Le voyage en train a été long, certainement pénible pour un homme à bout de forces. Prosper Mérimée retrouve Cannes le 11 septembre, sans entrevoir l’ombre du plaisir qu’il éprouvait habituellement. Le Dr Maure l’attend à la gare. Effaré, il voit s’avancer vers lui, d’un pas mal assuré, un vieillard voûté qui n’a plus de souffle, sans doute plus de volonté, le regard perdu. Il est presque en guenilles, chaussé de pantoufles parce que ses pieds ne supportent plus rien d’autre, roulé dans une robe de chambre parce que la nuit a dû être froide dans le wagon. Il a une petite valise à la main. Des larmes coulent sur ses joues. Le Dr Maure l’aide à marcher hors de la gare.
Il se réfugie dans son appartement où les sœurs Lagden veillent toujours sur leur ami devenu un vieillard en quelques mois. Il écrit encore quelques lettres qui, par leur désespoir, paraissent le dernier râle d’un agonisant. L’une des premières est pour Mme de Beaulaincourt :
Et cette révolution qui se bâcle en cinq minutes, non plus dans une assemblée cette fois, mais dans un corridor, et ce gouvernement qui n’a pas d’origine, pas de cohésion, qui n’a que deux hommes éloquents, sans habitude des affaires, et un certain nombre de doublures, vieilleries ridicules à leur parti même. Qu’attendre de tout cela ? Observez encore, Madame, que nous n’en sommes qu’à un prologue. »
Puis surgit la phrase aux allures de testament à la fois sentimental et politique :
« J’ai toute ma vie cherché à être dégagé de préjugés, à être citoyen du monde avant d’être Français, mais tous ces manteaux philosophiques ne servent à rien. Je saigne aujourd’hui des blessures de ces imbéciles de Français, je pleure de leurs humiliations, et, quoique ingrats et absurdes qu’ils soient, je les aime toujours.
Le 23 septembre 1870, il est alité, mais il écrit encore à la duchesse Colonna, à Tourgueniev, à Jenny Dacquin pour laquelle il rédige la dernière de ses lettres, un bref message qui annonce l’agonie :
Chère amie, Je suis bien malade, si malade que c’est une rude affaire d’écrire. Il y a peu d’amélioration. Je vous écrirai, bientôt, j’espère, plus en détail. Faites prendre chez moi, à Paris, les Lettres de Madame de Sévigné et un Shakespeare. J’aurais dû les faire porter chez vous, mais je suis parti. Adieu. Je vous embrasse.
Le Dr Gimbert lui rend visite. Il le trouve effondré dans son fauteuil, détrempé d’une sueur froide qui l’inquiète ; il l’oblige à se mettre au lit. Il exige aussi que Fanny prenne un peu de repos ; elle le veille depuis son arrivée à Cannes, depuis onze jours et autant de nuits. Elle accepte d’aller se coucher, Emma prend la relève ; elle lui apporte le grand plateau sur lequel Mérimée pose son jeu de cartes. Il commence une patience puis, soudain, il lui dit bonsoir ; il veut dormir. Emma quitte la chambre un instant. Lorsqu’elle revient, Prosper Mérimée est tourné sur le côté ; elle l’observe, comprend qu’il ne respire plus, qu’il vient de mourir doucement, sans souffrance apparente. Selon l’acte de décès, il est est 11 heures du soir, ce 23 septembre 1870.
Fanny Lagden prévient quelques-uns des proches amis de Prosper Mérimée. Trois seulement semble-t-il ; ce qui laisse supposer, au mieux, que certaines de ses lettres n’ont pas été retrouvées, au pire qu’elle a choisi d’alerter seulement Panizzi, la duchesse Colonna, Valentine Delessert et personne d’autre… La lettre datée du 24 septembre à Valentine Delessert est écrite de l’Hôtel des Princes, où elle s’est réfugiée après la mort de Prosper Mérimée, elle est en anglais et nous avons retenu cette traduction :
Chère Madame
Sachant combien vous aimiez notre cher Prosper, c’est avec un profond regret que je vous annonce sa mort ; il a expiré la nuit dernière sans lutte et a paru s’en aller dans un doux sommeil : sa santé ébranlée n’a pas pu résister à tous ces terribles événements politiques. Ils ont certainement précipité sa mort. Tout ce qu’une affection dévouée et des soins ont pu faire, a été fait, c’est une grande consolation pour moi.
Nous sommes ici presque seules, aucun de nos amis n’est encore arrivé. Songez à notre triste situation et plaignez-nous. Prosper a toujours exprimé le vœu d’être enterré à Cannes, s’il y mourait, et d’être enterré comme un protestant. Il sera fait comme il a désiré.
Croyez-moi, chère Madame, très sincèrement vôtre.
