Chapitre 9

Voyage en Corse, Colomba

Le voyage que Prosper Mérimée effectue en Corse, en 1839, aurait bien pu n’avoir jamais lieu. Il est étudié, prévu, décidé après la réception, à Paris, d’un rapport de Pierangeli, conseiller à la cour royale de Bastia. Cette communication est jugée importante pour les monuments corses. Adrien de Gasparin, le ministre de l’Intérieur aux attaches corses, décide de la mission de Mérimée ; il signe le 8 mai 1839 l’arrêté précisant que « le département de la Corse sera compris dans la tournée d’inspection » que doit faire Mérimée cette année-là.

 

Tout est prêt, lorsque les Parisiens se laissent aller à leurs tendances révolutionnaires. Il y a, le 12 mai, une bouffée de violence, qui portera le joli nom d’« émeute des Saisons ». C’est un début d’insurrection que provoquent Barbès et Blanqui, en entraînant précisément les membres de la « société des Saisons » pour piller un magasin d’armes et pour tenter d’investir le Palais de justice. L’ordre revenu, l’unique mort de l’émeute inhumé, Barbès incarcéré, un remaniement ministériel remet en cause le déplacement de Mérimée. Duchâtel succédant à Gasparin, il faut attendre le 28 mai pour savoir que le nouveau ministre conserve les Monuments historiques dans ses attributions.

Finalement, les esprits calmés, les rues repavées, le gouvernement en état de marche, le ministre de l’Intérieur Duchâtel donne son accord le 24 juin. Il demande à Mérimée d’ajouter à sa tournée les monuments situés dans les localités qu’il devra traverser en allant embarquer ou sur le chemin du retour… L’inspecteur général se laisse faire. S’il est exact qu’il a une sérieuse envie d’aller en Corse, il avoue ne pas se faire trop d’illusions sur la richesse archéologique de l’île ; mais il espère découvrir un pays qu’il suppose curieux.

Le 29 juin 1839, Prosper Mérimée prend donc la route pour la plus longue de ses inspections. Il part pour la Corse par le chemin des écoliers : une quinzaine de haltes à travers la Bourgogne, le Jura, Lyon et la Provence, avant d’arriver à Toulon et d’embarquer sur le Var à destination de la Corse. Sur la route pour Toulon, il voit ou, plus exactement, revoit beaucoup de ses monuments ; essentiellement, semble-t-il, pour satisfaire les désirs de son ministre ou pour constater l’état de travaux déjà lancés, comme à Orange. À la lecture de sa correspondance, comme de son rapport, n’apparaissent en effet ni découverte notable, ni incident notoire, si ce n’est à Vienne et à Membrey.

À Vienne, il entre en conflit, comme à son habitude, avec la municipalité, qui ne se préoccupe guère du temple antique, consacré à Auguste et devenu église. Il y a des maisons adossées au temple et il vient de s’en détruire une. Mérimée trouve l’occasion excellente pour dégager et isoler le temple. C’est sans compter avec la municipalité ; elle profite du terrain récupéré pour laisser élever un magasin qui touche presque la paroi du temple. L’espace resté libre ne dépasse pas les trois ou quatre mètres… Plus grave encore, sur ce modeste espace, il est prévu de construire le logement du gardien du musée. Mérimée s’agace : « On masquerait ainsi la partie la plus ancienne et la mieux conservée du temple. » Il demande l’intervention de son ministre de tutelle, Duchâtel. Il y a aussi, pour le préoccuper, le sort d’une mosaïque romaine, à Membrey, dans la Haute-Saône. Elle a été découverte dans les ruines d’une villa antique, oubliée dans les bois. Mérimée demande immédiatement un secours pour un certain Charles Thomas, « un pauvre diable qui a fait rage pour découvrir et conserver les mosaïques de Membrey. Il a perdu une place assez avantageuse pour y travailler et c’est toute justice de lui accorder une indemnité. »

Avant l’embarquement, Mérimée fête à sa façon la fin de sa tour née sur le continent, chez son ami le Dr Faugère qui, de 6 heures à 11 heures, lui fait goûter le meilleur de sa cave. Après quoi Mérimée regagne son hôtel comme il le peut, d’un pas mal assuré.

