LES MISES EN SCÈNE

I. RÉACTIONS « À CHAUD » DES CHRONIQUEURS.

1. À la création (20 février 1951).

 

Renée Saurel : « M. Ionesco – on le sait depuis La Cantatrice chauve – est en proie au problème du langage. Il semble qu'avec La Leçon, il ait voulu prouver que sur un mouvement dramatique, l'on pouvait écrire un texte, ou bien un autre, que le langage est plus un masque qu'un moyen de communication, et sans rapport, généralement avec ce qui se passe au plus profond de nous-même [...]

Je ne prétends point que ce soit là un spectacle propre à galvaniser une foule de dix mille personnes, non. Mais c'est extrêmement curieux, intelligent, un mets délicat, quelque chose comme les nids d'hirondelle. Et très bien joué par M. Cuvelier (le Professeur), Mlle Rosette Zuchelli (l'Élève) et M. Claude Mansard (la Bonne) » (« Les Assassins de M. Max Frantel et La Leçon de M.E. Ionesco », Combat, 22 février 1951).

Guy Dumur : « Il est rare que le talent se révèle dès la première fois aussi parfait. Je regrette de n'avoir pas vu, au printemps dernier, La Cantatrice chauve du même auteur et regrette plus encore que le théâtre de Poche n'ait pas songé à jouer cette pièce avec La Leçon, au lieu de l'accoupler avec la pièce de Max Frantel : Les Assassins [...] » (La Leçon de Eugène Ionesco », Opéra, 28 février 1951).

 

2. Reprise de 1952.

 

Marcelle Capron : « Les pièces d'Eugène Ionesco ont quelque chose d'irritant pour commencer : je veux dire qu'elles sont comme l'ongle dur qui s'acharne sur une égratignure. Et puis elles laissent un souvenir que le temps ni les autres spectacles n'arrivent pas à estomper. C'est qu'elles ont fait en nous leur chemin, et, chemin faisant, ont pris leur visage entier.

J'ai revu La Leçon (qui fait spectacle avec La Cantatrice chauve). J'avais eu l'occasion d'en parler au moment où cet acte, créé je crois au théâtre de Poche, avait été joué au Nouveau Lancry. J'en ai mieux goûté cette fois l'ironie, et n'ai pas ressenti l'impression d'abondance excessive qu'il m'avait donnée. Ce qui prouve qu'un critique devrait toujours, quand l'œuvre ne manque pas de mérite, réviser à quelques mois de distance ses jugements. Le sens grave et profond de la charge... pourquoi ne pas dire symbolique, m'est pleinement apparu. L'histoire du savant [...] fait plus aussi que démontrer l'inanité de la culture : elle démontre et dénonce ses attentats » (« La Cantatrice chauve au théâtre de la Huchette », Combat, 9 octobre 1952).

Eugène Ionesco : « Si on veut voir, sous ces dehors peu sérieux, une chose un peu plus profonde – je peux dire tout de même que le thème de cette deuxième pièce est – après l'inanité du langage – celui de l'inanité de la culture.

Il y a dans La Leçon une intention de technique théâtrale : inscrire une courbe dramatique sans le moyen d'aucune action, le texte n'étant qu'une suite d'appuis, des paliers permettant au comédien de faire progresser, et de libérer, sa propre tension intérieure. Il fallait avoir pour cela un excellent comédien. Je l'ai trouvé : c'est Marcel Cuvelier à qui La Leçon doit tout ce que, elle-même, n'a peut-être pas. Il est bien secondé par Rosette Zuchelli » (« Ionesco vous présente La Leçon et La Cantatrice chauve », Arts du 10 au 16 octobre 1952).

Georges Neveux : « [...] La scène de l'assassinat, réglée comme un ballet, est d'une étonnante beauté.

Les deux décors de Jacques Noël ont l'air d'avoir été prévus pour des numéros de magie amusante (ou inquiétante) dans un music-hall. On s'attend sans cesse à voir surgir le fantôme de Robert Houdin » (« Rire à l'envers. La Cantatrice chauve et La Leçon de Ionesco à la Huchette », Arts du 24 au 30 octobre 1952).

 

3. Reprise de 1957.

 

Guy Verdot : « Si j'avais à définir M. Ionesco, c'est ce que je dirais de lui : l'homme qui rit toujours avant le spectateur [...].

