Au moment de sortir du Théâtre de l’Odéon, Émile se figea sur le seuil et sa Muse cessa de voleter autour de lui pour venir se poser sur son épaule, l’air inquiet.
Plus dense encore que la nuit, une ombre les écrasait de son omniprésence. Pour la première fois, depuis que cette sensation angoissante l’avait prise, le garçon parvint à distinguer ses contours.
« Qu’y a-t-il ? » s’écria Floriane en s’arrêtant à son tour.
Son prétendant désigna le ciel au-dessus d’eux, mais elle ne comprenait toujours pas. Eustache écarquilla les yeux, sans voir ce que voulait leur montrer son ami.
C’était évident pourtant : une ville, une ville gigantesque à l’architecture insolite flottait au-dessus de Paris. Comment Floriane et Eustache faisaient-ils pour ne pas la voir ? Et tous ceux-là ? Les spectateurs qui rentraient chez eux ou allaient continuer la soirée au restaurant, les passants pressés, préoccupés chacun par de petites tâches quotidiennes, alors même que le ciel menaçait de leur tomber sur la tête. L’Aurore disait donc vrai quand il parlait d’une immense et mystérieuse ville survolant Paris ! Elle ressemblait énormément à la lithographie aperçue dans un des ouvrages consultés à la bibliothèque Ste-Guenièvre.
« Mais regardez donc, s’écria le jeune Artiste. C’est une énorme citadelle de pierre sculptée… C’est la cité des golems d’obsidienne et de jade, comme dans ce livre dont je t’ai parlé, Eustache ! »
Floriane et Eustache échangèrent des regards et haussèrent les épaules.
La vision s’évanouit en un clin d’œil, ils n’avaient plus au-dessus de leurs têtes qu’un ciel étoilé et sans nuage. La cité avait tout bonnement disparu… Si elle avait jamais été là.
Émile passa la majeure partie de leur trajet en direction de la Sorbonne le nez en l’air. Il ne pensait pas avoir eu la berlue…
« Tu l’as bien vue, toi ? » demanda-t-il à sa Muse.
La créature couleur sang fit un « oui » véhément de la tête.
Étrange, se dit Émile, de plus en plus étrange. Que lui arrivait-il ces temps-ci ? Son Talent prenait des manifestations inattendues. Ses sens s’altéraient sans qu’il puisse contrôler cela. Il n’avait pas perçu la présence de sa Muse, alors qu’elle était proche de lui par exemple… Il repensa au dernier cours d’Emma Bloch. Était-il vraiment mort, le temps d’un battement de cœur ? Cela avait-il une conséquence sur son Talent ? Fallait-il en parler avec la Voix de la Sorbonne, à qui ils allaient justement rendre visite ?
Le bureau du professeur de Mort était grand ouvert, comme s’il attendait leur venue.
Ils frappèrent quand même à la porte, par courtoisie, et comme personne ne leur répondait, se décidèrent à entrer.
La pièce était vide de tout meuble à part une grande bibliothèque et trois fauteuils tournés vers la fenêtre.
Ils s’assirent donc.
« Je vous demande de m’attendre encore quelques instants et je suis à vous… Je ne suis pas encore là… » La Voix de la Sorbonne était faible, comme lointaine. Elle semblait suinter des murs, plutôt que résonner.
Puis un éclair blanc foudroyant traversa la pièce et la porte se referma. La Voix était parmi eux, pleinement.
« Bonsoir à tous, murmura-t-elle au creux de l’oreille de chacun. Mademoiselle Rochebourg, Émile et sa Muse… Ainsi que… Monsieur le chat-homme… Sachez que je ne reçois pas d’étudiants aussi tard d’habitude, mais soyez les bienvenus, néanmoins.
— Veuillez nous excuser, Maître, fit Floriane avec un petit sourire contrit et charmeur, il s’agissait d’une urgence.
— Une urgence ? Vous vivez toujours dans l’urgence, vous les mortels… C’est bien là un des drames de vos existences. Quant à vous, Monsieur le chat… Vous êtes un interlocuteur de choix, ma foi. »
Dans cette dernière phrase perçait un intérêt prononcé.
« En effet, continua la Voix. Il serait fascinant de savoir si vous avez bien neuf vies, ou si votre condition de bipède vous rend aussi tragiquement mortel que vos amis.
