En 1834, Prosper Mérimée, la trentaine atteinte, pourrait aisément s’accommoder de ses fonctions dans les cabinets ministériels. Elles lui assurent une position sociale honorable, une situation financière convenable. Ses tâches sont parfaitement compatibles avec une carrière d’auteur, qui est plus satisfaisante pour son amour-propre que pour sa fortune. Puis toutes ces fonctions cumulées laissent quelques loisirs au vaurien qu’il est encore. Alors pourquoi s’engager sur un chemin incertain, à peine défriché et qui va faire de lui l’inspecteur général des Monuments historiques ?
Il faut de l’audace, peut-être de l’ambition, assurément de l’inconscience pour accepter cette fonction récente, presque neuve. L’idée est à porter au crédit de François Guizot, alors ministre de l’Intérieur. C’est lui qui présente à Louis-Philippe, le 21 octobre 1830, un rapport préconisant la création d’un tel poste. C’est, d’une certaine manière, l’aboutissement d’une réflexion sur la conservation des monuments anciens amorcée sous la Convention et plusieurs fois relancée ensuite. D’ailleurs, dès 1819, le ministère de l’Intérieur disposait d’un budget pour la conservation du patrimoine national, qui permettait d’octroyer des subventions pour des opérations de fouilles ou de préservation. Les moyens administratifs et financiers existant, il convenait de combler un manque, celui d’une autorité capable d’orienter et de diriger. C’est ce que veut organiser Guizot lorsqu’il rédige la directive de base :
Parcourir successivement tous les départements de la France, s’assurer sur les lieux de l’importance historique ou du mérite d’art des monuments, recueillir tous les renseignements qui se rapportent à la dispersion des titres ou des objets accessoires qui peuvent éclairer sur l’origine, les progrès ou la destruction de chaque édifice, en constater l’existence dans tous les dépôts, archives, musées, bibliothèques ou collections particulières, se mettre en rapports directs avec les autorités et les personnes qui s’occupent de recherches relatives à l’histoire de chaque localité, éclairer les propriétaires et les détenteurs sur l’intérêt des édifices dont la conservation dépend de leurs soins, et stimuler, enfin, en le dirigeant le zèle de tous les conseils de département et de municipalité, de manière à ce qu’aucun monument d’un mérite incontestable ne périsse pour cause d’ignorance et de précipitation, et sans que les autorités compétentes aient tenté tous les efforts convenables pour assurer sa préservation, et de manière aussi à ce que la bonne volonté des autorités ou des particuliers ne s’épuise pas sur des objets indignes de leurs soins(1).
C’est ce texte que suit à la lettre le premier inspecteur général des Monuments historiques, Ludovic Vitet. Lors de sa nomination, c’est un jeune homme de 28 ans. Après des études de droit, en même temps que Mérimée qu’il ne paraît pas avoir croisé en faculté, il se consacre au journaliste. Il donne un premier article au Globe en 1824 puis devient l’un des principaux rédacteurs du journal. Par goût il se charge de la critique musicale, ce qui le conduit à rencontrer la cantatrice Marie Malibran dont il s’amourache. Il est, à la même époque, auteur de plusieurs drames historiques. Il fréquente le salon Delécluze, rue Chabanais, où il rencontre tout naturellement Mérimée et Stendhal. Il s’entend convenablement avec Mérimée, nettement moins bien avec Stendhal.
Comme la plupart des jeunes gens œuvrant au Globe, Vitet rêve d’une carrière politique ou administrative. Il a, de toute évidence, de sérieuses relations dans le monde politique, notamment avec François Guizot, auquel il aurait suggéré la création de ce fameux poste d’inspecteur général des Monuments historiques qui lui est attribué en 1830. Guizot et Vitet tiennent à la paternité de l’idée, bien qu’ils ne paraissent pas être les seuls à y avoir pensé ; Horace de Viel-Castel prétend avoir fait les mêmes propositions l’année précédente. Découvrant la fonction et les monuments qu’il va devoir protéger, Vitet inaugure les tournées d’inspection. Il visite le Nord, le Pas-de-Calais, la Marne, l’Aisne et l’Oise, en essayant d’embrasser l’essentiel de ses attributions : les monuments certes, mais aussi les bibliothèques, les archives, les musées.
