Kwan Liu avait tenu à ce qu’ils restent tous groupés, quitte à passer la journée dans la crypte en compagnie des vampires. Il avait tracé des pictogrammes de Mystère tout autour de la concession de Drussel et assuré que rien ne pourrait leur arriver.
Mais Émile avait d’autres projets. Il ne comptait pas ronger son frein pendant des heures dans ce lugubre lieu, ni demeurer inactif alors qu’une menace mortelle flottait au-dessus de la capitale.
D’après Colignac, l’informateur d’Eustache, Tlaolextulapan ne stationnait sur Paris que pour sceller cette conspiration européenne dont la fausse Reine Victoria et le Prince Orlianoff tirait les ficelles. Sa cible première était Londres. Mais il ne pouvait pas rester les bras croisés : la vie de millions de gens se trouvait à la merci de comploteurs déments. Et puis… les conjurés comptaient aussi frapper Paris, d’une façon ou d’une autre. Ce va-et-vient chez l’occupante de l’Hôtel Horlogium ne laissait rien présager de bon. Une vertigineuse association d’idées lui traversa l’esprit : et si Roland avait découvert quelque chose qui dérangeait tellement de monde qu’il fallait le tuer, coûte que coûte, tout de suite ? Allez savoir quels contacts le Prince Orlianoff avait pu tisser dans la plupart des cours royales du continent ! Peut-être que la Police de Fouché n’avait pas résolu le meurtre, car cela arrangeait un de ses membres haut placés ? Peut-être Fouché lui-même ? Non, même si tout cela n’était qu’élucubrations de son cerveau épuisé, il ne pouvait rester en place.
D’un autre côté, Drussel avait expliqué qu’il lui faudrait plusieurs heures avant d’extraire les souvenirs dont il avait remis la garde à Daphné. Ils étaient tous contraints et forcés d’attendre qu’il ait fini, s’ils voulaient avoir ne serait-ce qu’une chance minime de reprendre le contrôle de Tlaolextulapan.
Sur les coups de dix heures du matin, Émile se résolut donc à quitter le cimetière du Montparnasse, laissant derrière lui un Kwan Liu transi qui veillait sur le sommeil de Daphné. Drussel s’était retiré dans un coin et avait refermé son cercueil sur lui. Floriane s’était décidée à rester dans la crypte en leur compagnie.
Émile s’approcha, indécis, de l’Actrice aux traits creusés. Les événements de la nuit semblaient l’avoir marquée plus que les autres : Kwan Liu, Daphné et, dans une certaine mesure Eustache, paraissaient rompus à une existence d’aventures trépidantes, Drussel était pareil à lui-même, plus taciturne peut-être. Il n’avait pas desserré les dents, ruminant de sombres pensées, jusqu’au moment où il avait rejoint son cercueil. Il avait demandé à Kwan Liu de le réveiller sur les coups de quinze heures. Il commencerait alors le long rituel de sang lui permettant de récupérer sa mémoire, même s’il devait lutter contre la langueur induite par le soleil. Il était évident pour tous que Kwan Liu et Daphné reprendraient leur idylle, malgré le fait que la jeune femme n’avait pas quitté sa condition de vampire. Il n’y avait qu’à observer comment ils s’étaient parlés, comment ils s’étaient regardés, au grand dam de Drussel, avant que l’aube ne fasse s’endormir les créatures de la nuit.
Émile toucha la joue de Floriane, attendri simplement de l’avoir en face de lui, de l’avoir eu à ses côtés en ces heures sombres, dans les catacombes, dans la Cour, au fond du puits… Son cœur battait plus fort de savoir qu’elle l’accompagnerait encore ce soir, malgré la peur, la fatigue, elle serait là, pour Drussel bien sûr, mais pour lui aussi.
Il n’était pas sûr des mots à lui dire… ou à taire.
Sa main descendit à hauteur de l’épaule et il la prit entre ses bras.
« Merci », glissa-t-il simplement dans son oreille.
Elle déposa un baiser sur sa joue et resserra son étreinte.
Allait-elle lui demander de rester ? Elle n’en fit rien.
« À tout à l’heure, Émile », lança-t-elle avec un doux sourire, alors qu’il sortait de la crypte, suivi par Eustache. Ce sourire accompagna le jeune homme sur tout le trajet.
« Je crois que je mérite de meilleures notes en Pictomancie… Tu as vu ce que je suis parvenu à faire ? » se vanta Émile comme ils arrivaient sur le boulevard du Comte de St-Germain.
Il n’en revenait pas lui-même. Et les félicitations de son professeur résonnaient encore dans ses oreilles.
« Moui… reconnut Eustache avec tiédeur et non sans une pointe de jalousie. Je suis certain que j’aurais tout aussi bien fait l’affaire.
— Enfin, l’important c’est qu’on ait pu la tirer de sa torpeur ! Tu as retenu le pictogramme du Mystère ? Tu saurais le reproduire ?
— Assurément, se rengorgea le chat-homme.
