Chapitre Six : La leçon en bord de Seine



La jeune fille s’appliquait de son mieux, il le voyait bien. Mais en cette fin d’après-midi, la patience n’était pas le fort d’Émile. Ses nerfs étaient fragiles : la maladresse d’Annette l’exaspérait. En temps normal, il appréciait pourtant beaucoup la présence de la fille de sa logeuse qui, en plus d’être plutôt gironde, vouait un vrai culte aux Arts et au monde des Artistes. De toutes les façons, il avait beau avoir promis à Annette ce cours, il brûlait d’impatience de repartir à la recherche de sa Muse. Et en même temps, il devait bien se l’avouer, il ne se sentait pas la force d’aller récupérer sa Muse sans aide. Il lui fallait le soutien de Floriane, ainsi qu’elle lui avait proposé, ce soir. Peut-être parviendrait-elle à raisonner le vampire, s’il s’agissait bien d’un vampire… Il ne s’imaginait pas affronter seul une créature sanguinaire a priori vieille de plusieurs siècles. Ce soir… se répéta-t-il mentalement, avant de revenir à l’instant présent.

Il regarda le croquis qu’Annette avait commencé, puis ce lent coucher de soleil qu’elle avait essayé de reproduire.

Pathétique, fut le seul mot qui lui vint à l’esprit. Il garda la bouche close, plutôt que de laisser échapper ce jugement lapidaire, mais Annette remarqua son expression.

« C’est mauvais, hein », fit-elle, dépitée.

Émile ne trouva rien à dire. Elle arracha la feuille qu’elle froissa et jeta à ses pieds. En fait, l’Artiste enrageait de ne plus avoir son aisance habituelle. Pour la centième fois depuis qu’il l’avait créée et perdue, il pensa à sa Muse. Si son Talent avait été intact, il aurait pu guider la main de la fille de sa logeuse, lui montrer vraiment par l’exemple, encore qu’il eût des doutes sur l’utilité de lui donner des cours d’Arsestranges, de Peinture dans tous les cas… Elle n’avait aucun don, manifestement.

« Tu sais… » commença-t-elle.

Elle posa le carnet loin d’elle, comme si elle repoussait une chose obscène, avec laquelle elle ne voulait plus rien avoir à faire.

« C’est Roland au départ qui avait insisté pour m’apprendre à dessiner. »

Le garçon haussa les sourcils. Avant qu’Émile monte sur Paris, son cousin avait résidé dans la petite chambre de bonne qu’il occupait désormais. Mais il connaissait peu de choses des liens que son parent avait tissés avec la logeuse et sa fille Annette.

« Il pensait que j’avais un vrai potentiel, qui ne demandait qu’à éclore. Il m’a donné mon premier cours, quelques semaines avant que… avant que… »

Sa voix s’enraya et mourut.

Émile aurait souhaité trouver les mots justes pour adoucir sa peine et la rassurer. Il aurait dû lui dire qu’elle allait y arriver, qu’il y avait une étincelle de Talent en elle ne demandant qu’à s’embraser. Au lieu de cela, il s’enfonça dans la contemplation du coucher de soleil sur la Seine, des feuilles s’agitant au passage du vent, d’un groupe d’enfants qui jouaient dans l’herbe…

Oppressée par le silence qui amplifiait ses souvenirs, Annette se sentit obligée de reprendre la parole.

« Toi, tu ne penses pas la même chose… Je le vois bien, à la tête que tu fais.

— Je… je suppose que mon cousin avait raison. Je crois simplement que je ne suis pas en mesure de t’aider, en ce moment précis », finit par répondre l’étudiant.

La jeune fille eut un mouvement hésitant vers le carnet de croquis. Le vent poussa la boule de papier froissé au loin. Elle roula, roula, puis termina sa course dans la Seine.

« S’il te plaît, lui demanda-t-elle, presque suppliante. Donne-moi encore une chance. »

Émile hocha la tête avec lenteur. Il ne voulait pas lui expliquer toutes les mésaventures qui venaient de lui tomber dessus et faisaient de lui un piètre professeur, aussi se prépara-t-il mentalement à suivre les laborieux essais d’Annette.

« Essaie de te concentrer sur un seul objet, lui conseilla-t-il. Regarde cet arbre et reproduis-le en t’appliquant. »

Elle commença alors à noircir une nouvelle feuille.

