Vert.
Tout autour de lui. L’émeraude des éthyliques délires de la Fée Verte s’étendait à perte de vue dans son esprit, telle une fleur venant de s’ouvrir dans sa conscience en une éclosion silencieuse.
D’éternels flocons de neige, toujours les mêmes, tombaient, qui rappelaient à Émile des petites lucioles.
Le passé, le présent, le futur se concentraient en un seul point brillant avec la luminescence d’une étoile d’absinthe.
Le jeune homme se sentait porté par une ivresse de grandeur : il était au cœur d’un centre de pouvoir donnant accès à tout ce qu’il désirait… Quelque chose, cependant, un reste de bon sens et de mesure lui intimait l’ordre de ne tenter aucun déplacement dans l’espace… ou dans le temps. Il devait laisser les flocons tomber autour de lui. S’il entrait dans la danse de ces particules, quelque chose de terrible allait lui arriver. Il n’avait pas d’idée précise quant à ce « quelque chose », mais sa conscience faisait battre le sang à ses tempes, carillonnant un avertissement si pressant qu’il lui était impossible de l’ignorer.
Les flocons renvoyaient l’éclat de mirages époustouflants, promettaient gloire et richesse, formaient le charmant sourire de Floriane… Mais son esprit qui tâchait coûte que coûte de conserver son discernement, malgré l’alcool, superposait à cela les histoires entendues sur ce lieu de perdition, ce lambeau de réalité entre folie et limbes, entre l’espace et le temps…
Il suffisait qu’il s’aventure plus avant pour chavirer tout à fait.
Il devait attendre que le vert tout autour de lui se dissipe, qu’apparaisse à nouveau la table du Joyau du Déchu.
Quelques secondes se noyèrent dans le tourbillon de neige émeraude, sans changement visible. Et si les choses restaient ainsi ? Une répétition d’une même scène qui l’appelait à bouger pour que le tableau se transforme ? Peut-être son inactivité le condamnerait à demeurer là pour l’éternité…
Puis, d’abord lointaine, une silhouette féminine évolua dans ce panorama d’émeraude. Diaphane, aérienne, la nouvelle venue dansait et virevoltait en s’avançant vers lui. Elle emplissait l’air d’un chant étrange, chargé d’une telle mélancolie que les larmes montaient aux yeux du jeune peintre.
« Laisse enfin ton fardeau sur le bord de la route
Oublie dès aujourd’hui peines comme soucis
Broie sous ton talon les joyaux de nostalgie
Souffrance taillée pendant des ans, clé de voûte
D’une illusion de vie, désespoir travesti
En réminiscences fausses et embellies »
Comme dans un de ces songes où l’on découvre soudain que l’on connaît la personne nous accompagne, l’identité de la chanteuse lui apparut. Floriane se tenait devant lui, à deux pas, le prenait par la main, l’arrachait à ce monde de frustration.
« Laisse enfin la route que tu pensais emprunter
Laisse-la, sans regret, filer entre tes pieds
Ne va pas confier ton destin à ces sentiers
Qui te laisseront fatalement éreinté,
Chemin de gloire, infini, sans pitié
Suis-moi donc, avant de te perdre, en entier »
Il sentait sa main menue, mais chaude dans la sienne. Sa peau de pêche l’électrisait et lui rappelait l’existence de lieux bien plus plaisants que cet endroit ouaté et éthéré.
Floriane semblait s’éloigner, mais comme elle ne le lâchait pas, elle se trouvait toujours proche. Elle lui faisait face, en reculant à grande vitesse. Un large sourire illuminait son visage. Il ne contemplait plus que cela, ses traits exquis qui chassaient les flocons de neige et les empêchaient de revenir. Il n’avait plus de grandes aspirations, d’insatisfaction ou de gloire derrière laquelle il voulait courir. Tout ce qu’il désirait se tenait devant lui.
Il retrouva brusquement la salle du Joyau du Déchu. Drussel était parti, à sa place se trouvait Floriane, qui relâcha sa main et fit disparaître son sourire.
Sans plus réfléchir, Émile se précipita à la rencontre de ces lèvres qui voyaient leurs courbes se faner, qui allaient recouvrer une expression détachée. Il ne prit même pas garde à la table entre eux et s’affala vers l’avant.
En fait de baiser, sa tête traversa celle de Floriane, laquelle recula en riant d’un air mutin.
D’un doigt translucide, elle taquina Émile :
― Tu es trop entreprenant, mon ami !