En avril 1831, Vitet et sa fonction sont rattachés au ministère du Commerce et des Travaux publics où, depuis février, Mérimée est le chef de cabinet du ministre comte d’Argout. Les deux jeunes gens apprennent à mieux se connaître, professionnellement parlant, car jamais Vitet ne participe aux joyeuses soirées dans lesquelles se complaît Mérimée, en solide pilier du Café de Paris et amateur de petits rats. En mars 1831, à la formation du ministère Casimir-Perier, Vitet entre au cabinet de celui-ci. Il se partage alors entre ses tournées archéologiques et la vie politique, participant à la préparation des élections. En 1832, il œuvre encore pour les Monuments historiques, s’acharnant à sauver le baptistère Saint-Jean à Poitiers. C’est aussi l’année de son mariage avec la nièce de Casimir-Perier. En avril 1833, devenu secrétaire général du ministère du Commerce, auprès de Duchâtel, qui est aussi son ami, il renonce à l’inspection générale des Monuments historiques. La politique l’accapare, il devient, de 1834 à 1848, le député de la Seine-Inférieure, plus tard maritime.
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L’inspection dépend, à ce moment, du ministère de l’Intérieur et des Travaux publics. Il revient donc à Thiers, qui en est le titulaire, de choisir le remplaçant de Vitet. En ce mois d’avril 1834, les ministres ne se tournent pas prioritairement vers l’esthétisme ; c’est le temps des révoltes ouvrières ensanglantant Lyon et Paris. En fait, la tension monte depuis le 9 avril et ne retombe qu’après le massacre de la rue Transnonain(2) où 40 000 hommes aux ordres de Bugeaud transforment ce quartier parisien en charnier.
Le duc de Broglie, président du Conseil, ayant démissionné, suit un remaniement ministériel ; d’Argout passe à la Banque de France, Mérimée reste en équilibre, sans patron, sans fonction. Il cherche une issue, sans hâte ; d’Argout lui a versé des subsides qui lui permettent de ne pas se précipiter. En avril, il apprend qu’au gouvernement on pense à lui. Thiers songe effectivement à Mérimée, pour remplacer Vitet. Nommé le 17 mai 1834, Mérimée accepte sans l’ombre d’une hésitation. Tout montre qu’il a déjà été informé, qu’il a déjà décidé d’accepter puisqu’il en parle à Sutton Sharpe cinq jours avant sa nomination officielle : « Thiers a été fort aimable pour moi, un peu coquet même. Il ne s’est pas souvenu de mon refus de l’autre année et m’a fait toutes les offres possibles. Maintenant, il m’offre et j’ai accepté la place d’inspecteur général des Monuments historiques, place qu’avait Vitet et qu’il quitte pour être secrétaire général du ministère du commerce. Elle convient fort à mes goûts, à ma paresse, à mes idées de voyage. Ainsi tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »
Léonor Mérimée se réjouit de cette nomination. Le père avait craint que son fils se retrouve à la division des Beaux-Arts, qui relève du ministère de l’Intérieur : « Il ne sera pas au contact avec les amours-propres des artistes et des gens de lettres, écrit-il au baron Fabre. Ses nouvelles études le rattacheront naturellement à celles qu’il a déjà faites. » Vitet s’éloigne, il ne disparaît pas. Désormais secrétaire général du ministère du Commerce, il devient aussi président de la Commission des Monuments historiques. Mérimée et Vitet vont collaborer efficacement et longtemps.
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Prosper Mérimée accepte donc une fonction qui, à première vue, n’est pas exactement de ses compétences. En vérité, en 1834, personne, sans aucun doute, ne peut prétendre réunir les connaissances nécessaires. Tout est à imaginer, tout est à inventer et à organiser.
Le choix de Thiers n’est pourtant ni une faveur, ni une audace. Mérimée est fonctionnaire et, à ce titre, il est déjà passé par divers ministères tels que la Marine, le Commerce ou l’Intérieur ; il connaît les rouages administratifs et une partie du haut personnel politique. Plus important peut-être, par son père comme par sa mère, il possède une réelle culture artistique et même quelques talents de dessinateur. D’autre part, c’est déjà un écrivain reconnu, un homme devant qui les portes s’ouvrent, qui connaît les artistes, peintres, sculpteurs ou écrivains, acteurs même ; un homme en vue ! Enfin, et cela peut aider à la réussite du nouveau promu, il n’est pas fâché d’échapper aux contraintes de la vie de bureau et de renouer avec une certaine liberté d’action comme de mouvement. Tenons plus pour une boutade que comme un aveu ce qu’il vient de confesser à Sutton Sharpe à propos de sa paresse… Prosper Mérimée n’est ni le reflet ni le contraire de Vitet. Il aspire à une certaine liberté, il accepte les déplacements, fuit les contraintes. Vitet, lui, aimait ne pas trop s’éloigner de son foyer, s’attarder auprès de sa jeune épouse et préparer sa carrière politique…
Ce qui peut étonner, c’est la capacité de Mérimée à concevoir son rôle et, d’entrée, se fixer des directions. Ainsi prend-il immédiatement contact avec le comte Arcisse de Caumont. Six semaines après sa nomination et à la veille de sa première tournée d’inspection, Mérimée prend soin d’écrire à cet homme dont il peut tout craindre :
Vous savez mieux que personne, Monsieur, à combien d’ennemis nos antiquités sont exposées. Les réparateurs sont peut-être aussi dangereux que les destructeurs. J’ai bien peu de moyens d’être instruit des projets de ces Messieurs. Je vous serais bien reconnaissant si vous vouliez bien me donner ou me faire donner avis de leurs méfaits lorsqu’ils viendront à votre connaissance.
