Ce cercle entourant une tête de mort ricanante qui marquait la paume d’Émile devait causer les plus grands des tourments au pratiquant des Arsestranges dans les heures qui suivirent. Ça… son échec chronique à récupérer sa Muse, et les regards que Floriane avait accordés à Drussel avant qu’ils soient rejetés hors de la Cour Chtonienne… Sans parler de l’image omniprésente dans son esprit de son amie au bras de Byron.
La jalousie minait le moral du jeune homme, le torturait sans trêve.
Après avoir raccompagné une Floriane épuisée et troublée par toutes ses aventures, il passa rapidement chez lui, histoire de se débarbouiller et, fuyant l’appel du lit qui, à coup sûr l’aurait retenu de trop longues heures dans ses draps, il repartit aussi vite.
Ces Sceaux qui marquaient Émile et Floriane ne disaient vraiment rien qui vaille au garçon. Il était resté de longues minutes sous l’eau à essayer d’effacer ce Sceau macabre, en vain. Il ne voyait à cette heure matutinale qu’un endroit où espérer trouver un début de réponse : la Bibliothèque Ste-Guenièvre, sur la montagne du même nom.
Ce temple du savoir était ouvert tous les jours de l’année, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Son Conservateur y veillait.
Quand on l’interrogeait sur cette absence de fermeture : le vieil homme haussait les épaules, en clouant son interlocuteur du regard.
« Le savoir ne devrait jamais dormir. "Le sommeil de la raison engendre des monstres" : Goya ne s’était pas trompé. »
La nuit donc, un service minimum était assuré pour tous les chercheurs noctambules et autres amoureux des livres.
L’aube pointait à l’horizon quand Émile pénétra dans l’illustre institution. À toute heure, il régnait en ces lieux une lumière diffuse, dispensée par des petites lampes en pâte de verre, courtes sur pied, posées à même les tables de travail.
Il y avait peu de lecteurs, tout au plus une demi-douzaine de personnes. Dans une rangée du fond, il aperçut son professeur d’Histoire des Arsestranges, Amado Goya Santángel, qui, plongé dans un lourd volume apparemment très ancien, ne le remarqua point. À côté de lui, sur la table même, était posée sa canne, qui ne le quittait jamais, à portée de main. Le garçon frissonna malgré lui à la vue de ce bâton en ébène, à l’allure sévère. Les histoires qu’il avait entendues à son sujet, pour fantaisistes qu’elles pouvaient sembler, le mettaient mal à l’aise. La canne-douleur. Il chassa cette pensée de son crâne.
Émile essaya de se débrouiller tout seul avec le fichier de la bibliothèque. Mais, – la fine écriture sur ces fiches jaunies par le temps qui lui échappait-elle ou bien son manque de sommeil était-il trop important pour qu’il arrive à leur donner un sens ? – il ne trouva aucune information sur cette marque. En désespoir de cause, il demanda de l’aide au bibliothécaire. Il s’agissait du Conservateur même : aucun employé ne travaillait à cette heure.
De dessous ses épais sourcils, le vieillard lui jeta un regard mi-soupçonneux, mi-curieux, puis quitta son bureau d’une démarche traînante en faisant signe au jeune Artiste de le suivre.
Avec une maestria propre à une pratique vieille de plusieurs décennies, le Conservateur ouvrit et referma grand nombre de tiroirs, farfouillant à chaque fois quelques secondes à peine, avant d’extraire la fiche recherchée. Il fit coulisser un dernier tiroir, se retourna vers Émile et agita sous son nez le résultat de sa pêche aux informations.
« Avec ça, vous devriez avoir une vue d’ensemble du sujet. Bon, certaines assertions restent discutables, de ce dont je peux me souvenir, notamment le point de vue du rabbin Loew… »
Et sans prendre la peine de finir sa phrase, il s’enfonça dans les rayonnages, Émile toujours à sa suite. En quelques minutes, le pratiquant des Arsestranges avait constitué une petite pile d’ouvrages. Il s’installa à une table pour pouvoir les consulter.
Le premier, un petit livre aux pages froissées et au dos fatigué, était entièrement écrit en hébreu. Une langue qu’Émile ne pratiquait pas du tout. Eh bien, il se passerait de l’avis du rabbin Loew…
Le livre suivant était en anglais, que l’étudiant pouvait lire, en s’aidant d’un bon dictionnaire. Plusieurs auteurs figuraient au sommaire. Chapitre par chapitre, l’ouvrage offrait une présentation des plus remarquables lieux de pouvoir : Stonehenge, le Triangle des Bermudes, Hamelin, les gorges du Gévaudan, les trois Cours Chtoniennes (Rome, Paris, Prague), Lhassa, La Mecque, la Cité Interdite… Malheureusement, l’auteur de l’article sur les Cours, un certain Nathaniel Proctor, ne disait quasiment rien sur le Sceau dans le chapitre consacré à Paris et n’évoquait pas ce symbole dans les parties traitant des Cours de Rome et de Prague. Émile retint juste que le Sceau était qualifié ici de « infamous » et de « shameful » sans que rien soit dit sur ses effets et la manière de s’en débarrasser.
Alors qu’il feuilletait le livre avant de passer à l’ouvrage suivant, il détailla avec curiosité les magnifiques lithographies en noir et blanc qui illustraient chaque chapitre. Ses yeux s’arrêtèrent soudain sur le dessin d’une cité volante, qui jetait son ombre sur une jungle touffue. L’auteur de l’article que ce dessin illustrait s’appelait Ditmar Olafsson. Un parent du professeur de Pictomancie ? Au premier plan de l’illustration, parmi les branchages et les feuilles denses, Émile distingua un golem comme il n’en avait jamais vu avant, très sombre d’aspect. On retrouvait a priori de semblables créatures, réduites à de minuscules dimensions, apparaissant sur les balcons, jardins suspendus et terrasses de la cité. Les maisons étaient taillées à même un titanesque rocher flottant, et disposées en strates. Des lianes pendaient jusqu’à la base du roc. La légende de la lithographie indiquait qu’il s’agissait de Tlaoxcatehuatl.