La Leçon, c'est autre chose ! [que La Cantatrice chauve]. C'est déjà du répertoire. Qui n'a pas encore vu Marcel Cuvelier torturer l'élève Rosette Zuchelli à coups de mathématiques et de philologie, au mépris de la prudence ancillaire incarnée par Jacqueline Staup, déjà nommée (et que je préfère au travesti de la création), qui ne connaît pas cette énorme farce lyrique, toute secouée par un crescendo magistral, doit courir à la Huchette » (« La Cantatrice chauve et La Leçon de Ionesco », Franc-Tireur, 20 février 1957).

II. LES DIDASCALIES.

Décisive, l'expérience de La Cantatrice chauve ! Ionesco assista aux répétitions, prit conscience des impératifs concrets de la mise en scène, retoucha son texte. Faut-il donc s'étonner si dans La Leçon il visualise bien ce qu'il veut faire ? Abondantes, les didascalies précisent à la fois le décor (p. 21) et le jeu.

 

1. Décor, insolite et ludique.

 

Connaissant le penchant iconoclaste de l'avant-garde, n'est-il pas étonnant de constater le caractère réaliste du décor ? Ionesco n'adhère évidemment pas au réalisme – mouvement, théorie et vision qu'il rejette. Si d'entrée de jeu il évoque la réalité quotidienne, c'est afin d'y introduire ultérieurement un élément étonnant et détonant : l'insolite loufoque de la leçon de mathématiques et de philologie qui, associé au désir et à la violence, aboutira au viol et à l'assassinat. La recherche du choc brutal d'éléments antinomiques – la banalité quotidienne et l'extraordinaire –, apparente dans La Cantatrice chauve, se manifestera de nouveau dans Jacques ou la soumission, L'avenir est dans les œufs et Amédée ou Comment s'en débarrasser. Déjà envisagée par les surréalistes (notamment par Roger Vitrac dans Victor ou les enfants au pouvoir) après qu'Apollinaire eut systématiquement recours à une esthétique de la surprise, cette formule trouve une de ses origines chez Baudelaire, lui qui affirma : « Ce qui n'est pas légèrement difforme a l'air insensible – d'où il suit que l'irrégularité, c'est-à-dire l'inattendu, la surprise, l'étonnement, sont une partie essentielle de la caractéristique de la beauté. Le Beau est toujours bizarre. » Cela va sans dire, Ionesco délaisse le Beau mais prise et valorise l'élément détonant qui, sous forme ludique, rejette la raison cartésienne et aristotélicienne au profit d'une logique de l'absurde et du non-sens. Sur ce point, sa démarche recoupe celle des dadaïstes, démarche que Henri Béhar et Michel Carassou présentent dans Dada. Histoire d'une subversion (Fayard, 1990, p. 176-179). Ionesco lui-même affirma en 1992 : « Je suis à la confluence du dadaïsme et du surréalisme » (documentaire réalisé par Jill Evans pour la B.B.C., diffusé par la Sept le 4 juin 1992). Cette paralogique ou, pour emprunter un titre à Bachelard, cette logique du non reflète diverses intentions : 1. provoquer l'étonnement ; 2. susciter le rire par l'invention loufoque qui prolifère ; 3. solliciter le public, devenu témoin et partenaire du jeu, la fonction ludique se voyant attribuer un rôle considérable.

Nous le disions plus haut, le décor apparaît avec précision, évoquant à la fois l'espace hors scène, l'espace proche et l'ensemble du dispositif scénique.

A. L'espace lointain : on l'appréhende dès les premières didascalies : « On doit apercevoir, dans le lointain, des maisons basses, aux toits rouges : la petite ville. Le ciel est bleu-gris » (p. 21). Ionesco choisit la petite ville provinciale, à la fois cadre de l'action et élément du décor.

B. L'espace proche : celui-ci est précisé d'une phrase : « À gauche de la scène, une porte donnant dans les escaliers de l'immeuble ; au fond, à droite de la scène, une autre porte menant à un couloir de l'appartement » (p. 21). La Bonne accède à la pièce principale (à la fois salle à manger et cabinet de travail, détails témoignant de la modestie des moyens du Professeur) par un escalier qu'elle descend « en courant » (p. 23), ce qui, soit dit en passant, nous renseigne sur son dynamisme.

