Chapitre Deux : La Fée Verte s’invite



L’air frais de cette soirée de février fouetta le visage d’Émile dès qu’il eut franchi le seuil du théâtre. Il soupçonnait cependant que la présence de son compagnon était pour quelque chose dans cette sensation qui lui glaçait les os.

Les derniers spectateurs quittaient les lieux, parlant tantôt en français tantôt en toscan, sans toujours faire la distinction.

Du plus jeune ruffian aux grands ministres de Napoléon III, tous allaient garder en mémoire cette Florence qui avait été ressuscitée sous leurs yeux, grâce à l’Art du Théâtre. Pendant des jours encore, ceux qui avaient regardé le spectacle avec leurs lunécouteurs parcourraient et les rues de Paris et les calli de Florence, pourraient converser avec les Italiens d’alors, leur acheter des objets de cette époque, jusqu’à ce que ces Toscans deviennent flous et s’estompent, ainsi que cette mémoire d’Italie qui n’était pas la leur, mais bien l’illusion du Dramaturge.

Au pied des marches du théâtre, un crieur des rues vendait d’une voix nasillarde L’Aurore, son bras portant en étendard le journal.

« Une ombre rôde sur Paris ! Tous les détails sur la mystérieuse citadelle qui survole la capitale dans notre édition spéciale du soir ! ! Demandez L’Aurore ! »

Drussel jeta une pièce au gamin et lui prit un exemplaire. Puis il héla un coche, qui s’arrêta aussitôt. Avant que le conducteur ne descende, Drussel avait ouvert en grand la portière.

« Si vous voulez vous donner la peine de prendre place, mon jeune ami… »

Émile hésita avant de monter. Il sentit les doigts de son acolyte le pousser doucement dans le dos, comme une invite à s’installer, et un frisson l’électrisa à ce contact. Quand la porte se referma, il eut la fugace impression qu’un pan de son destin se scellait également.

Drussel lâcha un « fouette tes chevaux, cocher, nous allons au Joyau du Déchu » et s’engouffra dans le fiacre. La voiture démarra en trombe. Drussel resta silencieux, les yeux rivés sur le quotidien. Une ride de contrariété crevassait son front.

Émile reporta son attention sur la nuit qui recouvrait la ville d’un voile paisible. Une menace peut-être… Il avait l’impression de sentir peser sur les rues, sur ses épaules même cette ombre dont parlait le journal.

À en croire L’Aurore de la semaine dernière, qu’il avait eu l’occasion de feuilleter, une immense citadelle, peut-être de la taille de Paris elle-même, semblait s’être dangereusement approchée et s’apprêtait à survoler la ville. On racontait que l’armée était sur le pied de guerre, que l’Empereur était très préoccupé par la situation et qu’une délégation de diplomates avait été formée pour aller à la rencontre de dirigeants supposés. On disait tellement de choses. Émile doutait toutefois de la véracité des articles de L’Aurore. Il fallait souvent faire le tri dans les informations divulguées. Il était d’ailleurs intéressant de constater que, la plupart du temps, aucun autre périodique ne reprenait ses informations. L’Aurore avait la réputation de publier des articles pour le moins tirés par les cheveux, aux sources douteuses, rédigés par des journalistes fantaisistes.

Avec un soupir, l’homme en gris plia le quotidien et le posa entre eux. L’œil du Peintre tomba sur l’illustration de la citadelle, en première page, qui s’étirait sur la capitale comme une énorme pieuvre tentaculaire.

« Vous permettez ? » demanda Émile.

Drussel acquiesça d’un léger mouvement de menton. Même quand il cherchait à composer une mine affable de circonstance, il dégageait quelque chose d’inquiétant.

Le garçon, peu sensible à la qualité de l’œuvre, assez moyenne et misant sur le sensationnel sans vergogne, parcourut néanmoins L’Aurore avec attention. En deuxième page, il trouva un compte-rendu de l’attentat survenu la veille chez Billault, ministre de Napoléon III. Lors d’une réception, un Violoniste, racontait le journal, avait joué un Requiem démentiel qui avait poussé nombre d’invités à s’entretuer ou à se suicider. Le carnage avait fait plusieurs dizaines de victimes. Un nombre égal de convives était en observation à l’Institut Charcot. Plus loin, un filet évoquait le salon des Refusés. L’étudiant survola les quelques lignes, puis le reste du quotidien : de nouvelles lois votées, les relations tendues entre la France et la Prusse, la hausse du prix du sel et du pain…