— Je m’appelle Eustache, professeur… Quant à mon nombre de vies, termina le chat-homme sur un ton comique, parce qu’exagérément pudique, cela ne regarde que moi, je crois. »
Un petit rire traversa la pièce, rebondit sur les murs, s’infiltra entre les pages des livres avant de s’éteindre.
« Un chat dénué du sens de l’humour et de la répartie ne serait pas vraiment un chat, n’est-ce pas ? »
La Voix marqua une pause un peu longue au goût des étudiants. La Muse s’était pour sa part remise à virevolter et s’intéressait aux titres de la bibliothèque.
« Très bien, chers tous ! Je vous écoute… Que puis-je faire pour vous ? »
Aucun des trois ne semblait très décidé à se lancer. Ce qu’ils avaient à demander était pour le moins délicat. Très délicat.
Émile, à l’origine de cette idée, finit par parler :
« Nous venons requérir votre assistance… Le mécène et ami de Floriane, Drussel, est maintenu prisonnier de la Cour Chtonienne. Nous avions pensé que vous pourriez nous aider…
— À le libérer ? acheva la Voix. Je regrette c’est impossible…
— Mais pourquoi ? intervint Floriane, en parlant plus fort, plus dans les aigus qu’elle ne l’aurait voulu.
— Je ne suis pas ici chez moi. Vous aider reviendrait à m’immiscer dans les affaires de mon confrère.
— Votre confrère ? » dirent en chœur les trois étudiants.
La Muse avait fini par jeter son dévolu sur un ouvrage aussi grand qu’elle. Elle l’avait ouvert et le feuilletait avec concentration. Aussi sursauta-t-elle en les entendant tous s’écrier ces mots en même temps.
« Je ne suis pas sûr de bien comprendre », ajouta Émile.
Parmi les étudiants, aucun ne connaissait vraiment ce professeur si particulier, qui se résumait à une voix. Mais des rumeurs couraient, bien sûr. Elles faisaient de lui un grand Artiste frappé d’une étrange malédiction, le fantôme d’un Mage, une divinité oubliée…
Ainsi, il serait affilié d’une quelconque façon à Minos… pensa Émile.
« Je suis Éaque, Juge des Morts de mon état et je règne sur les catacombes de Rome, leur confia-t-il.
— Vous êtes loin de chez vous, si je ne m’abuse, se risqua à dire Eustache.
— Effectivement. Mais tout est relatif, même les distances… Surtout les distances, en fait. Je me trouvais dans ma Cour, à Rome, quand vous êtes entrés dans mon bureau. »
Soudain, les trois étudiants n’étaient plus très sûrs d’avoir eu une bonne idée en venant appeler ce professeur à la rescousse. Floriane et Émile pensaient bien le connaître, au travers de ses superbes cours sur la Mort dans l’art, mais ils prenaient conscience qu’il n’en était rien. Il était peut-être – qui sait ? – un Juge des Morts plus redoutable encore que Minos.
« Nous pensions notre cause juste, Maître », essaya encore Floriane, mais malgré tous ses Talents d’Actrice, elle n’était pas du tout convaincante. Elle-même ne semblait plus croire ce qu’elle disait.
« Je ne crois pas pouvoir faire quoi que ce soit, mais… Parlez-moi de ce Drussel. Pourquoi Minos le retiendrait-il ? »
Émile lui expliqua alors le détail de cette nuit où Drussel avait été emporté dans les ténèbres liquides du Domaine de Minos, il lui parla de la Muse enlevée par ce même Minos, de la jeune femme en état de catatonie…
« Hum. Je connais déjà ton récit, du moins en partie. J’ai pu le voir dans ton esprit, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés… »
Un temps de silence.
« Drussel est un vampire. Une créature morte-vivante, qui défie l’ordre naturel de l’univers. Nous autres, Juge des Morts, condamnons à l’emprisonnement éternel de telles abominations. Nous ne pouvons pas les laisser braver la mort et souiller la vie en se mélangeant aux vivants… Nous n’avons pas pour habitude d’agir activement contre ces monstres, mais il n’aurait pas dû s’approcher du Domaine de Minos. »
Cela sonnait comme une sentence irrévocable.
