Chapitre Dix-Huit : L’Appel du Passé



Émile secoua la tête, dépité.

« Il s’est enfui auprès de cette Pirucella ! Nous étions sur le point de le neutraliser !

— Écoute, fit remarquer sa Muse.

— Quoi donc ? Je n’entends rien !

— Justement, intervint Drussel. Ils ont arrêté de se battre. Plus personne ne contrôle les golems… Ni la cité ! Nous sommes en train de tomber !

— Quoi ? » demanda Émile.

Drussel s’avança vers le trône où les filaments brillants qui le reliaient au Prince Orlianoff semblaient avoir subtilement changé. Translucides et comme gorgés d’un liquide rougeâtre et épais, ils attendaient leur nouveau maître.

« Je suis le seul de nous deux à savoir comment manœuvrer Tlaolextulapan. J’ai enfin retrouvé mes souvenirs à ce sujet !

— Hors de question ! Je vais prendre le contrôle de la ville. J’ai le pouvoir de le faire ! »

Émile s’interposa et brandit sa fiole de Sang de Salamandre, Drussel se figea.

« Nous n’avons pas une seconde à perdre, Émile ! Cesse tes enfantillages et fais-moi confiance, une bonne fois pour toutes ! Tu ne peux pas contrôler la ville, il faut une force de caractère, une expérience que tu n’as pas encore, sans compter la compréhension technique des mécanismes de Tlaolextulapan ! »

Émile ne pouvait effacer de sa mémoire l’image qu’il avait eue de Drussel, telle que la lui avait révélée le Prince, tout en connaissant la duplicité de ce dernier. Drussel n’était qu’une créature monstrueuse, contre-nature. Il se souvenait parfaitement de son indifférence devant la mort de ses amis. En cet instant de colère, l’idée qu’il puisse perdre sa Muse, s’il détruisait le vampire, avait déserté son esprit. Ne restait que l’obsession de l’empêcher de prendre le contrôle de cette arme effroyable que représentait la ville.

Sans quitter des yeux Drussel, Émile se concentra sur le souvenir de cette voix qui lui avait parlé. Des images commencèrent à affluer, qui provenaient de la cité même. Elle s’était résignée à communiquer par images, comme le langage s’était avéré une barrière. Il sentait aussi une profonde désorientation et une grande souffrance. Vite, vite ! pensa Émile. Montre-moi comment m’accorder pleinement. Il s’abandonna corps et âme, tomba à genoux, les bras en croix, sa menaçante fiole de Sang de Salamandre toujours en main.

« Dis-moi comment faire ! » cria-t-il, et sa voix se réverbéra en puissants échos dans la ville déserte.

Sa Muse voleta autour de lui, inquiète. Les images continuèrent à défiler, à toute vitesse, au point de rendre son crâne brûlant et fiévreux, mais il parvint à dégager un sens à tout cela. La ville devait entrer en lui, il devait entrer en elle par l’esprit. Parcourir tous ces rouages qui la meurtrissaient et bridaient son essence, toutes ses pierres, toutes ses rues, toutes ses maisons… Il perçut soudain jusqu’au plus petit caillou formant l’immense cité. Sa poitrine s’emplit de Tlaolextulapan, son pouls se mêla à celui, titanesque et puissant comme un fleuve en cru, de la ville. Il eut alors un aperçu de la véritable nature de la citadelle céleste : c’était une sorte de requin… Et lui, le poisson pilote. Il se remémora brusquement l’argile du Dahomey et cette bouture d’un grand esprit qui avait failli dévorer son âme. Était-il à la hauteur ? N’allait-il pas finir phagocyté de la même façon par Tlaolextulapan ? Ses doigts autour de la fiole de Sang de Salamandre se desserrèrent et il lâcha l’objet. Sa Muse la rattrapa mais déjà, Drussel s’était précipité en avant, en écartant violemment l’étudiant des Beaux-Arsestranges de son passage.

« Pauvre fou ! s’écria-t-il. Tu veux nous tuer ? »

Le vampire prit place sur le siège et les filaments s’enfoncèrent dans les veines de ses bras, grimpèrent sur son cou, se glissèrent dans ses habits. Le liquide rougeâtre afflua dans les artères de Drussel.

La ville s’était retirée du cœur de l’Artiste, il ne la percevait plus. Confusément, il sentit sa Muse replacer la fiole entre ses doigts. Cela lui sembla une arme bien dérisoire, désormais.

