Est-ce un devoir confirmé envers Libri, un reste de passion pour Mme Libri, la haine des chartistes ou bien le mépris des experts comme des juges ? Sans doute toutes ces raisons se confondent-elles chez Mérimée. En tout cas, il décide en 1852 de reprendre l’offensive en faveur du bibliophile, certainement peu délicat.
Il paraît agir de sa propre initiative. Il a certes fait un voyage à Londres en juillet 1851 et sans doute rencontré les Libri, rien ne permet d’affirmer que l’action nouvelle ait été mûrie à cette occasion. Il faut attendre mars 1852 pour en trouver des traces dans sa correspondance. C’est une curieuse lettre qu’il adresse à Jenny Dacquin. Curieuse parce que Mérimée, d’évidence, hésite entre deux sentiments : défendre un ami tout en se lançant dans une aventure qui, il le devine, le dépasse. Il interviendra naturellement pour aider Libri mais aussi et surtout pour régler un contentieux qui devient personnel avec les juges :
J’ai entrepris une œuvre chevaleresque dans un premier mouvement et vous savez qu’il faut se garder de cela. Je m’en repens parfois. Le fond du problème, c’est qu’à force de voir des pièces justificatives sur l’affaire de Libri, j’ai eu la démonstration la plus complète de son innocence et je suis à faire une grande tartine dans la Revue(1) au sujet de son procès et de toutes les petites infamies qui s’y rattachent. Plaignez-moi ; il n’y a que des coups à gagner dans ce métier-là, mais quelquefois on se sent si révolté par l’injustice qu’on devient bête.
Le ton n’est guère différent quand il s’adresse à Mme de Montijo, mais, cette fois, il est bel et bien passé à l’offensive et sa lettre suit de trois jours la parution de son article : « J’ai eu l’idée très chevaleresque de faire un plaidoyer pour un pauvre diable, très injustement persécuté, ce qui m’a obligé à des recherches sans fin et à des écritures qui ont abouti dans la dernière Revue des Deux Mondes. »
L’article paraît le 15 avril 1852. Il commence par un long portrait de Guillaume Libri ; le récit de sa jeunesse, de ses engagements politiques et même de ses obsessions :
M. Libri voyait partout des jésuites. Jésuites en robes longues, jésuites en robes courtes, il frappait sur tous impitoyablement. Irrité de je ne sais quelle attaque insérée dans le journal de l’école des Chartes, il crut toute l’école infestée de jésuites. Il était alors le secrétaire et le membre le plus actif d’une commission instituée par M. Villemain pour rédiger un catalogue des manuscrits existants dans les bibliothèques de France. On assure qu’il déclara devant cette commission qu’il ne se mêlerait plus de ses travaux, si un seul élève était employé à la rédaction du catalogue. Si le fait est exact, M. Libri eut grand tort de rendre toute une école responsable des griefs qu’il avait contre quelques-uns de ses membres.
Ce qui revient à dire, au-delà de l’ironie, que les experts n’étaient pas nécessairement de grands professionnels, eux qui étaient payés à la journée et qui firent durer vingt-cinq mois leur expertise…
Pour moi, j’avais cru que lorsqu’on accusait un homme, on s’appliquait avant tout à découvrir des preuves positives de son crime ; qu’à cet effet on réunissait les témoignages et les pièces à conviction, après les avoir contrôlées sine ira et studio, qu’enfin on les exposait le plus clairement et le plus simplement possible. Cette méthode a vieilli, et la mode, si on en juge par le morceau que j’ai sous les yeux, recherche surtout les effets et la couleur.
Accroché aux basques des experts, et plus précisément acharné sur les fautes qu’ils ont pu commettre, Mérimée se laisse aller, à l’occasion, à reprendre leurs méthodes, au risque de déboucher sur les mêmes erreurs. Il demande de l’aide à ses amis, les prie d’enquêter sur tel et tel manuscrit, perdu, retrouvé, égaré, peut-être vendu. Il adopte pour exemple, qu’il voudrait indiscutable, une très ancienne lettre d’un certain Chifflet, datée du 2 juin 1632. Elle a disparu d’un dépôt public ; elle a sûrement été volée par Libri puisqu’il a vendu une lettre du même Chifflet datée de la même année. Prouvez d’abord, conclut-il, que Chifflet était dans l’habitude de n’écrire qu’une lettre par an ! Et il déniche des erreurs de date, de titre, de format, de traduction dans le fameux rapport puisqu’il conclut ainsi sa plaidoirie :
J’ai trop bonne opinion de la magistrature française pour douter un instant que, si l’accusé se fut présenté à l’audience, on eût osé livrer un tel amas d’erreurs à une discussion publique ; mais tout est bon contre un contumace. Quand on le noircirait bien fort, où est le mal ? Qu’il se justifie. Contumace à vrai dire, voilà le seul grief un peu solide contre M. Libri. Cependant un grand juriste français a dit que si on l’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame, il commencerait par prendre le large.
