9
Le mardi matin, Christine Verlanges arriva au travail un peu plus tôt que d’habitude : il fallait vérifier que tout était prêt pour accueillir les étudiants de Claire. Elle enleva ses bottes, accrocha son manteau, alla remplir sa bouilloire et mit l’eau à chauffer, puis elle se rendit au fond de la bibliothèque, vers les fenêtres, là où les étudiants de Claire devaient s’installer. Devant les armoires qui contenaient les thèses, elle se figea.
***
Michel Berthier retournait la question de la thèse de Claire Lanriel dans tous les sens et n’arrivait pas à trouver une solution pleinement satisfaisante. Devait-il prévenir la Faculté et leur révéler l’existence des lettres anonymes — au risque que l’histoire dérape et même, horresco referens, soit rendue publique — ou devait-il se taire, quitte à se voir reprocher par la suite de n’avoir pas réagi assez promptement ? Il pourrait toujours prétendre n’avoir pas pris les lettres au sérieux, une mauvaise blague d’étudiant peut-être. Il pourrait même mentir effrontément et assurer n’avoir rien vu dans la thèse de Claire qui aurait pu laisser supposer une indélicatesse quelconque — après tout cette histoire de fraude photographique n’avait rien d’évident —, mais cela demandait la coopération d’Eric Duguet. Michel fronça les sourcils, agacé. Tout ceci le mettait dans une situation impossible. Et surtout, surtout… les photos de la thèse de Claire ne constituaient pas une preuve absolument irréfutable. C’était là qu’était le blocage.
— Pro… professeur Berthier ?
Il leva la tête et vit Christine Verlanges dans l’ouverture de la porte. La bibliothécaire était toute pâle.
— Oui, Christine ? Que se passe-t-il ?
— Je ne… je ne sais pas. S’il vous plaît… s’il vous plaît, venez voir, professeur Berthier.
Intrigué, Michel se leva et la suivit. En entrant dans la bibliothèque encore déserte à cette heure matinale, il entendit le sifflement aigu d’une bouilloire. Christine se hâta de la débrancher puis souffla :
— Là-bas…
Michel fit quelques pas et découvrit ce qui avait troublé Christine. Sur chacune des portes vitrées de l’armoire qui abritait les thèses avaient été collées de grandes feuilles où était inscrit au feutre bleu : LE PLUS GRAND OUTRAGE QU’ON PUISSE FAIRE À LA VÉRITÉ EST DE LA CONNAÎTRE, ET EN MÊME TEMPS DE L’ABANDONNER OU DE L’AFFAIBLIR.
Christine Verlanges bafouilla :
— Ce n’était pas là hier soir quand je suis partie, et quand je suis arrivée ce matin je l’ai vu tout de suite. Je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas pourquoi c’est là. Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire ?
Michel alla jusqu’à l’armoire et arracha les feuilles.
— Une mauvaise plaisanterie, sans aucun doute. N’y pensez plus.
Et il quitta la bibliothèque. Mais dès qu’il sortit, il hâta le pas, monta jusqu’à l’étage des professeurs, passa la tête dans le bureau d’Eric Duguet et dit :
— Tu peux venir me voir cinq minutes ?
Eric le rejoignit quelques instants plus tard.
— Que se passe-t-il ?
— Voici ce que Christine Verlanges a trouvé ce matin dans la bibliothèque, collé sur les portes de l’armoire des thèses.
Il étala les feuilles sur son bureau et Eric lut :
— Le plus grand outrage qu’on puisse faire à la vérité est de la connaître, et en même temps de l’abandonner ou de l’affaiblir… qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire, mon ami, que le corbeau s’énerve de notre manque d’action.
— Ça devient sérieux, murmura Eric.
— Ça l’a toujours été.
— Quand cela a-t-il été collé sur l’armoire des thèses ?
— Entre le départ de Christine hier soir et son arrivée ce matin. Plus probablement hier soir. Christine ne ferme pas à clé quand elle s’en va, c’est le service de nettoyage qui s’en charge vers dix-neuf heures trente. Il y a donc deux heures et demie au cours desquelles la bibliothèque est ouverte à tous les vents. N’importe qui a pu y entrer.
— Ou alors la personne qui l’a fait a la clé et a commis son acte plus tard, sans courir le risque d’être dérangé avec sa banderole.
— De toute façon, personne ne sait qui a les clés de quoi dans ce bâtiment, soupira Michel. Ça fait au moins dix ans qu’aucune serrure n’a été changée.
— Moi, la clé de la bibliothèque, je l’ai !... Mais ce n’est pas moi qui ai collé ce machin.
Il reporta son attention sur les feuilles.
— Le plus grand outrage… on dirait une citation !
— On va voir ça tout de suite.
Michel tapa quelques mots sur le clavier de son ordinateur. Puis il s’exclama :
— Eh bien, c’en est une ! Bossuet.
— Bossuet ? ! Un corbeau qui connaît Bossuet, ça limite pas mal !
— Ou un corbeau qui sait chercher des citations sur Internet. Ça limite un peu moins.