Mérimée sait déjà que Caumont est un personnage important, avec lequel il faut compter, fréquentant assidûment le monde des « antiquaires », puisque le mot n’a pas encore pris son sens marchand. Caumont est en relation avec des hommes que connaît ou connaîtra Mérimée : Rémusat, Laborde, Du Sommerard, Cuvier. Caumont est aussi, et surtout, l’homme à qui revient l’initiative du regroupement des sociétés régionales d’antiquaires sur des bases nationales. Et de telles assises se tiennent dès 1833 à Caen, puis en 1834 à Poitiers. La même année naît la Société française pour la conservation des monuments, plus tard Société française d’archéologie. Ainsi Arcisse de Caumont devient-il l’animateur d’une société de dimension nationale, ayant pour vocation de défendre les monuments de France, en évitant leur destruction comme les restaurations malheureuses. Ce qui est précisément la mission de Mérimée. Guizot cite Caumont en exemple lorsqu’il crée l’inspection générale des Monuments historiques et préconise la création de sociétés locales capables d’aider à la protection des monuments anciens. Mérimée a certainement compris ce que représente Caumont ; il ne peut encore deviner que si Caumont est important, efficace, il est également suffisant, jaloux, sans doute déçu de ne pas avoir eu la place et le titre accordés à Mérimée. Il sera un sérieux obstacle sur son chemin.
Lorsqu’il trace ses premiers itinéraires, s’inquiète des jours de départ des diligences et prépare ses malles, Mérimée paraît déjà mesurer les difficultés qui l’attendent, les principaux obstacles qu’il trouvera sur sa route. La lettre, datée du 6 juillet, qu’il adresse à Thiers, son ministre de tutelle, en témoigne amplement :
Le mauvais goût qui a présidé à la plupart des réparations faites depuis deux siècles à nos monuments du Moyen Âge, a laissé des traces peut-être plus funestes que les dévastations, suites de nos guerres civiles et de la Révolution. Les Protestants et les Terroristes se sont contentés de mutiler des statues, de détruire quelques ornements tandis que souvent les réparateurs ont complètement changé l’aspect des édifices qu’ils ont voulu restaurer.
Quant aux initiatives prises, de tous côtés, pour l’entretien des églises, elles lui paraissent condamnables :
Je veux parler du badigeon, dont on couvre tous les ans l’intérieur des églises. On fait disparaître ainsi peu à peu, une foule de détails précieux. La plupart des églises romanes ou gothiques étaient peintes de couleurs diverses et dorées ; il ne reste plus rien de cette décoration primitive. Je vous prierai donc, Monsieur le Ministre de vouloir bien défendre l’emploi du badigeon dans les églises paroissiales, et d’inviter votre collègue, M. le Ministre des Cultes, à donner le même ordre pour les cathédrales.
Ce constat présenté, il avance des solutions pour éviter les initiatives souvent malheureuses des départements et l’usage sans contrôle des fonds accordés aux cathédrales par le biais du ministère des Cultes : « Ne serait-il pas convenable que le conseil des bâtiments civils fût consulté pour toutes ces restaurations qu’elles soient exécutées au moyen de fonds départementaux ou sur ceux du Ministère des Cultes. »
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Les grandes lignes de son action future arrêtées, Prosper Mérimée peut s’élancer sur les routes de France. Ce seront des mois de déplacements pour chacune de ses grandes tournées qui lui permettront, non pas de tout voir, mais de tout prévoir. Il y aura quatre visites de base, complétées par de nombreux voyages annexes, plus brefs et plus ciblés. En 1834, il inaugure ces tournées par le Midi ; en 1835, il explore les départements de l’Ouest ; en 1837, c’est le tour de l’Auvergne ; il achève son tour de France en 1839, par la Corse. Ses quatre voyages feront chacun l’objet d’un compte rendu officiel, puis ils seront réunis bien plus tard en un seul volume intitulé Notes de voyages.