C. Le dispositif scénique : il comprend des meubles (une table-bureau, un buffet rustique, cinq chaises, quelques rayonnages avec des livres), des ouvertures (fenêtre, porte d'entrée et porte donnant accès à la cuisine) et précise la tonalité chromatique (« tapisserie claire »). D'autres éléments restent dans le flou : si l'emplacement de la table est clairement indiqué, celui du buffet et des étagères est laissé à la discrétion du metteur en scène.

 

2. Personnages et costumes.

 

À l'instar de Jarry, Ionesco choisit à dessein des types, voire des caricatures – la bonne, le professeur, l'élève – technique qu'il reprendra dans Rhinocéros. Robuste campagnarde, « rougeaude », portant tablier et « coiffe paysanne » (p. 23), la Bonne fait pendant au Professeur dont l'aspect paraît tout aussi pittoresque et désuet : « C'est un petit vieux à barbiche blanche ; il a des lorgnons, une calotte noire, il porte une longue blouse noire de maître d'école, pantalons et souliers noirs, faux col blanc, cravate noire. Excessivement poli, très timide, voix assourdie par la timidité, très correct, très professeur » (p. 25-26). Ionesco fournit donc des indications sur la physionomie et le comportement de personnages conventionnels à souhait (comme le confirme le prénom de la Bonne) tout droit sortis de la Troisième République.

Quant à l'Élève qui a l'âge d'une bachelière, elle porte un costume correspondant à son rôle (« Tablier gris, petit col blanc, serviette sous le bras », p. 23) et dispose des attributs nécessaires à sa fonction : serviette et cahier. Ionesco esquisse son comportement, donc le jeu de la comédienne (« fille polie, bien élevée, mais bien vivante, gaie, dynamique », p. 25), voire l'évolution du rôle : « de gaie et souriante, elle deviendra progressivement triste, morose ; très vivante au début, elle sera de plus en plus fatiguée, somnolente ; vers la fin du drame sa figure devra exprimer nettement une dépression nerveuse [...] » (p. 25). On ne saurait guère être plus explicite, l'auteur précisant à la fois la gestuelle, les déplacements de ses personnages (exemples : p. 23, p. 33 et p. 89-90 pour la Bonne ; p. 24, p. 32, p. 78 pour l'Élève, p. 44, p. 49 et p. 76 pour le Professeur), les regards lubriques du protagoniste (exemples : p. 26 et p. 33) et la voix ou les émotions de ses personnages :

– le Professeur :

– voix « plutôt fluette » (p. 24) « changeant brusquement de ton, d'une voix dure » (p. 64).

– « d'une voix de moins en moins assurée » (p. 85).

– « pleurniche » (p. 87), « sanglote » (p. 87).

– l'Élève : « doit être de plus en plus fatiguée, pleurante, désespérée, à la fois extasiée et exaspérée » (p. 82).

Notons enfin que les didascalies jouent un rôle déterminant dans la construction du sens et l'agencement des formes, l'auteur se faisant metteur en scène dans l'acte de création. Elles campent les personnages en opposant la Bonne – robuste paysanne – au Professeur, gringalet timoré, du moins au début et à la fin de la pièce. D'autre part, elles opposent l'enseignant timide et l'étudiante dynamique et résolue, puis l'enseignant autoritaire, voire violent et lascif à l'étudiante atone et subjuguée.

En fin de compte, Ionesco qui a fréquemment éprouvé la crainte d'être trahi ou travesti par ses interprètes, truffe sa pièce de didascalies claires et précises destinées au metteur en scène et aux comédiens.

III. DRAMATURGIE ET MISES EN SCÈNE.

Parmi ses diverses fonctions, il incombe à la mise en scène de rythmer le texte, de souligner son mouvement évolutif dans la durée, donc la vie même qui l'anime. Fidèle aux didascalies, Cuvelier mit en valeur la construction contrapuntique qui souligne la métamorphose de l'étudiante. D'abord sûre d'elle-même, gaie, vive, dynamique, à l'aise comme une jeune fille du monde, elle perd insensiblement sa vivacité et sa gaieté. Au terme de son évolution, elle paraît triste, somnolente, quasiment inaudible. En revanche, le comportement du professeur se modifie suivant un mouvement inverse. Face à une jeune femme pleine d'assurance, ce quinquagénaire quelque peu voûté parle d'abord d'une voix assourdie. Accablé par une timidité excessive, il se confond en excuses, bégaie, s'empêtre dans des formules de politesse et des contradictions saugrenues. Insensiblement sa timidité s'évanouit ; il devient « de plus en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur, jusqu'à se jouer comme il lui plaira de son élève1 ». Il y a donc contraste et quasi inversion des comportements2, un crescendo contrebalançant un decrescendo alors que la tension atteint son paroxysme. Marcel Cuvelier apporte quelques précisions sur ce point crucial :