En son for intérieur, l’étudiant des Beaux-Arsestranges maudit les Enfants de la Fée Verte, leurs facultés de passe-muraille et leurs facéties.
« Je voulais juste… euh… te dire ma reconnaissance !
— Eh bien… Je me contenterai de quelques mots, dans ce cas, lança-t-elle, en riant toujours franchement.
— Comment as-tu fait pour me retrouver ? »
Elle haussa les épaules, en s’arrêtant de rire.
― Je suis une Enfant de la Fée Verte, se contenta-t-elle de répondre, comme si cela suffisait à tout expliquer.
— Je ne comprends pas… (il se gratta la tête) À la réflexion, je me rends compte que je ne connais pas grand-chose de ce qui différencie vraiment les Enfants de la Fée Verte du commun des mortels… À part votre don pour vous rendre immatériels. Tu es plutôt discrète sur ce sujet.
Elle le considéra avec une expression peinée et soupçonneuse, comme si elle se demandait si Émile était en mesure de garder un secret.
— Je sais lorsque toute personne de mon entourage se retrouve sous l’emprise d’un Rêve Vert et je peux venir la chercher et la ramener à la réalité.
Les lèvres pincées, elle ne semblait pas vouloir en révéler plus. Émile s’en doutait : le simple fait de parler de sa nature d’Enfant de la Fée Verte lui faisait mal. Elle appartenait à cette frange de la population, née de parents rendus alcooliques par l’absinthe, qui avait développé d’étranges facultés, tandis que leurs géniteurs devenaient des épaves dévorées par des aspirations inaccessibles, prisonniers à jamais des Rêves Verts.
Émile resta silencieux quelques secondes, regardant la salle : les clients qui avaient pour la plupart changé, puis les serveurs et enfin la table…
Ce qu’il vit acheva de le dessoûler : aucune trace de son dessin. Drussel, très certainement, était parti avec. Plus de traces de l’encrier contenant l’écarlate de Valachie non plus. Toute cette fin de soirée lui revint en mémoire et il eut la très nette impression d’avoir fait un beau dindon de la farce. L’étrange individu l’avait poussé à boire, alors qu’ils étaient censés dîner, l’avait mis au défi de créer, juste pour lui voler son œuvre… Son Grand-Œuvre même !
― Où est-il passé ? s’écria Émile.
— Qui donc ? fit Floriane, sourcils froncés.
— Mais lui, là ! Celui que tu m’as présenté, Drussel !
— Comment veux-tu que je le sache ? Je n’étais pas avec vous… Tu m’as fait quitter de toute urgence ma soirée, quand j’ai senti dans quel pétrin tu t’étais retrouvé, à trop boire. »
Émile se rappela le temps d’une seconde le délire fait réalité qu’il venait d’abandonner. Il regretta tout ce qu’il avait laissé là-bas, où que se trouve ce là-bas.
La poursuite de chimères, la recherche de la satisfaction de ses désirs se seraient soldées par l’illusion d’un but presque atteint, d’un effort encore à fournir… Ad vitam aeternam. Il aurait couru à l’infini derrière un leurre plus qu’appétissant, si proche et si loin à la fois. Un jour peut-être, après des vies entières ou bien quelques heures, il aurait été recraché à son monde, le cœur rempli de frustration, la tête débordante de visions cryptiques. Il aurait été rendu à une existence de misère, car dès lors, tout aurait eu pour lui la couleur de la suie, la saveur de la cendre. L’absinthe ne faisait bon ménage avec personne, à partir du moment où on en abusait, mais c’était vrai en particulier pour les Artistes, plus sensibles que la moyenne.
Les yeux de Floriane, ses cheveux émeraude aux reflets recueillant toutes les teintes de vert, pareils à un bouquet d’herbes, de feuilles et de fougères, l’ancrèrent au présent. Elle n’était pas intangible, mais bien là, en chair et en os… pourtant si distante de cœur.
Sa tête toujours alourdie par l’alcool, il chercha à se concentrer. Une seule chose lui importait : récupérer son dessin… Pour tout ce qu’il représentait.
― Je dois retrouver Drussel, il est parti avec ma dernière illustration.
— Ah.
Dans la voix de Floriane filtrait un certain embarras.
― Je suppose que tu sais où le trouver. C’est ton ami après tout, s’écria Émile sur un ton un peu plus énervé qu’il ne l’aurait voulu.