Le murmure de Drussel arracha l’étudiant à sa lecture :

« Êtes-vous au courant de la légende noire qui entoure le Joyau du Déchu ? Des clients qu’on a vus entrer et ne jamais ressortir ? »

Émile hésita un instant puis, bravache, il lança :

« Bah ! Si toutes ces histoires étaient fondées, il y a longtemps que la Police de Fouché aurait fermé le restaurant, non ? »

Ils arrivèrent bientôt à destination à deux pas de l’Opéra Le Peletier, dans la rue du même nom, au cœur d’un quartier cosmopolite et animé.

Le coche s’arrêta au pied de l’établissement parisien de renommée mondiale, et son conducteur vint ouvrir la porte du Peintre, tandis que Drussel se tenait mains sur les hanches devant l’imposante bâtisse. Il humait l’atmosphère d’un air mystérieux.

La façade de pierres brutes aux teintes rouges et ocre s’avançait d’un bon mètre sur le trottoir par rapport à ses sages voisines. Dans sa structure s’inséraient de façon baroque mais harmonieuse des blocs de verre de toutes les couleurs.

Une grille en fer forgé dressait des pointes torturées vers le ciel, comme autant de ronces d’un palais enchanté interdit aux communs des mortels. À moitié cachée derrière cette grille, une cour formait une gorge au fond multicolore retenant l’attention du chaland. Qu’était cette lueur où le rouge prédominait, mais qui renvoyait des reflets verts, jaunes ou bleus ?

Tandis qu’il suivait son guide d’une nuit, une appréhension serrait le cœur du jeune homme, ainsi qu’une certaine excitation. Il avait déjà passé quelques soirées d’étudiants autour d’un verre avec Floriane ou son ami Eustache, mais rien de très crapuleux non plus.

Un majordome posté à l’entrée poussa la grille pour les laisser passer, puis la referma avec un grincement musical. Un large sourire illumina le visage de l’homme en livrée, comme il leur faisait signe de le suivre. Ils arrivèrent devant le cœur changeant du Joyau du Déchu. Une flamme dense et agitée s’échappait d’une grande vasque au milieu du patio aux pavés luisants d’une nacre verdâtre. Il régnait ici une chaleur de fournaise que le froid de la nuit ne tempérait que très peu. Tout autour de cette torche aux sombres reflets bleu-vert, orange, rougeâtres, des tables s’étalaient au rez-de-chaussée et aux étages, au bord des rambardes d’acajou qui couraient le long de la façade intérieure.

Les convives au rez-de-chaussée laissaient une distance respectueuse entre eux et le flambeau, tout en semblant attirés par lui, par sa chaleur et son aspect sans cesse changeant, qui s’échappait du rouge pour mieux y revenir.

Le majordome les remit entre les mains d’une employée à l’apparence singulière, vêtue d’une robe aux mille froufrous chamarrés. Elle jetait des paillettes de lumière sur son passage tandis qu’en virevoltant, elle filait dans un escalier translucide et vertigineux.

Une féerie grisante imprégnait la moindre pierre.

Drussel gravit les degrés d’une démarche lente et solennelle, Émile à sa suite.

Au vertige de l’escalier tourbillonnant succéda la désorientation de la salle du premier étage. Émile sentait la nuit souffler dans son dos ainsi qu’une espèce d’ombre dense et pleine, qui retenait sa respiration au-dessus de leurs têtes. Il essaya de jeter un œil au ciel, mais il n’aperçut que des ténèbres insondables.

La clientèle hétéroclite voyait ses contours grignotés par la pénombre rougeoyante de la flamme du patio. Sous ses pieds, de la pierre et des fragments de verre dessinaient des fenêtres dans le sol. Et plus au fond, vers l’extérieur, toute une série d’alcôves s’étendait d’où aucune image, aucun secret ne semblait devoir s’échapper.

Émile et Drussel s’installèrent à une table au bord de la rambarde, avec une vue saisissante sur le brasier du patio qui léchait de ses reflets le pavé verdâtre.

La créature enchanteresse qui les avait conduits à l’étage, jeune femme à la tenue d’arlequin et à la peau baignée d’arc-en-ciel, prit leur commande avec un sourire multicolore. Elle s’éloigna d’eux en sautillant et laissa derrière elle des traînées irisées. Elle était secondée par un gros balourd à la peau terreuse qui servait et débarrassait les plateaux les plus chargés.