Notre cause est décidément désespérée, se dit Émile. Il ne nous reste plus, a priori, qu’à nous débrouiller par nos propres moyens. Même en ayant à nouveau ma Muse à mes côtés, je ne vois pas comment nous pourrions y arriver.
Une seconde, il pensa qu’il serait préférable d’abandonner Drussel à son sort. Mais s’il disait vrai… Si en mourant, il entraînait dans la tombe la Muse ? Non. Il devait trouver un moyen de délier le vampire et sa Muse, pour peu que cela soit possible, mais l’urgence pour le moment était encore de s’assurer que le triste sire se retrouvait sain et sauf, hors des griffes de Minos.
« Je vous viendrai en aide, trancha enfin la Voix d’Éaque. À une condition…
— Tout ce que vous voudrez », lança Floriane, avec cette fougue qui l’emportait parfois et balayait toute prudence.
Un rire sans joie vint se perdre dans leur tympan, puis se tut brusquement.
« Peut-être que tu ne mesures pas tout à fait la portée de tes mots. »
Floriane blanchit, tout le sang ayant soudain quitté son visage devenu glacé.
« Émile. C’est toi qui payeras, le moment venu. »
Le même froid qui avait frappé Floriane envahit ses membres et le pétrifia. À voir les poils hérissés et les oreilles dressées d’Eustache, il devait lui aussi avoir senti une brusque chute de température.
Comment ? voulut demander Émile, mais ses lèvres gelées restèrent closes.
La réponse explosa derrière ses yeux, emplit tout l’espace entre ses oreilles. C’était un feu d’artifice sonore et visuel, le récit de milliers de jours à venir. Des tableaux aux couleurs vivantes, tour à tour pastel et criardes se succédaient, se mélangeaient, des scènes pleines de bruit et de fureur. La cadence des bottes dans les rues de Paris et le grondement des insurgés, les balles qui sifflaient, les culasses qui claquaient…
« Tu vois Émile, tu vois ce qui t’attend et ce que je t’offre. »
Le jeune homme acquiesça.
Un tableau peint aux couleurs du soleil brûlait devant lui, vision extatique et terrifiante à la fois : il était arrivé à la fin du voyage, savait comment il allait mourir.
« Je… Je vois, articula-t-il avec difficulté, pénétré par la scène qui se jouait là, pour lui.
— Acceptes-tu ce que j’ai à te proposer ? »
À nouveau, comme lorsque la Voix l’avait raccompagné jusqu’à l’Académie des Beaux-Arsestranges, Émile eut l’impression qu’Éaque avait fusionné avec sa conscience. Éaque n’avait pas besoin d’exprimer à voix haute sa condition. Émile savait ce que désirait le Juge des Morts. Et il fallait à tout prix que Drussel vive, car sa mort entraînerait celle de sa Muse.
« Oui. J’accepte en toute connaissance de cause. »
Le tableau brûlant de mille teintes irréelles finit de se consumer, remplacé par les regards interrogatifs de ses compagnons.
La présence d’Éaque s’évanouit aussi et, en se retirant de l’esprit du garçon, il emporta quelque chose. Émile ne parvenait déjà plus à mettre le doigt sur ce que c’était.
Il avait été le témoin privilégié de... Il avait…
Il avait beau chercher, il ne parvenait pas à se rappeler ce quelque chose, si important.
« J’ai retiré ce souvenir de ton esprit, Émile. Nul homme ne devrait savoir les circonstances de sa mort. Les conséquences pourraient être désastreuses, pour toi et pour ton entourage. Vis pleinement, sans plus te préoccuper de cela… »
Émile, perturbé, se contenta de hocher du chef. S’il avait seulement su ce qu’il venait d’accepter, ce que cela représentait. Mais il était retourné, après une brève illumination, au troupeau aveugle du commun des mortels.
« Chers amis, ceci est dit. Je vous aiderai donc à récupérer Drussel, puisque c’est ce que vous souhaitez vraiment. »
Le panneau de la bibliothèque coulissa, révélant un des nombreux passages secrets de la Sorbonne. Des lueurs diffuses flottaient, semblables à de blafards feux follets dans l’étroit escalier sombre. Les étudiants et la Muse suivirent les instructions de la Voix, jusqu’à se retrouver dans la caverne humide qu’Émile avait déjà parcourue il y avait de cela deux soirs.