X
Mérimée découvre très vite que son article ne connaît pas le succès espéré. La justice le prend tout à fait mal et il s’en inquiète. Il s’en confie, en ce même mois d’avril 1852, à Saulcy puis à Jenny Dacquin. À Saulcy, il avoue que l’on commence à lui faire un peu peur, avec les suites possibles : « On me dit qu’on me fera un procès. » À Jenny Dacquin, il précise qu’il est menacé d’un procès pour mépris de la justice et attaque contre la chose jugée ; « cela me paraît fort, mais tout est possible. »
Il comprend qu’il est temps de rentrer Rossinante à l’écurie. Allumant quelques contre-feux, il annonce qu’il va corriger certaines erreurs dans une prochaine parution de La Revue des Deux Mondes. Comme il n’y a pas de temps à perdre, cette annonce est publiée dès le 28 avril dans Le Journal des Débats : « On a voulu voir dans mon article ce qui a toujours été loin de ma pensée, une attaque contre la justice, une offense à la magistrature. Dans un travail bibliographique, je ne pouvais songer à porter la moindre atteinte au caractère des magistrats. J’ai cru pouvoir discuter des dires sur des questions toutes spéciales et quelquefois relever des erreurs. » Mais il est bien forcé de reconnaître que lui aussi en a commis…
La menace d’un procès ne s’estompe pas. L’adversaire ouvre même, sans attendre, un deuxième front. Sans doute lassés d’être malmenés, ridiculisés, les trois experts, qui ont instrumenté contre Libri – MM. Lalanne, Bordier et Bourquelot – décident que pour eux le temps du silence s’achève. Ils publient leur défense le 1er mai, dans La Revue des Deux Mondes, donc dans la même parution que le nouveau plaidoyer de Mérimée pour Libri. Ce n’est pas un hasard de la mise en page puisque, dès le 22 avril, sachant que les experts se préparaient à répliquer, Mérimée abordait le problème avec Buloz : « Nul doute à mon avis que ces messieurs n’aient droit à insérer leur réponse dans La Revue, si comme j’aime à le croire cette réponse est convenable. Je vous demanderai de me réserver un peu de place le cas échéant. »
Les experts se veulent précis, argumentant autant qu’ils le peuvent, écartant les accusations de Libri contre l’École des chartes, précisant qu’ils n’ont travaillé que quatorze mois seulement. Après quoi, ils relèvent toutes les erreurs de Mérimée, les attribuant au passage à Libri qui aurait informé Mérimée, en déformant quelques données. Ils justifient aussi leurs méthodes :
Nous examinions à la fois le catalogue de la bibliothèque et celui de la vente faite en 1847 par M. Libri, et lorsque le même ouvrage était indiqué sur les deux catalogues nous le faisions rechercher par les employés que l’on avait bien voulu mettre à notre disposition ; car jamais nous n’avons touché nous-mêmes aux armoires ou aux rayons. Nous avons dû regarder comme définitivement absents les livres que l’on n’avait pu nous représenter après de minutieuses investigations. Aujourd’hui, sur soixante-douze pièces perdues par la Mazarine, et signalées par l’acte d’accusation, cinq dit-on ont été retrouvées. Nous le croyons ; mais l’une d’elle (le Pamphilo Sasso) était certainement en double à la bibliothèque car l’une des estampilles de cet établissement se voit encore fort distinctement sur un exemplaire saisi au domicile de M. Libri.