Un golem. Depuis des années, des Artistes versés dans la Sculpture avaient rempli les champs, les usines et les chantiers de leurs créations fortes comme trois bagnards, maintenant que des accords internationaux avaient été signés pour éviter leur emploi militaire.

On les retrouvait souvent dans d’autres corps de métiers. Un des progrès de l’Art pour l’humanité ? Le jeune Peintre ne savait qu’en penser. Il se rappelait trop nettement l’Histoire, telle que racontée par Augustin, son grand-père paternel. Comment gargouilles et golems avaient été utilisés en tant que fantassins, comment au temps de Napoléon Bonaparte, ils avaient pu raser des villes entières, pierre par pierre. Et plus récemment, comment ils avaient écrasé la révolution de 1830. En 1854, les nations occidentales, conscientes du carnage que ces guerriers de terre entraînaient, dès qu’ils entraient sur un champ de bataille, avaient signé un accord pour retirer les golems de leurs armées et empêcher qu’on les emploie comme soldats. Un traité qui, d’après ce qu’on en savait, avait été signé sous la très forte pression des Sculpteurs.

Ce golem-là, en tout cas, était une ébauche plus qu’une véritable Sculpture…

« Ce n’est pas la plus belle Œuvre que j’ai vue, fit Drussel, comme s’il perçait le voile du garçon avec son esprit, mais je suppose que sa raison d’être est avant tout utilitaire. »

Deux pupilles grises se posèrent sur le visage du jeune Peintre.

« Et vous, ferez-vous honneur à la réputation de cet établissement, jeune homme ? demanda Drussel, un vague sourire flottant sur ses lèvres minces. À la grande époque, on croisait ici les plus fameux Artistes, astrologues et alchimistes… Il n’est pas rare, encore aujourd’hui, qu’un Poète maudit y paie son repas avec des vers ou des quolibets. Et tenez, admirez la table du fond…

Émile Delcroix jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Son regard se perdit d’abord dans la salle surchargée de bibelots en verre, de pavés translucides et de miroirs. Même le plancher et le plafond captaient et renvoyaient l’éclat du flambeau qui brûlait dans la cour. Cela le frappa plus que toute autre chose. Le style du Verrier devait lui être connu… Mais où avait-il déjà vu de telles pièces ? Impossible de se souvenir. Un golem finissait de débarrasser une table proche. Comme il s’écartait, l’Artiste put apercevoir le coin désigné par Drussel.

Un groupe d’hommes en redingote de velours noir et écharpes bordeaux venaient de s’y installer.

― Celui de droite… C’est le fameux Allan Kardec, le maître à penser du spiritisme, entouré de sa cour ! glissa Drussel. Que du beau monde, n’est-ce pas ? Même si vous êtes très jeune… Quinze ans, je suppose, tout au plus… je parie que votre Talent est à la hauteur de l’excellence des habitués de ces lieux.

― Excusez-moi. »

La voix fluette qui avait virevolté jusqu’à leurs oreilles fut suivie, une ou deux secondes plus tard, par sa propriétaire, la délicieuse serveuse polychrome.

L’étudiant eut l’occasion de la contempler plus longuement et de plus près, à la lueur changeante du flambeau. L’employée, Émile le sentait bien, avait quelque chose de plus qu’une jeune fille quelconque, quelque chose de surnaturel, mais il n’aurait su dire quoi. Il n’avait jamais vu un tel rapport à la couleur… Elle se mit à faire fondre avec la fontaine à eau qui trônait sur la table les sucres de leurs deux absinthes, disposés chacun sur des cuillères à trous. Goutte après goutte, l’eau glacée attaquait les sucres et les dissolvait dans le Poison.

Chaque couleur qui se dégageait de l’employée s’accompagnait d’un parfum différent : bleu jasmin, violet pensée, vert pomme, jaune safran et noir encens.

Si Émile arrivait à capter toutes ses nuances, à humer toutes ses fragrances, parviendrait-il à capturer sa beauté ?… Et, qui sait, à la restituer… sur une toile ? Les contours de la salle s’effacèrent et il se retrouva seul avec son modèle improvisé, ou plus exactement avec une version idéalisée de la serveuse. Juste le temps d’une seconde.