Fanny Lagden organise les obsèques de Mérimée, qui sont célébrées le 25 septembre au cimetière protestant du Grand-Jas, à Cannes(1). Ils sont peu nombreux à accompagner Prosper Mérimée ; outre les deux sœurs Lagden, il y a le Dr Maure, fidèle parmi les fidèles ; Tripet, le commerçant de Moscou, venu depuis sa tourelle en mirliton ; un ancien maire de Cannes, M. Barbe, qui rappelle que Mérimée fit de Cannes une ville riche, fondant le présent et préparant l’avenir.
Les sœurs Lagden prennent, à ce moment, des initiatives qui étonnent et choquent parfois ; leurs décisions sont pourtant parfaitement conformes aux désirs de Mérimée, dont les amis imaginent mal qu’il ait voulu l’assistance d’un pasteur. Il existe pourtant plusieurs preuves de ce retour vers la religion. Il l’écrivait, dès le 1er janvier 1865 à Eugène Viollet-le-Duc :
Quel est l’homme du monde qui ne fasse baptiser ses enfants, qui ne fasse porter ses parents morts à l’église ? Je déclare dans mon testament que j’appartiens à la confession d’Augsbourg et je vous prierai de veiller à ce qu’on ne me porte pas à Saint-Thomas-d’Aquin.
Si cela figure dans son testament, Du Sommerard est donc nécessairement averti lui aussi, puisqu’il est devenu l’éxécuteur testamentaire de Mérimée, succédant au cousin Fresnel, décédé l’année précédente.
Cette attitude paraît bien être l’aboutissement d’une longue réflexion, dont nous pouvons retrouver les traces sur une vingtaine d’années. Les toutes premières lignes de H.B. en témoignent :
Il y a un passage de l’Odyssée qui me revient souvent en mémoire. Le spectre d’Elpénor apparaît à Ulysse, et lui demande les honneurs funèbres : « Ne me laisse pas sans être pleuré, sans être enterré. »
Aujourd’hui, l’enterrement ne manque à personne, grâce à un règlement de police ; mais nous autres païens nous avons aussi des devoirs à remplir envers nos morts, qui ne consistent pas seulement dans l’accomplissement d’une ordonnance de grande voirie.
La lettre adressée le 1er janvier 1865 à Viollet-le-Duc pose un problème, ou résout une interrogation qui l’a poursuivi tout au long de sa vie, qu’il n’en ait rien su, ou qu’il ait choisi d’oublier : était-il baptisé ? Puisqu’il dit bien que l’on doit faire passer ses parents par l’église, et c’est ce qui a été fait pour sa mère, pourquoi ne pas le croire lorsqu’il parle du baptême que doivent donner les parents à leurs enfants ? Certes, tout au long de sa vie, Mérimée a joué les anticléricaux mais il faut bien, avec lui, faire la part de la provocation, du jeu, de la dissimulation. Son baptême, possible, probable ou incertain, a fait partie de ses mystères et il est vrai qu’à ce jour aucun certificat de baptême n’est apparu, même si la date a été avancée par Eugène de Mirecourt : le 28 septembre, lendemain de sa naissance, à Saint-Germain-des-Près qui n’était pas sa paroisse… Mais Mirecourt est un publiciste, parfois audacieux et souvent en coquetterie avec l’exactitude.
Dans son testament, daté du 30 mai 1869, Mérimée confirme ses intentions : « Je désire qu’on appelle à mon enterrement un ministre de la confession d’Augsbourg ; que mon enterrement soit simple, sans le cérémonial d’un sénateur, mais je n’ai pas d’objection à ce qu’une députation de l’Institut y assiste. » Cette référence à la confession d’Augsbourg est la preuve évidente que Mérimée a rejoint l’Église luthérienne. Il n’y a donc pas de cérémonie religieuse mais les sœurs Lagden avertissent le pasteur Napoléon Roussel. Celui-ci n’aime peut-être pas la simplicité, il fait du zèle, entonne un discours et se fait vertement rappeler à l’ordre par le Dr Maure : « J’imagine que vous n’êtes pas venu ici gratis et je vous demande de ne pas continuer un discours qui ne vaut rien même payé. »
Sa tombe est simple. Une stèle ornée d’un médaillon qui est l’œuvre d’Alexander Munro(2), un sculpteur né en Écosse, à Inverness, et réputé en Angleterre. En 1879, Fanny Lagden s’invitera aux côtés de Mérimée ; elle se fait inhumer au cimetière de Cannes et partage la tombe de l’écrivain. Mais le prince des mystificateurs ne peut se demander quel est le curieux objet placé sur sa pierre tombale : taillées dans le marbre, deux pages d’un livre ouvert ; sur l’une sont gravés deux mots : « Le pardon et l’amour », sur l’autre le nom de l’auteur de cette curieuse dédicace : George Sand, mais écrit « Georges Sand » ! L’hommage est assurément postérieur à la tombe, les lettres restent dorées, le marbre blanc, au contraire du monument quelque peu négligé. Sur l’origine de l’objet, les gardiens du cimetière n’ont aucune idée précise ; en 2008, les plus anciens en connaissaient l’existence depuis une bonne vingtaine d’années… Un étrange hommage, aux allures de canular, qui aurait sûrement fait sourire Sand comme Mérimée, au-delà d’un fiasco jamais oublié.