Avec fébrilité, le jeune homme reprit le chapitre depuis le début et commença à le lire. L’explorateur faisait là une présentation succincte de différentes villes volantes supposées exister ou avoir existé de par le monde, en Inde, au Cambodge, en Afrique, au Maghreb et en Amérique latine.
Je ne suis pas fou, se rassura le jeune homme, et L’Aurore, n’est pas, du moins sur ce sujet, qu’un tissu de mensonges. Il semblerait bien que de telles villes existent. Mon intuition devait être fondée ! Il y a bien quelque chose au-dessus de Paris !
Il traduisit de son mieux des passages en prenant des notes, certain que cela lui serait utile un jour. Un paragraphe le marqua, qui pouvait expliquer pourquoi il sentait cette ville au-dessus de Paris.
Puis il s’intéressa au troisième document remis par le Conservateur. Il parcourut un récit romanesque à deux francs six sous, publié en feuilleton et dont le scénario louchait sur Les mystères de Paris d’Eugène Sue. Le Conservateur lui avait remis un épisode publié dans le numéro d’octobre 1858 du Journal des Débats. Le protagoniste vivait d’invraisemblables aventures dans la Cour Chtonienne avant de parvenir à s’en échapper avec sa dulcinée. Drôle de source ! Le bibliothécaire ne devait pas être bien réveillé… Émile parcourut la narration en diagonale, sans trouver beaucoup de substance à ce récit, même si un certain nombre de descriptions ressemblaient bien aux lieux qu’ils avaient vus avec Floriane. Les héros découvraient avec horreur le Sceau dans le creux de leur main et se mettaient à porter des gants pour le cacher, en attendant de trouver une solution. L’épisode finissait sur cette accroche scénaristique.
Il alla chercher dans les rayonnages le numéro suivant de la revue, mais plus aucune trace de cette série. Le courrier des lecteurs était assez éloquent quant à la mauvaise qualité de ce pastiche et le libraire [1] avait décidé d’arrêter les frais.
Enfin, le jeune Peintre s’attaqua au dernier ouvrage de la sélection du Conservateur. Il s’agissait d’un exemplaire récent de In nomine patris, une épaisse revue publiée par le Vatican, entièrement en latin. Là aussi, les connaissances d’Émile étaient très lacunaires et il dut une nouvelle fois s’aider d’un dictionnaire. Il parvint à déchiffrer le sommaire, qui annonçait un numéro autour des « hérésies modernes ». L’auteur de l’article consacré aux Cours Chtoniennes n’était autre que… Amado Goya Santángel. Émile releva la tête et coula un regard vers son professeur. Il était en grande conversation avec le Conservateur, chuchotant pour ne pas déranger l’assistance déjà un peu plus nombreuse.
L’étudiant lutta pour parcourir l’article. Il n’essaya pas de tout traduire, mais plutôt de repérer des bouts de phrases semblant parler de ce qui l’intéressait. Ce faisant, il n’était pas sûr du tout de ne pas perdre au passage des informations cruciales. Ces quelques paragraphes dégageaient le même sentiment d’angoisse que celui qui s’était emparé d’Émile quand il était sous terre, à la merci du Chambellan et de ses sbires. Il ressortit de cette lecture qu’il fallait éviter à tout prix les Cours Chtoniennes, si l’on voulait préserver le salut de son âme. Le Sceau avait une fonction différente, selon la Cour. Pour celle de Prague, il marquait une appartenance et permettait d’atteindre des lieux réservés aux seuls initiés. À Rome, d’après ce que parvint à traduire Émile, c’était un honneur (avait-il bien lu ?), et le signe d’un rejet du catholicisme. À Paris, le Sceau prouvait autrefois le courage des inconscients qui s’étaient rendus dans la Cour, mais aujourd’hui c’était surtout une marque d’infamie et une malédiction, même si des groupes de spirites essayaient encore aujourd’hui d’entrer dans la Cour, en espérant pouvoir étudier ses secrets. Dans tous les cas, le professeur d’Émile indiquait dans cet article que nombre de personnes marquées par leur Sceau, toutes Cours confondues, avaient fini folles à lier.
Cette dernière phrase glaça le sang du jeune homme. Il se sentit soudain complètement démuni. Il caressa sans y penser le pendentif en cristal que lui avait offert son mentor.
Et si c’était vrai ? Floriane l’avait mis en garde, mais il ne l’avait pas écouté ! Elle était en danger, elle aussi ! Bon sang, dans quoi donc l’avait-il embarquée… Et qui pourrait les aider ?
Il aurait voulu demander à Amado Goya Santángel des précisions sur son article, mais l’austère enseignant l’intimidait. Et ce dernier n’avait toujours pas fini de discuter avec le Conservateur.
L’heure tournait. Il devait voir Floriane, la prévenir !
Émile se leva d’un bond, manquant de faire tomber sa chaise à plat dans la salle silencieuse. Il attrapa sa veste et fila vers la sortie. Un léger frisson le parcourut : il s’imagina que le regard de son professeur d’Histoire des Arsestranges s’était planta dans son dos.
Il devait faire vite. Elle n’habitait pas à côté. Il se mit en route au pas de course, puis héla le premier autovap libre qu’il croisa. Le véhicule le conduisit avec moult cahots et de pétarades de fumées violettes. Il le conduisit jusqu’au nouveau quartier parisien de Belleville et le déposa devant le cabaret Ramponneau, rue de l’Orillon, à deux pas de chez Floriane.