Les voici soulignant à leur tour les erreurs de Mérimée ; erreurs sur les origines, les titres, les dates, les éditeurs, n’oubliant aucune des lacunes de son argumentation :
Occupez-vous aussi de tant de points dont il est question dans l’acte d’accusation et sur lesquels vous avez cru devoir garder le silence. Dites-nous quelques mots du Théocrite et du Dante, volés à Carpentras, des correspondances originales de de l’Isle et d’Hélvétius à la bibliothèque de l’Observatoire ; n’oubliez pas les manuscrits de Léonard de Vinci et de Godefroy à l’Institut, les collections Du Puy, Peiresc, Boulliau, Baluze, etc. à la Bibliothèque nationale. Quand on vous fournira des pièces justificatives que l’on prétendra écrites de la main de personnages qui ne sont plus de ce monde, examinez les documents avec la plus minutieuse attention ; vérifiez scrupuleusement la date, le contenu, l’écriture ; soyez, en un mot, d’une méfiance excessive, et à l’heure où vous voudrez reprendre cette polémique, vous nous trouverez toujours prêts.
La Revue des Deux Mondes ayant donc communiqué la riposte des experts à Prosper Mérimée, celui-ci peut, dans la même parution, reconnaître quelques écarts et certaines erreurs. Il n’a pas voulu attaquer la justice et la magistrature, qu’on veuille bien le croire et il ne souhaitait que pousser Libri à purger sa contumace ; des arguments dont il use certainement pour protéger la revue. Aux experts, il confesse quelques défauts dans son raisonnement ou des faiblesses dans son argumentation : « J’ai attiré l’attention du public indifférent sur un homme malheureux qui, depuis quatre ans, cherche en vain un journal et une plume qui prenne sa défense. Malgré quelques erreurs que je reconnais franchement, je crois avoir montré l’esprit général qui a dicté les accusations contre M. Libri. On l’a cru coupable avant de l’avoir entendu. »
Cette passe d’armes va être lourde de conséquences : la justice, comme le craint Mérimée depuis la mi-avril, entend également se faire respecter. Des poursuites sont engagées contre l’auteur des articles « pour outrages adressés dans leurs fonctions à des magistrats ».
X
L’époque devient douloureuse pour Prosper Mérimée. Ces procédures le déconcertent ; elles passent pourtant après les craintes pour la vie de sa mère. Celle-ci est malade, bientôt à l’agonie. Il veille jour et nuit cette femme qui, pour lui, compte plus que tout au monde. Le 30 avril, il annonce son décès à Fanny Lagden et à Jenny Dacquin : « Ma bonne mère est morte ; j’espère qu’elle n’a pas trop souffert. Elle avait les traits calmes et l’air doux qui lui était ordinaire. »
Mérimée devait comparaître devant le juge d’instruction le 26 avril. Il a obtenu un délai en raison de la maladie puis de la mort de sa mère. Il se présente devant le magistrat le 5 mai. Celui-ci, M. Dubarle, est courtois, curieux, précis. Mérimée entend lui démontrer qu’il n’a jamais songé à s’attaquer à la magistrature. Quant aux erreurs qu’il croyait avoir trouvées chez les experts, il est obligé de reconnaître que lui-même s’est trompé sur plus d’un point.
À l’époque les instructions sont rondement menées. Trois semaines après avoir fait la connaissance du juge d’instruction, il se retrouve, le 26 mai devant la sixième chambre du tribunal de la Seine. Dans le box des accusés, il est en compagnie de M. de Mars, le gérant de La Revue des Deux Mondes. Le procès ne traîne pas ; nous n’en saurons pourtant que peu de choses. Depuis la très jeune loi du 17 février 1852, il ne reste pratiquement aucune possibilité pour les journaux de publier des comptes rendus d’audience pour les procès de presse. Il est, le jour même, condamné à quinze jours de prison et 1 000 francs d’amende. Son coaccusé, M. de Mars, s’en tire à bien meilleur compte : 200 francs d’amende seulement.