Dès juillet 1834, il part pour Metz et ses environs accompagné de son ami Saulcy. Personnage étrange, Félicien Caignart de Saulcy est polytechnicien, professeur de mécanique à l’école d’application de l’artillerie et du génie de Metz, plus tard conservateur du musée de l’Artillerie, ensuite connu pour ses travaux de numismatique et comme membre de l’Institut. Ils seront, Mérimée et lui, les complices de plus d’une aventure. Aussitôt rentré de cette expédition inaugurale, voici Mérimée repartant pour la première de ses grandes tournées, celle du Midi. Il suffit d’en citer les étapes pour deviner l’ampleur de la tâche entreprise. Parti le 31 juillet, il visite trente-huit villes(3). De retour le 14 décembre, il repart une semaine plus tard pour Saumur et Fontevrault. Le roi s’est soudainement préoccupé des gisants d’Henri II, Richard Cœur de Lion, Éléonor de Guyenne et Élisabeth d’Angoulême, la femme de Jean sans Terre. Thiers transmet l’ordre à Mérimée, qui s’exécute.
Suivre à la trace Mérimée, découvrir ses voyages, ses nouvelles relations, ses trouvailles « d’antiquaire », ses aventures quotidiennes nécessite une double lecture. Les quatre ouvrages qu’il publiera sur sa découverte de la France archéologique sont des rapports fort sérieux, destinés à son, ou à ses ministres de tutelle. Ils sont trois lors de cette première expédition : « Je parle de monuments romains, romans, gothiques à M. Thiers, à M. Guizot de bibliothèques et d’archives, de cathédrales à M. Persil(4). » C’est un travail imposant, érudit, qui ne laisse pas entrevoir les à-côtés de ses missions. Au contraire, pour sa correspondance, bien plus discrète sur le travail archéologique, il cède à son humour, à ses humeurs, à ses obsessions. Il n’oublie rien du pittoresque ou des bizarreries de ses voyages, des désagréments qu’il rencontre et qui paraissent autant l’amuser que le contrarier.
La simple lecture de ses étapes nous indique ses premiers coups de cœur ; des monuments ou des villes qui ne cesseront plus de retenir son attention et sur lesquels il va concentrer ses efforts, Vézelay… Nîmes… Arles… Orange… Avignon… et d’autres encore, où il n’arrêtera plus de revenir, de surveiller les chantiers, d’empêcher le pire, de sauver toujours.
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Vézelay, une de ses toutes premières étapes, est également l’un des sites qui retiendra particulièrement son attention et dont la restauration sera un des temps forts de sa carrière aux Monuments historiques :
Figurez-vous un pain de sucre au milieu d’une vallée, lequel petit pain domine dix lieues à la ronde, écrit-il à Lingay. Au haut est perchée une grande église, si grande que toute la ville y tiendrait, habitants et maisons. D’ailleurs, la plus belle vue du monde, rivière, bois et rochers, rien n’y manque. J’y ai trouvé un maire assez intelligent, qui m’a fait de bonne grâce les honneurs de son église. Elle est dans un état pitoyable : il y pleut à verse et, entre les pierres, poussent des arbres gros comme le bras.
Alors qu’importe que le cirage anglais soit introuvable à Vézelay, comme une certaine encre qu’il affectionne pour sa correspondance… Le vrai souci de Mérimée c’est que ville et département n’ont pu réunir que 1 800 francs pour réparer l’église, « alors qu’il faudrait ajouter plusieurs zéros pour y faire le nécessaire ». Il confiera bientôt l’essentiel des travaux au jeune Eugène Viollet-le-Duc, qui passera de longues années sur ce chantier ; réussissant, dans le même temps, à enchanter et à agacer Mérimée, pourtant bien indulgent avec lui. Il n’est pas inutile de rappeler que la carrière d’auteur de Mérimée a débuté dans le salon d’Emmanuel Viollet-le-Duc, père du jeune homme, et que ledit père a souhaité que Mérimée veille professionnellement sur son rejeton. Ainsi le père demande-t-il à Mérimée de faire visiter le Mont-Saint-Michel à son fils Eugène, poursuivant ses études d’architecture, hors des Beaux-Arts dont il trouve l’enseignement contraire aux aspirations des étudiants et étouffant tout tempérament original. Eugène Viollet-le-Duc est formé dans les ateliers des architectes Huvé et Leclère, amis de son père.