« Tu lui ressembles beaucoup, tu sais… dit-elle au bout d’un moment, les joues enflammées. Roland et toi, vous avez ce même regard, cette même expression rêveuse, parfois… »

Émile se sentit tout chose. Soudain, il ne pesait plus rien. L’univers tournait au ralenti, le temps presque à l’arrêt. Puis la sensation s’estompa, mais son cœur se mit à battre plus fort.

Il hésita à poser la main sur l’épaule de la belle enfant, mais la confusion qui le tourmentait était si grande qu’il demeura figé. L’image de Floriane se fraya un chemin dans ses pensées et s’imposa à lui. Mais même ainsi, il n’arrivait pas à s’arracher au charme d’Annette, qui lui ouvrait son cœur, en parfaite âme sœur.

Le temps d’un instant au silence fragile, elle continua à dessiner.

« Non, ce n’est pas cela du tout… » dit-il finalement, en tâchant d’avoir le ton de voix le moins dur possible.

Même ainsi une pointe d’impatience se faisait sentir. Il prit le crayon des mains d’Annette, mais au lieu d’améliorer le croquis, il empira les choses. Exaspéré, il posa le crayon sur le banc avec un claquement sec.

« Je… Je suis désolée, gémit Annette d’une voix tremblante, j’aimerais bien faire, j’aimerais tant y arriver ! Je…

— Non, c’est moi qui suis désolé, la coupa Émile avec maladresse, d’un ton bourru. C’était une mauvaise idée. »

En disant cela, il pensait au vol de sa Muse, qui l’empêchait d’utiliser son Talent pour guider Annette. En disant cela, il voulait parler de la fatigue due à sa nuit courte, qui lui interdisait la moindre patience, qualité dont la Nature l’avait de toute façon chichement pourvu. Mais la jeune fille ne connaissait rien de ses problèmes et de son manque de sommeil.

« Très bien, fit-elle avec une petite voix triste mais décidée, arrêtons là. »

Cette impression de pouvoir toucher du bout des doigts l’âme d’Annette s’évanouit. Elle n’avait pas duré plus que la vie d’une bulle de savon. À nouveau, les mots ne lui venaient pas. Il aurait pu l’inciter à continuer de dessiner, mais non, il demeura paralysé, l’esprit gourd.

Quand la voix d’Annette brisa le silence, quelques minutes plus tard, ce fut pour évoquer toute autre chose.

« Parfois, je me dis que ton cousin savait qu’il allait mourir. Les semaines précédant son… meurtre, il était très agité. Il lui arrivait de se réveiller la nuit en hurlant. Son cri s’entendait dans tout l’immeuble. Il décrivait une cité volante qui flottait au-dessus de Paris. Il en avait fait des croquis qu’il me montrait, mais à sa mort, impossible de les retrouver. Aucune trace dans sa chambre en tout cas… Tout ceci est très… bizarre, tu ne trouves pas ?

— Oui, dit Émile, avec émotion. L’Aurore parlait de cette ville dans son édition de la veille… »

Que disait le titre déjà ? L’ombre d’une cité volante ? Émile lui-même avait souvent la sensation qu’une ombre recouvrait la capitale de sa noirceur d’encre.

« Reprends le crayon, dit précipitamment l’Artiste. Allez ! Essaie de me reproduire un de ses croquis, que je vois à quoi cela ressemble ! »

Une intuition, une désagréable impression de déjà-vu quant à la situation l’aiguillonnaient. Il se savait très près de découvrir une vérité essentielle.

Mais il eut beau prodiguer un maximum de conseils de dessin, les résultats d’Annette furent décevants. Cette impasse le fit bouillir intérieurement.

« Réessaie, la houspilla-t-il. Vas-y. Sors ce que tu as dans le ventre, utilise ta mémoire, fouille dans tes souvenirs ! À quoi cela ressemblait-il, à la fin ? »

L’enfant de la logeuse noircit des feuilles et des feuilles de papier, en vain. Plus Émile la pressait et plus le résultat s’avérait décevant, ne ressemblant à rien « d’exploitable », selon le terme de l’Artiste.

« C’est tout ce que tu peux faire ? Tu dois te concentrer, tu dois réessayer ! » s’emporta Émile, en observant le dernier gribouillis, une masse noire qui n’avait rien à voir avec une ville.

La jeune femme le regarda avec de grands yeux débordant de peine et de colère. Le crayon tournoya dans l’air et termina sa course dans l’eau.

« Fin du cours ! » conclut Annette, qui sauta sur ses pieds avant qu’Émile ait réalisé tout à fait combien il l’avait blessée.

Il jeta un œil au crayon qui flottait sur la Seine, un œil à la fille de sa logeuse qui s’éloignait à grandes enjambées. Il se baissa pour ramasser les feuilles éparpillées.