Puis la voix de Drussel remonta à la surface de ses sens, l’image de Floriane se superposa à cette vision Inspirée et il reprit pied avec le réel. Floriane…Elle était tout pour lui… Et pourtant, son regard gardait quelque part au fond de la pupille les silhouettes de cette serveuse, de la Fille de Verre – son premier grand amour –, de la douce enfant de sa logeuse, Annette… de jeunes femmes croisées au gré de balades impromptues dans la capitale, sans prénom, sans mot à mettre sur leur visage, juste… des silhouettes. Qu’il aurait aimé croquer avec son carnet. Il y avait Floriane et d’autres filles, même s’il répugnait à s’avouer son attirance pour d’autres demoiselles.

« Trinquons donc à l’Art… » lança Drussel en levant son verre. Il marqua une pause, puis acheva de porter son toast : « Et aux Artistes. »

Émile hocha la tête. Ses yeux s’attardèrent alors sur la boisson à base d’armoise et d’hysope, et il manqua de tomber à la renverse. Alors même qu’il n’avait pas encore commencé à boire, un sourire rayonnait au fond de son verre. Le sourire de son tout premier professeur, Luzarch. Et pour cause, en examinant mieux le récipient teinté d’absinthe, il reconnut enfin le travail de Verrier de Luzarch. Ainsi que tout autour de lui, dans les autres coupes, dans les vitres, glaces, pavés translucides disséminés dans le Joyau du Déchu. Voilà donc pourquoi ces Œuvres lui paraissaient si familières.

Ce Talent qu’il connaissait pour l’avoir observé de longues heures à l’œuvre s’étalait partout dans la brasserie, dans toute sa splendeur. Et chaque pièce de verre, de la plus petite flasque au plus grand miroir lui renvoyait le sourire de son précepteur et ces yeux qu’il gardait mi-clos le plus clair du temps. Émile caressa du doigt le cadeau de son mentor, un pendentif en cristal, qu’il portait autour du cou. Il se mit à vibrer légèrement, comme s’il entrait en résonnance avec les œuvres du vieil homme.

Drussel descendit d’un trait son verre, qu’il reposa sans un bruit sur la table.

Émile attrapa le sien d’un geste hésitant puis, sentant le regard un peu intimidant de son acolyte d’un soir peser sur lui, se mit lui aussi à boire.

Le liquide d’un vert intense coula dans la gorge du jeune Peintre, délice et brûlure tout à la fois. Amertume glacée et bouquet floral. Un brasier en apparence froid. Puis une chaleur qui se propageait à la vitesse d’un feu de brousse et rayonnait le temps d’un éclair, avant de s’éteindre et de ne laisser que des cendres.

La tête d’Émile lui jouait de vilains tours. Il n’aurait pas dû boire cul sec, juste par une sorte de fierté idiote qui lui avait fait imiter Drussel.

Il posa sa main sur le bois devant lui et se força à garder le silence, plutôt que de se mettre à ânonner de façon risible. Pourtant, il avait envie de parler, plus que jamais. C’était, il le savait, un effet des alcools forts sur certaines personnes. Pourquoi ne s’était-il pas montré plus réfléchi avant d’accepter cette invitation soudaine ? D’un autre côté, cette impression d’être un autre, plus libre et plus sûr de lui, n’était pas pour lui déplaire. Les Enfants de la Fée Verte, au sujet desquels tellement de légendes et rumeurs couraient, ressentaient-ils cela au quotidien ?

« Je tenais vraiment à voir ce que vous pouviez faire, comme cela à main levée, cher ami. Aussi me suis-je permis de prendre avec moi un carnet de croquis. Si cela ne vous dérange pas, bien sûr. »

Une boule hérissée creusa les entrailles du jeune homme, écharde plantée dans son amour-propre blessé. L’absinthe gonflait son importance à la manière d’une baudruche, alors que juste avant, il n’était que timidité et gêne. Cet inconnu lui lançait-il un défi, comme ça, à la volée ? Doutait-il de son Talent ? S’imaginait-il qu’il ne relèverait pas le gant ? Il allait voir.

Sa main gauche fit avec maladresse un trajet qu’elle avait pourtant fait cent fois, mille fois peut-être depuis le début de son année d’études. Elle finit par trouver une de ses poches intérieures et en extirpa un fusain sec jaune tournesol.

Très loin, la voix de Drussel se fit entendre, murmure étouffé :

« La même chose, mademoiselle. »

Une bouffée de couleurs et de parfums virevolta autour d’eux et ils furent servis.