« C’est là », dit au bout d’un moment Éaque.
Ils se tenaient devant une mare à la surface noire, qui renvoyait des reflets malsains. Leurs images déformées leur parvenaient, caricatures monstrueuses. Leurs faciès grimaçants, aux chairs décomposées semblaient les défier de faire le dernier pas, de sceller leurs destins.
Émile affronta du regard son double miroitant et fondit sur lui en se laissant tomber, les bras en croix. Il irait jusqu’au bout. Il avait donné sa parole à Floriane qu’il ferait tout son possible pour sauver son mécène. Il venait enfin de s’avouer à lui-même deux de ses pires défauts : l’égoïsme et la jalousie. S’il ne les tenait pas en laisse, ils finiraient par dessécher son cœur, éloigner ses amis et ruiner sa vie…
Il se retrouva dans l’environnement ténébreux et liquide de la Cour Chtonienne, au milieu du palais de Minos. Les autres surgirent à sa suite, il les sentait plus qu’ils ne les voyaient en réalité. Il retrouva les étranges sens qui s’étaient éveillés lors de sa première venue avec Floriane.
Éaque se tenait juste aux côtés d’Émile. Sa forme nébuleuse, presque inexistante, évoquait une silhouette humaine faite de fumée en suspens. Puis il disparut à la vue du garçon et de ses amis.
Tout ce que les sous-sols de Paris devaient compter de répugnant et peu recommandable se trouvait réuni dans la vertigineuse salle du trône de la Cour Chtonienne. Un large cercle se forma autour d’eux en réaction à leur intrusion. Une créature au faciès porcin griffa l’air en leur direction, une autre tendit un membre écailleux, une troisième, brûlée et défigurée, siffla bruyamment en exhibant des chicots noirâtres. Chacun semblait en vouloir à leurs vies.
Dans cet univers aux sensations immédiates, le moindre geste agressif équivalait à un coup porté. Ils se sentirent défaillir, voulurent s’enfuir, mais il leur fut impossible de faire le moindre mouvement. Ils se tenaient au plein centre de la Cour, là où finissait par s’échouer tout ce qui évoluait dans le Domaine. La gravité les retenait prisonniers là, et menaçait de les étouffer en écrasant au fond de leur gorge le poids de cette noirceur poisseuse.
Le Chambellan au crâne orné de cornes intervint.
« Vous ! Vous êtes revenus ! Insensés ! Saisissez-vous d’eux ! »
Avant que les trois étudiants aient pu réagir, des pattes, des tentacules, des membres difficilement identifiables les traînèrent au pied du trône et les forcèrent à s’agenouiller.
Émile voulait se redresser, mais la pression sur sa tête et sa colonne vertébrale était si forte qu’il s’effondra.
Il voyait le maître de la Cour Chtonienne en contre-plongée. Ses bottes qui montaient à mi-cuisse, son plastron en cuir bouilli, ses épaisses mains couvertes de bagues agrippées aux bras du trône, sa barbe fournie rendant plus sévère encore sa complexion impitoyable. Il arborait une antique couronne, peut-être celle qu’il portait de son vivant, quand il régnait sur toute la Méditerranée.
« Qu’on les laisse se redresser. Que se passe-t-il ? » finit par dire Minos.
On remit Émile et ses amis sur pieds, tout en le tenant toujours fermement.
« Seigneur, ces vivants se sont introduits, pour la deuxième fois, dans la Cour Chtonienne… commença le Chambellan.
— Minos, cher confrère, l’interrompit Éaque, soudain apparut à la droite du trône. Je suis venu avec eux pour les dissuader d’accomplir leur folle entreprise, mais ils ont refusé de m’écouter. Ils sont décidés à libérer à tout prix leur ami Drussel. »
Émile et ses compagnons n’en croyaient pas leurs oreilles. Le Juge des Morts de Rome les trahissait, purement et simplement. Mais qu’attendre donc d’autre d’une telle entité ? Il était naïf et stupide de penser qu’elle les aiderait, eux, contre celui qui était son homologue, depuis des milliers d’années. Homologue, et demi-frère puisque né de Zeus également, selon les légendes dont se rappelaient Émile.
« Drussel ? Cette… chose ne quittera jamais mon Domaine, sois-en assuré, Éaque.