La matinée était maintenant avancée et les artères de la capitale très animées. Une foule bigarrée allait et venait en tout sens. Il y avait là des gosses des rues, des marchands ambulants, des ouvriers partant à l’usine, des lavandières, des noctambules rentrant chez eux et des canailles de toutes sortes. Émile reconnut au hasard des bribes de conversations des accents auvergnats, bourguignons et alsaciens. Se glissant entre deux immeubles délabrés, l’Artiste arriva dans une cour privée de soleil. L’entrée du petit appartement où vivait Floriane donnait directement sur la courette, mais il fallut pour atteindre la porte qu’Émile enjambe le corps d’un ivrogne affalé au pied des marches. Son teint olivâtre trahissait un abus d’absinthe.
Le jeune homme toqua à plusieurs reprises chez Floriane et attendit un bon moment, mais personne ne se manifesta, à part le soûlard qui maugréa dans son sommeil. Au final, Émile se lassa de tambouriner et glissa un petit mot sous la porte, qui disait :
Floriane,
Le Sceau de la Cour Chtonienne est potentiellement dangereux, d’après les maigres informations que j’ai pu trouver à son sujet. Il faut qu’on s’en débarrasse au plus vite. Prends rapidement contact avec moi,
Ton ami,
Émile
Puis, cela fait, il se rendit à l’Académie. Son ami Eustache, le fantasque chat-homme, n’était pas là en première heure, au cours de M. Balard. Leur deuxième heure venait de commencer, avec un devoir-surprise d’Archigéomancie, et il n’avait toujours pas montré le bout de sa moustache. Il supposait qu’il ne le verrait pas de la journée. Cette boule de poils pouvait bien lui servir de confident… Émile ne savait rien de lui. Une énigme dilettante et commère, voilà ce qui lui tenait lieu de meilleur et de seul ami, à part Floriane.
« Vous devez bien comprendre… l’importance… l’importance de… »
Walter John Campbell, son professeur d’Archigéomancie aimait à discourir alors qu’il les faisait plancher. Et il s’était arrêté, comme d’habitude, au milieu d’une phrase. C’était sa marque de fabrique, son inimitable tic… C’était… Insupportable. Cela et ses yeux fureteurs, toujours à l’affût d’un danger selon lui omniprésent.
Les élèves réagissaient de diverses manières à cette anxiété débordante. À chaque fois que le flot désordonné de ses pensées et de ses mots se brisait, le silence s’installait. Certains ne pouvaient s’empêcher de pouffer, d’autres attendaient avec morosité la fin du cours.
« …l’importance toute primordiale de la Perspective dans la pratique des Arsestranges », finit le professeur angoissé.
Aujourd’hui, c’était au-dessus de ses forces : Émile ne parvenait tout simplement pas à se concentrer sur son travail et sur le discours de l’Anglais. Pas après la nuit qu’il venait de passer, et ses lectures du matin. Le fait que Floriane puisse être en danger par sa faute l’obsédait.
Le cinquantenaire prématurément vieilli, aux traits tirés et aux cheveux plus sel que poivre ponctuait ses conseils et corrections de considérations hallucinées sur une « métaphysique de la Perspective ».
Il évoquait à mi-mots une infinité de dimensions existant juste à côté de nous, dangereusement proches de notre Terre et peuplées d’entités effroyables… Merveilleuses… Étrangères à notre mode de pensée.
Les angles et les arêtes signalaient la frontière de ces dimensions.
Selon lui, un étudiant en Archigéomancie doué était en mesure de percevoir ces points de fuite, tandis qu’un maître pouvait atteindre de tels lieux, à ses risques et périls.
Les cours d’Archigéomancie qu’Émile avait suivis dans sa scolarité antérieure parlaient d’espaces gigantesques, d’une infinité de dimensions possibles, mais n’évoquaient pas d’entités cauchemardesques, ni aucun habitant.
Là, les leçons théoriques prenaient un tour horrifique pour le moins déplaisant.
Ces immensités jusque-là vides, dans l’esprit des étudiants, se mettaient à grouiller de créatures maléfiques.
De fait, la paranoïa de M. Campbell s’échappait de ses lèvres par à-coups et remplissait l’air de vapeurs nauséeuses jusqu’à étourdir ses élèves et leur donner le haut-le-cœur.
Nerveux, Émile sentait des démangeaisons dans sa main marquée du Sceau de la Cour Chtonienne. Il risqua un coup d’œil à sa paume. Dès son arrivée à l’Académie, il s’était réfugié dans les toilettes avant de se rendre à son premier cours, et il l’avait recouverte d’un mélange de pigments afin d’obtenir une peinture couleur chair qu’il avait appliquée sur le Sceau.
Mon camouflage est en train de s’écailler et s’effriter, constata-t-il avec surprise. Et la marque a changé !
Le cercle enfermant une tête de mort s’était transformé en corbeau aux ailes déployées. Un mouvement – comme une ondulation ou un souffle de vent – paraissait parcourir ses ailes.
Fasciné et tremblant à la fois, Émile ouvrit un peu plus la paume. La noirceur mouvante prenait un malin plaisir à manifester sa présence sur lui… En lui.
Les mots entrechoqués de Campbell, sa propre feuille de dessin où il avait péniblement commencé son exercice de perspective étaient relégués dans un ailleurs très lointain.
Il appuya avec le pouce de la main droite dans sa paume gauche, frotta pour essayer d’effacer, au moins en partie, cet oiseau de mauvais augure. Il savait bien que cela ne servait à rien, mais ça le grattait et le dégoûtait.
Une ombre le couvrit soudain.
Il releva les yeux…
Aïe.