Émile ferma une seconde peut-être les yeux. Il sentait quelque chose poindre en lui. Une lueur d’Inspiration.

Il rouvrit les yeux, qui tombèrent sur l’absinthe qu’on lui avait tout juste apportée. Une goutte après l’autre, la fontaine de table avait fini de désagréger le sucre sur sa cuillère. Sa main partit sur la première feuille. Courbe élégante, hachure et contours. Il venait de faire sortir du carnet de croquis une pièce de vingt francs or, aussi vraie que nature. Il posa le fusain, prit la monnaie entre le pouce et l’index de sa main gauche et, de sa droite, se mit en quête de son verre.

Drussel suivait chacun de ses gestes avec une minutie silencieuse, comme s’il essayait de capturer le mouvement dans le terne éclat de son regard. Peut-être s’étonnait-il de voir la main maniant le fusain rester si habile et sûre, au contraire de l’autre, pataude et rendue flasque par l’alcool. Des heures et des heures de travail ayant forgé des habitudes au-delà de tout aléa ? Un Talent si aiguisé qu’il emplissait son possesseur et s’exprimait dans n’importe quelle condition ?

« Belle Contrefaçon, siffla doucement le triste sire, tandis qu’Émile faisait tourner la pièce sur elle-même.

— Contrefaçon ? » s’écria le Peintre. Il manqua de s’étouffer avec le deuxième verre d’absinthe qu’il venait de porter à ses lèvres. « Contrefaçon ? Vraiment Monsieur, vos propos sont blessants ! J’espère valoir mieux que ces faux-monnayeurs et ces malfrats à la petite semaine ! »

D’un claquement sec, Émile aplatit le vingt francs or, qui réintégra le papier. La face visible sur la feuille avait changé. L’avers représentant Napoléon III couronné de laurier avait disparu au profit de la devise « Dieu protège la France », mais il était redevenu un dessin en apparence normal.

Pourtant… caché dans les fibres du papier… Il y avait quelque chose. Une force d’évocation bien plus riche qu’une simple pièce. On aurait dit le symbole même de la richesse, avec un R majuscule.

Il n’était pas rare de trouver à Paris, sur des placettes, à l’entrée de squares ou sur les boulevards des Peintres sans trop d’ambition qui bradaient leur Talent contre argent sonnant et trébuchant. Ils vendaient des mirages de fortune, de gloire, d’amour ou de santé. Le dessin d’un trèfle à quatre feuilles portait chance, celui d’un couple bras dessus bras dessous garantissait des années de mariage sans nuage… Comme avec les diseuses de bonne aventure, le phénomène partageait les gens en deux catégories : sceptiques et convertis.

L’illusion remplaçait parfois même l’argent, dans le cas de Peintres peu scrupuleux. La monnaie de barbouilleur avait alors tout de la monnaie de singe. Surgi du papier, comme l’avait fait Émile avec son vingt francs or, elle ne restait stable que quelques minutes, un quart d’heure tout au plus, avant retourner à son état originel d’encre, de crayon ou autre. Même l’utilisation d’un fixatif à base d’éclats de lune ne permettait pas de la maintenir en l’état au-delà de trois ou quatre jours.

« Allons… » D’un léger mouvement de la main, Drussel tâcha de l’apaiser. Sa voix se faisait grave et presque inaudible. « Je ne voulais pas vous offenser. Reconnaissons aux Faussaires – si ce n’est leur honnêteté – du moins la minutie de leur travail. »

« Minutie, minutie, s’emporta l’étudiant, ce n’est pas le tout de copier ! Pourquoi croyez-vous qu’ils ont une réputation détestable ? Les plus habiles sévissent en toute impunité, usurpant le style et au final l’identité d’autres Peintres, Archigéomanciens, Sculpteurs, pour commettre leurs méfaits. Et quand on connaît les peines encourues pour Contrefaçon. Normal ! Si on s’amuse à créer de la fausse monnaie, même si elle a une durée de vie éphémère, il y va de l’équilibre monétaire de l’Empire. Pas étonnant que la Police de Fouché leur mène une véritable guerre. Minutie, hein ? Encore faudrait-il qu’ils aient une once d’Inspiration ! »

Et, comme pour appuyer son propos, il inspira un grand coup.

« Je veux bien que vous me montriez, dans ce cas », l’invita son compagnon.