Vézelay est le premier gros chantier du jeune Viollet-le-Duc et le jugement de Mérimée sur le travail du débutant passe effectivement de l’enchantement à l’agacement. Dès le 3 juillet 1842, après huit années de labeur, il peut écrire à Vitet que « notre belle église est hors d’affaire ». Dans la même lettre, il regrette que certains revêtements soient un peu clairs « un reproche plus grave que je ferai à M. Leduc(5) est celui-ci. Il a fait exécuter tout autour de l’église une espèce de frise très compliquée et d’un caractère singulier. Il est certain qu’il a trouvé des modèles encore très reconnaissables de cette disposition mais seulement dans une portion des murs extérieurs. Il me semble que dans beaucoup d’autres parties, ou il n’y avait rien, ou il y avait autre chose. » Suivent pourtant des compliments pour le travail de Viollet-le-Duc : « En somme la restauration me paraît supérieurement commencée. »
En cette année 1842, Mérimée apparaît donc satisfait de l’avancement des travaux ; mais il est agacé par un début de conflit divisant la commune… Le maire, M. Guillier, a autorisé une compagnie de chiens savants à donner des représentations dans une pièce au-dessus de la salle capitulaire. Le curé a jeté les hauts cris et a prétendu que la susdite pièce lui appartenait. Mérimée écrit à Vitet que le temporel et le spirituel se sont fait une rude guerre :
Le maire blamé par le préfet a donné sa démission et s’est retiré sous sa tente avec les deux tiers du conseil municipal qui ont des opinions voltairiennes. Autant que j’ai pu le deviner d’après les récits des gens impartiaux, le curé a des torts aussi. Moi je trouve qu’il est un peu fort de faire restaurer une église pour que des chiens savants dansent au-dessus. Le Préfet paraît être du même sentiment.
Orange, où il s’attarde aussi lors de sa première tournée, celle de 1834, est une ville entrée dans l’histoire avec l’implantation romaine. Des périodes précédentes, les historiens savent bien peu de choses, sinon qu’un établissement préhistorique était implanté dès le néolithique, au moins sur la colline Sainte-Eutrope. Au pied de la colline, devant la façade du théâtre antique, il mesure l’ampleur de sa tâche et soupçonne, là aussi, les années qu’il lui faudra pour approcher l’un de ses buts : redonner quelque dignité au monument. Il sait ce qui l’attend, parce qu’un préfet a déjà envisagé l’impensable : faire démolir les masures et les maisons construites à l’intérieur même du théâtre, sur la scène, sur les gradins, dans les couloirs. À la demande du préfet, un relevé des lieux, un véritable cadastre, a été établi dès 1814 par un ingénieur des Ponts et Chaussées, Philippe-Joseph Caristie. Les travaux ont commencé en 1825 ; depuis, faute d’argent ou de volonté, le déblaiement traîne. L’état des lieux désespère Mérimée :
En détruisant ces masures, on s’est aperçu de dégradations effrayantes qu’on n’avait pas soupçonnées. Le bas des murs a été entamé en plusieurs endroits par des artisans qui logeaient dans ces ruines. L’un y pratiquait une porte, l’autre une armoire, celui-là pour agrandir sa chambre diminuait des deux tiers l’épaisseur d’une muraille.
À Aix, il découvre ce que peut coûter le manque de goût des supposés artistes, ou l’indifférence des décideurs :
Dans la révolution on avait abattu les têtes de tous les saints qui garnissaient les voussures de la grande porte. Récemment on a voulu la restaurer. On a commandé à je ne sais quel tailleur de pierres tant de têtes à tant la pièce, et l’industriel les a fournies comme il a pu. Elles sont hors de proportion avec les corps ; elles n’ont pas de cols, probablement n’en n’avait-on pas commandé. Qu’on se figure une centaine de petits monstres ayant tous un air de famille des plus ridicules. En vérité vandalisme pour vandalisme, les mutilations des jacobins étaient moins ignobles.