 

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Mérimée embarque le 15 août pour Bastia. Arrivé en Corse, il suit un itinéraire incertain, puisque nous le retrouverons à Aléria, à Corte puis à Ajaccio le 28 août, d’où il visite Sollacaro, Olmeto, Propriano, séjourne à Sartène, gagne Fozzano par Arbellara puis revient à Sartène, pousse jusqu’à Bonifacio. Nous le revoyons à Porto-Vecchio, Carbini, Sainte-Lucie-de-Tallane, Ajaccio encore, Cargèse et Bastia. De là, il fait encore quelques boucles pour Murato, Saint-Florent puis pour Luri et la tour Sénèque, autant qu’il soit possible de reconstituer son voyage… Revenu à Bastia le 7 octobre, il s’embarque pour Libourne. Si ces trajets paraissent déconcertants, l’explication tient certainement à sa méthode de travail, bien différente de ses habitudes. Il ne progresse plus par villes, mais par tranches historiques : traces druidiques, antiquités romaines, art roman puis gothique… Difficile dans ces conditions de retrouver un cheminement cohérent.

Embarqué pour la Corse sans trop d’illusions sur ce qu’il peut y découvrir, Mérimée n’est pas autrement déçu. Qu’ils soient préhistoriques, romains ou romans, les vestiges ou monuments qu’il rencontre lui paraissent médiocres. À ce jugement abrupt n’échappent guère que la Canonica, Saint-Michel de Murato, la cathédrale du Nebbio. Mais seul le clocher de Carbini lui paraît mériter une restauration. Il est vrai que l’art corse doit beaucoup aux influences extérieures de toutes origines. Son intérêt émoussé a une conséquence : il ne demande guère de subventions aux Monuments historiques ! Sans doute cet intérêt très relatif a-t-il des raisons qu’il convient de ne pas ignorer. En Corse, comme sur le continent, Mérimée a consulté des antiquaires locaux, des bons et des mauvais, des compétents et des incultes… Comme cela lui est arrivé dans les Pyrénées-Orientales, il a manifestement été égaré par certains guides d’occasion. Il sera aussi accusé d’avoir négligé les tours dites « génoises » et d’avoir trop insisté sur d’éventuelles similitudes ethnographiques entre Corses et Celtes ; ce qui est pourtant un point les plus intéressants de son rapport, même si quelques sites restaient encore à découvrir.

 

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Suivons son exploration telle qu’il a lui-même décidé de l’entreprendre. Commençons par les traces d’une civilisation celte, étonnante en ces lieux et qui intrigue beaucoup Mérimée :

Je n’hésite point à rapporter à une époque antérieure à l’établissement des Romains dans la Corse quelques monuments d’origine inconnue, et absolument analogues à ceux qu’en France ou en Angleterre on nommerait druidiques ou celtiques. Si dans notre pays, on est embarrassé pour assigner une date à leur construction, à plus forte raison, l’incertitude redouble lorsqu’on les rencontre dans une île aussi éloignée du continent celtique, et qui n’a eu que fort tard des relations connues avec les peuples du Nord.

Sa première rencontre est un dolmen – ou stazzona – dans la vallée du Taravo, à une lieue et demie de Sollacora ; le site lui a été signalé par un officier d’artillerie, le capitaine Mathieu. Le monument, qui lui paraît le plus important, est la stazzona de la vallée de Cauria (ou de Gavuria), dolmen aussi appelé la Forge du diable, ou stazzona del Diavolo. Pour la première fois, il voit, sur le roc, des rigoles tracées de main d’homme et qui ont, parfois, suscité des légendes de sacrifices humains. Il se garde bien d’aller aussi loin : « Qu’elles aient été tracées pour l’écoulement d’un liquide quelconque, cela paraît encore bien certain, à considérer leur pente et leur direction. » Neuf menhirs – ou stantare – disposés sur une ligne parallèle à l’axe du dolmen complètent le site et lui rappellent Carnac ou Erdeven. De retour à Bastia, il montre ses croquis à plusieurs personnes qui lui confirment l’existence d’autres monuments, toujours à proximité de Sartène. L’un de ses conseillers, Pierangeli, antiquaire instruit et correspondant du ministère, lui promet de les visiter et de rédiger ses observations.