Si l’on en croit Louis de Loménie, s’installant dans le fauteuil de Mérimée à l’Académie, et glissant l’anecdote dans son discours de réception, le 8 janvier 1874, alors que les deux accusés attendaient le verdict de leurs juges, un grand diable se serait approché de Mérimée. L’accusé reconnaît un bandit corse rencontré dans le maquis douze ans plus tôt, un bandit lettré sans aucun doute, puisqu’il s’est pris de passion pour l’écrivain. Il ne peut supporter que sa condamnation reste sans conséquence. Il vient lui proposer, si Mérimée est condamné, de prendre la vendetta à son compte, au moins contre le président du tribunal ou contre le ministère public…
Mérimée condamné n’accepte pas son sort. Certes, il considère toujours que la cause de son ami méritait l’intervention qui va le conduire en prison, certes il confirme son mépris pour certains juges, mais il revient aussi sur sa propre imprudence, il s’en confie dans une lettre à Léonce de Lavergne : « Mon tort est d’avoir cédé à un premier mouvement sans me rappeler l’excellent aphorisme de Montrond “qu’il faut éviter les premiers mouvements parce qu’ils sont presque toujours honnêtes". Je n’ai pu voir de sang-froid qu’on imprimât et soutînt tant de platitudes et d’iniquités. […] Cela ne m’a rien appris sur le caractère de MM. les chats fourrés seulement je regrette le temps où on achetait des charges, dans ce temps-là elles appartenaient à des gens d’esprit. »
Il écrit sensiblement la même chose, presque dans les mêmes termes à Mme de Montijo mais il confie à son amie qu’il a offert sa démission d’inspecteur général des Monuments historiques au directeur des Beaux-Arts, Auguste Romieu. Il lui écrit effectivement :
Sans doute, cet arrêt dont je n’appellerai point, s’adresse à l’homme de lettres et non au fonctionnaire ; cependant il se peut qu’il mette M. le Ministre de l’Intérieur dans une certaine hésitation, oserais-je le dire ? dans un certain embarras. Il lui serait peut-être difficile de conserver dans son administration un employé condamné par un tribunal et pénible de le renvoyer après de longs services. Voici ce que je viens de demander à votre amitié. Veuillez me dire si cet embarras que je soupçonne existe en effet. Dans ce cas j’enverrai aussitôt ma démission de la place d’inspecteur des monuments historiques. Dans le cas contraire, il faudrait que vous eussiez la bonté de demander pour moi un congé de quinze jours.
Auguste Romieu, en accord avec le ministre, refuse la démission et accorde le congé, en regrettant que Mérimée doive en faire un si mauvais usage… Mérimée ne fait pas appel de sa condamnation. Il considère que l’ennui de revoir et d’entendre les juges est plus grand que le désagrément de payer 1 000 francs et de travailler quinze jours hors de chez lui. Il l’écrit à son cousin Paul Moreau, argumentant en deux points. Il n’y aura pas d’appel parce que :
1° les robes noires sont solidaires et que je n’aurai rien à attendre d’un nouveau tribunal.
2° même pour un adoucissement de la peine ne vaut pas l’ennui de les revoir et de les entendre une seconde fois.
À Buloz, il adresse, le 28 mai 1852, une lettre laissant supposer que l’éditeur a, lui, envisagé cet appel :
Restons, je vous en prie, chacun avec nos horions ; vous n’avez pas voulu, je n’en veux plus, n’en parlons plus. Tous les gens de Palais que je vois me disent que des substituts, et autres chats fourrés, trouvent que la justice a été bien indulgente. Je suis convaincu qu’il y a plus à risquer à un appel qu’à gagner. Cependant voyez, moi je me tiens pour content, peut-être que vous présentant seul pour l’appel, les juges prendront en considération la position particulière où vous met la loi nouvelle.
Son avocat, maître Nogent-Saint-Laurens, lui a certainement fait comprendre qu’il risquait une condamnation, peut-être plus lourde que celle du 26 mai.
Libri sort de sa discrétion après le procès. Il offre de payer l’amende infligée à La Revue des Deux Mondes comme celle frappant Mérimée. Il fait cette proposition à Buloz, à la condition que Mérimée n’en sache rien :
Vous m’obligerez beaucoup en ne disant pas à M. Mérimée que je vous ai envoyé cet argent ; en tout cas, veuillez lui dire que c’est la Revue qui est condamnée, qu’on ne peut pas scinder votre affaire de la sienne, et que l’amende est unique quoique divisée en deux parties.
Buloz refusera. Mérimée, qui n’a rien su de cette première proposition, ne voudra en aucun cas qu’un autre ami, Lagrené, se substitue à lui pour les fameux 1 000 francs.