« Attends ! finit-il par crier en lui emboîtant le pas, je ne voulais pas… »

Mais elle était déjà loin, hors du parc quand il se décida à lui courir derrière. Le soleil commençait à se coucher, les ombres à s’allonger, démesurées. La Cathédrale de Nostradamus toute proche l’écrasait de toute sa taille.

Il crut l’apercevoir, au détour d’une ruelle, mais lorsqu’il atteignit le coin de la rue, il se rendit compte qu’il avait chassé une ombre. Personne. Qu’avait été ce claquement de talons sur les pavés ? Il regarda la voie déserte qui bordait le fleuve, jeta un œil par-dessus la rambarde. Un bateau tapait doucement contre le quai. Était-ce ce bruit qu’il avait entendu ?

Émile secoua la tête. Il manquait de sommeil, ses sens lui jouaient des tours et il se montrait irascible. Pauvre Annette, pensa-t-il un instant. Douce et gentille, innocente en un sens. S’imaginait-elle vraiment pouvoir devenir une Artiste ? Même le Talent ne suffisait pas. Le fait de gribouiller sur des feuilles et des feuilles ne garantissait rien. Dans le cas d’Annette, c’était du gâchis. Allait-il lui mentir, lui promettre qu’elle arriverait à quelque chose ? Il ne voyait pas bien quelle inclinaison à l’Art Roland avait pu lui déceler chez elle.

Patience, persévérance, jusqu’à l’acharnement, voilà peut-être un bon début… Mais certains gaspillaient leur vie à essayer de peindre un Chef d’œuvre, d’écrire une pièce de Théâtre immortelle sans faire autre chose que d’aller de ratages en déceptions.

Depuis près d’une demi-heure, il tournait sans but dans l’île de la Cité, au milieu des ombres grandissantes et de l’or en fusion qui se déversait depuis l’horizon, au milieu de ses considérations Artistiques emplissant tout l’espace.

Comment finit-il par échouer là ? Il se trouva soudain au pied d’une enseigne familière : Aux Marchands de Couleurs. Pourtant il ne se souvenait pas que la célèbre compagnie ait un magasin sis sur l’île de la Cité. D’ailleurs, dans quelle rue était-il exactement ?

Quoi qu’il en soit, la façade aux mille teintes chatoyantes se dressait devant lui, comme une torche au cœur de la nuit. Et, pareil à la flamme attirant l’insecte, Aux Marchands de Couleurs exerçait sur lui une fascination imparable.

Un tintement cristallin l’accueillit quand il poussa la porte. Il avait acheté tout le nécessaire pour cette année de cours, sans chercher à prendre des « extras ». Il aurait aimé s’offrir le meilleur papier, les meilleurs encres et pinceaux, mais les prix grimpaient si vite qu’il s’était contenté de choisir les produits basiques.

Il écarta une lourde tenture bordeaux qui, courant tout le long de la vitrine, séparait le magasin de l’extérieur. Plus que l’étalage des nombreux pigments et accessoires Artistiques, c’étaient le mystère qui se dégageait de cette enseigne et sa réputation qui attiraient le chaland. Depuis la rue, Aux Marchands de Couleurs ne dévoilait rien de sa caverne d’Ali Baba… Mais une fois les tentures écartées, les yeux étaient submergés par une multitude de flacons colorés, d’origines plus exotiques les unes que les autres. Dans les moindres recoins du magasin, des petits automates argentés, lustrés au point d’être rutilants, s’activaient : ils rangeaient, classaient, réapprovisionnaient les milliers d’articles en vente.

Si Émile reconnaissait le contenu de certains bocaux et fioles, ses connaissances des Couleurs restaient très parcellaires et les noms sur les étiquettes se révélaient souvent plus poétiques que vraiment parlants. Échos de la Barbade, indiquait une étiquette collée sur une fiole apparemment vide. Capture d’Aurore Boréale, précisait une autre. Émile resta en arrêt devant les volutes turquoise qui se teintaient de rouge et de jaune derrière le verre épais. Mais déjà, une autre curiosité attrapait son regard. Entre deux étagères remplies à craquer d’articles de Théâtre, costumes chatoyants, fards et accessoires en tout genre, un visage le scrutait. C’était cette face sublime, au sourire désarmant, qui retenait maintenant toute son attention. Il avança à pas de loups, sans savoir pourquoi. Peut-être craignait-il que la face s’évanouisse, comme un animal effarouché.

