricky ne répondit pas et un voile froid traversa son regard. Raté. Merde ! Il retira sa main et dit :
— Il faudrait que tu trouves quelqu’un à qui parler, quelqu’un à qui tu fais confiance, qui connaisse les ficelles et puisse te conseiller. Il ne faut pas que tu restes seule face à ce vampire. Il faut que tu te défendes.
— Claire n’est pas un vampire, protesta Monica faiblement.
En prononçant ces mots, elle réalisa qu’ils étaient faux. Ricky avait raison : Claire était un vampire. Parler de ses déboires à quelqu’un, c’était une bonne idée, mais à qui ? Un autre prof ? Impensable. Un autre étudiant ? Inutile. Il fallait quelqu’un qui connaisse les ficelles, comme disait Ricky. Qui connaissait les ficelles du département ?
***
De retour dans son bureau après la réunion, Michel Berthier se demanda pour la énième fois qui avait pu envoyer les lettres anonymes. Qui avait des motifs de se plaindre de Claire ? Pratiquement la totalité du corps enseignant et du personnel du département. Claire faisait partie de ces gens qui font facilement l’unanimité… Il était peu probable qu’un étudiant soit responsable : comment aurait-il pu apprendre des événements qui s’étaient déroulés vingt ans plus tôt ? Il y avait quelque chose de bizarre là-dedans, quelque chose qui lui échappait…
Il releva la tête lorsqu’on frappa à sa porte.
— Oui ?
Eric Duguet entra.
— J’ai épluché la thèse de Claire Lanriel et je n’y ai rien trouvé de suspect. À part la photo en question.
— Moi non plus, fit Michel en posant ses lunettes. Nos preuves sont ultra courtes.
— Justement. J’ai pensé que peut-être le corbeau en sait un peu plus long.
— Tu crois qu’il va distiller ses informations ?
— Je ne suis pas sûr. Il y a… il y a peut-être d’autres choses qu’il sait mais ne peut révéler sans trahir son identité. Il faudrait le faire parler.
Michel fit une moue perplexe :
— Pour le faire parler, il faudrait d’abord savoir qui c’est… et aussi savoir comment il a appris que Claire avait truqué ses résultats. On ne peut pas trouver ça par hasard en feuilletant la thèse. Le secret a été gardé pendant tout ce temps, c’est extrêmement curieux. Donc le corbeau doit avoir une raison bien précise de parler maintenant. Je me demande si nous n’avons pas affaire à quelqu’un qui a peur. Les gens qui ont peur peuvent être imprévisibles. Et parfois même dangereux.
***
En début d’après-midi, Claire s’attaqua au cas Monica. Elle avait toujours su compartimenter son esprit en sections étanches et écarter de ses pensées les problèmes qu’elle ne voulait pas traiter à chaud. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais été confrontée à une réaction aussi agressive de la part d’un étudiant et elle s’était donné quarante-huit heures avant de réagir à cette difficulté inattendue. Pourquoi Monica s’était-elle laissé emporter à ce point ? C’était inacceptable. Claire réfléchit quelques instants puis commença sur papier le brouillon d’un courrier électronique.
De : Claire Lanriel
À : Monica Réault
Date : lundi 22 février
Monica,
Ce courriel fait suite à notre conversation de samedi après-midi concernant la Déclaration de Découverte portant sur les couches striées appliquées aux panneaux solaires. L’attitude que tu as choisi d’adopter m’a laissée profondément mal à l’aise et il faut que je t’explique pourquoi.
N’ayant jamais développé une invention comportant un potentiel commercial, il est normal que tu ignores les critères selon lesquels sont réparties les royalties susceptibles d’en découler…
Le courriel, assez long, se concluait par une nouvelle offre de partage, non négociable : soixante-quinze pour cent — vingt-cinq pour cent. Cela devrait suffire pour ramener Monica à de meilleurs sentiments et la convaincre de signer la DD. Claire n’avait cependant aucune intention de lui céder une telle part. Son offre initiale était parfaitement généreuse ; Monica l’avait refusée, tant pis pour elle. Elle n’aurait rien du tout. Il faudrait simplement quelques efforts supplémentaires pour parvenir à ce résultat. Quant à cette Déclaration de Découverte, elle devenait un leurre. Après tout, signer un contrat dont on n’est pas satisfait n’a pas d’importance si on peut par la suite le rendre inopérant.