— J’espère que tu dis vrai… Il faut absolument qu’on retourne chez moi. Je m’inquiète pour Mme Charasse et sa fille. J’ai peur qu’il leur soit arrivé quelque…
— Allons, ne t’en fais pas, essaya de le rassurer Eustache, il n’y a pas de raison. C’est après nous que les golems en avaient…
— Je veux en avoir le cœur net ! Et tu crois que cela me fait plaisir d’être parti comme un voleur, en laissant ma chambre dévastée ?
— Non, bien sûr… Eustache se gratta entre les oreilles. Allons-y. On essayera d’être le plus discret possible. »
Parvenus à quelques pâtés de maisons de chez Émile, ils s’arrêtèrent un instant et tracèrent au creux de leurs paumes des pictogrammes de Mystère. Pour ajouter à la confusion, Eustache prit sa forme de chat malingre, inspirant presque la pitié, mais il avait conservé cet air roublard que lui connaissait Émile. Ses vêtements, toutes ses possessions, jusqu’à son béret et son monocle, se fondirent dans son corps, mais même ainsi, il n’était pas plus gros…
Le chat-homme fila en éclaireur, bondissant de rebords de fenêtres en rigoles d’évacuation d’eau jusqu’à arriver sur les toits. Le jeune Artiste resta à l’attendre, avec anxiété.
Au bout de plusieurs minutes, Eustache surgit dans son dos, sous sa forme de bipède et dit :
« La voie est libre, semble-t-il, je n’ai repéré personne de suspect dans les environs !
— Et dans l’appartement même ?
— Euh… » Le métamorphe lissa ses moustaches. « J’avoue ne pas avoir vérifié, mais j’ai laissé une statuette pour monter la garde, il ne devrait pas y avoir de problème.
— Espérons que tu dises vrai. »
Ils se remirent en marche et cette belle journée ensoleillée, où les Parisiens sifflotaient avec entrain, fit oublier un instant la menace qui pesait sur leurs têtes.
Toutefois, l’expression sévère de Mme Charasse, quand ils frappèrent à sa loge, rappela à Émile que tout n’allait pas forcément pour le mieux dans le meilleur des mondes.
« Émile ! Où étais-tu donc passé ? Il va falloir tout m’expliquer ! Comment as-tu pu mettre ta chambre dans un tel état ? Et ne t’avise pas de me mentir ! Je le saurais tout de suite ! »
Le jeune homme coula un œil vers Eustache et haussa les épaules. Par quoi commencer ?
Avant qu’il ait pu seulement trouver le premier mot d’excuse, sa logeuse revenait à la charge, mais en ayant, cette fois, changé de cible.
« Et vous ! Que je prenais pour un délicieux chat de salon, avec des manières ! Me raconter des calembredaines pour pouvoir prendre la poudre d’escampette plus facilement ! C’est honteux !
— Nous pouvons expliquer toute cette mésaventure, commença Eustache.
— Eh bien, j’attends vos explications de pied ferme !
— Euh… Non, toi, Émile, se dégonfla le chat-homme. Après tout, c’est ta logeuse, pas la mienne.
— Hem. » Émile se racla la gorge. « Nous avons été attaqués par des golems... »
Et il enchaîna sur toute l’histoire, glissa toutes les deux phrases des mots d’excuse, des « sincèrement désolé » et des « Ce n’est pas de notre faute ! » pendant que le visage de la logeuse s’affaissait et se décomposait.
Quand il eut terminé son récit, elle se leva et serra Émile dans ses bras en s’exclamant :
« Oh ! Mon pauvre petit, mon pauvre petit ! »
Le jeune homme finit par s’extirper de la poignante embrassade, gêné. Mme Charasse, pourtant d’un naturel expansif, n’avait jamais fait preuve d’une telle émotivité à son encontre. À contrecœur, elle le libéra de son étreinte et, les yeux rougis, leur adressa un discours bien différent de celui qu’elle tenait à leur arrivée :
« Prenez bien soin de vous dans votre périlleuse entreprise ! Et faites attention, il y a quelqu’un de la Police de Fouché là-haut, qui attendait votre retour. Un certain d’Arceaux. Il a des questions à te poser, Émile… »
Elle n’eut pas besoin de préciser sa pensée. La plupart des citoyens se méfiaient comme de la peste de l’implacable Police de Fouché. Les Artistes la craignaient tout particulièrement. L’expression de Mme Charasse laissait supposer que, pour une raison ou pour une autre, elle les détestait. À elle seule, cette raison ne suffisait pas à expliquer l’étonnante indulgence de la femme. Mais assez embarrassé, Émile ne voulut pas en savoir plus…
« Bien sûr, je ne lui ai pas parlé du collier en or que vous m’avez remis, fit remarquer la logeuse à Eustache, les travaux commenceront demain. »
Arrivés à hauteur de l’escalier, ils croisèrent Annette.
« Bien le bonjour… » commença Émile avec comme un pincement au cœur, mais la jeune fille lui passa devant, sans lui adresser la parole.
Il ouvrit à nouveau la bouche, sans trop savoir ce qu’il allait ajouter pour retenir son attention, mais Eustache le tira par la manche.