Accaparé par sa tâche, Émile n’avait pas été assez discret. Byron se tenait devant lui et le toisait d’un air triomphant.
« Professeur, dit-il d’une voix forte qui attira l’attention de la classe entière sur lui, je soupçonne Émile de tricher. Il a semble-t-il quelque chose d’écrit dans sa main, qu’il n’arrête pas de regarder. Sans doute un pense-bête… »
Walter John Cambpell s’empressa de venir à la table du pauvre Émile. Toute une série de tics paranoïaques ravageait son visage… Visage qui s’approcha jusqu’à être à deux doigts de celui du jeune Peintre. Une des paupières du professeur tremblotait, comme si son œil menaçait de jaillir de son orbite. L’autre œil, fixe comme un globe de verre, semblait regarder derrière Émile.
« Faites donc voir cela, Monsieur », lâcha Campbell d’une voix blanche.
Il tendit la main pour que le jeune homme lui présente sa paume grande ouverte. Byron à côté d’eux gardait le silence, mais jubilait visiblement. Émile s’exécuta.
Le cri qui s’échappa de la gorge de Campbell ne pouvait traduire aucune émotion humaine. C’était l’expression d’une peur ancestrale, d’une de ces terreurs animales que l’Occidental se refusait à reconnaître comme sienne. Le hurlement monta dans les aigus avant de se briser. Le professeur d’Archigéomancie, avec sa complexion d’asthmatique, avait perdu son souffle.
« Professeur… » s’inquiéta faussement Byron. Ses pupilles dardées sur son rival français brillaient de toute leur malveillance.
M. Campbell gardait les doigts crispés contre sa poitrine comme s’il avait voulu en extirper son cœur. Sa respiration, lourde, entrecoupée de sifflements fut le seul bruit à emplir la salle, pendant de longues secondes.
Émile ne savait pas où se mettre ni quoi faire. En cet instant, il aurait voulu pouvoir s’enterrer discrètement ou se trouver à des milliers de kilomètres de là. Mais le sol refusait de s’ouvrir sous lui et il était là, bien là. Le rouge qui lui montait aux joues achevait de l’en convaincre, si besoin était.
« Je… Je… » bafouilla-t-il, sans parvenir à former la moindre phrase, la moindre pensée. De sa paume marquée s’échappaient des volutes de fumée noire opaques. Tous ses camarades de classe s’étaient levés pour voir de plus près le phénomène et formaient un cercle autour de lui. Ils murmuraient entre eux, comme gagnés par la paranoïa de leur enseignant, les yeux rivés sur les émanations vaporeuses se dégageant du sceau. Émile sentait la présence glaçante d’Ingrid Bauer, juste à côté de lui, qui le frôlait de son bras métallique.
Entre-temps, M. Campbell était parvenu à reprendre un semblant de contrôle sur ses nerfs.
« Ingrid, déclara-t-il d’une voix faible, vous accompagnerez M. Delcroix au bureau du Doyen. Maintenant. »
Il se retourna et se dirigea d’un pas claudiquant vers son estrade.
Émile jugea préférable de ne pas protester. Il ne voulait pas lui causer une crise de nerfs, ni aggraver son cas. Il quitta donc la salle à petits pas, au rythme de la jeune fille prussienne.
D’un naturel renfrogné, Ingrid n’avait jamais raconté à Émile ni aucun autre élève les circonstances exactes de son état actuel. Ses deux jambes et son bras gauche avaient été remplacés par des membres en métal finement ciselés, aux mécanismes apparents. Sa peau d’une blancheur opaline achevait de lui conférer un air irréel, à l’image de ces poupées de porcelaine gardées derrière des vitrines de verre, hors de portée de leurs spectateurs.
Elle se déplaçait d’un pas lent et lourd, qui faisait trembler le sol autour d’elle. De quoi inquiéter Émile, qui avait l’impression d’avoir affaire à un golem d’une toute nouvelle génération, potentiellement dangereux, mélange contre-nature de chair et de métal. La plupart des élèves semblaient penser comme lui : elle avait peu d’amis. En fait, même les professeurs gardaient leur distance avec Ingrid, à l’exception notable de sa compatriote, Emma Bloch.
Arrivée devant le bureau du Doyen, elle frappa avec poigne et se figea comme au garde-à-vous, le visage aussi expressif qu’un morceau de fer-blanc.
« Oui, fit une voix à l’accent âpre de l’Est de la France. Entrez. »
Émile passa d’abord son nez, sa tête et finit par entrer. Ingrid avait fait son office : ses pas lourds s’éloignèrent dans le couloir.
« Allons, allons, jeune homme, ne restez pas sur le seuil. Avancez jusqu’à moi. »
Le Doyen, M. Courbet, monocle vissé sur l’œil, fixait d’un air critique une toile à moitié peinte sur son chevalet. Il était de notoriété publique dans toute l’Académie qu’il délaissait les tracasseries administratives pour ses recherches Artistiques, ses théories sur le réalisme.
Penaud, l’élève vint se planter devant le grand gaillard à la barbe et aux favoris broussailleux, toujours plongé dans son œuvre.
« Eh bien ? » Sa voix trahissait un léger agacement. Il détestait être dérangé pendant qu’il peignait… Ce qu’il faisait le plus clair du temps.
« Il se trouve que… » commença Émile. Et à ce moment, Gustave Courbet le jaugea des pieds à la tête. Il ne pouvait manquer de remarquer les volutes noires qui continuaient de s’échapper de la paume de l’étudiant.
« Sacrebleu ! » s’écria-t-il. Se levant d’un bond, il renversa sa chaise. « Dans quel pétrin vous êtes-vous encore fourré, Émile ? » s’exclama-t-il en le secouant avec rudesse par l’épaule.
« Un malheureux concours de circonstances a fait que… » commença le jeune homme.