Avant d’aller purger sa peine, le hasard des dîners en ville lui offre une occasion de sourire. Chez une amie où il dînait, Saulcy a déclenché un sévère tir de barrage contre les juges qui viennent de condamner Mérimée : « Voilà mon canonnier qui, avec la discrétion de son arme, se lance à tort et à travers, dans les grands mots de sottise, fatuité, stupidité, amour-propre de faquins. » Un de ses voisins de table fait grise mine : c’est Boselli un des juges en cause… Saulcy l’apprend, éclate de rire et claironne qu’il ne se dédit de rien…
X
Mérimée se présente à la Conciergerie le 6 juillet. Si le séjour n’est pas nécessairement enchanteur, Mérimée y trouve quelques avantages : sa cellule ouvre au nord, ce qui en fait sans doute l’endroit le plus frais de Paris. L’été est en effet caniculaire, la température tourne autour des 24 degrés aux heures les plus fraîches de la nuit ; elle grimpe jusqu’à 35 degrés en début d’après midi. Il a aussi une vue directe sur la cour du quartier des femmes. L’administration accordant quelques menues facilités aux personnalités, Mérimée en profite. Il apporte les éléments d’un confort réduit certes, mais apprécié : « Le jour je suis établi sur l’embrasure d’une fenêtre où j’ai mis deux coussins et un tapis de Perse. Cela ressemble à un divan comme nous en avons eu pour gîte en Asie. On y monte par un petit escalier. Le reste de la chambre est occupé par quatre chaises, deux tables et un lit. »
Il a aussi des voisins parfaitement convenables. L’un d’entre eux est un ami et sa présence n’est pas une surprise : ils ont choisi de purger leur peine ensemble ! Bocher, le beau-frère de Valentine et de Gabriel Delessert, vient là pour un mois. Officiellement liquidateur des biens de la famille d’Orléans, il a été arrêté pour avoir colporté et distribué sans autorisation des écrits contre les décrets(2) confisquant les biens de la famille royale. Il est condamné le 3 mars 1852, par la sixième chambre du tribunal correctionnel, à 500 francs d’amende. Après appel, l’amende est réduite à 200 francs, mais elle s’accompagne d’un mois de prison. La peine est maintenue en cassation, le 25 juin 1852. Mérimée se dit peut-être qu’ils ont été bien inspirés, son avocat et lui, en renonçant à l’appel…
Bocher et Mérimée organisent tant bien que mal leur villégiature. Bocher offre à son voisin le thé le plus délicieux qui soit. Ils prennent leurs repas ensemble, ce qui ne va pas toujours sans inconvénients. Ils dédaignent la soupe et le pain que leur assure l’administration pénitentiaire ; ils se fient au buffet des avocats que Mérimée juge artiste pour le veau et les côtelettes. Ils ont même à leur disposition un valet, autre condamné mais de droit commun celui-là, que l’administration laisse à leur disposition : « Nous faisons un thé excellent quand notre esclave, notre cocriminel, ne boit pas l’esprit de vin de nos lampes. Alors c’est un jour de deuil. Il laisse tomber les assiettes, répand la sauce sur la nappe, et nous conte des histoires où il est impossible de rien comprendre. Ajoutez à cela qu’il est alsacien, et qu’il a oublié beaucoup de son allemand sans apprendre autant de français. »
Pour améliorer l’ordinaire, il y a les cadeaux des visiteurs, qui sont le plus souvent des visiteuses, parfois étonnantes, telle Mme Lacoste qui paraissait pourtant avoir rompu avec Mérimée. Ces visiteuses apportent des ananas, des pâtés, des marrons glacés, des fleurs. L’abondance des visites amuse Mérimée. Il se demande à quoi répondent exactement ces dévouements soudains. Vient-on le voir pour le distraire ou n’est-ce qu’un prétexte qu’inventent ses amies accourant à la Conciergerie pour découvrir ce qu’est une prison. Elles sont pourtant les bienvenues, avec une légère réserve toutefois : il a trop de visites pour bien travailler. Il apprend le russe à cette époque ; il poursuit sa correspondance ; il n’oublie pas les Monuments historiques. Il écrit aux uns pour avoir des nouvelles du temple Saint-Jean, à Poitiers ; à un autre pour se préoccuper de l’église d’Argenteuil. Plus tard, il nuancera son interrogation sur le nombre des visites reçues : « On n’est vraiment sûr d’avoir des amis que lorsqu’on sort de prison. »
Un autre détenu, Paul Meurice, disciple de Victor Hugo, emprisonné avec les fils du poète et Vacquerie, pour leurs activités au journal L’Événement, racontera également leur détention :
Mérimée sortait tous les jours de sa cellule à l’heure accordée aux prisonniers pour se promener dans la cour commune. On prenait un peu d’air et un peu d’exercice. Les camarades réunis là n’étaient pas tous de premier choix : beaucoup de voleurs, un certain nombre d’escrocs, et peut-être quelques assassins. J’aperçois Mérimée qui se tenait un peu à l’écart, et je le prends par le bras :
« – Que diriez-vous si nous entrions en relations avec ces honorables personnages ?