« Mais le renversement se produit quand la leçon de philologie déclenche, chez le Professeur, une sorte d'ivresse du mot qui le conduit dans un état inconscient actif, hypnotise l'Élève et la plonge dans un état second passif. Au moment où l'Élève commence à se plaindre de son mal aux dents, le Professeur prend un temps, la regarde. L'inquiétude se crée avec ce silence. Les comédiens sont, à ce moment, sensibles à une réaction du public pressentant le drame final.

« La progression de l'agressivité du Professeur est plus continue dans le mouvement général de la pièce, ses monologues sont plus longs, sa transformation se fait plus insensiblement que celle de l'Élève, qui, elle, procède par sursauts, ses phrases sont très brèves. Le rôle du Professeur est un excellent exercice de comédien parce qu'il passe par toutes les gammes des sentiments : la timidité, l'assurance, le passage de l'une à l'autre, le comique, le tragique, le sadisme, l'érotisme, le pathologique, la culpabilité, ainsi que le plaisir, la fureur. (Ce rôle fait partie, maintenant, du répertoire de travail des cours d'Art dramatique3.) »

Indépendamment de son aspect mystérieux et comique, le personnage de la Bonne a un rôle fonctionnellement utile qui relève, dans une tonalité parodique, de l'art des préparations. Ses interventions marquent en effet les différentes étapes de l'action. Semblable à une mère, à une épouse, ou à la voix de la conscience, elle prodigue ses avertissements : « faites attention, je vous recommande le calme4 » ; « Vous feriez mieux de ne pas commencer par l'arithmétique avec mademoiselle. L'arithmétique ça fatigue, ça énerve [...] Vous ne direz pas que je ne vous ai pas averti5. » Lorsque le Professeur, qui dissimule de plus en plus mal son énervement et sa lubricité, propose à son étudiante de passer « à un autre genre d'exercice6 », elle intervient promptement, le rappelle à la décence, le tire par la manche, et, à plusieurs reprises, l'avertit en termes que le spectateur comprend rétrospectivement : « Monsieur, surtout pas de philologie, la philologie mène au pire7... » À ce moment précis, le discours professoral prend le relais, lourd de menaces, alors même qu'il dévide des évidences : « Toute langue, mademoiselle, sachez-le, souvenez-vous-en jusqu'à l'heure de votre mort [...] toute langue n'est en somme qu'un langage8. » Puis, de nouveau, la Bonne dispense ses conseils : « Ne vous mettez pas dans cet état, monsieur, gare à la fin ! Ça vous mènera loin tout ça [...] Vous voyez, ça commence, c'est le symptôme ! [...] Le symptôme final ! Le grand symptôme9. »

Après le meurtre, elle désarme le Professeur qui tente de la supprimer. Aisément émue, trop aisément émue par les sanglots de l'assassin, elle lui accorde son pardon. Tout ceci est parfaitement invraisemblable, voire ahurissant. Tant mieux ! Le public doit accepter la logique ludique d'une pièce qui tourne résolument le dos au vraisemblable pour mieux susciter le rire.

Si Cuvelier suivit les didascalies à la lettre, il se vit contraint de modifier la chute. Certes, les répliques restent intactes, mais la position d'abandon, explicite et impudique de la jeune femme, n'est pas respectée. Le viol, brutalement annoncé par l'auteur, fait place au maniement expert de la suggestion, le rythme de l'acte charnel étant transposé :

« La tragédie finale a été réalisée comme une sorte de ballet. Une espèce de tango langoureux et érotique mêlé de poursuites, une espèce de danse autour de la table, une hésitation, quelques pas en avant, quelques pas en arrière, figurant de la part de l'Élève, une sorte de refus et de consentement10. »

Rien d'étonnant alors à ce que Fleming Flindt ait pu tirer de La Leçon une chorégraphie11.