Elle envoya le courriel à dix-sept heures puis quitta Richelieu et passa chez elle prendre Twiddlekat, qui n’allait pas mieux. À dix-huit heures trente, elle franchissait les portes de la clinique vétérinaire. Tout y était blanc, et une faible odeur de désinfectant flottait dans l’air. Une jeune réceptionniste l’accueillit et la fit asseoir dans une salle d’attente immaculée, avec des fauteuils de cuir et des tables basses où des magazines de mode étaient posés en piles bien nettes. Il n’y avait personne d’autre. Claire parcourait distraitement un article intitulé Votre régime minceur personnalisé selon votre signe astrologique chinois lorsque le vétérinaire l’appela.
— Madame Lanriel…
Il était petit, un peu gras, dégarni, avec des lunettes rondes et une blouse blanche, et il avait, pensait Claire, la politesse onctueuse et un peu collante des curés des films de Claude Chabrol.
— Ah, ces petits animaux-là, on y est tellement attaché… Que nous arrive-t-il aujourd’hui, madame Lanriel ?
Claire le suivit dans le cabinet de consultation en décrivant les symptômes. Le vétérinaire saisit Twiddlekat d’une main experte et commença à le palper. Il fronça les sourcils.
— Hmm, il n’est plus tout jeune, cet animal… Je vais faire une radio. Peut-être pourriez-vous retourner dans la salle d’attente ?
Claire obéit. Une quarantaine de minutes plus tard, la réceptionniste se présenta :
— Le vétérinaire voudrait vous voir, madame Lanriel.
Claire revint dans le cabinet. Le chat roux était couché sur la table d’auscultation et le vétérinaire, penché au-dessus de lui, faisait t-t-t d’un air réprobateur.
— Nous avons bien des ennuis, madame Lanriel, dit-il. Bien des ennuis. Certains conseilleraient une opération. Vu l’âge de l’animal et les possibilités de complication ou de rechute, je ne suis pas sûr qu’une option aussi lourde constitue le meilleur choix. Asseyez-vous, madame Lanriel, asseyez-vous.
Claire s’assit face à Twiddlekat. Le chat la regarda et les yeux verts clignèrent lentement.
— Que lui arrive-t-il ?
Le vétérinaire se tourna vers elle.
— Voyez-vous, le problème avec ces animaux-là, c’est qu’ils savent à merveille dissimuler la maladie ou la souffrance — par instinct d’autoprotection, bien sûr. Malheureusement, il est souvent bien tard lorsque les symptômes deviennent assez prononcés pour attirer l’attention de leur propriétaire. Et lorsque le chat cherche finalement à se cacher, c’est un signe qui ne trompe pas.
Claire avait froid. Elle n’aimait pas les précautions dont s’entourait le vétérinaire. Lorsque les symptômes deviennent assez prononcés, il est souvent bien tard. Lorsqu’elle l’avait pressé de questions, le médecin qui avait diagnostiqué le cancer du pancréas de Hughes avait employé des mots similaires.
Elle croisa les bras. Elle avait pris sa décision.
— Vous croyez qu’il souffre ?
— C’est probable, oui.
— Et… vous déconseillez l’opération ?
Le vétérinaire hocha la tête. Claire se leva, s’approcha de Twiddlekat et le caressa. Le chat émit un faible ronron et lui lécha le bout des doigts.
— Nous pouvons nous charger de tout dès maintenant, madame Lanriel. Ou encore vous pouvez le ramener chez vous et attendre quelques jours. Je peux prescrire des analgésiques.
— Non. Je ne veux pas qu’il souffre. Allez-y, docteur. Maintenant.
Le vétérinaire prit un rasoir électrique et dénuda une patte arrière. Les touffes de poils roux tombèrent et Claire en ramassa une qu’elle glissa dans une poche extérieure de son sac. Twiddlekat parut un peu étonné et redressa la tête mais ne protesta pas.
— Je vais chercher ce qu’il faut, madame Lanriel.
Il sortit et Claire plongea son visage dans l’odeur familière et chaude de la fourrure de son chat. Elle resta là à lui murmurer à l’oreille jusqu’à ce qu’elle entende le vétérinaire revenir. Twiddlekat dressa les moustaches. Le vétérinaire était accompagné d’une assistante en blouse blanche. Elle tenait à la main une énorme seringue et Claire poussa un petit cri.