Une autre constatation de Mérimée est à retenir : ces dolmens et ces menhirs ne sont jamais bien loin de la côte ; exactement comme en Bretagne. Autour de ces sites, qu’ils soient corses ou bretons, les interrogations sont identiques :

Destination et origine, écrit-il, sont en France des mystères fort obscurs, et ce n’est que par une série de suppositions passablement gratuites, qu’on en est venu à les considérer comme des temples ou des autels de la religion druidique… Du silence complet des auteurs anciens, qui cependant ont accordé quelque attention aux doctrines de prêtres gaulois, on pourrait inférer que ces monuments étaient préexistants à la religion des druides.

La présence, en Corse, de monuments, qui se trouvent essentiellement en pays celtes, le trouble effectivement : « On peut se refuser à croire qu’un peuple dont de nombreuses armées étaient arrêtées par un bras de mer, ait, à une époque très reculée, porté des colonies dans une île très éloignée du continent. Le fait cependant n’est point impossible, et quelques considérations viennent s’y rattacher, qui le rendent moins improbable. » Le doute naissant, même les populations lui posent des problèmes ethniques : ne rencontre-t-il pas à Sartène des indigènes blonds aux yeux bleus… Le savant trébuche sur un fait qu’il tient pour possible, sans en avoir la moindre certitude. Il l’avoue, sans pouvoir imaginer que le doute aura longue vie.

Si ces mystères l’agacent, ils ne lui interdisent pas quelques interprétations audacieuses ; un homme comme Mérimée ne perd jamais le goût de la mystification. Ainsi à propos de la pierre ou statue d’Apricciani, aux environs de Cargèse, cède-t-il, une fois encore, à son vieux penchant. Il y a là un menhir de plus de deux mètres de haut et qui est sculpté ; il ne sait trop si le visage à la barbe pointue est punique, phénicien ou barbare. « Provisoirement j’ai dit à mon guide que c’était le portrait très ressemblant de Hannon, général carthaginois que j’avais beaucoup connu. » La suite est celle qu’il espérait, ou qu’il redoutait : « On a recueilli cette statue, et on lui a mis une étiquette constatant qu’elle représente ledit Hannon, et on me cite à preuve. »

Plus tard, fort de son expérience, il devient moqueur à l’égard de Requien, venu herboriser en Corse : « Je ne m’étonne pas que vous n’ayez pas rencontré de stazzone ni de stantare, si vous ne les cherchez pas là où elles se trouvent. » Il lui indique quelques sites qu’il juge intéressants, dans l’arrondissement de Sartène : la stazzona del Diavolo, avec ses rigoles ; dans la vallée de Cauria, une stazzona près de Sollacaro ; beaucoup de stantare, sur le chemin de Sartène ; sur la route de Propriano à Sartène, au bord du Rizzanese, deux belles stazzone. Pour faire bonne mesure, sachant que Requien reviendra en Corse, où il trouvera d’ailleurs une mort accidentelle durant ses recherches, Mérimée ajoute des sites qu’il ne connaît pas, certainement ceux que Pierangeli doit aller examiner pour lui, une stazzona intacte à Bezzico Nuovo, les stantare de Baccil Vecchio, près du village de Grossa, une stazzona voisine du lac de Nino. Il est à noter que Mérimée ne peut avoir vu le site de Filitosa, qui n’était pas encore dégagé à l’époque, dont les menhirs présentent aussi des visages esquissés dans le roc.

 

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Les étapes suivantes de Mérimée, chronologiquement parlant, le conduisent vers les sites d’origine romaine. À bien chercher, il est déçu. Il ne trouve guère que deux colonies romaines, Mariana et Aléria, et trente-trois cités, – ou civitates – déjà mentionnées par Pline et qui ne lui paraissent pas mériter l’appellation de colonie. « À aucune époque il ne semble pas que les Romains aient accordé beaucoup d’attention à la Corse », écrit-il. Et de citer Strabon qui ne voyait là qu’un territoire où se procurer des esclaves, « qui aiment mieux mourir que de se façonner aux manières de leur condition ». Mérimée note aussi n’avoir trouvé nulle indication que les Corses aient fourni un contingent militaire aux armées de la Rome impériale. Bien qu’il soit venu sans illusions, la déception de M. l’inspecteur général des Monuments historiques devient évidente : « Au reste, je n’ai jamais visité de province, autrefois soumise à leur empire, qui m’ait offert moins de vestiges de leurs arts et de leur civilisation. »