— C’est bien ce que j’ai voulu leur faire comprendre… »
La Voix de la Sorbonne se perdit dans les tourbillons ténébreux qui agitaient la Cour Chtonienne.
Minos se mit debout et toisa les intrus. Émile eut la désagréable impression qu’il mettait son âme à nu, d’un simple coup d’œil. Le jeune Peintre était convaincu qu’il savait tout de sa personne, depuis sa naissance jusqu’à sa mort à venir. Ce que le Juge des Morts n’était parvenu à réaliser à travers le Sceau neutralisé, il le faisait maintenant qu’il avait en face de lui le jeune homme. Il décortiquait son esprit et étudiait jusqu’au moindre de ses replis. Émile sentait, juché sur son épaule, sa Muse qui tremblotait de peur.
« Émile Delcroix ! rugit Minos. Voici donc l’élève prodige de Luzarch… Le dernier ! Celui qui n’a point encore rejoint la légion des morts ! »
Un rire moqueur secoua son corps imposant. Le ricanement, contagieux, traversa les rangs de ses sujets difformes.
Émile soutint son regard avec orgueil, bien qu’une partie de lui-même demeure terrorisée par le sombre souverain. Oui, il était l’élève de Luzarch, l’un des Artistes les plus Talentueux, toutes époques confondues. Et malgré la trahison d’Éaque, la situation présente désespérée, le jeune homme était encore en vie.
« Rien de ce que tu pourras faire dans ma Cour mon garçon ne revêtira la moindre importance. Tes actes sont vains, tes Arsestranges inopérants. »
Et il détourna son attention de lui pour la reporter sur Eustache, puis Floriane.
L’Enfant de la Fée Verte, comme possédée, posa des yeux implorants sur le maître des lieux et déclama d’une voix déchirante :
« Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale.
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains.
Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.
Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,
Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,
Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers ?
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?
Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible,
Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille. » [4]
L’Actrice avait donné tout son cœur, avait joué avec tout son Talent, sans maquillage, faisant revenir à la vie Phèdre.
Après cette tirade, le silence envahit la Cour Chtonienne.
L’assistance – courtisans, soldatesque et prisonniers – était abasourdie, même Minos parut décontenancé. Mais il se reprit bien vite :
« Interprétation touchante de ma fille, certes. Mais tu ne parviendras pas à te faire passer pour elle, quoi qu’il arrive. Ce lieu neutralise aussi tes dons d’Actrice. »
Il crispa sa main en un poing qu’il dressa au-dessus de sa tête, comme s’il voulait haranguer la foule monstrueuse pressée autour du trône.
« Vous ne comprenez donc toujours pas ? C’est mon Domaine, ici ! Rien ne peut y être fait sans que je l’ignore, ni le veuille. »
Pendant tout ce temps, Éaque réapparu de l’autre côté du trône de Minos, n’avait pipé mot. Émile ne parvenait à discerner, vu sa forme intangible, presque immatérielle, ce qu’il ressentait. De la satisfaction sûrement ? Pourtant, il ne jubilait pas comme l’autre Juge des Morts.
« Emmenez-les hors de ma vue et jetez-les aux cachots, ordonna Minos, avec un geste de la main. Il sera toujours temps, plus tard, de statuer sur leur sort. Décidément, ces Artistes m’insupportent au plus haut point. Dommage qu’il ne nous soit pas possible de les éradiquer purement et simplement, comme les Mages. »
Sur ce, il se tourna vers son homologue et tous deux commencèrent à discuter avec urbanité, tandis qu’on traînait les étudiants hors de la salle du trône pour les plonger dans un immense puits de ténèbres.
Commença alors pour Émile, ses deux comparses et sa Muse une épreuve particulièrement pénible. Petite consolation, ils avaient fini par retrouver Drussel et sa compagne. On les avait en effet jetés dans la même cellule.