Mérimée me regarda d’un air un peu effaré. J’avais pensé qu’il accueillerait avec empressement ma proposition, et, je dois l’avouer, je fus un peu surpris de son silence. J’insistai :
– N’est-ce pas pour vous, romancier, auteur de Colomba, une occasion unique de faire une curieuse étude de mœurs ? C’est une analyse d’après nature, à saisir au vol, c’est le cas de le dire. Car enfin on n’a pas tous les jours la bonne fortune de pouvoir recueillir les confidences de pareils compagnons.
Mérimée avait cru que je voulais plaisanter, mais, quand il vit que c’était sérieux, il se redressa :
– Moi, frayer avec ces gens-là, vous n’y pensez pas ! »
Je suppose que cette aimable société lui inspirait une certaine terreur. Vacquerie et moi n’avions pas de pareilles répugnances. Cela nous intéressait, c’était une diversion. À la guerre comme à la guerre, à la prison comme à la prison, nous causions donc sans la moindre répugnance avec ces détenus d’une autre espèce que nous.
Mérimée ajoutera son anecdote, en écoutant puis en racontant la conversation de deux détenus, le premier qu’il appelle l’habit noir, l’autre le pantalon jaune :
« Pourquoi que t’es là ?
– Parce que j’ai tué mon oncle.
– Pourquoi que t’as tué ton onque ?
– C’te bêtise ! Pour avoir son argent.
– Qu’est-ce qu’il avait ?
– 250 francs.
– C’est pas gros.
– Cette bêtise ! Je croyais qu’il en avait plus. C’est pas l’embarras, je l’aurais tué tout de même. Je n’avais que 17 francs dans ma poche. »
X
Après deux semaines passées à la Conciergerie, Mérimée roule son tapis, range ses papiers, ses manuels de russe et fait ses adieux à Bocher. En retrouvant l’air étouffant de cet été 1852, Mérimée emporte un curieux regret, qu’il confiera plus tard à un ami : « Qu’y a-t-il de comparable, pour un inspecteur des Monuments historiques, au prestige d’habiter une tour comme celle-là… » Il se demande pourtant si ces deux semaines hors la vie nuiront à sa réputation. Il est vite rassuré. Peu après son élargissement, il monte en grade dans la Légion d’honneur puis il sera nommé sénateur le 24 juillet 1854 !
Plus paradoxalement, le repris de justice qu’il est devenu se retrouve juré aux assises ! Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il écope d’un tel honneur.
En décembre 1848, il avait été tiré au sort par les assises de la Seine, pour la session de janvier 1849. Pour cette première expérience, il n’avait pas été appelé à siéger. Resté en coulisses, il avait pourtant supporté ses quinze jours d’astreinte. Cette fois, il doit se tenir prêt à siéger durant la seconde quinzaine d’août ; il doit donc annuler un voyage prévu pour les Monuments historiques. Il avoue, à la veille de la session, sa seule crainte : devoir juger de ses anciens codétenus. Il l’écrit au chancelier Pasquier : « Je suis fort scandalisé, Monsieur le Chancelier, que vous vous moquiez de mes malheurs. Lorsque j’étais dans les fers, je voyais une fort jolie fille qui était accusée d’avoir volé un bracelet, et convaincue de relations coupables avec une éminence romaine. Je vais peut-être la juger. »
Le 16 août, il envoie au bagne une dame Andriès et ses comparses de Chaniac et Bellière, pris dans une affaire d’avortement. Une autre affaire le retient le 19 août : « Je suis juré. Nous avons demain une affaire diabolique, et si le sort me désigne, il se peut que je ne couche pas à la maison. Je ne sais donc pas si je pourrai voir demain vos amis anglais. »
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