Quand l’étudiant des Beaux-Arsestranges se tint à deux pas de lui, il comprit. Cette tête surgie du mur était un masque, de ceux que les acteurs portaient sur scène. À moins qu’il ne s’agisse d’un de ses terribles objets de culte venus d’Afrique. À moitié plongé dans la pénombre, le visage blanc de craie ne semblait plus aussi engageant qu’Émile l’avait d’abord cru. Même ainsi, les traits, parfaitement réguliers, pulsaient d’une beauté fascinante. Figé entre l’admiration et l’inquiétude, Émile n’entendit pas glisser derrière lui l’homme qui l’observait depuis son entrée dans le magasin. Quand il recula pour mieux examiner le masque, il trébucha contre cet observateur et manqua de s’étaler de tout son long.

« Bon Dieu ! s’écria-t-il en se rattrapant sur un rebord d’étagère et en se retournant.

— Excusez-moi, je suis confus, fit le vendeur, je venais voir si vous souhaitiez un renseignement. »

Émile détailla le petit bonhomme au visage cuit par le soleil, son léger embonpoint et ses cheveux grisonnants. Étonnant : dans l’autre Aux Marchands de Couleurs qu’il connaissait, le vendeur ressemblait beaucoup à son interlocuteur, à croire qu’ils étaient frères jumeaux. Dans les deux cas, impossible de déterminer leur âge. La quarantaine ? La soixantaine ?

« En fait… Je ne cherche rien en particulier… »

Émile allait ajouter un « je flâne », mais il sentit comme une pointe de culpabilité transpercer sa langue et l’empêcher de proférer un mot de plus. Il était pour ainsi dire sans-le-sou. Il ne devrait franchir la porte de ces magasins que lorsqu’il avait quelque chose à dépenser. Il se rendait compte que l’émerveillement qui l’avait saisi dès qu’il était entré était une envie qui ne voulait pas dire son nom. Chaque article l’appelait, et il brûlait de les posséder. Les couleurs de l’Arc-En-Ciel du Congo dans l’étagère juste à côté de lui ne semblaient se déployer que pour le plaisir de ses yeux, l’Éclair de Patagonie ne crépitait sa mélopée que pour ses oreilles.

Le vendeur restait immobile, un sourire engageant sur les lèvres. Émile se dit que si le Marchand de Couleurs le regardait trop longtemps, il allait se sentir obligé d’acheter quelque chose.

L’Artiste s’éclaircit la gorge.

« Je veux bien que vous me montriez où sont les craies et les fusains. »

Le Marchand fila dans les travées étroites de son magasin, Émile à sa suite, qui sentait son regard happé par les articles, mais résistait à la tentation de s’arrêter.

« Là, lui montra le vendeur, son sourire charmeur toujours accroché au visage.

— Merci », fit Émile, mais l’autre s’était déjà détourné pour accueillir un nouveau client.

Reconnaissant une de ses condisciples, Laura Bertin, le garçon fit un timide geste de la main, auquel la jeune fille ne prit pas la peine de répondre. Il se plongea alors dans l’étude de la large panoplie de craies que proposait le magasin.

Elle n’a pas à se demander si tel ou tel article est trop cher pour ses moyens, elle, se dit Émile, aiguillonné par la jalousie.

Mademoiselle Bertin était en effet issue de la haute bourgeoisie et son père lui passait tous ses caprices. Émile quant à lui parvenait à vivre bon an mal an grâce à la bourse qui lui avait été accordée, en plus de l’aide occasionnelle de ses parents, mais il ne pouvait se permettre des folies et devait surveiller de très près ses dépenses.

Il jeta son dévolu sur trois belles craies : une bleu clair, une bleu marine et une turquoise. Il fallait bien qu’il entretienne sa fresque murale quotidiennement. Il avait un peu mauvaise conscience quand il considérait l’argent qu’il s’apprêtait à dépenser, parce que cette fresque n’était qu’un passe-temps après les cours. En même temps, cette fresque lui permettait de se vider l’esprit et de travailler le mouvement pictural. En espérant qu’il récupère vite sa Muse…

Sur le chemin du comptoir, son œil captura l’éclat d’un flacon d’encre de tournesol. Il eut soudain le déclic. Il savait ce qu’il devait faire ce soir. Si Drussel était bien un vampire, ainsi que le laissaient supposer son apparence, sa capacité à se transformer en brume et sa représentation sur des tableaux de différentes époques, il y avait un moyen assez simple de le neutraliser. Un moyen à portée de main, c’était le cas de le dire !