Une lueur s’alluma dans les yeux du vampire et imprégna ses traits. Quelque chose de terriblement ancien et malfaisant s’était emparé de lui. Émile en fut persuadé… Était-ce sa personnalité sanguinaire, le vrai Drussel, refoulé pendant des siècles ? Ou l’entité vivant là, dans les murs de Tlaolextulapan, depuis les origines ?

La ville se stabilisa. L’air fouettait moins leurs visages.

« Je vois ! Je vois enfin l’histoire de cette ville ! cria Drussel comme un dément, sa bouche grande ouverte dévoilant ses crocs. Des rivières de sang, Émile, des rivières de sang dévalent les versants des temples, irriguent le pavé des rues ! Le pouvoir, le pouvoir à l’état pur ! Pour moi, désormais ! »

Le jeune Artiste et sa Muse restèrent horrifiés, pour la première fois depuis qu’ils le connaissaient, ils entendaient le triste sire, de nature si mélancolique, hurler et proférer des monstruosités. Dehors, les gargouilles et les golems précolombiens rugissaient à l’unisson de leur nouveau maître.

« Vous devez vous reprendre… Ne vous laissez pas emporter par la folie barbare de Tlaolextulapan… » dit Émile, de sa voix la plus calme possible. L’image qu’il avait eue était juste : un requin, avec un poisson-pilote, ou un harnais, selon le mode de contrôle qu’on essayait de lui imposer. Mais un prédateur ultime, dans tous les cas. La panique montait en lui, mais il faisait tous les efforts du monde pour ne pas se laisser submerger. La chaleur que diffusait la fiole de Sang de Salamandre, comme un cœur de feu pulsant entre ses doigts, lui redonna un peu confiance.

« Folie ? Quelle folie ? » s’emporta Drussel. Il cloua ses yeux écarlates sur le visage de son ancien allié. « Cette ville est la seule chose dont j’ai rêvé, durant toutes ses années. Ses sous-sols, ses allées, ses pierres regorgent de sang ! C’est d’ailleurs ce sang qui la maintient en vie… Et je serais son âme ! Tout ce sang, pour moi ! »

Le vampire passa la langue sur ses lèvres avec une délectation écœurante.

« Nous devions neutraliser la ville, Drussel. La détruire. »

La voix d’Émile se fit plus ferme. Avec le pouce, il déboucha la fiole de Sang de Salamandre. Il n’était pas sûr de réussir. Comme lui avait dit le Prince, et selon ce qu’il se rappelait lui-même de ses cours de Couleurs, le pigment n’était explosif que mélangé avec de l’écarlate de Valachie, et qu’en des proportions bien précises. Mais il était parvenu à peindre directement dans les airs. Si son Talent pouvait ainsi défier les règles de l’Art, peut-être que…

« Penses-tu que je vais te laisser faire ? Au nom de ce que nous avons traversé, mon garçon, arrête ! Je ne veux pas faire appel à ton amitié ou à une quelconque camaraderie… Je sais que tu ne m’apprécies pas ! Mais il serait inutile que tout cela finisse sur un tragique malentendu.

— Malentendu ? Tlaolextulapan est une arme formidable, qui n’apporterait que malheur et destruction à notre monde ! Je souhaite juste qu’elle soit mise hors d’état de nuire.

— Je ne désire pas autre chose », susurra le vampire. Sa voix avait retrouvé son volume habituel. « Je vais emmener Tlaolextulapan loin d’ici. Mais jamais je ne détruirai un tel trésor. Des siècles et des siècles à me nourrir de ce sang, à sentir le pouls de cette cité à travers moi ! Rien de toute façon ne me retient plus à Paris ou ailleurs… Kwan Liu m’a repris la seule chose qui comptait, l’amour de Daphné. Plus rien ! Je n’ai plus rien ! »

Le pratiquant des Arsestranges se demanda si ce n’était pas encore une de ses retorses manipulations. Ces réserves de sang souterraines existaient-elles ? Quel pigment teintait vraiment de rouge la cité ? La ville s’était en tout cas bien gardée de lui montrer cela et Drimar Olafsson n’en faisait pas référence dans ses récits de voyage sur les cités volantes. Drussel ne comptait pas plutôt rétablir un culte barbare, comme celui qui semblait avoir été instauré ici à une époque ? Il l’imagina un instant, gorgé de sang, en haut de cette pyramide, égorgeant des milliers de Parisiens.