Tout en parlant, il héla un golem. Ce dernier ramassa de ses doigts grossiers les verres et revint bientôt avec deux nouvelles consommations. Drussel fit un signe et la créature de glaise versa l’eau de la fontaine sur les deux sucres. Des plis de ses habits informes, Drussel sortit avec précaution un encrier qu’il posa devant Émile. Un encrier empli d’un liquide épais, qui lança des éclats rubis tout autour de lui. Certains allèrent même s’écraser contre le flambeau du patio et moururent dans un crépitement sonore.

Malgré l’hébétude provoquée par l’absinthe, les yeux d’Émile s’écarquillèrent et il resta une seconde en arrêt face à ce prodige de couleur. Une rumeur s’éleva ; d’autres clients alentour manifestaient leur surprise. Drussel s’empressa de recouvrir l’encrier d’un mouchoir grisâtre et déposa une plume élégante à côté.

« De l’écarlate de Valachie ? »

Les lèvres d’Émile tremblèrent en prononçant ces mots, aux prises avec une gratitude teintée de dégoût et de peur.

Ce pigment très rare avait une sombre réputation. Il exacerbait les passions, transformait l’amourette en folie obsessionnelle, traçait sur les toiles ou les vélins des appels au meurtre, nourrissait les idéaux d’un feu pérenne et destructeur à la fois. Danton ne signait-il pas au plus fort de la Terreur des Sorciers ses arrêts de mort en y trempant sa plume ?

Le jeune homme trouva réconfort au fond de son verre, qui ralluma ses entrailles et embruma encore un peu plus ses méninges.

« Afin de sceller notre amitié, je vous offre cet échantillon, en provenance de ma lointaine contrée natale. Je suis sûr que vous en ferez très bon usage. Je n’ai de plaisir désormais que dans la compagnie d’Artistes prometteurs. Cela tient un peu à l’écart les fantômes de mon passé. Vous avez parfaitement choisi votre restaurant… même si vous escomptiez partager votre soirée avec quelqu’un d’autre. Vous êtes, à n’en pas douter, digne du cénacle Artistique du Joyau du Déchu… Je dois vous avouer que je suis impatient de voir ce que vous êtes capable de faire avec ce présent. Floriane m’a beaucoup parlé de votre talent, allant jusqu’à vous qualifier de “surdoué” ! »

Mille fois, par la suite, le jeune homme se maudit de ne pas s’être montré plus prudent et d’avoir passé la soirée avec ce vil flagorneur… Mais sur le moment même, l’alcool aidant, rien ne lui parut suspect dans le comportement de Drussel, malgré sa mise sinistre et l’affectation de sa langue.

« Merci, se contenta-t-il de dire, d’une voix un peu pâteuse. Je relève le défi. Je vais vous montrer sur-le-champ ce dont je suis capable. »

Émile soupesa la plume. Elle faisait le poids idéal et épousait les contours de sa paume, s’insérant entre ses doigts à la perfection.

Il arracha une page de son carnet de croquis, qu’il plaça bien en évidence devant lui, poussa un peu de la pointe le mouchoir qui recouvrait l’encrier, la trempa dedans et laissa son Inspiration le guider. Une nébuleuse d’images et de souvenirs tournoya dans son esprit, tandis qu’il rassemblait diverses formes, poses et expressions. Si l’absinthe interférait maintenant avec son Talent, elle n’amoindrissait pas sa maîtrise du dessin. Son trait était juste plus nerveux, avec une fébrilité rendant les courbes plus dynamiques et plus appuyées. Plus sensuelles aussi.

Il fit surgir du néant de la page une créature mutine et séductrice, au regard chargé de gentiane et de sang. Elle dévorait des yeux son Peintre avec une curiosité complice.

Elle partageait les caractéristiques de nombreuses demoiselles qu’il avait connues ou côtoyait encore aujourd’hui : le front frais et fier de la Fille de Verre, les lèvres pleines, un peu indolentes d’Annette, la belle enfant de sa logeuse, le nez retroussé, l’expression chafouine et ambiguë de Floriane. Peut-être même lui retrouverait-on beaucoup de la grâce virevoltante de la serveuse arc-en-ciel, dans ce mouvement ample et dynamique qu’il lui avait imprimé. Un corset enserrait son corps menu et délicat, accentuant ses courbes. En contrepoint de cette prison de la chair, elle portait des cheveux lâchés qui tombaient en cascade ondulante jusqu’au bas du dos, entre ses ailes translucides, semblables à celles des libellules. Mille reflets venaient se nicher dans sa tignasse, dans la moindre boucle. Et ses chevilles adorables, si graciles… On ne pouvait les représenter que chaussées de pantoufles de vair, comme ces princesses des contes d’antan.