Restent les deux colonies acceptables. À Mariana, il croit reconnaître pour être un travail romain quelques colonnes de granite ainsi que des éléments épars dans les archivoltes appliquées autour de l’abside de la petite église de San-Perteo. Arrivé à Aléria, il n’est guère plus enthousiaste. Il juge les ruines « un peu plus intéressantes, mais malheureusement fort incertaines ». Un premier détail l’intrigue, et le détail est d’importance : Aléria lui paraît mal construit, ce qui n’est jamais dans les usages romains ! « Leurs édifices les moins considérables étaient bâtis avec plus de soin, ou, pour mieux dire, avec moins de négligence. » Serait-ce donc une ville plus ancienne, grecque ou étrusque, il se pose la question mais n’y croit absolument pas. Les murailles l’intriguent aussi : « Épaisses, d’appareil incertain, très grossières, flanquées de tours rondes. Je n’ai vu nulle part le moindre vestige de parement, et, autant qu’il est possible de juger des ruines aussi informes, elles m’ont paru avoir plus d’analogie avec des murs du Moyen Âge qu’avec des remparts romains. » Les Romains ne sont pas totalement absents, puisqu’il retrouve des restes qui ne trompent pas un archéologue, comme des débris de tuiles à crochet. C’est bien peu pour assurer qu’Aléria est une colonie romaine. Il n’a donc que des hypothèses à avancer : ou bien c’est une ville ravagée et mal restaurée, ou bien c’était une cité arabe implantée sur les ruines romaines. Pour une construction circulaire, à deux enceintes concentriques d’environ 20 mètres de diamètre, qui a tout l’air d’un cirque, il avance une hypothèse, puisque la médiocrité de la construction lui rappelle les murs de l’Alhambra : « Il n’est pas impossible que les Sarrasins maîtres d’Aléria s’y soient donné le plaisir des courses de taureaux qu’ils ont importées en Espagne. »

 

Plus Mérimée remonte le temps, plus sa déception est évidente. Lorsqu’il aborde ce qu’il appelle le Moyen Âge, il avoue patauger, parce que l’incertitude imprègne tous les sites ou presque : « J’ai vainement recherché à recueillir des renseignements historiques sur les principales églises de Corse ; je n’ai trouvé que des traditions incertaines, souvent contredites par le caractère des monuments eux-mêmes. » Les raisons qui le conduisent vers ces impasses sont diverses. Le plus souvent, lorsqu’il interroge les connaisseurs ou supposés tels, ceux-ci lui donnent pour date du monument celle retenue par la légende, autrement dit la date de la première implantation, bien que l’institution primitive ait été détruite ou abandonnée et suivie de reconstructions successives. Ou bien l’âge du monument est calculé très différemment : on recompte les années à partir de l’expulsion définitive des Maures, supposée être intervenue au XIe siècle, ce départ étant suivi d’une nouvelle ferveur religieuse. Quant au style, Mérimée se dit persuadé qu’il a été importé de Toscane et de Pise et qu’il s’est perpétué en Corse. Pour cet ensemble de raisons, il ne croit pas qu’il y eut, en Corse, d’église antérieure au XIe siècle. Il accorde pourtant quelque attention à La Canonica, qu’il considère comme une assez jolie église mais pauvre d’ornementation, puis à San Perteo, qui paraît une réplique en plus petit de la précédente.

 

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Les conditions de la vie quotidienne du voyageur n’ont certainement pas été meilleures en Corse qu’à travers la France continentale. Il y a souffert des mêmes maux, des mêmes privations…