La jeune femme se trouvait toujours dans cet état de léthargie profonde et le triste sire avait les membres enchaînés au mur. Ses yeux roulants dans ses orbites, les spasmes qui agitaient son corps et cette pellicule de sueur sur sa peau contrastaient avec sa nature réservée. Émile ressentait un vif ressentiment à son endroit, même si sa Muse passait sa petite main dans ses cheveux pour l’apaiser. Après tout, c’était bien à cause du vampire qu’ils se retrouvaient tous là. Quelle idée stupide d’avoir voulu le sortir de la Cour Chtonienne, d’avoir cédé et suivi les autres ! Mais l’idée la plus stupide, c’était encore lui qui l’avait eue, en proposant d’aller chercher l’aide de la Voix de la Sorbonne.
À peine Émile avait-il pensé cela que la créature ailée se renfrogna et s’éloigna de lui à tire-d’aile pour se poser près de Drussel.
L’expression démente du vampire, sa mâchoire crispée et ses pupilles à l’étrange fixité ne laissaient point deviner s’il avait conscience ou non de leur présence.
Émile éprouvait toujours une forte jalousie, peut-être moins aiguë, à l’endroit du buveur de sang. Il lui était douloureux de constater que sa Muse le délaissait pour lui. Mais ce n’était pas tout, même si ça lui coûtait de l’admettre. Il ne supportait pas l’idée que d’autres hommes puissent approcher Floriane et entretenir une relation privilégiée avec elle. C’était autant de temps qu’elle ne passait pas avec lui, autant d’attention détournée, de risque de voir son cœur lui être ravi par un autre. Que Drussel ait sa propre dulcinée ne changeait pas grand-chose : Émile connaissait la légendaire duplicité de ces créatures séductrices.
L’Enfant de la Fée Verte était allongée sur le dos, sur une paillasse dans un angle du cachot. Émile ne parvenait à voir si elle dormait. Elle avait rabattu ses longs cheveux sur son visage et s’était enfoncée dans un mutisme inquiétant.
Devenu comme fou, le chat-homme n’arrêtait pas d’aller et venir, essayant ses griffes sur les parois du cachot, se hissant à quelques mètres avant de retomber. Des houles de ténèbres le ballottaient et le rejetaient vers le bas dès qu’il s’élevait un peu trop. Mais peu importait l’inutilité de son geste, il recommençait, encore et encore, jusqu’à éprouver les nerfs, déjà à fleur de peau, du jeune Peintre.
« Tu ne peux pas arrêter ton manège un peu ? s’écria-t-il enfin, à un Eustache tout haletant. J’essaie de me concentrer. »
Le pendentif offert par Luzarch entre les doigts, il essayait de se rappeler tout ce qu’il lui avait dit, à propos de la résonnance des cristaux et du fait qu’il avait en permanence un œil sur lui. Viendrait-il à son secours ici ? Il en doutait. Le collier avait perdu tout éclat.
Sans faire cas de sa dernière remarque, le chat-homme se colla le dos au mur et respira avec un bruit de soufflet troué. Puis il se mit à miauler sur un ton dramatique, produisant un feulement geignard plus exaspérant que ses vaines tentatives d’évasion.
« Mais que t’arrive-t-il encore ? » demanda Émile, sans que son ami daigne répondre.
Il continuait à baragouiner dans sa langue féline sur le même registre tragique.
Enfin, un miaulement encore plus stressant et misérable lui répondit.
Émile dressa les yeux vers le vertigineux sommet du puits, la silhouette d’un chat famélique et putréfiée s’y profilait. Puis, après quelques secondes à pousser ainsi des plaintes, il s’éclipsa.
« Fichtre ! s’exclama Eustache, dépité. Il n’y a pas un chat à la ronde… À part cette chose morte-vivante, qui de toute façon sert, contrainte et forcée, la Cour Chtonienne… Il n’y a rien que je puisse faire pour nous sortir de là. »
Mais à peine sa phrase finie, il se remit à sauter de tous côtés, dans l’espoir d’escalader le puits. Cela dura bien un quart d’heure, avant qu’il ne s’écroule une nouvelle fois, épuisé.
Le souffle haché du chat-homme emplit les oreilles d’Émile durant quelques secondes, tandis que les ténèbres, de plus en plus pressantes, cherchaient à s’infiltrer en lui par chaque pore de sa peau. Puis, il sombra dans un sommeil lourd comme le plomb.
Petit à petit, de ce néant de forme, de ce vide pesant au fond de son crâne, émergèrent des couleurs inédites, des teintes vives comme celles d’astres flamboyants, des silhouettes.