Tout ça, en quelques secondes, en quelques traits.

« Je suis impressionné », murmura Drussel.

Il fixait intensément le résultat, ombre grise penchée sur la table. La couche de cendres blanches qui paraissait recouvrir en permanence son visage et empeser son expression s’était un peu dissipée.

« Je n’ai pas fini, répondit d’une voix traînante le Peintre, il faut que je renforce les contrastes. »

Il agita son verre vide en direction de la serveuse qui passait par là, puis, fouillant dans les poches intérieures de sa veste, il en sortit une des nombreuses fioles de pigments divers qui ne le quittaient jamais. Après l’avoir essuyé avec sa serviette, il versa dans le récipient qu’il venait de terminer quelques gouttes d’essence secrète de noir de fumée et y trempa sa plume. L’employée en livrée d’arlequin et à la peau baignée d’arcs-en-ciel s’éloigna en sautillant, avant de revenir quelques instants plus tard avec une nouvelle consommation.

Elle inclina un peu la fontaine de leur table pour imbiber le sucre disposé sur la cuillère trouée, puis s’éclipsa.

Ravivé par le Poison qui coulait dans sa gorge, Émile sentit le tremblement violent de l’Inspiration l’animer, tremblement qui ne le laissait pas tranquille, le poussait à tracer de nouveaux détails. Même durant ses devoirs les plus grisants et incertains, même lors de son concours d’entrée à l’Académie des Beaux-Arsestranges, il n’avait jamais éprouvé un appel à la création si impérieux. L’instinct, au plus proche de sa personnalité, transfiguré par l’imagination bouillonnante du moment, se déversait au travers de sa plume en filets écarlates de vie concentrée.

Tremblement de l’illustration qui, comme une feuille d’arbre posée sur la page, menaçait de s’envoler, sous l’impulsion d’un courant d’air.

Tremblement de ses lèvres, réclamant encore à boire, de ses yeux réclamant un répit, de son cœur réclamant soudain Floriane, avec plus de force que jamais.

Il écarta absinthe et plume, et se mit à contempler son œuvre, se rendant compte qu’il touchait à l’essentiel. Jamais son trait ne s’était à ce point approché du Grand-Œuvre. Était-il en train de créer sa Muse ? La cristallisation de son Talent, ce qui représentait le Saint-Graal pour nombre d’Artistes ? Il vivait vraiment un moment crucial dans sa carrière de Peintre. Mais la lueur d’avidité qu’il surprit dans les yeux de Drussel lui fit comprendre que quelque chose ne se déroulait décidément pas comme prévu, dans cette soirée.

― Juste quelques petits détails, et elle sera vraiment parfaite… murmura Émile.

Au rouge chatoyant de la créature ailée commençait à se superposer le vert scintillant de la Fée Verte. Il avait trop bu… Oui… Sans rien avoir mangé encore. Mais l’alcool le poussait à croire que ce n’était pas grave. Il pouvait bien avaler deux ou trois godets de plus, il pouvait bien se noyer dans une mer d’émeraude. Cela devait fatalement arriver.

Vert le papier qui semblait soudain dégouliner sur la table, verte la nuit dehors, menace au-dessus de sa tête, vert le flambeau qui brûlait les consciences dans la cour, le sourire brouillon de Drussel, dessinant une probable trahison. Et l’omniprésence de Luzarch. Sur la moindre verrerie. Témoin ? Juge ?

Il lui fallait signer son œuvre et s’en faire l’auteur, définitivement. Mais déjà les vagues émeraude du sommeil et des rêves venaient rouler jusqu’à ses pieds pour l’arracher à sa soirée. Quand il reprit la plume, son autre main, comme par habitude, fit le chemin vers le Poison délicieux, appelant avec insistance la dernière marée. Celle qui emporterait tout.

Le temps d’écrire quelques lettres de son nom et le vert envahissait l’univers, engloutissant le rouge, étouffait toute odeur à part celle de l’armoise, le parfum des cheveux de Floriane.

Vert.