Ses responsabilités, à la direction des Monuments historiques, ne lui tournent pas la tête ; elles lui donnent simplement des ambitions qui, à la vérité, n’ont d’autre but que d’amuser les amis du vaurien repenti. Il explique ainsi, à Requien, avoir découvert qu’il y avait à Rome, dès le temps d’Auguste, un inspecteur des Monuments historiques, lequel cumulait cette fonction avec celle plus originale d’inspecteur des lupanars. Et il y avait quarante-six de ces établissements dans la IXe région de Rome. Sérieuse ou pas, l’idée lui trottine dans la tête. Dès son retour de Corse, après avoir, semble-t-il, là aussi souffert de la chasteté, il écrit à Tiburce Morati, sous-préfet de Bastia : « L’autre jour je vous ai dénoncé au ministre comme compromettant la tranquillité publique à Bastia par les mesures ultra-rigoureuses que vous prenez contre les dames qui se consacrent au bonheur de l’humanité. Vous verrez que quelque jour une révolte éclatera, dirigée par M. Sigaudy qui, si vous n’autorisez la création d’un établissement moral, finira par faire un mauvais coup. »

 

Puisqu’il doit retrouver son ami Stendhal sur le chemin du retour, il peut espérer des jours moins sombres. Il embarque le 7 octobre pour Livourne, et retrouve à Civitavecchia M. le consul. Ensemble, ils gagnent Rome en passant par le site étrusque de Corneto, puis ils vont à Naples et Paestum, Pompéi et Herculanum. Mérimée dit avoir passé treize jours à Rome, le reste à Naples. Là, ils ont souhaité voir les salles secrètes du musée qui sont parfois ouvertes, parfois fermées au public, selon des bouffées de pudeur administratives qui vont et qui viennent. Mérimée prend la plume pour solliciter l’autorisation indispensable : « Nous sommes cinq ou six très moraux, qui voudrions cependant voir les immoralités que Sa majesté le Roi des Deux Siciles cache à ses sujets. On nous dit que sans votre protection nous ne pourrons pas admirer toutes ces belles choses. Serait-ce abuser de votre complaisance que de vous prier de nous faire avoir un billet pour le musée réservé. » Le destinataire de la lettre est inconnu, comme trois ou quatre de ces personnages très moraux… Les deux autres sont bien évidemment Mérimée et Stendhal, qui laissera, auprès de certains amis, le souvenir d’un admirateur d’un certain art érotique.

Un autre aspect de la vie napolitaine intrigue Mérimée sans qu’il ait le temps de s’informer davantage. Il se retranche donc derrière les appréciations d’Alexandre Dumas sur une coutume supposée locale, qu’il faut bien appeler « la mafia » : « Alexandre Dumas, qui est un grand blagueur, conte des choses curieuses de l’État de Naples. Il dit qu’il y a une association de voleurs établie sur des bases larges, qu’on appelle la Camora, et dont tous les affiliés s’aident entre eux contre la société des honnêtes gens. »

Stendhal et Mérimée se séparent le 10 novembre, Mérimée est à Marseille le 15 et à Paris début décembre.

L’entente entre les deux compagnons de voyage ne paraît pas avoir été parfaite. Mérimée qui, pour les pseudonymes de Stendhal, était « Clara » ou « le comte Gazul » devient « Académus ». Il parle trop souvent à son ami de son désir d’entrer à l’Académie française, ce qui agace son complice ; comme Mérimée s’avoue horripilé par les cours magistraux que lui prodigue Stendhal… Apparaît une sorte de désamour que Mérimée résume ainsi dans une lettre à Requien : « Je ne comptais pas voir Rome et je me suis laissé entraîner par M. Beyle. J’en suis on ne peut plus content. Je dis de Rome ; mais il y a tant de choses à voir qu’on s’y extermine. »

 

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Depuis La Vénus d’Ille, Prosper Mérimée n’a guère rédigé que des rapports officiels sur les monuments à protéger ou des textes qu’il offre à ses tendres amies au lieu de les confier à ses éditeurs. Il faut attendre l’été 1840 et son retour de Corse, pour qu’il renoue avec la publication ; avec une nouvelle qui est incluse dans La Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1840 et un an plus tard en librairie, un des ouvrages qui fera le plus pour sa gloire : Colomba !

Comme il vient d’achever son voyage en Corse, il est permis de s’interroger sur les sources auxquelles il a puisé, sur la réalité de ses personnages, sur la part de l’imagination de l’auteur. La seule question qui ne se pose pas immédiatement est celle d’une égérie qui aurait guidé, ou dévié la plume de l’écrivain. Plus tard, il apparaîtra que celle-ci a existé, qu’elle a fait transformer par Mérimée le dénouement de sa nouvelle. Valentine Delessert veille sérieusement sur l’œuvre de son amant !