La Muse était perdue, son regard allait de son créateur à Drussel. Fallait-il croire la créature de la nuit ?

La fiole de Sang de Salamandre bouillonnait et fumait, comme impatiente de servir.

« Je refuse de laisser la ville entre vos mains, vil manipulateur ! Vous comptiez récupérer la ville et l’utiliser pour vous, depuis le départ ! Vous êtes un assassin, un voleur, un… un… vampire ! finit Émile, à court de mots.

— Très bien… Tu l’auras voulu. Je ne vais plus me fatiguer à discuter avec toi. Je souhaite juste que tu partages un peu ce que je suis, que tu comprennes ma nature, de force, comme tu n’as pas voulu m’écouter ! »

Les griffes de Drussel jaillirent et agrippèrent Émile sans qu’il ait le temps de réagir. Le vampire s’était relevé de son trône, les filaments gorgés de sang toujours reliés à lui. Le jeune homme ne l’avait pas vu esquisser le moindre geste, tant son ancien allié était rapide.

La fiole glissa de sa main et explosa en morceaux au sol, mais le liquide ne s’embrasa point.

« Regarde-moi Émile. » Les pupilles de Drussel, rouge écarlate, étaient à deux doigts des siennes. « Nous serons peut-être un jour amenés à nous rencontrer à nouveau ! Savoure d’ici là ta nouvelle existence ! Quand ton corps s’écrasera sur le pavé parisien, des milliers de mètres plus bas, tu survivras… Et assoiffé du sang nécessaire à la régénération de ton corps brisé, tu tueras, encore et encore. Toutes les nuits, tu me maudiras à haute voix ! »

Il plongea ses crocs dans le cou dénudé du garçon et déchira sa chair.

Émile voulut se libérer de l’étreinte glacée, mais Drussel le serrait fermement, l’empêchant de faire tout mouvement.

Son cœur battait à tout rompre dans ses tympans, emplissant son être d’un roulement de tambour sauvage, ancestral. Puis le battement ralentit et faiblit, il ne put dire au bout de combien de temps. D’abord, il avait senti sa Muse qui s’agitait autour d’eux, qui frappait en vain, avec rage, le vampire. On l’attrapait, on le transportait, le contact était froid et dur, comme de la pierre. Ensuite, plus rien. La notion de son environnement s’estompa, le grondement de son sang ne fut plus qu’un lointain écho. Un vestige de conscience lui disait qu’il devait se rattacher à cet écho, le faire gonfler à nouveau. Mais tout ceci n’avait pas de sens. C’était absurde.


Longtemps après, il vit sourire la Voix de la Sorbonne. Cela aussi, c’était absurde, une voix ne peut pas avoir de sourire. Mais si, se rappela-t-il, c’était Éaque, son nom, et il avait eu un visage par le passé.

« Que fais-je là ? demanda Émile.

— Pas maintenant, pas maintenant », répondit Éaque, comme s’il était occupé.

Mais il ne se départait pas de son sourire.

Il faisait frais, froid. Émile sentait l’air glacé dresser les poils de sa peau. Quelque chose tournoyait autour de lui, mais cela restait trouble, difficile à distinguer.

« Vous ne voulez pas me parler ? Répondez-moi, s’il vous plaît, où suis-je ? Il n’y a rien ici ? »

Rien, que la nuit et le froid. Un froid immense, qui étreignait jusqu’à l’âme. Et cette chose qui virevoltait.

« Émile ! »

Une voix féminine, douce et fluette. Floriane ? Non… Était-ce la Fille de Verre alors ? Annette, peut-être ?

« Émile, réveille-toi, je t’en prie ! Émile ! »

Il ouvrit enfin les yeux, pour voir sa Muse, accrochée à lui, en train de le fixer avec une expression d’effroi. Il avait mal au crâne et son cou l’élançait horriblement. Il se sentait faible, si faible… Le sommeil lui tendait les bras.

« Il faut que tu restes éveillé, cria la Muse. Tu es en train de tomber ! Drussel t’a fait jeter dans le vide ! Fais quelque chose ! »

Il se retourna et aperçut les lumières de la capitale.

« Par Orphée ! » s’écria-t-il.