« Allons-y, ne perdons pas de temps ! Ce doit être le pictogramme de Mystère qui fait qu’elle ne nous remarque pas, essaya-t-il de le rassurer.
— Mais Mme Charasse nous a bien vu, elle », s’écria Émile, essoufflé. Son ami chat-homme, plutôt indolent d’habitude, montait les marches quatre à quatre mais en silence. On aurait cru qu’un festin l’attendait en haut.
« C’est normal ! Elle nous a ouvert la porte, nous étions juste devant elle ! »
Cela dit, il posa son doigt sur ses lèvres pour intimer le silence à son binôme.
Ils montèrent le dernier étage les séparant de la chambrette sur la pointe des pieds. Le chat-gardien qu’Eustache avait laissé pour défendre les lieux était pétrifié sur le seuil. Une odeur désagréable, qui prenait à la gorge, flottait dans la cage d’escalier. Elle provenait de la demeure d’Émile. Il y avait bien quelqu’un chez lui.
Les deux étudiants s’arrêtèrent au pas de la porte éventrée, en prenant soin de ne pas marcher dans les débris au sol, sans oser aller plus avant.
Tous deux avaient une peur bleue de la Police de Fouché. Le traitement qu’elle réservait aux Artistes jugés coupables d’un emploi criminel de leurs Arsestranges était d’une sévérité exemplaire. Le commissaire Orville avait convoqué Émile en deux occasions cette année pour qu’il rende compte de ses activités d’Artiste. Comme Luzarch lui avait dit une fois, l’État se devait de trouver un moyen de contrôler les citoyens doués d’un Talent, il en allait de la sûreté nationale. Les Arts, bien employés, offraient de fantastiques perspectives : voyage d’un pays à un autre par le biais d’Opéras et de pièces musicales, plongeons dans le passé grâce au Théâtre et à la Peinture, avancées architecturales formidables et ouvertures à d’autres plans d’existence grâce à l’Archigéomancie… Mal employés, ils pouvaient tout aussi bien précipiter la nation à sa ruine.
Émile risqua un œil à l’intérieur de la chambrette, Eustache suivit son exemple.
L’appartement était comme il l’avait laissé en partant, hormis pour l’épouvantable odeur de tabac et l’homme qui les attendait, jambes croisées, dans le fauteuil.
« Entrez donc, fit-il, comme s’il s’était approprié les lieux, je vous attendais, M. Delcroix. »
Décidément, nos pictogrammes de Mystère ne sont pas au point, se dit Émile, avant de se rappeler ce que l’on racontait à propos des agents de Fouché. Ils avaient la réputation d’être incorruptibles… et insensibles à toute forme d’Art.
L’homme tira une dernière bouffée sur sa cigarette presque terminée. Puis il l’écrasa dans la palette posée sur la petite commode à côté du fauteuil, au milieu de celles qu’il avait fumées en l’attendant.
Émile blanchit sous l’affront, mais serra les dents. Mieux valait ne rien dire de peur que le policier puisse ensuite utiliser ses déclarations contre lui.
« Je m’appelle Benjamin d’Arceaux », lança le petit homme chauve. Il promenait son regard de fouine sur les deux étudiants, semblant enregistrer chaque détail de leurs tenues, de leurs traits. « Je suis en charge de l’enquête. Des témoins ont raconté avoir vu des golems — je cite « noirs et verts » entrer dans l’immeuble et en ressortir par votre fenêtre. Ils vous poursuivaient. Qu’avez-vous à dire à cela ? »
Émile ne pouvait pas contredire l’évidence sans devenir suspect. Il essaya de paraître le plus naturel du monde, quand il répondit :
« En effet. Nous les avons entendus monter les escaliers et quelques instants après, ils enfonçaient la porte. Nous nous sommes enfuis comme nous avons pu en montant sur le toit.
— Et ces traces de fumée noire, un peu partout, sur les murs et plafonds ?
— Ah ça ? Un des golems nous a jeté cela alors que nous franchissions la fenêtre…
— Hum ! » fit le policier. Il ne semblait pas le moins du monde convaincu par l’explication. « Et bien sûr, vous ne savez pas du tout pourquoi ils en avaient après vous ?
— Non… Pas du tout. C’est la première fois que je voyais de telles créatures. Elles n’avaient rien à voir avec les golems qu’on trouve habituellement en France.
— Hum, effectivement, fit à nouveau l’homme à tête de fouine. Vous n’avez pas idée de qui peut vous en vouloir à ce point ? »
Il scruta Émile avec intensité, de ses petits yeux noirs enfoncés dans son faciès ingrat. On aurait juré qu’il cherchait sur son visage des signes de culpabilité.
Le garçon sentit sa pomme d’Adam se contracter. Le rouge lui monta aux joues et dans sa poitrine, son cœur battit la chamade. Lui dire tout ce qu’il savait sur les golems et sur Tlaolextulapan était la dernière chose à faire. Si la Police de Fouché avait vent de ce qui se tramait et intervenait, l’immense cité passerait sous contrôle de l’Empire français et rien ne serait vraiment résolu. La menace existerait toujours, pour les autres nations européennes, pour le reste du monde ! Il n’avait pas oublié les récits de guerre épouvantables que lui avait racontés son grand-père Augustin. Il devait tout faire pour neutraliser cette menace, éviter un nouveau conflit à l’échelle de l’Europe.