Le garçon ne répondit rien quand le Marchand de Couleurs lui proposa des articles supplémentaires : des feuilles, des pinceaux, une palette peut-être ? Cette encre de tournesol qui semblait l’interpeller ? D’un geste distrait, l’Artiste fouilla une poche presque vide. Il lui restait quelques pièces encore. Son regard s’enfuit loin des tentations du magasin, à travers le jour qui s’était fait entre deux tentures mal ajustées. Il n’en crut pas ses yeux : là, dehors, était-ce vraiment Floriane, qui passait au bras de… Byron ? Le temps d’une seconde. Il les avait vus passer, maintenant il n’apercevait plus que le trottoir, vide, et le tissu épais.

Il jeta un œil à la monnaie qu’il venait d’extirper de sa poche. Son esprit, agrippé à la vision d’horreur, ne parvenait pas à faire le compte. Les additions s’embrouillaient dans sa tête. L’expression du Marchands de Couleurs, devant ce client blême, d’enthousiaste devenait inquiète. Finalement, Émile déposa sur le comptoir toutes les petites pièces, en laissant au vendeur le soin de prendre ce qui lui revenait. Le commerçant fit glisser l’appoint de son côté du comptoir et l’Artiste empocha la monnaie restante. Puis il quitta l’enseigne comme s’il avait le Diable aux trousses, en marmonnant un vague salut.

Au loin, une jeune fille à la chevelure verte et un garçon vêtu de rouge tournaient à l’angle de la rue.

Émile aurait voulu courir à leur suite, mais craignait de se faire repérer. Qu’aurait-il à dire à son aimée et à son rival honni ? Non, ils ne devaient pas le remarquer. Mais il ne pouvait pas non plus les laisser s’éloigner. Il fallait qu’il connaisse la nature de leur relation, qu’il soit rassuré... ou enfin fixé. L’espace d’une seconde, l’image de ses parents lui revint : un tas de recommandations et de conseils affleurèrent à son esprit. Ils avaient toujours insisté sur des valeurs telles que l’honnêteté, la droiture et le bon sens. En ça, Émile voyait en eux bien plus de noblesse d’âme que bon nombre de puissants et de riches Artistes, prétendus nobles. Et bien entendu, ils auraient désapprouvé son comportement du moment.

Ses jambes flageolèrent et le sang lui monta à la tête, battit à ses tempes. Il remonta la rue, honteux, mais dans l’incapacité de ne pas céder aux exigences de sa jalousie.

Quand, à son tour, il atteignit le coin, il les repéra qui s’éloignaient et s’apprêtaient à s'enfoncer une petite ruelle. La jeune fille riait, sûrement à une plaisanterie de son compagnon. Il s’était suffisamment rapproché désormais, pour qu’aucun doute ne soit possible. C’étaient bien eux. Floriane, en tête, allait disparaître à sa vue. Émile, figé, réfléchissait à toute vitesse à la conduite à tenir. Byron avait fait volte-face, comme s’il avait senti sa présence... Comme s’il avait su, dès le départ, qu’Émile marchait dans leurs pas.

Il adressa un clin d’œil à son rival ainsi que son habituel sourire carnassier. Et Floriane... Elle tirait sur le bras de l’Anglais, se retournait pour voir ce qui le retardait... Ses yeux tombèrent sur Émile et ses traits joyeux s’affaissèrent.

« É... Émile, bafouilla-t-elle, stupéfaite.

— Je... Ce n’est pas... ce que tu crois », bafouilla à son tour le jeune homme.

Il s’apprêtait à ajouter « Je ne vous suivais pas », mais se rendit compte à temps qu’il allait s’enfoncer encore plus.

« On se retrouve ce soir, Émile », dit finalement Floriane, après un grand blanc gêné.

Émile sentant tout le sang affluer à son visage, tarda quelques instants à répondre.

« Oui, euh... Après la représentation. »

Byron se rapprocha de la jeune Actrice, gagnant ainsi une intimité insupportable pour Émile. Ses lèvres survolèrent son visage, et Émile crut, une horrible seconde, que son rival allait l’embrasser, puis sa bouche trouva son oreille et glissa quelques mots. Floriane retrouva un demi-sourire et fit un petit geste de la main à Émile avant de s’engager dans la ruelle, au bras d’un Byron triomphant.

Émile les regarda partir, un nœud à la gorge. Puis il se décida à rentrer grignoter quelque chose chez lui avant de retourner chercher Floriane.

La nuit promettait d’être longue et pleine de rebondissements.