Aux États-Unis, à Provincetown, en 1961, la mise en scène anticipait le dénouement. D'entrée de jeu, le couple se sentait engagé dans une relation libidineuse :

« Tandis qu'il fai<sait> un mouvement pour s'asseoir, dans un mouvement inverse elle se levait, et vice versa. Ce rythme physique évoquait celui de l'acte sexuel [...]12. »

À Lausanne, le finale accentuait l'intention de l'auteur, infléchissant la scène vers le sadisme. De l'aveu même d'Ionesco :

« La mise en scène était très intéressante. Les projecteurs découpaient sur le mur les ombres des deux personnages, cela donnait une impression très forte, surtout lorsqu'on voyait le renversement de la situation, cette fille saine qui était finalement pompée par cette espèce d'araignée qu'était le Professeur. C'était plus qu'un viol, c'était du vampirisme13. »

L'interprétation des personnages, tout comme les harmoniques de la pièce, donna lieu à quelques variations. Ainsi, la Bonne, forte femme qui gifle et désarme le Professeur, fut d'abord incarnée par un homme. Le contrepoint et la dissonance qui en résultaient renforçaient la tonalité comique14. En fait, le travesti15, non réclamé par l'auteur, dissolvait l'opposition, entre la femme-objet et la femme-épouse, énergique, voire impérieuse16.

Limpide aujourd'hui, ce théâtre suscita d'abord des malentendus. À Bruxelles, il fit scandale. Les spectateurs exigèrent d'être remboursés et Cuvelier dut s'échapper par une porte dérobée17. Autre exemple symptomatique : en 1955, un jeune metteur en scène anglais, Peter Hall, futur directeur du Royal Shakespeare Theatre, jugea aberrante la traduction dont il disposait. L'humour noir de l'auteur lui avait échappé. Assassiner quarante élèves tous les jours ? Quelle absurdité ! Après avoir parlementé avec le dramaturge, il limita le nombre des victimes à quatre18.

À ces difficultés initiales auxquelles s'ajouta l'insuccès, succéda la réussite, voire l'exploit19. Aussi s'étonne-t-on, aujourd'hui, de l'écart considérable entre le succès de La Leçon et le faible nombre d'études qu'elle suscita. Certes, en son temps, les chroniqueurs rendirent compte de la création ou de la reprise de cette œuvre, mais les universitaires la négligèrent. La plupart des articles, souvent tardifs, l'englobent dans une perspective plus large, plus synthétique – notamment celle du comique. Sa brièveté, son appartenance à un genre particulier, celui de l'absurde, la condamnent-elles à être reléguée loin derrière les tragédies et les pièces dites sérieuses ? Une telle proposition supposerait que, contrairement à la Grande-Bretagne, la France ne possède pas une tradition vigoureuse qui prise et valorise le non-sens.

IV. LA LEÇON, VERSION ALLEMANDE : DIE UNTERRICHTSSTUNDE (1962), PRODUCTION N.D.R., HAMBOURG

Cette excellente version filmée en noir et blanc par Epple et Sylvain Dhomme concilie l'esprit de la pièce et les impératifs du cinéma.

Les personnages :

La Bonne (Therese Giehse) : la cinquantaine, large d'épaules, ventre replet, poitrine généreuse, corsage, jupe foncée, tablier clair, cheveux tirés en chignon sur la nuque.

L'Élève (Krista Keller) : jolie brune, visiblement plus âgée qu'une bachelière en dépit des tresses qui lui caressent la nuque, vêtue d'une robe plutôt claire, serrée à la taille par une ceinture foncée.

Le Professeur (Robert Freitag) : il apparaît comme une représentation parodique – donc ludique – du Français traditionnel (béret en toutes circonstances) et du professeur d'antan, tatillon, enfermé dans ses chimères intellectuelles ponctuées d'épisodes ludiques traversés d'éclairs lubriques. Ses vêtements : pantalon foncé, veste d'intérieur légèrement plus claire, chemise blanche à col cassé et cravate.

 

Le décor :

 

Comme les costumes, il est de type réaliste, ce qui permet de souligner le ludique et l'insolite comme le souhaitait Eugène Ionesco. Ce décor de cinéma dont la caméra nous a au préalable révélé l'envers, comprend :

– côté jardin : une porte extérieure, une commode, une fenêtre ;

– côté cour : une fenêtre et un escalier qu'emprunte la Bonne. Entre ces deux espaces se trouvent, de gauche à droite : la chaise de l'étudiante, une table ronde d'abord encombrée des reliefs d'un repas, le fauteuil du Professeur et, à l'arrière-plan, un canapé et des étagères couvertes de livres.