« Aucunement, intervint Eustache, étant donné que son ami mettait un peu trop de temps à répondre à son goût.
— Oui, je ne vois personne capable de m’en vouloir à ce point », s’empressa de confirmer Émile.
La mâchoire de d’Arceaux se crispa, faisant saillir ses muscles de chaque côté de sa bouche.
« C’est dommage. Je pensais pouvoir faire d’une pierre deux coups. Rouvrir un dossier en attente de résolution et conclure cette affaire, avec votre aide. »
Il se roula une cigarette et s’approcha de la fenêtre.
« Vous voyez ces marques profondes dans le bois ? » Il désigna du doigt les entailles laissées par les griffes des golems d’obsidienne. « Elles ont été faites par le même type de griffes que celles… »
Il fit une pause, alluma sa cigarette et se dirigea vers la sortie.
« …qui ont massacré un autre M. Delcroix, il y a de cela un an. Votre cousin Roland. »
Émile se laissa tomber dans le fauteuil, sous le choc.
Les mots morts, sans émotion, que le policier lâcha avant de partir résonnèrent étrangement dans son crâne. Le garçon s’était douté un instant que Roland avait pu être tué par une de ces gargouilles précolombiennes, parce qu’il en avait trop appris sur les activités du Prince Orlianoff… Et voilà que, sans le savoir, d’Arceaux confirmait cette idée.
« Si vous avez du nouveau, si le moindre détail vous revient, M. Delcroix, tenez-moi informé au Quai des Orfèvres. Sachez que nous ne vous perdons pas de vue, quoi qu’il arrive. »
Quand il eut franchi le seuil, le tigre-gardien s’anima à nouveau.
Le jeune Artiste passa le reste de la journée muré dans le silence, l’âme lourde de chagrin. Il entreprit de faire partir la suie qui avait sali toute la petite chambre et, machinalement, reprit sa fresque marine. Le fait de voir qu’il n’avait plus aucune difficulté à dessiner ne constitua qu’une piètre satisfaction.
Ainsi, son intuition de ce matin à propos de la mort de Roland avait été juste. Il avait découvert quelque chose au sujet de la Cité Volante et de la conspiration du Prince, et les mêmes golems qui avaient saccagé la chambre d’Émile et l’avaient poursuivi sur les toits, avaient tué son cousin. Le cheminement de sa pensée s’accompagna d’une montée progressive de colère. Sa tristesse se muait en une fébrilité haineuse à l’encontre du Prince et de sa nébuleuse organisation. C’était d’autant plus frustrant de ne pas avoir de cible certaine pour son courroux. Quoi qu’il en soit, Émile mettrait tout en œuvre pour venger Roland. Tout.
Il revoyait sans cesse son visage perdu, éteint, dans cette cage de cristal flottant dans ce néant immense.
Eustache respecta la tristesse de son ami et, comme la Muse ne pipait mot, une ambiance pesante s’empara bientôt des lieux. Même une fois qu’Eustache fût allé acheter de quoi se sustenter, ils mangèrent sans échanger de paroles.
Enfin, Émile se secoua. Il savait ce qu’il avait à faire. Ruminer ne ferait pas revenir son cousin. Il tâcha de laisser sa colère de côté un instant. Il lui fallait garder l’esprit clair. Il devait essayer de contacter son mentor. Là, tout de suite. Et pour cela, il ne voyait qu’un moyen. Il prit entre ses doigts le pendentif qu’il lui avait remis. Luzarch lui avait dit qu’avec cet objet, il pouvait suivre ses agissements à distance, ce qui n’avait pas manqué d’offusquer le jeune homme sur le coup. Mais pouvait-il faire de même de son côté ? Et établir une forme de communication ?
Il planta ses yeux dans les cristaux aux reflets changeants. Bientôt, il lui sembla que les petits éléments finement sculptés n’étaient pas aussi transparents que d’habitude. Leurs cœurs acquéraient un aspect de plus en plus dense et trouble. Une brume tourbillonnant avec lenteur se formait en leur sein. Malgré l’épuisement, et sous les regards attentifs de sa Muse et d’Eustache, Émile se concentra, puisant ses dernières forces au plus profond de lui. Il fallait qu’il lui parle, à tout prix. Le tourbillon de brume se stabilisa, pour prendre la forme du visage de son mentor.
« Émile ! Tu es arrivé à me contacter à travers ton pendentif ? Tu m’étonneras toujours ! » Puis, remarquant la lassitude de son élève, Luzarch s’inquiéta : « Que t’arrive-t-il ?
— J’ai trouvé les responsables de la… de la mort de Roland. » Le jeune Artiste sentit sa gorge se nouer et les mots passer avec difficulté ses lèvres. « Il s’agit du Prince Orlianoff. Il a pris le contrôle d’une cité précolombienne volante et des golems qui la peuplaient. Roland avait-il eu le temps de vous parler de cela ? Vous a-t-il dit quelque chose ? »
Les traits de Luzarch se durcirent à la mention du nom du Prince, comme s’il évoquait pour lui de lointains et déplaisants souvenirs.