Mais le dirigeant de l’Académie ne le laissa pas finir et prit sa main marquée du bout des doigts, avec une certaine répugnance, comme s’il sortait un mouchoir douteux de sa poche.
« La Cour Chtonienne, mon garçon, vous rendez-vous compte seulement des dangers que cela représente ?
— À vrai dire, je…
— Suivez-moi », le coupa à nouveau le Doyen, fébrile à l’extrême.
Il s’assit à son bureau laissant Émile planté face à lui, sans l’inviter à s’asseoir.
Le Doyen déplaça les papiers épars, soulevant le voile de poussière qui les recouvrait… Que cherchait-il dans ce fatras ?
« De tout temps, Émile, les Artistes ont entretenu une relation de fascination-répulsion avec la Mort, dit-il tout en s’affairant. Le tout premier d’entre nous, Orphée, en est l’exemple parfait. Mais je ne vous apprends rien, n’est-ce pas ? Ce n’est pas pour rien que vous suivez des cours sur la Mort avec la Voix de la Sorbonne. Vous savez tout cela. Vous devez en tout cas vous rappeler, c’est capital, que la Cour Chtonienne est interdite aux Artistes. C’est le domaine de Minos, un des Juges des Morts et il ne porte pas les nôtres dans son cœur, ça non ! Là vous ne trouverez que perdition. Des légions de morts, des sectateurs déments, des aventuriers de tous bords… »
Il s’interrompit contemplant le capharnaüm.
« Bon Dieu, mais où l’ai-je donc mis ? fit-il, avant de reprendre ses recherches et son explication. Ce Sceau n’est pas simplement une marque d’infamie sociale. Non… Sa fonction, sa nature même sont funestes. Toute personne marquée, Artiste ou non, devient vecteur de mort. »
À ces mots, Émile fixa le tatouage mouvant avec horreur.
« Plantes, animaux, gens… Tous dépérissent à votre contact, plus ou moins rapidement. Pour une fleur, ce peut être l’affaire de quelques minutes avant qu’elle ne flétrisse et se dessèche. »
Émile déglutit, la gorge soudain très sèche. C’était pire encore que ce que ses lectures lui avaient laissé imaginer.
« En plus de cela, il semblerait bien que le Juge des Morts puisse pénétrer votre esprit à tout instant. Le plus souvent, il profitera de votre sommeil pour vous faire agir… en somnambule. Tout ce que vous entendrez ou vous verrez, il le partagera avec vous. En ce moment même, il doit être en train de m’écouter… Et… Bon, je ne l’ai pas trouvé, mais cela ne saurait tarder. C’est toujours quand on ne cherche pas quelque chose qu’on le trouve, n’est-ce pas ? Peut-être que tirer quelques bouffées sur ma pipe me rafraîchira la mémoire ! »
La voix du dirigeant de l’Académie des Beaux-Arsestranges mourut dans un soupir.
Ses traits habituellement joviaux étaient marqués par une lassitude grave. Il délaissa ses papiers, sortit d’un tiroir une blague à tabac et sa pipe. Tout le temps qu’il passa à bourrer sa pipe, il sembla faire comme si le jeune Peintre n’était plus dans la pièce, n’avait jamais été là. Frissonnant et en silence, Émile observa Gustave Courbet exécuter son rituel, se rappelant les quelques mots que lui avait dits à son sujet son premier professeur, Luzarch, qui habitait un peu à l’écart de son village natal.
Le vieux Verrier ne parlait pas beaucoup, tout au plus pouvait-il conseiller son élève sur des points techniques grâce à quelques phrases courtes. Mais autrement, rien ne semblait exister en dehors de son Art, comme si le temps coulait sur lui sans l’affecter. Il ne sentait pas les saisons passer, ni le vent de la révolte ou de la réaction souffler tour à tour sur la nation. Il ne côtoyait pas ses voisins ni n’avait de correspondants ou d’amis dans d’autres villes. En apparence, c’était l’archétype de l’ermite Artiste. Pourtant, Émile avait été surpris de voir combien de gens connaissaient l’homme et ses œuvres, comme s’il avait toujours fait partie du paysage Artistique. Pourtant, d’étranges visiteurs venaient lui rendre visite à tous moments de la journée ou de la nuit. Pourtant… Un jour, Luzarch lui avait parlé d’un de ces amis, quand le projet s’était formé dans l’esprit du jeune homme de « monter à Paris ». Il lui avait révélé qu’il avait fréquenté un temps le dirigeant actuel de l’Académie. Il ne s’était pas étendu sur le sujet, mais ses quelques mots avaient été on ne peut plus clairs. Son opinion était définitive, certaine : « Tu peux lui faire confiance et tout lui demander en mon nom. »
Au cours de sa courte scolarité dans l’Académie, Émile n’avait pas vraiment eu l’opportunité de discuter avec le Doyen. Ce dernier l’avait juste convoqué en deux occasions, pour « faire le point », comme il disait. Autrement, Émile gardait une distance respectable à l’endroit du directeur joyeux mais bourru, ainsi que le recommandaient les convenances.
« Qu’est-ce qui vous a pris d’agir ainsi, mon garçon ? » lança M. Courbet, qui venait d’allumer sa pipe et tirait sa première bouffée.
Il pouvait lui accorder confiance, essaya de se rassurer l’étudiant, mais sans succès. Il rougit, bredouilla et se lança enfin :
« J’ai créé ma Muse, elle m’a été enlevée par un vampire que j’ai poursuivi jusque sous le Père-Lachaise où reposait le corps en torpeur de sa bien-aimée, mais il a lui-même été enlevé par des habitants de la Cour Chtonienne qu’on a suivis, en vain parce qu’on s’est fait chasser de là par le Chambellan et sa troupe. »
Il avait lâché cette tirade d’une traite, sans même reprendre son souffle.