À Saint-Maximin, Mérimée éprouve une vraie satisfaction en découvrant le combat d’un prêtre qui refuse le badigeon que le conseil municipal veut imposer à l’église. Lorsqu’ils se présentent avec pinceaux et peinture, les barbouilleurs trouvent la porte close, le prêtre a emporté les clés. Ils reviennent le dimanche avec l’idée de s’introduire dans les lieux durant la messe, le prêtre ne paraît pas. Il est persuadé qu’il vaut mieux priver ses paroissiens d’une messe que de voir salir leur église et endommager les boiseries : « J’en fis compliment au curé et je lui demandai comment il avait pu obtenir les soins convenables des bedeaux et des gens de service. “C’est moi-même qui les brosse et les vernis, me dit-il. Croyez-vous que je m’en rapporte à des ignorants pour conserver ces belles choses.” » Ravi de voir les lambris sauvés, Mérimée demande à son ministre un tableau pour l’église.
À Vaison, Mérimée regarde, examine, admire et devient presque un visionnaire : « Nul doute que des fouilles bien dirigées ne produisent des résultats considérables, et je suis persuadé qu’on pourrait les effectuer à peu de frais. » Il aura confirmation, dès l’année suivante, de ses prévisions. Son correspondant, avec qui il commence à tisser des liens d’amitié, Esprit Requien, le botaniste et géologue, promu correspondant du Comité des Monuments historiques, apprend à Mérimée la découverte d’une mosaïque. Il a besoin de 1 500 francs, pour le sauvetage. Mérimée ne les a pas : « Notre Ministre nous disait l’autre jour : j’ai donné plus au département du Vaucluse qu’à tous les autres et les chances d’obtenir ne sont pas des plus grandes. Pourtant, il faudra essayer… Mais pour que je fasse la démarche avec quelque probabilité de succès, envoyez-moi une description de la mosaïque et si faire se peut un croquis des figures qu’elle contient. » Vaison-la-Romaine n’a pas fini de les occuper tous les deux.
À Perpignan, Mérimée découvre une nouvelle espèce de vandales, qu’il rencontrera plus souvent qu’il ne le voudrait : l’armée ou plus précisément certaines unités : « L’église, ou plutôt les églises des Dominicains sont en ruines. Le génie militaire, grand destructeur, y a établi ses magasins. » Il se console en se réjouissant d’une rencontre qu’il vient de faire, celle d’un « archéologue distingué, aussi instruit qu’obligeant », François Jaubert de Passa. À la demande de Mérimée, cet ancien préfet est très vite nommé inspecteur et correspondant de la Commission des Monuments historiques pour les Pyrénées-Orientales. C’est encore le début d’une longue amitié.
D’autres sauvetages, à l’image de ses ambitions pour Orange, suivront quelques années plus tard, notamment en 1842, année où il passe par Arles et revient à Orange. César avait voulu faire d’Arles une capitale provinciale. Il s’y trouve donc des bâtiments qui étonnent par leur dimension. L’amphithéâtre précède celui de Rome. Il y avait aussi un cirque et l’arc de triomphe dit « arc du Rhône », qui ont disparu l’un comme l’autre. L’urbanisme géométrique des villes romaines a été respecté par ses constructeurs autant que possible, bien qu’ils aient été contrariés par les mouvements du terrain. Arles est la ville romaine qui, en Gaule, a grandi le plus calmement, le plus régulièrement possible ; la ville qui aurait le plus ressemblé à Rome.
Mérimée se préoccupe essentiellement du théâtre, bien antérieur à l’amphithéâtre, plus communément appelé « les Arènes ». Il engage, en cet été 1842, la bataille pour sauver ce qui peut encore l’être. La tâche paraît démesurée, semblable à celle entreprise à Orange : là où s’installaient les Romains le temps d’une représentation, se sont implantées des populations moins respectueuses des lieux, bien décidées à conserver les bâtisses improvisées sur les gradins. Il faut chasser tout ce monde avant de songer à retrouver le théâtre enfoui sous les masures. Commence immédiatement une entreprise de longue haleine : racheter les gradins à l’amiable, c’est-à-dire en indemnisant les indésirables pour qu’ils aillent camper ailleurs. L’affaire paraît bien s’engager. Mérimée, pour montrer combien il est satisfait de la collaboration de la Ville, décide d’ajouter à ses dépenses la restauration du cloître de Saint-Trophime. En février 1843, le théâtre d’Arles est pratiquement récupéré, il ne reste qu’à engager la procédure d’expropriation contre les cinq derniers récalcitrants. Deux ans plus tard, il sait la partie gagnée :
Le théâtre n’est plus reconnaissable depuis la démolition d’un assez grand nombre de maisons. À ma grande surprise, on a retrouvé quelques fragments de gradins dans les maisons qui font face à la scène. Il ne reste plus qu’une maison à acheter.