 

Les accessoires :

 

Un buste auprès duquel le Professeur se tiendra parfois, ce qui permet au réalisateur de suggérer le caractère cabotin du personnage ; de nombreuses gravures accrochées au mur ; des matériaux hétéroclites que le protagoniste sortira avec emportement d'un tiroir : un long couteau ; une grosse boîte d'allumettes ; du blanc d'Espagne et un pinceau avec lesquels le Professeur fera des calculs sur une très grande vitre interposée entre les personnages et la caméra postée côté écran (plan transparence).

La réalisation cinématographique se distingue également par le recours à différents plans qui délimitent le champ de vision du spectateur (notamment au début, début marqué par la prédominance des plans américains, c'est-à-dire les plans moyens de la ceinture à la tête) ; l'alternance possible du champ-contrechamp, le choix du gros plan pour souligner tel ou tel détail et un éclairage quasiment uniforme dans cette salle de séjour qui fait office de bureau, de salle à manger et de salon. Mais, dans l'ensemble, le réalisateur a sciemment tenté de préserver la pièce en tant que pièce, écartant le film et le téléfilm, évitant par exemple de multiplier les fondus enchaînés, les fondus sonores, les panoramiques, les plongées et contre-plongées, les travellings avant et arrière et les effets de zoom en prise de vue accélérée

 

Le jeu :

 

La Bonne – figure de censeur et de gardienne du temple – adopte un jeu essentiellement réaliste qui insère la représentation dans la réalité quotidienne afin de permettre à l'insolite et à la loufoquerie de nous étonner.

Le jeu de Robert Freitag suit une démarche à la fois variée et nuancée où alternent le cabotinage, la suffisance, la séduction et le désir, l'autorité et la violence.

Quant à Krista Keller, elle communique tour à tour différentes impressions : assurance, grâce, conduite juvénile et ludique, minauderies, désir, plaisir et déplaisir. En tout cas, la dimension érotique soulignée par Ionesco l'est également dans la mise en scène. Ainsi, le Professeur vient se placer derrière l'Élève assise dans un fauteuil et pose ses mains sur ses épaules. Plus tard, la caméra prendra le relais en s'attardant sur le corps détendu, voire abandonné, de la jeune femme et particulièrement sur ses jambes. Ce jeu suggestif reparaît lorsque le Professeur conduit l'Élève sur le canapé, s'assoit à côté d'elle, presse son genou contre celui de sa partenaire qui, hypnotisée, écarte les jambes alors que les visages se rapprochent. Enfin, au point culminant de la pièce, après avoir agité le couteau sous le nez de sa partenaire, le Professeur la poignarde ; elle tombe dans un fauteuil, jambes largement écartées. Marie surgit, le gronde et le désarme alors qu'il tente de la poignarder, le jette à terre, le griffe, le prend par le collet et lui met un brassard qui porte deux X, soulignant ainsi à travers le ludique la conduite sadique du Professeur, que les Allemands ne peuvent manquer d'interpréter à la lumière de leur histoire.

Tout bien considéré, ce film tourné en dix jours dans les studios de Zurich (Montana Film A.G.) par Epple et Sylvain Dhomme concilie, d'une part le réalisme (décor, costumes et parfois jeu des acteurs) et la fonction ludique, et, d'autre part, les exigences propres au théâtre et au cinéma, sans que le compromis ainsi établi ne nuise ni à l'un ni à l'autre.

V. LA LEÇON, THÉÂTRE MONTANSIER À VERSAILLES (présentée à FR3 en 1991. Production du Festival de Pau).

Durée : 1 h 05

Mise en scène : Ahmed Madani

Distribution : Roger Hanin (le Professeur), Emmanuelle Boiron (l'Élève), Dora Doll (la Bonne).

Musique : La Jeune Fille et la mort de Schubert interprétée par le quatuor Aloysia (Annie Morel et Anne Grovoin au violon, Clare Paris, alto, et Florence Wilson au violoncelle)

Décor : Raymond Sarfati

Costumes : Jeanny Gonzales

Lumières : Thierry Cabrera

 

Le décor :

 

Le metteur en scène ne s'astreint pas à respecter les didascalies à la lettre, mais sauvegarde la simplicité et le réalisme qui doivent souligner l'insolite. Il modernise le dispositif scénique, en fait le reflet d'un intérieur plus cossu que ne l'envisageait Ionesco : au fond du plateau, d'imposantes boiseries de ton rougeâtre, des étagères ; au centre, une table, flanquée de deux chaises, l'une à gauche (côté jardin), celle du Professeur, l'autre derrière, celle de l'Élève. À droite (côté cour), un trépied, deux chaises, une porte en bois.