Qui est donc l’héroïne de cette tragédie ? Colomba a-t-elle existé ? Est-elle née de la fusion de plusieurs personnages ? La réponse est connue : Colomba, c’est Colomba Carabelli, veuve Bartoli. Elle est née en 1765 à Fozzano, elle a eu un fils, François, tué début 1834. Elle a, à l’époque où Mérimée la rencontre, une fille Catherine, âgée de 31 ans, et non pas de 20 seulement comme Mérimée veut nous le faire croire. Voici le récit de ces rencontres, telles qu’il les explique à Requien, dès septembre 1839, alors qu’il est encore à Bastia :

J’ai vu encore une héroïne, Mme Colomba, qui excelle dans la fabrication des cartouches et qui s’entend même fort bien à les envoyer aux personnes qui ont le malheur de lui déplaire. J’ai fait la conquête de cette illustre dame qui n’a que 65 ans, et en nous quittant nous nous sommes embrassés à la Corse, id est sur la bouche. Pareille bonne fortune m’est arrivée avec sa fille, héroïne aussi mais de 20 ans, belle comme les amours, avec des cheveux qui tombent à terre, trente-deux perles dans la bouche, des lèvres du tonnerre de dieu, cinq pieds trois pouces(1) et qui, à l’âge de 16 ans, a donné une raclée des plus soignées à un ouvrier de la faction opposée. On la nomme la Morgana et elle est vraiment fée, car j’en suis ensorcelé ; pourtant il y a quinze jours que cela m’est arrivé.

Il est hors de doute que Catherine a fait une grosse impression sur Mérimée, qui s’imagine même revenant à Paris, avec, au bras, sa sauvageonne, illettrée mais diablement belle. Ce n’est ni une image, ni une illusion ; d’autres hommes se sont ainsi égarés. Mérimée demande bien à Colomba la main de sa fille Catherine, mariage immédiatement refusé par Colomba. Deux prétextes sont généralement avancés, à défaut de confidence des intéressés. Mérimée aurait été, aux yeux de Colomba, « un assez mince personnage » selon certaines sources ; mais comme c’est exactement l’expression déjà employée par le Dr Double pour refuser la main de sa fille Mélanie, l’hypothèse est douteuse. Mérimée n’aurait été qu’un « pinzuto » ou « pointu » autrement dit, un homme du continent, voire un fonctionnaire pour un certain Lorenzi de Bradi, allié aux Colonna d’Istria ; et là, tout est vrai, mais l’est-ce assez pour devenir une bonne raison ? Catherine épousera Joseph Istria, du village d’Olmeto. Comme sa mère elle correspondra longtemps avec Mérimée, souvent prié de trouver un emploi pour le petit-fils de l’une et fils de l’autre, ou même pour le recommander auprès d’examinateurs… Reste une interrogation : Mérimée a-t-il été par hasard vers Colomba ? Rien de moins évident. Lui qui préparaît soigneusement ses déplacements aurait connu à Paris Orso Carabelli, le frère de Colomba.

L’intrigue, le drame n’ont rien d’imaginaire. Mérimée s’est documenté le plus précisément possible sur ses héros, les mœurs de la région, les noms qu’il peut donner à ses personnages puisqu’il écrit, en juin 1840 à J.-C. Grégori, auteur de la tragédie Sampiero Corso : « Je voudrais un nom gentil, car c’est pour mon héros, et vous savez qu’on ne s’intéresse qu’aux noms agréables et doux à prononcer. Vous seriez bien aimable si vous pouviez m’envoyer cela bientôt. » Ce sera Della Rebia !