« Il ne m’a jamais rien dit à ce sujet. Et dans son état de catatonie actuelle, il ne communique plus. J’ai suivi de loin en loin tes péripéties récentes, mais j’ai perdu le contact à plusieurs reprises… Peux-tu me faire un point de la situation, mon garçon ? »
Le jeune Peintre lui résuma en quelques mots ses derniers déboires.
« J’aimerai te demander de ne pas jouer les héros, mais je sais que tu ne m’écouteras pas. J’ai déjà un certain nombre de contacts à Paris qui m’ont tenu informé de la présence du Prince dans sa cité volante, au-dessus de la ville, et de ses liens avec des notables influents ici. Je ne peux pas t’aider pour le moment. De mon côté, je cherche à miner l’influence d’Orlianoff à la cour de Londres. De nombreux agents lui sont dévoués corps et âme, là-bas.
» Quoi qu’il arrive, méfie-toi du Prince, il est très dangereux. Il cherchera à manipuler tes sentiments, tes perceptions et tes souvenirs… Tu dois te rappeler ce qu’il a fait à ton cousin. Sa plus grande faiblesse est sa plus grande force : il n’a pas de personnalité propre, il peut être tout le monde… Du coup, il n’est personne. Tu dois retourner cela contre lui ! Nous parlerons plus longuement un autre jour. Le moment est mal choisi. Souviens-toi juste de ces quelques conseils. »
Les portraits au cœur des morceaux de cristal commençaient à s’estomper, engloutis petit à petit par la une brume tournoyante.
« Attendez », s’écria Émile.
Mais déjà, le pendentif avait retrouvé son aspect normal.
Dans tous ses états, il releva les yeux vers sa Muse et son ami. La fatigue rendait sibylline pour lui-même la moindre de ses pensées fébriles.
« Je ne sais pas ce que tu comptes faire, dit doucement le chat-homme, qui l’observait avec attention, mais si tu penses partir là tout de suite à l’assaut de la cité volante, c’est une mauvaise idée. Et je me demande d’ailleurs comment tu t’y prendrais. Nous devons attendre les autres.
— Mais… » commença Émile, sans parvenir à terminer sa phrase. Entrer en contact avec Luzarch l’avait épuisé.
« Dormez… dit la Muse, pleine de bon sens, en caressant la joue de son maître. Il n’y a plus que cela à faire, vous ne pourrez rien accomplir si vous n’êtes pas frais et dispos. Je veillerai sur vous pendant votre sommeil, avec le tigre-gardien ! »
Ce dernier découvrit toutes ses dents, comme s’il avait compris qu’on parlait de lui.
Émile ne voulait pas dormir, il avait trop de choses auxquelles penser, trop de choses à préparer aussi. Il devait s’armer, essayer de faire des pictogrammes de Destruction, comme celui de Kwan Liu, dessiné sur ce galet lancé au moment de leur fuite, il devait… La petite créature ailée posa un baiser sur la joue d’Émile en lui soufflant un « Bonne nuit » et il se sentit sombrer dans un sommeil sans rêves.
Quand Eustache le réveilla, il faisait nuit au-dehors.
« Quelle heure est-il ? s’inquiéta Émile. Il faut nous rendre au cimetière Montparnasse au plus vite… »
Il se redressa et vit que tous ses compagnons se serraient dans sa petite chambre.
« Joli travail, Émile ! » le félicita Kwan Liu. Il étudiait avec attention le ressac de la mer sur sa fresque.
Drussel restait silencieux, engoncé dans sa mélancolie glaciale, mais il observait lui aussi le travail du jeune homme avec intérêt.
« En route, moussaillon, nous n’allons pas attendre plus longtemps ! L’aventure nous appelle et les trésors nous attendent au bout du voyage ! »
Un sabre fendit l’air et frôla les cheveux de l’Artiste.
Sous le choc, Émile retomba en arrière dans son fauteuil. Il écarquilla les yeux.
« Floriane ? C’est bien toi ? »
La jeune Actrice était méconnaissable dans son accoutrement exotique. Elle portait une chemise ample, de nombreux colliers de verroteries et de coquillages, un pantalon bouffant avec des bottes hautes et un bandeau rouge, frappé du symbole de la piraterie – crâne et os croisés – ceignait son front. Son maquillage enlaidissait ses traits et lui donnait un air sanguinaire. En plus du sabre qu’elle tenait en main, elle en avait un autre identique, passé à sa ceinture.
« Fatale erreur, qui pourrait te coûter la vie et bien plus ! Je suis Jack Rackham, le terrible pirate ! Partons sans plus attendre, mon ami ! »
Émile se releva et se dépêcha, avant que vienne à son amie grimée l’idée de lui asséner un nouveau coup. Il ne se souvenait pas que l’Actrice ait jamais répété un texte avec ce personnage-là. Peut-être s’agissait-il juste d’une improvisation. Dans tous les cas, son enthousiasme était contagieux. Il prit une grande inspiration. Il se sentait en pleine forme, prêt à manger du lion. Il allait venger son cousin et neutraliser le Prince Orlianoff. Il fourragea dans sa veste et sortit une de ses craies fétiches. Le contact de l’objet le rassura. Il était armé.