— Vous n’allez pas…
— Rassurez-vous, madame Lanriel, dit le vétérinaire en sortant une autre seringue, bien plus petite. Nous commençons par une anesthésie locale. Mon assistante va le tenir.
La jeune femme posa sa seringue et prit doucement Twiddlekat, qui se laissa faire. Le vétérinaire s’approcha. Le chat vit la seringue et ses pupilles se dilatèrent. Il tenta de bondir et la jeune femme, surprise, faillit le laisser échapper.
— Tenez-le, mademoiselle !
Elle resserra sa prise. Twiddlekat miaula et se débattit. Affolé, il poussa un long feulement qui tourna au suraigu lorsque le vétérinaire planta la seringue dans sa cuisse. Puis, lentement, ses mouvements ralentirent. Il miaula faiblement. Claire dut s’appuyer contre une chaise.
— Il y a un sédatif avec l’anesthésique, expliqua le vétérinaire.
Il prit la grosse seringue et d’un geste expert la ficha dans la patte de l’animal. Twiddlekat poussa un soupir étonné et s’immobilisa, les yeux grands ouverts.
— Vous pouvez le déposer, mademoiselle.
Claire s’approcha, muette. Cela avait été si rapide… Le vétérinaire et son assistante ressortirent, la laissant seule. Lentement, elle approcha la main, caressa doucement le chat inerte et lui ferma les yeux. Elle resta immobile quelques instants, les doigts posés sur la tête tiède et immobile de Twiddlekat. Puis, les yeux brouillés, elle quitta la pièce.
L’assistante l’attendait à la réception et l’assura qu’il n’était pas utile qu’elle règle la facture tout de suite : on la lui enverrait par la poste. Claire la remercia machinalement et quelques instants plus tard se retrouva dans la solitude glacée de sa voiture.
Elle s’aperçut qu’elle tremblait. Elle sentait encore contre elle l’odeur de la fourrure de Twiddlekat, chaude, accueillante, presque sensuelle, une odeur qu’elle ne sentirait plus jamais. Mais au moins il n’avait pas souffert, lui. Les animaux étaient traités avec plus de compassion que les humains, pensa-t-elle amèrement. Par un mélange d’arrogance médicale et d’obstination de Nathalie, la carapace de morphine dans laquelle Hugues avait passé ses derniers jours n’avait pas été suffisante pour l’empêcher de gémir. Claire entendait encore les pleurnicheries horrifiées de sa belle-sœur :
— Je veux qu’il reste avec moi encore quelques jours, le plus de temps possible ! Si on force les doses, il va partir trop vite ! C’est monstrueux, ce que tu veux faire !
Hughes avait fini par partir, mais il avait souffert, Claire en était sûre. Elle avait toujours su quand son petit frère souffrait, même quand il avait voulu le lui cacher. Mais cette fois, dans son ultime besoin, elle n’avait rien pu faire pour lui.
Elle poussa un cri, mi-plainte mi-sanglot, et enfouit son visage dans ses mains. Elle resta longtemps ainsi, immobile ; puis un long frisson la saisit. Elle ne pouvait plus être seule. Elle avait besoin de quelqu’un. D’un geste lent, elle ouvrit son sac et prit son téléphone.
— Kevin ? C’est Claire. Je me demandais… est-ce que je pourrais te voir maintenant ?
Le cœur battant, elle attendit la réponse, puis elle ferma les yeux et murmura :
— Dis-moi où il faut que j’aille.
Elle écouta ses explications, raccrocha et démarra. Elle conduisit vite ; elle ne souhaitait plus que se perdre, s’oublier, se fondre dans le contact doux et l’odeur tiède d’une peau souple contre la sienne. Vingt minutes plus tard, elle arriva devant l’immeuble que lui avait indiqué Kevin, une tour impersonnelle dans le centre-sud de la métropole.
Kevin lui ouvrit la porte d’un appartement au septième étage et Claire le détailla avec la netteté d’un objectif photographique. Il portait des jeans noirs, un chandail blanc en grosse laine, et ses boucles épaisses tombaient sur ses épaules. Derrière lui, elle aperçut des murs pastel jaune-orangé et des lumières douces.
— Bonsoir, Claire.
— Bonsoir, Kevin.
Elle ôta ses chaussures, maladroitement, et les posa sur le plateau à bottes. Elle entendit de la musique, du piano, quelque chose de doux.