Eric s’assit, la mine sombre.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Je ne sais pas. J’ai regardé les vieilles listes du personnel, qui mentionnent le lieu de travail des employés, pour tenter d’apprendre qui avait pu découvrir que Claire avait truqué sa thèse. Les étudiants qui étaient dans le même labo ou dans le même bureau qu’elle pendant sa thèse ont tous quitté l’université après l’obtention de leur diplôme. Notre corbeau n’est donc probablement pas parmi eux.
— Mais alors comment l’a-t-il appris ?
— Quelqu’un a dû parler, à l’époque. Peut-être un ragot entre étudiants, tombé dans des oreilles qui s’en sont souvenues, un membre du personnel par exemple. Je dois t’avouer que je suis dans le noir.
***
À dix heures du matin, Monica se réveilla. Elle s’étira longuement, heureuse et courbaturée. Elle se sentait d’excellente humeur. Et elle avait mal partout, ce qui était une sensation merveilleuse. Elle tourna et se retourna, retardant le moment de se lever. Mais après tout, pourquoi se lever ? Et si elle passait la journée au lit ? Elle était en vacances ! Elle entendit soudain un léger grattement sur la porte — un bruit qu’elle avait presque oublié.
— Entre !
Ricky vint la rejoindre, une tasse de café à la main. Il la lui tendit et dit :
— Je me demandais si tu allais finir par te réveiller !
— Apparemment oui, bâilla Monica. Merci pour le café.
— Je vais te laisser, je sors. Je ne sais pas trop quand je vais rentrer.
— Tu sors ?
— Je vais voir Nancy.
Il y eut un silence, puis Monica effleura le poignet de son frère.
— Promets-moi de faire attention, murmura-t-elle.
— Je fais mes choix, tu sais, et je les assume.
Monica reçut la remarque comme une gifle. La journée paraissait soudain moins belle.
— Tu veux autre chose ? demanda Ricky un peu plus froidement.
— Donne-moi mon ordinateur portable. Je crois que je vais passer la journée au lit.
Ricky obéit. En partant, il se retourna et dit plus doucement :
— Merci pour la journée d’hier. Bonne chance avec ta bitch.
Elle l’entendit descendre rapidement l’escalier et se renfrogna. Au bilan, elle avait complètement raté son coup. Elle avait voulu aider Ricky à se sortir du bourbier où il s’était fourré — et au lieu de ça c’était lui qui avait subi ses lamentations à propos de Claire ! Il avait même dit des choses tout à fait raisonnables. Monica se connaissait assez pour savoir qu’elle n’avait qu’une capacité d’écoute limitée, mais il était mortifiant de constater que son apprenti voyou de petit frère, lorsqu’il s’en donnait la peine, la battait à plate couture sur ce terrain-là.
— Eh, merde ! lâcha-t-elle.
Elle alluma son ordinateur. Son cœur fit un petit bond lorsqu’elle découvrit un courriel de Claire, qui datait de la veille. Elle l’ouvrit, pleine d’espoir, et découvrit un sermon dur, violent, culpabilisant, une leçon brutale et sans concession. Claire la traitait comme une gamine qui ne sait rien et qui a fait une belle connerie. Les larmes lui montèrent aux yeux. Mais bizarrement cette série de gifles se terminait par une offre de paix : un nouveau partage, un peu plus favorable, vingt-cinq / soixante-quinze. Monica ne voulait pas de guerre contre Claire Lanriel. Elle n’en avait jamais voulu. Elle retourna un courriel d’acceptation en étouffant quelque chose qui ressemblait à un sanglot.
***
Lorsque Claire Lanriel émergea du sommeil, bien plus tard que d’habitude, elle se sentit aussi fatiguée que lorsqu’elle s’était couchée. Elle avait fait des cauchemars toute la nuit, et les hamburgers de deux heures du matin pesaient encore sur son estomac. Seule dans son lit, yeux grands ouverts, elle eut soudain envie de voir le chalet, de marcher sous les arbres blancs, d’entendre la neige crisser sous ses pieds, de sentir l’odeur du froid et de regarder le lac gelé. Elle n’avait aucun rendez-vous de la journée, elle pourrait être là-bas en fin de matinée. Mais comment s’assurer que Nathalie n’y serait pas ? Elle prit son téléphone et composa le numéro du chalet, prête à demander un renseignement quelconque — la taxe foncière avait-elle été payée ? —, mais le téléphone sonna dans le vide. Parfait. Claire se leva, se prépara rapidement et prit la route. Peu avant d’arriver, elle rappela : toujours rien. Nathalie n’était pas là. Rassérénée, Claire se sentit presque de bonne humeur, même si le siège vide à côté d’elle lui rappelait que Twiddlekat ne grimperait plus jamais aux arbres pour chasser les écureuils. Elle aurait un nouveau chat ; mais pas tout de suite. Pas si tôt.