 

Les accessoires :

 

– Ceux de l'Élève : un cartable en cuir rougeâtre, une ardoise, une craie.

– Ceux du Professeur : un grand bâton, un livre qu'il tient serré contre lui lorsqu'il pontifie, et l'instrument du crime.

– Ceux de la Bonne : un torchon et un drap qui servira de linceul.

 

Les costumes :

 

Roger Hanin : cardigan marron clair, rayé de rouge, chemise blanche, col ouvert, pantalon tirant sur le vert.

Emmanuelle Boiron : chemisier blanc, jupe plissée bleu marine, à bretelles ; socquettes blanches, souliers rougeâtres. Coiffure : queue de cheval.

Dora Doll : veste bleue, jabot blanc, jupe plissée tirant sur le rouge. Cheveux blonds serrés en chignon, allure élégante.

 

Éclairage et musique .

 

L'éclairage, comme c'est fréquemment le cas pour le théâtre filmé, est relativement uniforme. Toutefois, la lumière baisse lorsque le Professeur sort chercher l'instrument du crime. Restée seule, enfermée, l'Élève arpente d'un pas fébrile une scène jonchée de livres tandis qu'une partie du décor est escamotée. L'orchestre apparaît et joue La Jeune Fille et la mort de Schubert. Retour du pédagogue avec un couteau. Le dialogue reprend, accompagné par la musique, et le jeu des comédiens s'altère : l'élève exprime bruyamment sa souffrance, une agitation croissante gagne le Professeur et le mène au crime (le viol explicitement suggéré dans les didascalies et, plus généralement, la dimension érotique sont éliminés) alors que la musique s'interrompt pour souligner l'horreur de l'acte.

 

La distribution :

 

Émane-t-elle du metteur en scène ou de la vedette, Roger Hanin, à la fois protagoniste et animateur du Festival de Pau ? Selon toute vraisemblance, ce fut ce dernier qui répartit les rôles. Ce choix néglige délibérément certaines didascalies, allant parfois à l'encontre de l'esprit de la pièce. Ainsi, à propos du Professeur, le texte précise d'entrée de jeu :

« C'est un petit vieux à barbiche blanche ; il a des lorgnons, une calotte noire, il porte une longue blouse noire de maître d'école, pantalons et souliers noirs, faux col blanc, cravate noire. Excessivement poli, très timide, voix assourdie par la timidité, très correct, très professeur. Il se frotte tout le temps les mains ; de temps à autre, une lueur lubrique dans les yeux, vite réprimée » (p. 25-26). Or, la corpulence et l'exubérance de l'acteur chevronné qu'est Roger Hanin, sa jovialité, ses sourires satisfaits, son phrasé méridional ponctué d'une gestuelle démonstrative, son air un tantinet complaisant, voire cabotin, ne correspondent pas au stéréotype professoral que nous présente Ionesco au début de la pièce. Loin de s'effacer devant le personnage, la forte personnalité du comédien l'envahit, le travestit, se débarrasse de la timidité et de l'intériorisation exigées d'entrée de jeu, gomme la lubricité du protagoniste et le viol final.

De même, Emmanuelle Boiron, dont le jeu excellent mériterait des louanges, ne correspond pas au personnage. Paraissant 14 ou 15 ans – et non 18 comme une jeune bachelière – elle ne possède pas une maturité physique suffisante pour allumer la convoitise du Professeur. Par ailleurs, cette demoiselle possède le dynamisme et la gaieté exigés par les didascalies (p. 25).

 

Quant à Dora Doll, femme forte et imposante, son physique épouse les exigences du rôle, l'employée devant désarmer un employeur qui s'apprêtait à la tuer : « La Bonne lui saisit le poignet au vol, le lui tord ; le Professeur laisse tomber par terre son arme [... Elle] gifle, par deux fois, avec bruit et force, le Professeur qui tombe sur le plancher, sur son derrière » (p. 86-87).