Il venait d’avoir quatre ans. Son père le tenait par la main et il gravissait une colline en direction d’une masure discrète. Pour Émile, cela revenait à escalader une montagne. Mais heureusement, son père serrait fort sa main et l’aidait à avancer.
Quel étrange rêve, quel souvenir précieux, que sa mémoire avait gardé enfoui tout ce temps ! Il se rappelait tout désormais.
Le jeune Émile et son père arrivèrent en haut de la colline. Un vieil homme à la mine sympathique, aux favoris fournis les attendait devant la porte de la petite maison. Luzarch, qui lui souriait d’une oreille à l’autre, les yeux mi-clos.
La scène changea. Il était au Louvre, au début de cette année, devant Le Sacre de Napoléon. Il reprenait un détail du tableau sur un carnet de croquis quand son crayon s’arrêta. Il n’y avait pas fait attention, jusque-là, mais au balcon se tenait Luzarch, entre Fouché et Saint-Just. Derrière lui, un homme fin et charismatique était également présent. Il avait posé sa main sur l’épaule du premier professeur d’Émile, en un geste amical, presque fraternel.
Comment Luzarch pouvait donc figurer sur cette toile ? Et Saint-Just ? N’était-il pas mort bien avant le sacre de Napoléon ? Peut-être étaient-ils comme Fouché, qui pour des raisons mystérieuses, jouissait d’une longévité incroyable… Certains mettaient cela sur le compte des progrès de la science, d’autres voyaient là la preuve de pactes passés avec d’obscures puissances.
Il sembla soudain à Émile que le Luzarch du tableau lui souriait et lui faisait un clin d’œil.
La scène changea encore. Le garçon se tenait debout sur des barricades, un vent de liberté soufflait sur Paris, faisait claquer les drapeaux rouges des insurgés. Les balles sifflaient autour de lui, mais il n’en avait cure, il se savait invincible.
À côté de lui se tenait un homme plutôt fin, aux traits racés et aquilins. Il portait une toge d’un blanc immaculé et un objet en main, sceptre ou caducée, Émile ne parvenait pas à le déterminer. Il reconnut l’homme du tableau derrière Luzarch. Sans pouvoir dire comment, il savait de qui il s’agissait.
« Éaque ! Que faites-vous ici ?
— Tu pensais vraiment que je t’avais trahi, Émile ? »
Le Juge des Morts lui adressa un sourire énigmatique.
« Je ne pouvais intervenir directement sans créer un conflit frontal avec Minos. Sens, Émile ! Sens cet élan de la liberté, ce souffle de création qui parcourt le monde et cherche à le révolutionner. »
Et en effet, Émile percevait dans l’air comme une fragrance fleurie et entêtante qui couvrait l’odeur de la poudre et de la mort. Une bise venait caresser sa peau, voile de calme sur cette scène de bataille. Bientôt, son regard ne portait plus sur les cadavres des deux camps, à ses pieds, les débris de golems et de gargouilles, sur les vivants qui s’entredéchiraient, insurgés contre troupe régulière, mais il dérivait, dérivait loin…
Il était ce vent qui parcourait librement la Terre, façonnait les côtes du Nouveau Monde, donnait vie aux Myrmidons, se jouait de la Boîte de Pandore et échappait à tout contrôle.
« Tu la sens, cette force indomptable couler en toi, hein ? » La Voix de la Sorbonne, à nouveau invisible, éclata d’un rire qui secoua les étoiles. « Elle t’appartient, elle est l’héritage des Artistes et des Mages ! »
« Pourquoi faites-vous cela pour moi, pourquoi me révéler tout cela ? demanda Émile, les sourcils froncés.
— Moi aussi… J’aurais voulu pouvoir un jour être libre, me défaire de mes responsabilités. J’aurais tellement aimé pouvoir oublier les intrigues politiques entre les différentes factions occultes qui cherchent à contrôler ce monde. Retrouver, l’espace d’une vie, ta fraîcheur, ta jeunesse, ton insouciance ! Vivre à nouveau vraiment, enfin !
— Dois-je vous croire ? Après tout… Je ne suis pas sûr que vous soyez si différent de Minos… »
À nouveau, Éaque lui adressa un sourire énigmatique.