Puis le voici de retour à Orange, au cours de ce même été 1842. En face de ce théâtre qui l’impressionne, il éprouve un sentiment d’admiration qu’il résume d’une seule phrase : « La décoration de la façade est fort simple : la grandeur n’exige pas d’ornements. » Louis XIV pourrait redire, à propos de la façade du théâtre antique, que ses 103 mètres de large et ses 36 mètres de haut en font « la plus belle muraille de mon royaume », cela ne changerait rien au délabrement intérieur. Il y a encore des maisons subsistant sur les gradins, les vestiges d’un hameau… Alors Mérimée répète là ce qu’il vient de tenter pour Arles. La même opération est lancée à Orange, la même année, avec les mêmes méthodes, mais quelques doutes quant à la réussite.
En août 1842, il reste à acquérir neuf maisons construites sur le théâtre et un terrain de neuf mètres environ au milieu des gradins. L’ensemble est évalué à 31 000 francs. Mérimée sait qu’il doit accepter, en raison des transactions précédentes. Déjà, un certain Gilles, qui avait acheté son lot 4 000 francs en veut 16 000. Pour d’autres occupants, la procédure d’expropriation est également envisagée. Mérimée n’est pas particulièrement optimiste : si une première expropriation réussit, les récalcitrants céderont ; si elle échoue il n’y a aura qu’une ressource : porter les crédits ailleurs, donc abandonner le théâtre d’Orange.
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Les à-côtés des tournées d’inspection, l’autre lecture de ses aventures, sont effectivement plus pittoresques que ses rapports. Mérimée ne peut raconter au ministre Guizot ce qu’il confie à Hippolyte Royer-Collard, son condisciple du lycée Henri-IV devenu médecin, grand amateur de bons repas et de jolies filles. Lui peut comprendre les aventures de voyage de Mérimée trottant parfois à bord de magnifiques calèches, d’autres fois dans d’horribles pataches.
Je suis roué, moulu. Précisément comme je sortais de Saulieu dans le plus infâme de tous les tape-culs, j’ai rencontré trois Anglaises charmantes qui ont daigné rire beaucoup des sauts que je faisais. Je m’en suis vengé en leur disant des infamies en bon anglais.
Il ne peut s’adresser à Thiers pour ce qu’il demande à Adrien de Jussieu :
« Je compte sur vous à Lyon, vous m’y révélerez des secrets qui m’importent, car il y a tantôt 23 jours que je cherche non pas un homme comme Diogène, mais une femme. Je n’ai trouvé que des êtres bruns en bas de laine et sabots. »
Il ne peut avouer à Persil ce qu’il confie à Édouard Grasset, à savoir que l’abstinence commence à singulièrement lui peser :
Vous parlez des filles de joie de Lyon. Il n’y en a plus, ou elles se cachent bien. Le procureur du roi actuel les persécute. On n’en voit pas une seule dans les rues. La jeunesse lyonnaise se contente d’ailleurs des femelles des canuts qui ne coûtent que 40 sous.
Puis toujours à l’intention de Royer-Collard, il revient sur ses déceptions nivernaises, sur des « créatures ayant de la gorge, mais elles avaient des bas de laine bleue et des chevilles comme ma cuisse ».
Des provinces qu’il traverse et où parfois il s’attarde, parce que la crue d’une rivière a emporté un pont, il ne garde jamais un bon souvenir. La solitude lui pèse, d’autant qu’il pénètre des villages où la langue française n’a pas encore réussi sa percée ; qu’il découvre des Marseillaises, aux robes mal faites, couvertes de taches, avec de belles chevelures dont le lustre tient au suif de chandelle. S’ajoutent les soucis professionnels. D’étranges découvertes le déconcertent. Il fréquente, à Nevers, de belles églises romanes converties en brasseries et en magasins à fourrage. Des bibliothèques, comme celle de Mâcon, conservent de rares manuscrits que personne ne peut et n’a d’ailleurs besoin de déchiffrer ; il suggère qu’il vaudrait mieux rapatrier ces trésors vers Paris. La bibliothèque de Tournus est dans le plus grand désordre ; des pièces rares ont été perdues ou volées. Il y avait même là un fameux éventail dont il a entendu parler, qu’il aimerait voir mais personne ne sait ce dont il veut parler. Il le retrouve, mais à Lyon, chez un certain M. Brun qui tient commerce de curiosités. Les relations avec les élus et autres responsables l’achèvent :
Ils me mènent voir leurs masures. Si je dis qu’elles ne sont pas carolingiennes on me regarde comme un scélérat et on ira cabaler auprès du député pour qu’il rogne mes appointements. Pressé entre ma conscience et mon intérêt, je leur dis que leur monument est admirable et que rien dans le Nord ne peut y être comparé. Alors on m’invite à dîner, et on dit dans le journal du département que j’ai bougrement d’esprit.