Pour conclure, remarquons que le jeu de Roger Hanin s'inscrit dans une tradition, celle de la comédie. Il joue à jouer, cherchant la complicité du public, suscitant les rires, alors que sa très jeune partenaire lui donne la réplique avec un talent consommé et que Dora Doll choisit, comme l'exige le texte, un jeu réaliste.

La représentation innove sur deux points :

1 – Ahmed Madani tente d'actualiser l'image du professeur et celle de l'étudiante : professeur moins stéréotypé, étudiante plus effrontée.

2 – L'introduction d'une musique, musique classique appropriée par son thème (La Jeune Fille et la mort), intervient à cinq reprises comme s'il s'agissait des cinq actes d'une tragédie classique. En alliant la dimension pseudo-tragique au jeu comique de Roger Hanin, Ahmed Madani souhaitait-il rénover la tragi-comédie, genre dans lequel Ionesco se distingua au début des années cinquante ?


1 P. 26. Ionesco reprend ici, sous une forme voisine, un procédé auquel il avait eu recours dans La Cantatrice chauve dont le finale inversait le rôle des Smith et celui des Martin.

2 Voir p. 25-26.

3 Cité par Simone Benmussa, Ionesco, Seghers, 1966, p. 94. Plus généralement, ce rôle éclaire la création dramatique telle que l'envisage Ionesco : « Une pièce de théâtre est une construction, constituée d'une série d'états de conscience, ou de situations, qui s'intensifient, se densifient, puis se nouent, soit pour se dénouer, soit pour finir dans un inextricable insoutenable » (Notes et contre-notes, p. 322-323).

4 P. 34.

5 P. 35.

6 P. 53.

7 P. 55.

8 P. 59.

9 P. 78-79.

10 Simone Benmussa, Ionesco, p. 95. Étant donné la tonalité de la pièce, la notion de tragédie a de quoi surprendre si l'on oublie qu'Ionesco est porté à l'exagératioon. Un extrait de son journal, en date du 10 avril 1951, éclaire mieux ses intentions : « Pousser le burlesque à son extrême limite. Là, un léger coup de pouce, un glissement imperceptible et l'on se retrouve dans le tragique. C'est un tour de prestidigitation. Le passage du burlesque au tragique doit se faire sans que le public s'en aperçoive. Les acteurs non plus peut-être, ou à peine. Changement d'éclairage. C'est ce que j'ai essayé dans La Leçon » (Notes et contre-notes, p. 252).

11 Les balbutiements et les erreurs de l'Élève trouvaient un équivalent dans la démarche hésitante et trébuchante de la danseuse.

12 R. Schechner, « The Bald Soprano and The Lesson : an Inquiry into Play Structure », dans R. Lamont, éd., Ionesco. A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1973, p. 52.

13 Claude Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, Belfond, p. 120.

14 La recette est connue. Roger Vitrac l'appliqua à Victor ou les Enfants au pouvoir et Jean Poiret à La Cage aux folles qui connut cinq mille représentations à partir de sa création au théâtre du Palais-Royal en 1973, dans une mise en scène de Pierre Mondy.

15 Il fut abandonné à la reprise en 1957.

16 Cette opposition devint récurrente dans le théâtre d'Ionesco

17 Claude Abastado, Ionesco, Bordas, 1971, p. 70.

18 Entretiens avec Eugène Ionesco, p. 110.

19 Voir Préface, n. 1, p. 7 et 2, p. 8. Le 16 février 1957 eut heu la reprise de La Cantatrice chauve et de La Leçon à la Huchette. Depuis lors, elles y ont été jouées sans interruption. Le 9 août 1980 correspondait à la 9 000e représentation et, avec l'année 1987, on en comptabilisait plus de 11000. La Cantatrice chauve, la pièce d'Ionesco la plus jouée dans le monde – les chiffres officiels en témoignent –, fut, et est encore représentée dans de nombreux pays : Danemark, Suède, Norvège, Hollande, Allemagne, Suisse, Angleterre, Espagne, Algérie, Tunisie, Maroc, États-Unis, Brésil, Pologne, Tchécoslovaquie, Israël, Turquie, Grèce, etc. En 1971, la Compagnie Sagan, troupe japonaise dirigée par Nicolas Bataille, représenta la pièce à Tokyo. De passage à Paris en mai 1972, elle en donna une représentation, en japonais, au théâtre de la Huchette.