Il chercha dans ses poches, désespérément. Il voulut prendre une craie mais rejeta l’idée, c’était un matériau trop volatile. Son œuvre ne durerait pas assez par rapport à son besoin.

Le sol sous lui était de plus en plus proche, il voyait les bâtiments de plus en plus précisément.

Ça y est ! Il avait trouvé ! La Poussière de Lune que lui avait offerte Madame Confetti. Il versa le liquide blanc cassé gris aux reflets laiteux dans sa paume, comme il put, puis il dessina une paire d’ailes sur le dos de sa main. Ses créations tremblotaient sous la force du vent, prête à l’emploi.

Sa Muse l’assista, sans qu’il ait besoin de parler. Émile souffla sur le dessin, détacha une aile, et sa créature une autre. Il enfila avec son aide les ailes et les déploya.

Il sentit son esprit partir à plusieurs reprises vers les sombres terres du sommeil ou de la mort, mais à chaque fois, sa Muse le ramenait au moment présent.

Faible, il était si faible… Il parvenait à peine à tenir les ailes, sous la poussée des vents qui le ballottaient.

Le sol s’approchait toujours aussi vite, avait-il l’impression. Ces ailes servaient-elles seulement à quelque chose ?

Il survolait des arbres. Un bois ? Une forêt ? Dans quelques instants, il allait s’écraser. Il se souvint, en un éclair, l’horrible destin que Drussel avait prévu pour lui. Il serait un monstre assoiffé de sang, écumant les rues de la capitale à la recherche de proies lui permettant d’étancher sa soif et de régénérer son corps brisé… Des feuilles l’étouffèrent, des branches lui écorchèrent la peau, et il s’abattit au sol dans un grand craquement de toile et d’os.

La douleur, fulgurante, fit tomber un voile rouge devant ses yeux.

Par Orphée ! fut sa dernière pensée.

Sa conscience reflua dans les tréfonds de son être, le sang devenant son obsession, sa seule raison de vivre.

Dans cette brume écarlate, il sentit ses os se ressouder, ses chairs déchirées se guérir et la soif grandir, ouvrir un gouffre en lui.

Lumières aveuglantes, brouhaha. L’odeur de ses proies. Un parfum riche, musqué flottait tout autour de lui. Le fluide vital battait dans les veines et les artères de ces formes floues. Ces masses de chair molles et chaudes avançaient avec lenteur. Rendu aveugle par la soif de sang, ce brouillard qui masquait sa vue, il se déplaça au jugé, seulement guidé par son odorat.

Une proie, toute proche. Il bondit dans sa direction à la vitesse de l’éclair, le vent s’engouffrant violemment dans ses cheveux et ses manches.

Il allait fondre sur sa cible et la déchiqueter pour s’en repaître, mais une masse plus petite frappa son crâne et le détourna au dernier moment.

« Émile, arrête ! »

Voix fluette.

Et un cri.

« À l’aide ! Un monstre ! Appelez la police ! »

D’autres cris s’élevèrent, et les masses de chairs gorgées de sang s’éloignèrent, se déplaçant plus rapidement, sans pouvoir rivaliser cependant avec sa propre célérité.

Son instinct le força à fuir cet endroit bruyant. Il lui fallait traquer une victime isolée, pour éviter les représailles.

« Émile ! Il faut que tu m’écoutes ! Reprends-toi ! »

La même petite voix se faisait entendre, toute proche. Il ne comprenait pas les mots, mais cette intervention l’irritait. Il se détourna et battit en retraite, comme porté par une bourrasque.

En quelques secondes, la luminosité qui perçait à travers son voile rouge avait changé, les voix s’étaient tues. Il se trouvait dans une ruelle plongée dans l’obscurité, éloignée du passage.

Une forme palpitante de vie se tenait là. La faim déchirait ses entrailles. Sa nouvelle proie. Elle ne lui échapperait pas.

« Tu vas bien, mon garçon ? Tu es blessé ? »

Une seconde de silence, et :

« Oh mon Dieu ! »

La faire taire, tout de suite, et la dévorer. En un clin d’œil, il était à sa hauteur, toutes griffes dehors. Une masse velue lui tomba dessus et le projeta au sol.

« Fuyez, madame.

— Mais qu’est-ce…

— Faites ce qu’on vous dit, bon sang ! »

Il se releva. Les voix bourdonnaient, vides de sens.

Son agresseur dégageait un effluve animal, mais il percevait la vie, riche, chaude, qui battait dans ses veines.