— Venez, dit Kevin. Nous étions au salon.
Les espoirs de Claire moururent comme de l’écume sur une plage.
— Je ne veux pas te déranger, souffla-t-elle.
— Vous ne nous dérangez pas.
Elle le suivit dans un couloir décoré d’affiches de vieux films français et américains. Il s’effaça devant elle et la fit entrer dans une grande pièce remplie de plantes vertes. Au centre de la pièce, il y avait un canapé en cuir crème. Sur ce canapé il y avait Kevin, avec un pantalon de survêtement bleu et un T-shirt blanc qui moulait ses épaules, ses biceps, ses pectoraux. Ses cheveux étaient noués en queue de cheval. Claire s’immobilisa.
— Vous ne vous doutiez de rien ? demanda le Kevin qui lui avait ouvert la porte.
Claire resta hébétée. Son cœur battait violemment contre ses tempes. Non, elle ne s’était doutée de rien.
— Voici Philippe, reprit-il. Moi, c’est Marc.
D’un geste, Philippe l’invita à s’asseoir près de lui sur le canapé. Encore sous le choc, Claire obéit.
— Je vais faire du thé, dit Marc.
Il s’éclipsa. Claire se tourna vers Philippe :
— Des… des frères… des jumeaux ? !
Philippe lui prit la main et elle se laissa faire, inerte. Face à elle, une Bette Davis glaciale en déshabillé noir triomphait au centre de l’affiche de The Little Foxes. Claire pensa qu’elle n’avait pas vu le film et ça la frappa. Elle aimait bien Bette Davis. Puis elle s’aperçut que Philippe parlait.
— ... de temps en temps. Les gens ne le savent pas, au bar d’escortes. Quand nous ne sommes pas ensemble, personne ne fait la différence.
Elle se tourna vers lui.
— Lequel m’a… rencontrée ?
— Les deux.
Il posa la main à la base de son cou et commença à la masser doucement. Claire ferma les yeux :
— Est-ce que c’est toi qui m’as donné ton numéro de téléphone, l’autre jour ? Tu es coiffé comme lui…
— Kevin, Claire. C’est Kevin qui l’a fait.
Kevin. Mais Kevin n’existe pas, pensa Claire. Kevin n’a jamais existé. Une larme naquit au coin de son œil et coula doucement sur sa joue. Philippe s’arrêta.
— Claire ? murmura-t-il très bas, tout contre son oreille.
— J’ai… je… j’ai perdu mon chat aujourd’hui, bafouilla-t-elle en essuyant sa joue avec ses doigts.
Elle se força à rouvrir les yeux, à le regarder.
— Le vétérinaire l’a piqué, et ça a été… ça a été dur.
Elle n’en dit pas plus. Philippe reprit son mouvement contre son cou. Elle garda les yeux ouverts.
— Thé, dit Marc en revenant avec un plateau.
***
Plus tard, ils passèrent dans la chambre. Ils se montrèrent tendres, affectueux, prévenants, mais lorsque les gestes intimes devinrent plus secrets, Claire comprit qu’ils étaient surtout attentifs l’un à l’autre. Sans même avoir à se toucher, leur lien était le plus fort et ils la traitaient comme une partenaire à la fois centrale et accessoire, un simple moyen de réaffirmer leur propre proximité. Claire quitta leur appartement vers une heure du matin, plusieurs fois satisfaite mais toujours moins comblée.
Alors qu’elle roulait vers son appartement du centre-ville, l’image souriante et indifférente des deux Kevin dansant devant elle, ses yeux s’embuèrent. Dire qu’elle s’était… dire qu’elle avait failli s’attacher à ce garçon, au point de venir chercher le réconfort dans ses bras. Elle n’aurait jamais dû se laisser aller ainsi. Les hommes n’étaient pas fiables — plus par faiblesse que par dessein. La seule fois où elle avait tenté d’en rendre un plus fort, elle lui avait été arrachée, on l’avait rompue, détruite… Soudain elle découvrit qu’elle détestait Kevin. Elle était jalouse. Eux, ils avaient leur frère.
Elle ne voulut pas rentrer chez elle ; elle s’arrêta dans un McDo ouvert la nuit et engloutit deux Big Mac, mais tandis que la junk food ingérée à toute allure lui tombait comme un plomb mort dans l’estomac, elle se sentait dévorée par une faim que rien ne semblait pouvoir assouvir.