« Et puis on a retrouvé la Porte des Enfers d’Antonin Gauthier, aussi », ajouta-t-il, cherchant à convaincre son auditeur, à se convaincre lui-même que cette découverte formidable pourrait rééquilibrer le bilan de ses désastreuses équipées nocturnes.
« La Porte des Enfers, hein ? »
Était-ce une question rhétorique ? Un doute ? Une moquerie ? Le visage du directeur de l’Académie formait un masque indéchiffrable. Sans faire d’autre commentaire, il prit la main de l’élève pour l’étudier. Toute répulsion avait disparu de ses traits maintenant soucieux.
« Ça y est ! Cela me revient ! » s’écria M. Courbet en se frappant le front.
Il farfouilla dans les poches d’une veste jetée sur un fauteuil et en sortit un petit pot rempli d’un liquide translucide aux reflets de toutes les couleurs. Émile arrêta de respirer, sans même s’en rendre compte, sous le choc.
De l’arrépentine.
C’était la première fois qu’il en voyait. Mme Confetti en avait sûrement, mais elle devait le garder dans le coffre de sa salle, ou mieux, chez elle. En tout cas, elle n’avait jamais montré à sa classe ne serait-ce qu’un échantillon.
Le Doyen rajusta son monocle et trempa un pinceau à poils fins dans ce produit légendaire, qu’il repassa sur le tracé du Sceau.
« Vous avez dit « on », j’ai bien entendu ? » Le pinceau s’arrêta sur la pointe d’une des ailes.
Le sceau exhalait encore quelques fines volutes.
« Qui vous accompagnait ? Votre ami le chat-homme ? Qui d’autre ? »
Le Doyen suivait de près sa scolarité… et ses fréquentations. Émile ne savait pas s’il devait se sentir flatté ou gêné de cela. Les deux, probablement.
« Il s’agit d’une amie de la Comédie Française, murmura le jeune Peintre, honteux de l’avoir entraînée dans tout cela.
— Humpf… trouva à répondre M. Courbet. Je finis déjà de m’occuper de vous et je me charge d’elle ensuite. »
Le Doyen retrempa le pinceau dans l’arrépentine. Une ride soucieuse barrant son front, il finit de recouvrir les traits du Sceau de la précieuse substance en tirant de longues bouffées de sa pipe.
L’arrépentine but la noirceur incrustée dans sa main et imprégna sa paume de reflets nacrés.
« Avec ça, expliqua le Doyen, les effets les plus néfastes du Sceau devraient être neutralisés au moins pendant une semaine. Mais il est fort possible que vous fassiez des cauchemars. Il ne serait pas étonnant que Minos essaie d’entrer en vous, à un moment ou un autre. Au terme de cette semaine, il faudra me rendre à nouveau visite. J’aurais peut-être trouvé un moyen de neutraliser complètement cette marque. Autrement, je ne pourrais qu’appliquer une nouvelle fois de l’arrépentine dessus, jusqu’à ce qu’une solution plus satisfaisante se présente. »
Émile réalisa à côté de quoi il était passé. Le pétrin dans lequel il s’était mis, et dont il était encore loin d’être sorti. Il serra les dents, tâcha de maîtriser le tremblement de ses lèvres.
« Son nom, à votre amie ? s’enquit le Doyen en faisant disparaître le dernier trait noir. Je vais la faire chercher, cela sera plus simple !
— Floriane Rochebourg, mais je ne voudrais pas que sa réputation soit…
— Ne vous en faites pas, je la ferai venir discrètement et ne parlerai pas de cette affaire. Personne n’en saura rien. »
Le Doyen prit un papier vélin qu’il extirpa d’une pile de documents de son bureau. Il s’appliqua à écrire dessus avec une encre dont Émile ne parvint pas à déterminer la nature.
Il griffonna quelques phrases et s’arrêta au milieu d’un mot. Mordillant l’extrémité de sa plume, il demanda à Émile :
« Et le chat-homme, il était avec vous ?
— Eustache ? Non… D'ailleurs, il n’était pas là aujourd’hui non plus. »
Le provençal hocha la tête d’un coup bref. La perplexité s’était emparée de ses traits.
La question brûlait les lèvres de l’étudiant depuis le début de la matinée… Et elle le taraudait depuis le début de sa scolarité dans l’Académie des Beaux-Arsestranges. Elle sortit donc, sans même qu’il s’en rende compte, prolongement d’une pensée aux allures d’obsession jalouse, au mépris de l’aide que venait de lui apporter Gustave Courbet :
« Pourquoi peut-il aller et venir comme ça, sans jamais risquer l’exclusion ? C’est pour le moins injuste !
— Bah… À en croire ses facéties, il serait un agent double au service de sa Majesté des Chats. La vérité, c’est qu’il est avant toute chose un animal devenu homme et non un être humain avec la capacité de prendre la forme d’un chat. Cela fait une grosse différence… Tu as déjà vu un chat être assidu à quoi que ce soit, hormis la sieste, les séances d’étirement et les toilettes à n’en plus finir ? J’ai pris sur moi d’accepter son dossier, tout en connaissant sa nature, j’assume donc les conséquences de ses multiples vagabondages. À partir du moment où il a payé les frais d’inscriptions, tu sais… Il est là pour étudier les Arsestranges, mais aussi pour nous étudier, je crois. Après tout, s’il rate son année, il sera le premier à en pâtir. Même si j’ai l’impression qu’il ne réalise pas la chance qu’il a de faire partie des élèves de la plus prestigieuse Académie au monde.
— Et la mauvaise réputation qui pourrait retomber sur l’Académie de Paris, est-ce qu’il y pense ? »
L’idée fit sourire le Doyen.