« Il est des choses que tu devras faire seul, découvrir seul, mon jeune ami. Sans l’aide de Luzarch ou d’aucun de tes professeurs. Sans mon aide, sans même ta Muse. Des choses qui t’appartiennent en propre, qui sont en toi, en bourgeon, profondément ancrées dans ta personne, même si tu n’en as pas pour le moment conscience. Crois simplement que c’est possible, et ça le sera. »
Éaque rabattit sa toge qui claquait au vent contre son corps. Tous deux étaient à nouveau debout sur les barricades.
« Je vais te laisser reprendre ton destin en main. Tu es un Enfant de la Liberté aussi vrai que ton amie Floriane est une Enfant de la Fée Verte… Il est temps de te réveiller. »
Il descendit des barricades en s’appuyant sur son espèce de sceptre. Arrivé sur les pavés jonchés de corps, il jeta un dernier regard au travers des nuages de poudre en direction d’Émile, un dernier mot au-dessus des râles des mourants :
« Liberté ! »
Et la seconde d’après il n’était plus là. Évanoui derrière un rideau de fumée.
L’étudiant descendit de l’amas de pierres, sacs de sable, planches de bois et meubles plantés devant la Sorbonne. Quelle année étions-nous ? 1789 ? 1830 ? 1848 ? Cela n’avait pas d’importance…
Son cœur battait plus fort, plus vite. La liberté, il la sentait enfler en lui, qui avait toujours été présente, et éclatait au grand jour désormais. Il la sentait là au-dehors dans cette ville désertée par ses habitants. Il se mit alors à courir, à en perdre haleine. Libre, il était libre. Il remonta les boulevards et frappa les ponts de bois de ses talons. Il gravit ses monuments et bondit sur les toits. Il était libre, rien ne pouvait le retenir.
Libre.
Le souvenir de la voix d’Éaque résonnait encore en son for intérieur.
Libre.
Il ouvrit les yeux.
Ses compagnons étaient tous là autour de lui, rien n’avait changé. Drussel avec son expression démente, Floriane et sa Muse endormies, Eustache grattant toujours la pierre pour sortir de là…
Libres.
En un battement de cils, tout avait changé autour d’eux. Ils se trouvaient dans une pièce grise et poussiéreuse, sans décoration. Émile était bien réveillé maintenant. Le pouls de la liberté faisait toujours battre son cœur, expulsait de son corps la noirceur poisseuse de la Cour Chtonienne.
Le chat-homme griffa encore l’air de ses pattes avant de se rendre compte qu’elles ne rencontraient plus de résistance. Plié en deux, il se mit alors à cracher la substance qui composait l’environnement du Domaine de Minos. Floriane se redressa et vomit aussi le poison qui avait rempli ses poumons. La Muse ne semblait pas affectée par leur séjour dans la Cour.
Quant à Drussel, il donnait l’impression de se réveiller d’un long cauchemar. Ses traits crispés et dévorés par la folie avaient retrouvé leur tristesse mélancolique. Pourtant, au fond de ses pupilles, Émile crut déceler une lueur d’espoir.
L’Artiste sentit d’abord un picotement, qui devint une brûlure dans sa paume, comme si sa chair se carbonisait. L’odeur de viande grillée monta à ses narines et il ouvrit en grand sa main. Les flammes bleu-vert et la fumée s’élevaient tandis qu’un hurlement mourait au bord de ses lèvres. La souffrance n’était pas insupportable, mais la surprise l’avait frappé de plein fouet. Le même phénomène frappait Floriane. Il comprit, alors même que le feu surnaturel se dissipait avec un étouffement sonore. Le Seau de la Cour Chtonienne avait disparu à jamais de leur peau, de leur chair. Éaque avait accompli ce prodige pour eux. Émile en fut convaincu et il lut dans les yeux de Floriane la même conviction, sans qu’ils aient eu besoin d’entendre la voix de leur professeur.
« Où sommes-nous ? demanda d’une petite voix Floriane. J’ai essayé de trouver une porte de sortie, par les rêves, mais aucun moyen… Comment as-tu fait, Émile ? »
Le jeune homme fut bien en peine de lui répondre. Il se mit à bafouiller quelques mots, mais Drussel l’interrompit de sa voix réduite à un murmure.
« Nous sommes en sécurité, chez moi, dans l’Hôtel du Morne Sablier ».