— Mon Dieu ! (Floriane leva les yeux au plafond, un petit sourire flottant sur ses lèvres.) Tu ne serais pas jaloux quand même, dis-moi ?
— Mais que… Mais pas du tout, bafouilla Émile.
Il s’empourpra puis respira profondément, essayant de retrouver son aplomb. Sans succès.
― Peu importe, explosa-t-il. Tout ce que je veux, c’est récupérer mon dessin.
— Ma parole, mais tu vas en faire une maladie ! Tu es irascible, quand tu es ivre !
— Tu ne comprends pas ! Je l’ai vue sortir de la feuille et prendre vie. C’était une Muse en devenir.
— Quoi ? (Les yeux de Floriane s’écarquillèrent, et elle marqua un temps d’arrêt.) Une Muse ? Je ne suis pas sûr de te suivre, Émile. Je dois en connaître autant sur les Peintres et les Sculpteurs que toi sur les Enfants de la Fée Verte ! Nous autres Acteurs n’avons aucune… Muse.
Son ami attrapa sa veste et dévala l’escalier en spirale pour se rendre au comptoir régler sa note. Ce n’est qu’une fois dehors qu’il prit la peine de lui en dire plus.
― Je n’ai aucune expérience en la matière, aussi, je vais te répéter ce qu’on m’en a appris en cours. Cela te permettra peut-être de te faire une idée de ce que je traverse en ce moment… Les Muses sont la manifestation physique et spirituelle du Talent d’un pratiquant des Arsestranges, expliqua-t-il avec impatience. Uniques, propres à chaque Artiste, elles peuvent adopter autant de formes que ce que l’imagination pouvait concevoir, devenir à volonté tangibles ou intangibles. Quand le Talent d’un tel créateur atteint sa plénitude, sa Muse se matérialise au travers d’un Grand-Œuvre. Muse et Artiste entretiennent une relation toute particulière, pour ainsi dire symbiotique. L’Artiste se nourrit de l’Inspiration que la Muse lui insuffle. En retour, cette dernière prend des forces auprès des créations du pratiquant des Arsestranges.
― Mais… tu ne peux pas en peindre une autre, tout simplement ?
― Tu ne m’as pas écouté ? Elles sont uniques ! Sans ma Muse, je ne suis plus rien. Et vice-versa ! Arrêtons de tergiverser, il nous faut partir à sa recherche.
Émile frissonna. Elle était aussi fragile qu’une feuille emportée par la tempête. Il ne connaissait pas la qualité du lien qui existait entre eux. Il ne la sentait pas comme faisant partie de lui, et inversement. Quelque chose clochait, même s’il n’aurait su dire quoi.
Comme souvent lorsqu’il était nerveux, il sortit une craie de sa poche et se mit à jouer avec elle.
Son Talent tenait à un fil, si sa Muse n’était pas signée. Il se rappelait avoir tracé quelques lettres avant de sombrer, mais n’était pas sûr d’avoir apposé sa signature en entier. Leurs destins étaient intrinsèquement liés.
― Hôtel du Morne Sablier.
La voix gracile de Floriane l’arracha à ses réflexions angoissées.
― Quoi ?
— C’est là qu’il habite. Je te conduis. Je dois dire que je me sens un peu coupable de ne pas t’avoir prévenu à son sujet. Mais je ne pensais pas qu’il t’aurait proposé de l’accompagner à dîner. Drussel est particulier, il a de grandes qualités… et une part sombre, qui essaie de le dévorer. Je t’assure qu’il la combat, tous les jours. Il… il a tant fait pour moi. Mais je ne le croyais pas capable d’une telle chose. En même temps…
Elle s’arrêta au milieu de sa phrase, l’air troublé.
Il s’apprêta à lui demander ce que le mystérieux homme en gris représentait vraiment pour elle, mais son expression fermée l’en dissuada.
― Je te suis… se contenta-t-il de dire.
Floriane était déjà loin devant. Un autovap répondit à son appel et freina à sa hauteur en grinçant et en toussotant de la vapeur.
― Ma-de-moi-selle ! cliqueta l’automate, d’un timbre légèrement discordant, où vou-lez-vous a-ller ?
— Sentier des Bua, Hôtel du Morne Sablier. »
Ils s’étaient à peine assis sur les confortables coussins que la boîte de zinc blanc qui tenait lieu de conducteur s’écriait :
― En rou-te, mon-sieur, dame ! Chaud de-vant ! Chaud de-vant ! »
La carlingue vibra de tous ses boulons et plaques, et la machine improbable se mit en marche, sa cheminée libérant de gros nuages de vapeur violacée.