« On a autant à gagner qu’à perdre : on recense très peu d’animaux-hommes avec des dons Artistiques. C’est déjà exceptionnel d’en avoir un sur nos bancs.
— Je ne suis pas sûr de comprendre ses motivations, sa façon de voir le monde…
— À vrai dire… Moi non plus. » Le directeur ajusta son monocle et plongea sa plume dans l’encre mystérieuse. « Bon, où en étais-je, avec tout cela ? fit-il pour lui-même. Il faut que je convoque cette Floriane. »
Après une hésitation, il ajouta quelques mots, signa et souffla sur la feuille. Le papier tremblota et se gondola, puis il se plia sur lui-même à toute vitesse, jusqu’à former un oiseau. Le fragile volatile aux flancs parcourus de lignes vint se percher sur l’épaule de son créateur et lâcha quelques piaillements au creux de son oreille.
Le Doyen acquiesça :
« C’est exactement ce que tu dois lui dire. »
Sur ce, l’oiseau prit son envol. Il tournoya, désorienté, jusqu’à ce que son maître ouvre la fenêtre.
Émile profita de ce que l’ami de Luzarch s’était levé pour s’approcher de la porte du bureau. Face à la fenêtre, perdu dans ses pensées, le Doyen devait en avoir fini avec lui.
Supposition erronée.
« Attendez ! » s’exclama-t-il. Il n’avait pas bougé, lui tournant toujours le dos.
L’étudiant s’arrêta net.
« Oui ? demanda-t-il d’une voix plus faible qu’il n’aurait voulue.
— Je sais que la perte de votre Muse vous met dans une situation très délicate… Mais n’essayez pas de jouer les héros pour autant. S’ils en ont après ce… vampire, ils devraient relâcher la Muse. Minos ne veut pas raviver les cendres de la discorde entre son camp et nous. Pour l’instant en tout cas. Mais à la prochaine intrusion sur son territoire, je ne pourrai pas vous sauver la mise. Ni moi, ni personne.
— Donc, vous me conseillez de ne rien faire ? » Malgré tout le respect dû à son interlocuteur, Émile ne put empêcher l’indignation de percer dans le ton de sa voix.
Le Doyen tira une longue bouffée sur sa pipe.
« Exactement. »
Il se dirigea alors vers la porte et la tint ouverte à l’élève pour lui signifier que l’entretien était fini.
« Eh bien… Merci. Vraiment », dit le jeune Peintre en montrant sa main, sans trop savoir quoi ajouter.
Pour toute réponse, Gustave Courbet souffla un nuage de fumée.
Émile ne fut pas surpris d’arriver en retard au cours d’Histoire des Arsestranges, ni de capter les regards à la dérobée de ses camarades. Peur, dégoût, mépris.
Amado Goya Santángel, comme le garçon avait pu le mesurer plus tôt au cours de l’année, était tout sauf lâche. Il paraissait garder avec aplomb des secrets plus terribles, si c’était possible, que ceux de Walter John Campbell. Seulement, le poids de ce savoir devait lui avoir faire perdre le rire… et jusqu’à la faculté de sourire. Aussi, l’expression glaciale que lui réserva le professeur quand il rentra dans la salle ne l’étonna pas outre mesure.
« Prenez place, Delcroix », lâcha Goya Santángel, le front plissé et la mâchoire crispée.
Son accent, comme c’était toujours le cas lorsqu’il était sous le coup d’une émotion violente, ressortait, tranchant.
Émile s’installa à son pupitre et se dépêcha de sortir ses affaires le plus discrètement possible, feignant de ne pas remarquer tous les regards braqués sur lui. À deux tables sur sa droite, il vit du coin de l’œil que Byron lui adressait un sourire et un clin d’œil malsains. Émile bouillait intérieurement, mais il ne pouvait rien faire… Ce qui augmenta encore sa frustration et cette impression accablante de se trouver dans une nasse.
« Je reprends là où j’en étais, avant d’être interrompu… » Regard noir pour Émile. « Da Vinci s’opposait aux Artistes de son époque au sujet de l’Inspiration et du Génie. L’Inspiration, selon lui, était donnée, comme une grâce, le Génie était propre à la force d’âme de quelques rares Artistes. Le duende comme on l’appelle dans mon pays… Une capacité à se surpasser et à atteindre des sommets que l’Inspiration seule ne permettait que d’entrevoir, comme dans un rêve. En cela, les Muses constituaient le cœur du débat entre Da Vinci et ses détracteurs. Selon le grand Peintre italien, la Muse n’était pas indispensable à la création. »
Le cœur d’Émile Delcroix fit un bond. Il relut ses notes. Les souligna.
« Elle permettait de condenser le Talent, de stimuler l’Inspiration, de canaliser les émotions et sentiments pour les traduire sur des supports picturaux, musicaux, littéraires ou autres… Mais elle ne pouvait se substituer au Génie réel d’un Artiste… pour peu que cet Artiste soit en mesure d’être tout à fait génial. »
M. Goya Santángel marqua une pause, afin de sonder la réaction de ses élèves. La plupart avaient étudié Da Vinci et ses théories, rien qui les étonnât vraiment. Quand son regard croisa celui d’Émile, il nota manifestement le trouble du jeune homme, mais continua son tour d’inspection.
Auguste, qu’Émile connaissait de vue, sans plus le côtoyer, leva sa plume.
« Oui, M. Renoir, vous souhaitez intervenir peut-être ? »
L’intonation restait sèche, sur la défensive. Le professeur d’Histoire des Arsestranges goûtait assez peu les interruptions dans son cours.