Désormais, Mérimée connaît les cinq plaies menaçant les monuments anciens, ceux qu’il entend sauver. Il va mener un combat de vingt ans contre les curés qui se croient les propriétaires de leur église et les enlaidissent sans vergogne ; ce sont eux qu’il appelle ses « ratichons barbouilleurs ». Il se bat aussi contre les régiments qui font d’une cathédrale une écurie et bientôt une porcherie. À ces champions de la dégradation, il ajoute les Ponts et Chaussées, prêts à trop de choses pour se procurer des matériaux au meilleur compte pour refaire chemins et routes. Les deux dernières catégories lui posent d’autres problèmes ; leurs massacres paraissent moins redoutables et sont pourtant causes de trop de dégradations : ce sont les marchands et les gamins…
Les brocanteurs sont déjà à l’œuvre ; Mérimée note que si l’on veut encore avoir quelque idée de ce que possédaient autrefois les monuments religieux, ou de ce qu’étaient les habitations anciennes, c’est dans les villages ou les villes pauvres qu’il faut aller fouiller sans perdre de temps, « car chaque jour voit abattre une vieille maison, vendre des retables, des boiseries, des meubles, qui, de nos petites églises de campagne, tombent entre les mains des brocanteurs, barbares de nouvelle date, pillant la France comme les Romains ont jadis pillé la Grèce ».
Quant aux petits vandales, ils sévissent joyeusement, et nul ne sait comme s’y prendre pour les remettre au pas. Ainsi à Avioth, dans la Meuse, repère-t-il une distraction intéressante pour ces gamins : casser à coups de pierre les sculptures de l’église et de la chapelle des Morts !
Le maire n’ose les poursuivre de peur de se mettre mal avec les parents. J’ai promis aux ouvriers de Boeswillwaldque le Maire leur donnerait une gratification s’ils parvenaient à saisir un des coupables en flagrant délit. Si l’on peut faire condamner un de ces petits iconoclastes, l’amende et la fessée paternelle qui suivra seront sans doute un exemple salutaire pour l’avenir.
De Boeswillwald, que nous venons d’entrevoir, il sera souvent question désormais ; n’est-il pas le disciple préféré de Mérimée…
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Lorsque le soir venu, dans la solitude d’une chambre d’hôtel qu’il partage souvent avec la vermine, parfois avec les rats, Mérimée laisse vagabonder ses souvenirs, il revient immanquablement vers ses amours du moment. Vers Céline Cayot, la petite danseuse qu’il a confiée à Sutton Sharpe. Il songe aussi à celle qui n’est pas encore sa maîtresse mais qui est en passe de devenir la grande passion de sa vie, Valentine Delessert. Il confie à Sophie Duvaucel qu’il risque bien de ne pas rencontrer à Carcassonne « une préfète que vous savez », parce que le mari vient d’être muté en Eure-et-Loir… Sophie ne s’attriste pas franchement de l’infortune de son ami ; elle s’en amuse plutôt puisqu’elle écrit à Stendhal : « Le contretemps est fâcheux, j’en conviens, mais je garde ma pitié pour de plus grandes infortunes et d’ailleurs je me flatte que cette déconvenue nous remmènera M. l’Inspecteur un peu plus tôt. »
Céline Cayot dans son lit, Jenny Dacquin pour ses lettres ou Valentine Delessert dans ses rêves, quelques aventures de passage… Mérimée, bien que célibataire ou surtout parce qu’il est célibataire, a toujours le plus grand mal à se sentir monogame…
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(1) Texte cité par Pierre Marie Auzas, en préface des Notes de voyages de Mérimée (édition Hachette de 1971).
(2) Aujourd’hui, la rue Beaubourg.
(3) La liste complète des villes visitées, pour chacune de ces tournées, se trouve dans l’annexe « Ses voyages ».
(4) Le ministre de la Justice et des Cultes.
(5) Jamais Mérimée n’écrira correctement le nom de son collaborateur et ami. Désormais, nous rétablirons toujours son patronyme exact.