Prologue


Mai 1862.


Roland Delcroix ne vit pas le premier coup venir.

Pourtant, se sentant épié, il s’était retourné plusieurs fois sur son chemin. Dès qu’il était sorti de l’Académie des Beaux-Arstranges, après une interminable retenue d’un de ses professeurs, le jeune homme avait eu l’impression que des yeux inquisiteurs s’étaient posés sur lui et ne le lâchaient plus, alors qu’il s’enfonçait dans le dédale du Quartier Latin. Presque désertes, les rues de Paris étaient mal éclairées.

Il s’était arrêté et s’était retourné en une occasion, en entendant comme un froissement râpeux. En réaction à ce bruit, sa Muse s’était mise à tournoyer autour de sa tête et avait pris de la hauteur pour examiner les environs. C’était un petit pégase à la robe argentée, de la taille d’un poing.

Mais ni elle ni lui n’avaient rien vu. Pas un chat. Pour seul mouvement, le tremblotement de la flamme du réverbère le plus proche.

Cela l’avait poussé à accélérer le pas, la Muse aux aguets dans son sillage.

« Attention ! » avait soudain crié la créature ailée, incarnation de son Inspiration d’Artiste, tandis que Roland rasait les murs d’une ruelle aux façades aveugles.

Un poing énorme et dur comme la pierre l’avait cueilli à l’improviste, broyant ses chairs et les entaillant de ses aspérités tranchantes.

Après avoir été projeté plusieurs mètres en arrière, il s’était effondré sur le pavé glacé, une douleur atroce irradiant depuis ses côtes dans tout son corps.

C’est alors seulement que son agresseur lui apparut.

Le poing qui l’avait frappé avait surgi du mur. Le bras, puis le reste du corps suivirent. Une forme monstrueuse le surplombait de toute sa hauteur depuis la pénombre. L’instant d’auparavant, elle se confondait avec les briques. Maintenant, il l’entrevoyait à travers le rideau de ses larmes.

Roland essaya de respirer. Il produisit un bruit de soufflet troué. Une vague de souffrance balaya son corps. Il plaqua sa paume tremblante contre le sol, en une tentative désespérée de se relever.

La créature s’approcha de lui à grands pas et ce fut comme si les ténèbres s’abattaient d’un coup sur le jeune homme. Une nuit étrange, faite de petits éclats chatoyants.

Comme des joyaux, divagua son esprit enfiévré.

Sa Muse s’interposa en voletant devant le colosse. D’un geste incroyablement rapide pour sa corpulence, le monstre attrapa le petit pégase et le broya entre ses doigts, dans un bris d’os écœurant.

Roland écarquilla les yeux devant le spectacle du sang qui s’écoulait de la main de son agresseur. Les Muses n’étaient pas immortelles ?

Des pensées funestes tournoyaient dans son esprit, il se sentait déjà partir, quitter cette vie avec soulagement presque, tant sa souffrance était grande.

Mais l’instinct de survie agit comme une douche froide sur son être. Il percevait toujours la douleur, et cette confusion qui avait envahi son esprit, cependant une part de lui, qui s’accrochait à cette Terre, refusait de capituler et le fit se redresser sur son séant.

Ses doigts tremblants trouvèrent le chemin de la poche intérieure de sa veste.

Le tueur de Muse s’avança lentement sous la lueur du réverbère, comme s’il attendait de plus amples instructions. Il rutilait sous la lumière diffuse, constitué de la tête aux pieds de blocs de jade et d’obsidienne enchâssés les uns dans les autres. Un golem… mais différent de tous ceux qu’il avait vus jusqu’à aujourd’hui.

Roland retira la plume de Phénix d’Équateur de sa poche. En tant normal, elle distillait une douce chaleur dans sa paume. Jadis, elle semblait presque vivante, alors qu’il traçait des lignes et des courbes sur des feuilles de papier, guidé par son Inspiration.

Mais cette dernière l’avait déserté, avec la mort de sa Muse. Il l’éprouvait au plus profond de sa chair, par-dessus la souffrance et l’agonie, comme une évidence.

La forme monstrueuse s’approcha encore, bouchant la lumière du réverbère en se penchant sur lui.

Une ombre, une grande ombre va recouvrir Paris, se mit à délirer Roland. Dans sa main, les barbes soyeuses se rappelèrent à lui. L’ironie lui fit grimacer un sourire. Avoir une plume de cet oiseau mythique ne garantissait nullement l’immortalité pour son possesseur !

À deux pas de lui, à peine, le colosse se figea, aussi immobile que les murs froids et silencieux autour. Ses yeux de pierre se contentaient d’observer la mort inéluctable de l’Artiste, en renvoyant un éclat luisant.

La vue de Roland Delcroix se troubla, ses pensées se dispersèrent. Puis l’espoir, la survie revinrent s’accrocher à sa chair moribonde.

La plume… Là, dans sa paume.

Il devait essayer, même si tous disaient que c’était voué à l’échec.

Sans Muse, pas d’Inspiration, et sans Inspiration, pas d’Arsestrange possible.

Il approcha l’instrument tremblant des estafilades qui écorchait sa peau, utilisant le sang qui ruisselait sur son torse en guise d’encre.

Il ne devait pas réfléchir. Juste agir. Oublier la douleur qui carillonnait dans son crâne et rendait ses muscles gauches et affreusement lents. Il allait tracer un cercle autour de lui, qui interdirait à ce maudit golem de l’approcher.

La plume crissa sur le pavé. Cinq, dix centimètres. Il sentit un léger frémissement agiter l’instrument, rien de plus. Un léger, désespérant frémissement.

L’Inspiration s’était enfuie, le laissant seul face au monstre, avec son sang, ses pensées s’écoulant dans le caniveau.

« À l’aide », croassa-t-il, alors qu’il voulait hurler.

L’image de Luzarch, son premier professeur en Arsestranges tournoya dans sa tête. Il aurait aimé lui parler, lui faire part de ses découvertes récentes. La cité... La cité ! Puis il revit une dernière fois ses parents, son cousin Émile, ses amis de province et de l’Académie. Ils le regardaient, muets, comme s’ils attendaient quelque chose de lui.

Le golem était sur lui maintenant. Il avait enjambé le trait écarlate sans même ralentir.

Son poing se leva pour le coup de grâce. S’abattit. Encore et encore.

Le froid s’empara de Roland. Une vague de blancheur cristalline l’emporta.