La cabine n’était pas épargnée par ces bouffées fumantes, et les lambeaux violets qui flottaient entre eux conféraient une allure plus mystérieuse encore à Floriane. Émile passa le trajet dans une langueur un peu nauséeuse, toujours aux prises avec l’effet de l’absinthe, qui s’estompait peu à peu. Ses doigts continuaient de jouer machinalement avec la craie, la faisant tournoyer dans sa main.
Les autovap avaient été mis en circulation depuis une dizaine d’années déjà, mais beaucoup de Parisiens leur préféraient sans hésiter les coches traditionnels tirés par des chevaux. Les nouveaux transports étaient en effet trop bruyants et très cahoteux. De plus, il y régnait une chaleur horrible du fait de la vapeur mal évacuée. Malgré de constantes améliorations, l’autovap était encore loin d’être tout à fait fonctionnel, surtout qu’il existait autant de machines que de constructeurs ou presque et que les progrès des unes n’étaient pas toujours répercutés sur les autres. Une compagnie, la RAVP, Réseau des Automobiles à Vapeur Parisiennes, s’était bien formée, mais les indépendants plus ou moins doués en mécanique pullulaient. Au moins ce mode de transport avait-il l’avantage d’être assez abordable.
Ils arrivèrent dans le quartier de Charonne. La façade de l’hôtel particulier de Drussel les arracha soudain à la modernité de leur véhicule pour les plonger dans un archaïsme lugubre. Un grand sablier surplombait la massive porte d’entrée et étendait son ombre sur le trottoir. Il égrenait une matière grisâtre, qui semblait plus être de la poussière que du sable. Grain par grain, avec une lenteur exaspérante, il donnait une cadence hypnotique au temps. Des statues aux formes torturées et grotesques les fixaient de leurs yeux de pierre.
Quand ils s’approchèrent du seuil, une des Sculptures se mit en mouvement et glissa sur la façade vers eux, comme un reptile.
― Le Maître ne reçoit pas de visiteurs.
— Que tu crois ! » répliqua l’étudiant des Arsestranges.
Et sans lui laisser l’occasion de réagir, avec la craie qu’il avait gardée en main, il dessina une croix sur le bout de son museau. La gargouille darda ses yeux pleins de colère vers lui, impuissante. Par ce geste, il l’avait immobilisée et rendue muette pour quelques minutes, le temps suffisant pour prendre l’homme en gris par surprise.
Bizarrement, pour que ce tour de passe-passe Artistique tout simple fonctionne, Émile avait dû puiser très profond en lui. Peut-être l’alcool avait-il fini par entamer son assurance en matière de dessin. Émile traça un cercle de sa craie autour de la poignée et n’eut qu’à pousser la porte. Là encore, cet acte lui draina bien plus d’énergie qu’à l’accoutumée. Était-ce à mettre sur le compte de la gueule de bois… ou de l’éloignement de sa Muse ?
― Il n’y a pas à dire, mon cher, tu es doué, fit remarquer Floriane.
— Merci. Reste à le trouver maintenant.
L’intérieur était sombre et poussiéreux. De loin en loin, des bougies à la flamme pâle diffusaient un peu de lumière dans l’immense corridor.
― Je ne me rappelle pas que c’était ainsi la dernière fois. Il n’y avait pas de couloir, mais un vestibule. Je suppose qu’un Archigéomancien a dû aménager ses pièces en des espaces mouvants…
Elle ne put retenir un frisson : les échos se réverbéraient étrangement, comme si des chuchotis venus de nulle part, des voix réduites à un souffle s’y mêlaient.
« Allons-y », fit Émile.
Il prit une encre fabriquée à base de tournesol de Sicile d’une des nombreuses fioles qu’il gardait dans les petites poches du revers de sa veste et laissa tomber quelques gouttes dans sa paume. Il se concentra pour étaler le produit avec un pinceau.
La peau but le pigment et se mit à luire assez pour éclairer leurs pas.
Sur leur chemin, ils croisèrent quelques portraits de famille… À moins qu’il ne s’agisse encore et toujours de Drussel, dans diverses poses et situations : juché sur un cheval, au milieu d’une bataille, sabre au clair ; face à une assemblée, déclamant théâtralement un discours ; une torche au poing, devant une bâtisse ravagée par les flammes.