Mérimée parle à son ami Étienne Conti(2), avocat installé en Corse, de ses recherches. Il attend la fin de la pluie pour s’occuper de ses monuments et pousser jusqu’à Murato et Algajola, « en attendant je fouille dans les dossiers de la cour royale et me repais d’assassinats ». Attentif à ne pas créer d’incidents, il prend soin de déplacer la vendetta dans l’espace : le drame se déroule dans un village des environs de Bastia, parce que Mérimée n’a pas voulu relancer la vendetta latente à Fozzano. De même les ennemis Durazzo sont devenus les Barricini. Pour en finir avec les clés, le coup double d’Orso, tuant ses deux adversaires en même temps, est à attribuer à Jérôme Rocca Serra, un ami de Mérimée. Celui-ci apprendra en décembre 1843 que Rocca Serra vient d’être tué de quatre balles de fusil à proximité de sa maison de Sartène. Il écrit aussitôt à Grégori : « Je ne saurai vous dire la peine que cela m’a fait et la mauvaise humeur que cela m’a donné contre votre pays. »

Seule la fin est inventée par Mérimée, puis modifiée, pour ne pas déplaire à Valentine Delessert. Mérimée révèle à Étienne Conti, en novembre 1840, l’histoire de la fin remaniée : « Son père vengé, je voulais la montrer occupée d’assurer la fortune de son frère, et je lui faisais organiser une espèce de guet-apens pour obliger l’héritière anglaise à l’épouser. Peut-être était-ce plus vrai de la sorte. Une dame à qui je montrai cette fin me dit : jusqu’ici j’ai compris votre héroïne, maintenant je ne la comprends plus. L’alliance de sentiments si nobles avec des vues intéressées me semble impossible. » Trop amoureux pour renâcler, Mérimée s’exécute ; il reprend la fin de sa nouvelle et détruit la première version, ce qui, tout compte fait, lui laisse des remords : « Je regrette bien d’avoir jeté au feu ma première fin je vous l’aurais envoyée pour avoir votre avis. »

Colomba paraît à partir de juillet 1840 dans La Revue des Deux Mondes, en même temps, semble-t-il, qu’une publication en feuilleton en Grèce, immédiatement suivie par des éditions pirates belges la même année. Une hâte curieuse puisque les épreuves n’ont pas encore été corrigées par l’auteur. Mérimée adresse un des premiers exemplaires à Vitet, qui apprécie, avec cet envoi : « Je suis bien content que Mlle Colomba vous ait plu. Si je n’avais craint de déplaire à trois ou quatre bandits de mes amis, j’aurais pu encore vous donner quelques touches de couleur locale, mais ici on ne m’aurait pas cru, et quand je serais retourné en Corse, on m’aurait fait mourir della mala morte. » Colomba l’occupera longtemps encore. Des années durant, apparaissent, dans sa correspondance, des allusions à la nouvelle. Ainsi en octobre 1848, il explique à un ami anglais, George Grote(3) que les Corses, s’ils parlent beaucoup de leurs vendettas, épargnent les étrangers et il dit qui était Rocca Serra :

J’ai parcouru les montagnes et les maquis de l’arrondissement de Sartène en compagnie d’un M. Jérôme Rocca Serra, en butte à une vendetta terrible pour avoir tué deux de ses ennemis d’une seule main en deux coups de fusil, dans des circonstances exactement les mêmes que j’ai décrites dans Colomba. Un vieux prêtre, seul héritier de la famille ennemie, payait des assassins sardes pour le tuer. M. Rocca Serra me disait que ma présence lui donnait une sécurité complète, ma qualité d’étranger étant pour lui comme une sauvegarde.

Bien plus tard, en juin 1866, il autorise Hector Crémieux et Philippe Gille à adapter Colomba en opéra-comique, sur une musique d’Edmond Membrée. Annoncé pour l’hiver 1866, il ne sera jamais joué. Maurice Parturier retrouvera la trace de deux autres mises en musique de la nouvelle. Elles sont toutes restées inédites… Depuis, les adaptations cinématographiques ou télévisuelles ne se comptent plus.

Le succès de la nouvelle ne profite pas, littérairement ou artistiquement parlant, à la Corse, puisque Edmond de Goncourt, le 22 octobre 1890, écrit, à propos du voyage que projette son ami Margueritte, en quête de sujets neufs, « la Corse n’ayant pas été explorée depuis Mérimée ».

 

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Notes

(1) 1 pied = 0,324 mètre ; 1 pouce = 0,027 ; soit pour Catherine 1,70 mètre.

(2) Étienne Conti (1812-1872) sera plus tard le secrétaire de l’empereur, succédant à Mocquard, puis son chef du cabinet. Il deviendra sénateur.

(3) George Grote (1794-1871) banquier et helléniste, membre correspondant de l’Institut.