En sortant de l’autoroute des Cantons-de-l’Est, le paysage était, comme toujours après une bonne tempête, superbe. Claire roulait entre deux murs de neige bordés par la forêt de sapins qui ployaient sous leur couverture blanche. Le ciel était d’un bleu pur, profond, presque violet. Elle arriva en vue du chalet ; aucune voiture n’était garée sur le bord de la route. Nathalie était loin. Claire s’arrêta, enfila ses bottes et descendit jusqu’à la maison. Elle ouvrit la porte. S’immobilisa sur le seuil. Devint livide. Le chalet sentait — puait — le chien. Toutes les pièces — mais surtout le salon face au lac — sentaient le chien. L’odeur sale et humide avait tout envahi. Claire se laissa tomber sur le canapé avant de se relever précipitamment : il était couvert de poils ! Elle sentit une rage froide l’envahir. Comment Nathalie avait-elle osé laisser son chien entrer dans sa maison et monter sur ses meubles ? Elle se retourna, fit face au lac, et dit à mi-voix :
— Je me débarrasserai de toi, Nathalie. Quel que soit le moyen que je doive employer.
Puis elle ressortit du chalet. Le moment était gâché. Elle regarda le lac quelques instants et revint à la route. Elle remonta dans sa voiture, repartit et se gara un peu plus loin, à l’entrée d’un chemin qui menait à une petite maison en rondins dont la cheminée fumait. Quelques secondes plus tard, une vieille dame à la peau ridée et tannée par le froid et le soleil lui ouvrit la porte et s’exclama en la voyant :
— Claire ! Quelle bonne surprise ! Entre !
Claire l’embrassa et enleva ses bottes et son manteau, tandis que la vieille dame s’écriait :
— Édouard, c’est Claire ! Prépare le café !
Quelques instants plus tard, un homme âgé à l’air très distingué et aux cheveux d’un blanc de neige arriva et lui ouvrit les bras :
— Claire ! Je suis content de te voir ! Viens t’asseoir avec nous.
Il la conduisit dans une grande pièce qui tenait lieu de cuisine, salle à manger et salon et qui donnait sur la forêt et sur le lac. La pièce était meublée de fauteuils profonds avec des coussins brodés, il y avait une grande table et un vaisselier en noyer, des tapis épais et une cheminée où crépitait un bon feu. Édouard sortit des tasses en porcelaine et dosa trois cuillères de café en grain dans un moulin à poignée.
— Je crois que Simone a quelque chose à te montrer, dit-il. Elle a fait du rangement ces jours-ci, et elle a trouvé quelque chose qui pourrait t’intéresser.
Simone revint quelques instants plus tard avec une vieille photo aux couleurs pâlies. On y voyait Simone et Édouard, bien plus jeunes, au bord du lac. Il y avait devant eux un enfant de huit ou neuf ans qui jouait avec des briques Lego et un garçon un peu plus grand, cheveux courts et chapeau sur la tête, qui regardait l’objectif avec méfiance.
— Ça doit dater de 1975 ou 76, dit Édouard. Un des derniers étés que vous avez passés ici tous ensemble, avant que tes parents se séparent.
— Tu le reconnais ? demanda Simone. Ton frère et ses Lego !
Claire examina la photo, attendrie. Mais si l’enfant était son frère, alors le garçon avec le chapeau…
— Et ça, je suppose que c’est moi, avec ce chapeau et ces cheveux courts !
— Bien sûr ! Tu étais terrible avec tes cheveux, tu exigeais qu’on te les coupe dès qu’ils commençaient à te couvrir les oreilles ! Ton frère, par contre, ne les avait jamais assez longs.
Claire se regarda, comme on regarde une inconnue. Elle n’avait conservé strictement aucune photo de cette époque. Elle frissonna légèrement et posa le cliché sur la petite table. Elle s’enfonça dans le fauteuil et dit dans un soupir :
— Je suis contente d’être ici.
— On ne te voit pas beaucoup.
— J’ai énormément de choses à faire. Je n’ai pas le temps.
— Tu travailles trop, dit Simone, et tu as l’air fatiguée. Tu devrais venir quelques jours au chalet pour te reposer. Je pourrais te cuisiner un canard comme tu l’aimes, avec des pommes et des pruneaux. Et une salade de gésiers tièdes avec du chèvre. J’ai préparé les gésiers, il y a quelques semaines. Je les ai faits exprès pour toi selon ta recette française. Ils sont au congélateur !
— J’ai bien l’intention de venir plus souvent, dit Claire. Mais je veux être sûre d’être tranquille.
Il y eut un petit silence que Simone rompit :
— Ta belle-sœur, je suis certaine que c’est quelqu’un de très gentil, mais elle a son caractère.
— C’est une emmerdeuse et si je la vois un jour se noyer dans le lac, je n’irai pas la chercher, fit Claire.
— Ne dis pas des choses pareilles ! s’exclama Simone.
— Tu en serais bien capable, dit Édouard.
— De toute façon, ça ne servirait à rien puisqu’elle ne va jamais marcher sur la glace, dit Simone en remuant le sucre dans son café. Il va falloir trouver autre chose.
Ils éclatèrent de rire tous les trois. Claire savoura une gorgée de café bien chaud et répéta :
— Je suis contente d’être ici…