« Tenez », dit le professeur de Pictomancie. Il remit à ses amis des amulettes composées de calebasses recouvertes de petits Pictogrammes, décorés de plumes multicolores et de grelots. « Gardez-les sur vous, et vous pourrez normalement passer les défenses de Tlaolextulapan sans encombre. » Puis il leur tendit également de grosses paires de lunettes fumées, semblables à celles qu’il portait la veille en arrivant chez Drussel. « Avec ça, vous parviendrez à voir la Cité Volante. »
Émile passa l’amulette autour du cou et glissa la paire de lunettes dans sa poche, sans intention de les mettre. Le sommeil, réparateur, lui avait remis les idées en place. À chaque fois qu’il avait voulu parler à Kwan Liu des notes prises à la bibliothèque Ste-Guenièvre, il n’était pas dans les parages. Et quand il était là, il n’y pensait pas. Mais maintenant…
Il entraîna son professeur à l’écart, dans la cage d’escalier, pendant que les autres s’attelaient aux préparatifs. Eustache voulait emmener le tigre-gardien survivant avec lui, mais Daphné essayait de lui faire comprendre qu’il était trop gros pour tenir dans le véhicule. Son poids le déséquilibrerait. Le métamorphe bougonna pour la forme, avant d’accepter de le réduire à une statuette, facilement transportable.
« Même de nuit, il me suffit de lever le nez pour apercevoir l’ombre de la monumentale cité volante juste au-dessus de nous, qui éclipse les étoiles. J’ai l’impression de pouvoir la toucher rien qu’en tendant la main », annonça Émile.
Les yeux de Kwan Liu s’écarquillèrent de stupeur.
« Oui, Monsieur, exactement comme rapporté dans les récits de voyage de votre père, Drimar. Vous savez ce que cela signifie, donc…
— Tu… tu es accordé avec la cité ! Mais comment est-ce possible ?
— J’espérais que vous seriez en mesure de me le dire… répondit Émile, gêné par l’étonnement respectueux de son professeur.
— Hum, fit Kwan Liu en le scrutant, semblant réfléchir à toute vitesse. C’est peut-être dû à ta grande sensibilité Artistique. La cité, privée de navigateurs depuis des siècles, a cherché une personne capable de la diriger autre que celle qui s’était imposée à elle, le Prince Orlianoff. Elle vous a repérés alors qu’elle se trouvait au-dessus de Paris, toi et d’autres habitants de Paris doués d’une forte sensibilité, et a vu en vous des navigateurs potentiels. Mais... » Il baissa la voix comme Drussel s’approchait. « Nous en reparlerons plus tard.
— Nous sommes prêts si vous l’êtes », fit Drussel, sur son habituel ton neutre. Ses yeux toutefois brillèrent d’une lueur farouche quand ils croisèrent ceux du sino-scandinave.
Le véhicule construit par Kwan Liu les attendait à hauteur de la fenêtre, conduit par Daphné. Dès qu’ils s’enfoncèrent dans les sièges de la machine pétaradante, Daphné démarra en trombe, le sino-scandinave à son côté.
Le professeur de Pictomancie avait encore d’autres tours en réserve. Il sortit d’une sacoche une dizaine de boules faisant penser à du charbon. Mais au contact de l’air libre, les débris carbonisés prirent la texture et l’éclat du diamant. Des pictogrammes incandescents apparurent à leur surface.
« Une de mes dernières trouvailles, s’enthousiasma le sino-scandinave. J’ai appelé cela des “miroirs aux alouettes”. J’espère que le Prince Orlianoff appréciera l’ironie. Vous allez voir, c’est diablement efficace ! »
Un court instant, l’habitacle et ses occupants se vidèrent de leurs couleurs. Les boules brillantes se chargèrent de toutes ses teintes et émirent un sifflement de bouilloire. Kwan Liu lança les « miroirs aux alouettes », un par un, alors que le véhicule avançait. Le son strident devenait plus aigu, et les sphères se déployaient à gauche et à droite de la machine infernale et s’en éloignaient. Chacune était une réplique exacte de l’engin volant, passagers y compris. Quand la dernière s’ouvrit et que son sifflement se tut, le vaisseau original retrouva ses couleurs.
Assis à côté de la conductrice, Kwan Liu avait déplié un plan.
« Voilà à quoi ressemble la cité », expliqua-t-il à Émile et Eustache, tandis que Floriane, investi par son personnage, se tenait debout et faisait des moulinets avec son sabre. Les lunettes – que tous sauf Émile avaient maintenant mis – lui donnaient un air comique.
« Nous allons arriver par le côté sud », précisa-t-il, tant pour ses amis que pour Daphné. La vampire accéléra pour s’approcher de la masse monstrueuse qui flottait sur Paris.