À chaque fois, quel que soit le thème, le gris prédominait, comme si la grisaille de sa personnalité s’était déversée sur la toile, éclaboussant jusqu’au moindre de ses bords. Et ce, alors que les tableaux avaient été réalisés par des mains différentes.
Émile s’arrêta pour en observer quelques-uns et fut happé par le sentiment de mélancolie et de lassitude que les Artistes avaient voulu induire.
Leur technique était convenable, certes, mais insuffisante pour troubler son cœur de façon durable.
Cela faisait quelques instants que la conviction de l’absence de Drussel s’était formée chez Émile – même si, à bien y réfléchir, l’endroit paraissait de toute façon inhabité depuis des siècles.
Ils venaient de traverser une série de salons, chambres, boudoirs, bibliothèque sans trouver aucun indice d’une présence récente. Ils se tenaient maintenant dans une sorte d’atelier ou de débarras, rempli d’animaux empaillés, de planches anatomiques, de traités de biologie de diverses époques. Comme dans les autres pièces, une couche de poussière s’était déposée sur le sol, les meubles, les objets et les avait ensevelis sous un linceul crasseux.
La lassitude et la mélancolie qu’ils avaient ressenties devant les tableaux étaient présentes dans tout l’hôtel particulier, suintaient des murs et imprégnaient leurs pores. Elles s’élevaient de la poussière, comme un parfum doucereux, écœurant, et s’emparaient de leurs poumons.
― Tu es certaine qu’il vit là ? chuchota enfin Émile, comme s’il avait craint de déclencher des pièges en parlant plus fort.
— Eh bien… Je n’en suis plus sûre, maintenant… Remarque, je ne m’étais jamais autant avancée dans le cœur de sa maison. Je me demande si nous arriverons à le retrouver.
Cela ne ressemblait pas à Floriane, habituellement dynamique et d’un naturel positif. Émile s’en étonna un instant, mais tout de suite après, la même sensation d’abattement l’étreignit.
Faible et malléable, l’élève des Beaux-Arsestranges n’avait plus d’autre mobilité que celle que les courants d’air voulaient bien lui accorder.
Puis d’un coup de pinceau, d’un trait d’encre, d’une carnation faite à la sanguine, l’image de sa Muse chassa les grisailles de son esprit et s’imposa à lui dans toute sa facétie et sa joie de vivre.
― Nous allons le trouver, tu vas voir », s’écria Émile, et les échos de sa voix s’accompagnèrent de brefs ricanements explosifs venus de tous les coins de la demeure, comme des nuées de chauves-souris sonores furieuses d’avoir été tirées du sommeil.
Tant bien que mal, Émile et Floriane se mirent en mouvement pour refouler cette léthargie omniprésente et s’engouffrèrent dans le couloir qu’ils avaient emprunté pour arriver là.
À nouveau des portraits Estranges… et des statues saisissantes de réalisme, des tentures aux bruissements hypnotiques, des miroirs qui renvoyaient bien plus que de simples images.
― J’ai l’impression que son Archigéomancien est vraiment doué… chuchota Floriane, peu rassurée. C’est comme s’il avait rendu pour les visiteurs indésirables les lieux particulièrement hostiles, en les désorientant et en agissant sur leurs nerfs.
Son ami acquiesça, l’oreille tendue et les yeux grands ouverts. La craie virevoltait toujours machinalement entre ses doigts.
Arrivés à un croisement de couloirs, ils tombèrent nez à nez avec un ours rugissant… et empaillé. Ils en furent quittes pour une bonne frousse.
Le Peintre se figea. Un mouvement à la limite de son champ de vision venait de capter son attention.
― Là ! Drussel !
Émile s’élança à la poursuite du voleur de Muse qui, dans sa fuite, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. L’Artiste se rendit compte qu’il ne faisait pas que le voir : son regard le traversait. Composé de brouillard, le corps de Drussel flottait légèrement au-dessus du sol.
Avant que le garçon ait le temps de réagir, Drussel s’infiltra dans une fissure d’une des parois du couloir. Dépassant Émile, Floriane se lança à la suite de l’homme en gris. Elle sauta tête la première dans le mur, passant aussitôt de l’autre côté. L’étudiant des Arsestranges poussa un soupir, appréhendant de s’épuiser avec quelques simples tours, puis traça grossièrement à la craie une porte pour leur emboîter le pas.