Son testament, daté du 30 mai 1869, était déposé chez Me Thomas, notaire 17, rue Bleue. Il lègue aux sœurs Lagden toute sa fortune, argent, rentes, actions, argenterie, à charge pour elles d’acquitter des legs qu’il précise : des rentes viagères à sa cousine Pauline Mérimée, à sa domestique Sophie Bard, à son domestique Eugène ; un don à la plus jeune des filles Du Sommerard, puis 1 000 francs à Du Sommerard pour qu’il fasse faire une bague qu’il adressera à Mme de Montijo, avec cette inscription à l’intérieur : « Memoria de P. M. »
Il a prévenu Alfred Arago, dès février, que la totalité de sa bibliothèque, sauf les quelques volumes réservés à des proches, est destinée à l’Institut ; le bibliothécaire devant choisir les ouvrages qui lui paraîtront dignes de l’établissement. Deux toiles, des copies effectuées par son père et par sa mère, sont destinées à Eugénie, deux autres tableaux à Mme Delessert, un pour la comtesse de La Rochejaquelein, L’innocence nourrissant un serpent doit aller au Louvre… Les bagues et pierres antiques qu’il a collectionnées sont pour la Bibliothèque impériale. Elles iront, bien que la Bibliothèque soit devenue nationale et qu’elles aient été, un moment, portées disparues. Elles étaient en caisse au musée de Cluny, où Du Sommerard les retrouvera en 1873, pour les remettre à Taschereau, patron de la Bibliothèque nationale.
Du Sommerard recevra, pour sa part, les pipes, le tabac, la tabatière en or don de l’empereur ainsi que la moitié de ses tableaux, esquisses ou dessins pour le choix desquels il devra s’entendre avec Mlle Lagden et Mme Ewer. Il devra aussi brûler les papiers et les lettres de Mérimée à l’exception des autographes et de quelques lettres reçues de l’empereur ou de l’impératrice. Du Sommerard a également la charge de « donner soit des livres, soit des porcelaines, ou autres objets m’ayant appartenu, comme souvenirs à mes amis dont les noms suivent : Viollet-le-Duc, Courmont, Boeswillwald, Penguilly(3), Adolphe Fould, Édouard Fould.
La situation de la France est telle, en cette année 1870, que la mort de Prosper Mérimée passe inaperçue. Elle n’est d’abord annoncée que par la presse étrangère. L’impératrice Eugénie est en Angleterre, elle a trouvé refuge à Chislehurst, à une vingtaine de minutes de Charing-Cross ; le dimanche soir, après le dîner, elle lit le Times et trouve cette annonce : « M. P. Mérimée, the celebrated french novelist, died yesterday at Cannes. » Ce sera la suite de cet article qui sera reproduit lorsque les journaux français prendront tardivement la relève, durant la première semaine de novembre pour la presse parisienne. Le Journal des Débats du 6 novembre lui consacre une douzaine de lignes précédées de cet avertissement : « Les renseignements suivants sont publiés par le Times :
Un académicien français, un humaniste accompli, un antiquaire instruit, un écrivain élégant, un brillant esprit et un charmant compagnon vient de mourir à Cannes où, pendant les dernières années de sa vie, une affection pulmonaire l’avait forcé à chercher un refuge pendant les mois de l’année qu’il trouvait trop incléments à Paris. En temps ordinaire, la mort de Prosper Mérimée aurait été un événement.
Le Moniteur universel annonce que sera étudié, dans un prochain numéro, « le littérateur distingué que la France vient de perdre ».
Victor Hugo n’évoque donc la disparition de celui qui avait été son ami que le 6 novembre dans ses carnets qui deviendront Choses vues. Encore le fait-il en des termes qui peuvent surprendre et que nous retrouverons crûment dans le livre. Entre deux évocations érotiques – 5 francs pour Marie Chauffour qui a bien voulu lui montrer ses seins et 10 francs à une autre habituée de ses fantasmes, la Montauban, qui a sans doute été plus égrillarde – il note : « Mérimée est mort à Cannes. Dumas n’est pas mort mais paralytique. »
À l’Académie, la nouvelle ne parvient que tardivement. Ses confrères ajoutent de longs délais à ceux qu’imposent la décence et les usages. Son éloge ne sera prononcé qu’en janvier 1874, près de trois ans et demi après sa disparition.
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