Au-dessous d’eux s’étendait le Champ-de-Mars, et ils apercevaient des lumières, pas plus grandes que des têtes d’épingle.
Un cri déchirant traversa l’esprit du garçon, qui s’arrêta d’un coup, et il fut persuadé que la conscience qui animait la ville avait essayé de rentrer en contact avec lui. Mais quelqu’un ou quelque chose avait interrompu le contact. Le Prince Orlianoff peut-être ?
Un mouvement attira l’œil d’Émile. Il lui avait semblé voir un élément de pierre pivoter sur leur passage dans la grande masse des fondations de la cité.
« Attention ! cria-t-il. Là ! »
Une gargouille s’était détachée de la structure de Tlaolextulapan et fondait sur eux. À la différence de ses congénères européens, des écailles et des plumes étaient sculptées sur ses ailes, des morceaux de jade étaient incrustés dans ses membres, formaient ses yeux.
Les véhicules-miroirs, tous à bonne distance les uns des autres, étaient eux aussi la cible de gargouilles issues de la Cité Volante.
Le véhicule de Kwan Liu vira, plongea et se redressa. Le monstre battit des ailes et combla l’écart qui les séparait en un rien de temps. Son énorme masse s’abattit sur la machine qui bascula en arrière, et il chuta.
Floriane qui jusque-là était restée debout, tomba à la renverse et se rattrapa de justesse à la portière, les jambes pendant dans le vide. Son sabre de corsaire vint se ficher dans le plancher, entre les pieds d’Émile.
« Accrochez-vous, hurla Daphné, les deux mains agrippées au manche de direction.
Une grosse pétarade retentit, suivi d’un opaque nuage de fumée, et Daphné parvint à stabiliser l’engin à l’horizontale.
Émile se pencha pour aider Floriane à remonter. Dans le même temps, Kwan Liu avait sorti un de ses fameux galets de sa poche et criait :
« Baissez-vous ! »
Le caillou passa juste au-dessus de Floriane et de son soupirant pour aller finir sa course sur le front de l’assaillant.
La tête de pierre explosa, mais la créature ne tomba pas. Ses griffes cramponnées dans la structure de l’engin, elle cherchait à avancer vers eux. Ses ailes battaient l’air de façon désordonnée, en quête de cibles qu’elle ne pouvait plus voir.
Émile traça le pictogramme de Destruction avec sa craie fétiche sur la lame du sabre et l’arracha au plancher.
Il se redressa, son arme au-dessus de la tête, prête à s’abattre. Mais Eustache se trouvait entre lui et la gargouille précolombienne. Un formidable coup d’aile envoya le chat-homme percuter la portière et l’aurait fait passer par-dessus bord, si Drussel ne l’avait pas agrippé fermement.
La colère d’Émile redoubla d’intensité et guida sa frappe. La lame au pictogramme rougeoyant fendit l’air avec un sifflement assourdissant avant de s’enfoncer jusqu’à la moitié du torse, où elle resta bloquée. Drussel chargea et projeta l’intrus dans le vide. Il explosa juste derrière eux, s’éparpillant dans le ciel en éclats de pierre, alors que l’engin reprenait de la hauteur.
« Joli coup ! » s’écria Kwan Liu.
La bataille faisait rage tout autour du véhicule original. Les gargouilles essayaient d’aborder les « miroirs aux alouettes » d’assaut, sans s’étonner pour le moment de l’absence de réaction de leur équipage. Le plus souvent, elles n’arrivaient pas à les atteindre : les illusions du professeur de Pictomancie étaient très véloces, presque insaisissables.
Floriane s’était penchée sur Eustache avec inquiétude. Le chat-homme avait été assommé sur le coup. Du sang s’écoulait de son cuir chevelu.
« Sacrebleu ! Les vils rascals ! Je les passerai tous par le fil du sabre qui me reste, dussé-je briser ma lame ! »
Et elle dégaina, pour appuyer ses propos.
Drussel ne put se retenir de passer la langue sur ses lèvres à la vue du liquide écarlate. Une langue petite et râpeuse. Grise, comme sa tenue triste et son âme sinistre. Émile essayait de reprendre son souffle, après toutes ces émotions, quand il remarqua l’expression sanguinaire du vampire. Il prit avec délicatesse son ami et l’éloigna le plus possible de Drussel non sans lancer à ce dernier un regard éloquent. Puis arrachant un morceau de sa manche de chemise, il improvisa un bandage. Il ne put s’empêcher de faire remarquer :
« M. Olafsson, je croyais que le pictogramme de Mystère nous rendait invisibles. »
Son professeur se retourna, un sourire contrit crispant ses lèvres :
« Moi aussi, je le croyais ! Mais le Prince Orlianoff a plus d’un tour dans son sac, lui aussi… Nul ne peut connaître avec certitude l’étendue de ses pouvoirs ! »
Drussel, aussi immobile qu’un rocher, affichait une expression concentrée. On aurait dit un de ces reptiles doués de la capacité de « goûter » l’air, de percevoir leur environnement de manière presque tactile.