Le camarade d’Émile sentit cette réticence. Il se racla la gorge, se donnant le temps de retourner sa question en tous sens pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une idiotie. Puis il se lança :
« Mais le cas était propre à Da Vinci. En plus d’être un Artiste, il était un Mage. Avec ou sans Inspiration, avec l’aide de sa Muse ou pas, il devait être capable de créer, non ?
— Je crains que vous ne mélangiez tout, mon jeune ami. Il s’agissait avant tout pour lui de considérer la place du Génie dans la création Artistique. La Magie n’entre pas en compte, ici. »
Auguste Renoir semblait peser le pour et le contre entre continuer à contredire l’enseignant et se taire. L’expression peu amène de M. Goya Santángel lui fit préférer le silence. De toute façon, il était de notoriété publique que le professeur d’Histoire des Arsestranges avait un rapport très particulier aux Mages et aux Sorciers. Il semblait fasciné par eux, pouvant passer une bonne partie de son cours à disserter sur ces « cousins » des Artistes, alors qu’en d’autres occasions, il paraissait jusqu’à aller nier leur existence. D’aucuns racontaient que cela avait directement à voir avec son passé d’Inquisiteur.
Le cours se continua dans une illusion de calme. Les élèves avaient pour habitude de ne pas intervenir durant cette heure et de ne pas parler entre eux non plus, étant donné l’irascibilité de celui qu’on surnommait le Dernier Inquisiteur. Plus d’un s’était pris une craie en pleine tête sans pouvoir finir une phrase murmurée à un voisin.
L’Espagnol avait passé une grande partie de l’heure à lorgner le retardataire tout en présentant les théories de Da Vinci et des autres Artistes de la Renaissance. Cette désagréable attention ne resta pas inaperçue des autres élèves.
Comme au cours précédent, Émile essaya de se concentrer, sans plus de succès. Le souvenir de sa Muse hurlant, la tête sortie de la poche de Drussel, lui revenait sans cesse, et il maudissait en son for intérieur son comparse chat-homme. Où était-il quand il avait besoin de lui ? Et Byron qui coulait des regards dans sa direction, en affichant une jubilation insolente. Il serait bon qu’il s’explique avec son rival une bonne fois pour toutes.
« Delcroix. À mon bureau », ordonna d’une voix basse son professeur d’Histoire à la fin de l’heure, alors que les élèves sortaient en silence.
Le contraire m’eut étonné, soupira intérieurement le jeune Peintre, qui s’approcha à pas comptés. Ces temps-ci, tout le monde veut me parler, décidément !
Les pupilles de Goya Santángel jetaient des éclats impitoyables, traquant mensonges et péchés. Émile remarqua la canne-douleur, posée derrière le bureau, dangereusement proche. Son professeur ne s’en séparait jamais, où qu’il se rende.
« Vous traînez dans votre sillage des rumeurs aux échos déplaisants, Delcroix… Très déplaisants ! Et… Il n’y a pas de fumée sans feu, comme on dit en France, n’est-ce pas ? »
Émile serra les dents. Il attendait la suite, avec appréhension. Un court instant, il crut que son enseignant allait se saisir de sa canne…
Sans prévenir, l’Espagnol lui prit la main et l’examina. Le sceau avait complètement disparu, de même que les traces d’arrépentine. Cela n’empêcha pas le professeur de détailler chaque repli, chaque trait de sa paume. Au bout d’un bon moment, il relâcha la main. Émile aurait juré lire une grande déception sur ses traits.
« Ne vous avisez pas d’aller dans la Cour Chtonienne, l’avertit Goya Santángel. Vous mettriez votre âme en danger. Vous êtes assez intelligent pour suivre mon conseil. »
Émile se contenta de hocher la tête, heureux de s’en tirer à si bon compte.
Il fila à son cours suivant sur la Mort dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, en remontant le boulevard du Comte de Saint-Germain et le boulevard Saint-Jacques. Il prit au passage un exemplaire de L’Aurore à un crieur des rues et se mit à lire, tout en marchant. Des créatures étranges échappées des égouts, un tremblement de terre localisé (trois maisons ensevelies dans le quartier de Montparnasse), des dirigeables avalés par le ciel, des ouvriers de la scierie Paulus en grève, remplacés par des golems, un lierre couleur feuille d’érable envahissant tout le Jardin des Plantes, la résidente de l’Hôtel Horlogium aperçue à la soirée de la Duchesse d’Anvers hier…
Et cette ombre sur Paris, toujours, cette ombre projetée d’une cité aux dimensions gigantesques. En lisant ces lignes, il ressentit comme une douleur dans la poitrine. Un voile passa sur sa tête et ses épaules, le temps d’une seconde. Il leva les yeux vers le ciel.
Rien.
Il aurait pourtant juré que… Que quoi exactement ? Allait-il devenir paranoïaque comme M. Campbell et sursauter devant sa propre ombre ? Mais… et si les récits d’exploration de ce Ditmar Olafsson, lus à la Bibliothèque Ste-Guenièvre, disaient vrais ? Cela expliquerait bien des choses.
Il continua pourtant de scruter ce ciel de milieu d’après-midi à la recherche de la cité volante, sans ralentir le pas… Jusqu’à ce qu’il rentre dans quelqu’un.
Il tomba nez à museau avec un faciès de rat famélique, qui lui hurla dessus :
« Tu ne peux pas faire attention ! Regarde où tu mets les pieds, écervelé ! »
L’expression du rat-homme était si colérique, oreilles dressées et moustaches frémissantes, qu’Émile pensa un instant qu’il allait le dévorer tout cru.
Il improvisa d’inintelligibles excuses et fila vers le Grand Amphithéâtre. Assez ruminé et rêvassé pour la journée, se morigéna-t-il. Après tout, peut-être verrait-il Floriane à la Sorbonne et arriverait-il à tirer au clair la relation existant entre elle et Drussel.