Il découvrit les crocs en poussant un hurlement et chargea. Pour ne frapper que le vide. Sa victime était agile, mais la soif de sang décuplait les forces et la rapidité du vampire. Il le repéra au milieu des autres parfums corporels. Son musc si particulier.

Cette fois-ci, il ne lui échapperait pas. Ensuite, il s’occuperait des autres.

« Floriane, Daphné, écartez-vous, je vais essayer de le maî… », dit sa proie.

Il le frappa de plein fouet, lui coupant le souffle. Ses griffes agrippèrent la fourrure, il approcha sa gueule de la chair palpitante…

Une main se posa sur son bras, qu’il associa à la voix douce s’élevant dans son dos.


« Arrache-toi à cette folie sanguinaire

Quitte la nuit de l’âme, rejoins la lumière

Sois à nouveau toi, Émile, sauve l’instant

Retrouve ta conscience, tes sentiments. »


Les mots tournoyaient dans son crâne, trouaient la brume qui brouillait son regard.

Il se retourna à moitié, sa proie parvint à se dégager. Les syllabes résonnèrent à ses oreilles, gutturales et hésitantes.

« Flo… Floriane ? »

La silhouette lui était familière. Des souvenirs luttaient pour éclater à la surface de son esprit…

« Oui ! C’est moi, Émile ! Nous sommes là, tout va bien se passer, désormais ! »

Mais la soif reprit le dessus, impérieuse. Le sang. Seul le sang comptait. Et celui, tout proche, dans ces doigts posés sur son bras, faisait chavirer ses sens et le mettait au supplice.

Il saisit cette main. Plus aucune proie ne lui échapperait. La vie battait vivement au poignet qu’il tenait, qu’il s’apprêtait à mordre. La seconde d’après, il ne serrait plus que le vent entre ses griffes.

Il lâcha un grognement de frustration.

« Je vais le plonger dans un Rêve Vert, cela va peut-être le ramener à la raison. »

Les mots, lointains, avaient à nouveau perdu toute signification.

« Inutile. Il faut le neutraliser. Vraiment.

— Mais…

— Laisse-moi faire. »

Deux yeux noirs comme la nuit percèrent les brumes de sang. La soif n’avait pas reflué, mais la créature qui avait un jour été Émile Delcroix se vit détourner de sa première obsession. Sa perception de son environnement n’était pas plus claire : toute son attention était captivée par ce regard.

« Daphnée…

— Partez. Veillez à ce que personne ne rentre dans cette ruelle, mais restez à l’écart de ce qui va se passer. »

Des bruits de pas s’éloignèrent, mais les deux puits de noirceur étaient toujours fixés sur lui. Il renifla l’air. Les chairs chaudes étaient loin. Il sentait maintenant ce qu’il n’avait pas remarqué jusque-là : un sang glacial aux relents écœurants.

Mais c’était tout ce qu’il lui restait à portée de griffes. Il devait se repaître, tout de suite.

Son corps se crispa et voulut se tendre en avant, mais les yeux noirs le clouaient sur place.

« Je ne suis pas sûr que tu comprennes ce que je te dis. Je sais l’enfer que tu vis en ce moment. J’ai traversé les mêmes affres. Si tu le pouvais, tu m’aurais déjà déchiqueté la gorge. C’est ainsi que commence vraiment la malédiction, avec le premier sang versé. »

Il se débattit comme une bête fauve, sans pouvoir se soustraire au joug du regard. Des mains dures et froides se posèrent sur ses joues.

« Je devrai te tuer, par charité, pour t’épargner une vie de souffrance, privée de chaleur. »

Malgré la soif omniprésente, qui dévorait ses entrailles et agitait son corps de tremblements, il saisit le ton de l’autre sang-froid, tant son chagrin et sa détermination étaient grands.

« Mais je n’ai pas oublié ce que tu as fait pour moi. Tu m’as redonné un nom et mille raisons de vivre. Il existe un fragile espoir… et s’il ne t’est pas encore interdit d’espérer, il faut tenter le tout pour le tout. Peut-être me maudiras-tu le moment venu, mais j’aurai fait, je crois, ce qui est juste pour toi ! »

Elle retira une main de son visage.

« Pardonne-moi à l’avance. Il n’y a pas d’autres solutions ! »

Il sentit un pieu effilé déchirer son cœur et il bascula dans le néant.