« Cinq autres arrivent », murmura-t-il d’une voix égale, comme s’il s’était contenté de faire un commentaire sur le temps qu’il faisait.
Kwan Liu fouilla ses vêtements avec fébrilité et en extirpa trois galets marqués du pictogramme de Destruction. Il en garda un pour lui, et remit les deux autres à son élève et à Drussel.
« Faites-en bon usage ! Ce sont les derniers qu’il me reste. »
Daphné, aux commandes, continuait son ascension. Le véhicule longeait l’épaisseur de Tlaolextulapan. Ses fondements semblaient faire des kilomètres, agglomérat de pierre et de racines. Combien de temps mettraient-ils avant d’atteindre la surface ?
« Là ! » prévint l’étudiant.
Trois gargouilles avaient surgi derrière eux, une de chaque côté.
« Il y en a deux droit devant nous, indiqua Daphné. Accrochez-vous. »
La machine extraordinaire entreprit une brusque accélération doublée d’une ascension vertigineuse et gémit avec un bruit de métal torturé, sous l’effort réclamé. Elle dépassa un des véhicules-miroirs. Émile vit un boulon au niveau de la portière se désolidariser du reste et tomber dans le vide. Avec effroi, il constata qu’ils n’avaient semé qu’un de leurs poursuivants, parti prendre en chasse le « miroir aux alouettes ». La masse plus sombre des deux autres se détachait dans le nuage de vapeur violette. La confrontation était inévitable.
Juste à côté d’eux, au cœur de l’enchevêtrement de racines épaisses, jaillit un canon dernière génération, au métal luisant. Puis un deuxième. Un troisième…
« Ça, ça n’était pas prévu ! grommela Kwan Liu. Voilà que le Prince Orlianoff a fait des aménagements ! »
Une première gargouille s’éleva au-dessus d’eux et se laissa tomber en torpille. La deuxième la suivit de près.
Kwan Liu ajusta son tir et lança le galet de toutes ses forces sur l’abomination qui s’approchait d’eux de façon vertigineuse. Avec une détonation assourdissante, elle se désagrégea en une pluie de débris.
« Émile, vas-y ! » cria son enseignant tandis que l’autre gargouille menaçait de les frapper de plein fouet.
Mais l’étudiant resta pétrifié devant le spectacle de cette masse de pierre animée qui, soudain, envahissait tout son champ de vision. Une explosion fit trembler ciel et terre, faisant passer en comparaison les galets du professeur de Pictomancie pour de vulgaires feux de Bengale. L’air s’électrisa et un très bref moment, on aurait cru que la nuit était devenue d’un noir d’encre. Comme si toute lumière, même l’éclat de la lune, même les foyers de la ville en contrebas, avait disparu le temps d’une seconde. Puis la lumière revint, éblouissante, condensée en un faisceau blanc qui, craché par l’un des canons, manqua de peu leur engin et pulvérisa leur deuxième attaquant.
« Où sont les deux autres ? » demanda Daphné.
Ses yeux se concentraient sur la colossale masse de la cité, sur les canons. Elle continuait de mener sa machine vers le haut, toujours plus haut. En contrebas, les « miroirs aux alouettes » traversaient les cieux en tous sens, pris en chasse par au moins trois ou quatre gargouilles à chaque fois.
« Elles arrivent par en dessous », indiqua Drussel, sans se départir de son flegme morne.
Floriane se contorsionna, passant le haut du corps par-dessus bord, sabre au clair, pour voir ses adversaires approcher. Drussel se pencha à son tour et lança son galet, presque avec nonchalance. La gargouille qui arrivait de son côté eut l’aile gauche arrachée par l’explosion et tomba en vrille. Émile imita le geste du vampire, mais rata sa cible.
« Attention », prévint Daphné, et elle plongea d’un coup avant de remonter à nouveau. Deux tirs croisés les frôlèrent de près.
Comme ses congénères, la dernière gargouille à leurs trousses n’avait eu aucun mal à les suivre dans leurs acrobaties aériennes. Elle se tenait juste devant eux, immense avec ses ailes déployées, ses bras écartés comme pour les broyer.
Floriane se redressa brusquement et hurla :
« Celui-là, il est pour moi ! J’en fais mon affaire ! Il ne sera pas dit que Jack Rackham n’aura pas eu aujourd’hui son comptant de morts !
— Par Orphée ! » s’écria Émile.
Il sentit une vague de froid lui glacer les os, une langueur épaissir son sang, déposer des cendres sur son âme. Le regard de Drussel était rivé sur la créature, fixe, mesmérique.
L’éclat de jade des yeux de la gargouille devint terne. Hypnotisée, elle arrêta de battre des ailes et chut comme la pierre qu’elle était redevenue.
« C’était moins une, soupira Émile.
— Et moi ? se plaignit Floriane, dépitée.
— On devrait arriver bientôt, maintenant. Vous allez bien derrière ? » demanda Kwan Liu.
« Ça va » s’apprêtait à répondre Émile quand un rayon blanc frappa l’engin à l’arrière, au niveau du moteur. Il se retrouva projeté dans le vide, hors de la machine.