I

— Hey, vous ! Qu’est-ce que vous faites là ?

 

Lucie se retourna et vit que c’était à elle que s’adressait le marin, un lieutenant du capitaine. Lorsqu’il l’avait interpellée, elle s’engageait, en toute naïveté et bardée de son matériel, dans une coursive menant au poste de commandement pour photographier le fonctionnement d’un bateau de guerre.

Elle tenta de lui exposer son projet de reportage, mais ne se rendit pas très loin dans ses explications.

— Secret militaire. Vous ne devez rien photographier qui permettrait d’identifier le navire ou de découvrir ses caractéristiques techniques.

— Mais je ne voulais pas…

— Taisez-vous et écoutez-moi bien : si je vous reprends à rôder, je balance vos appareils par-dessus bord. C’est clair ?

C’était clair, et elle fit demi-tour en s’efforçant de garder une allure digne. Son amour-propre était égratigné mais, résolue à voir le bon côté des événements, elle se dit que cela faisait partie de sa formation. Avant de réaliser des photos officielles, elle devait donc demander l’autorisation, et si elle voulait montrer autre chose que la version autorisée par l’armée, il fallait qu’elle s’arrange pour que personne ne s’en aperçoive.

 

En attendant une occasion qui lui permettrait de mener à bien l’entreprise brutalement interrompue, elle photographiait les soldats. Ils n’avaient pas grand-chose à faire sur le bateau, et ils se prêtaient volontiers aux demandes de la seule femme à qui ils pouvaient parler librement, car ils appréciaient toutes les distractions, aussi minimes soient-elles. Une quarantaine de recrues du Service féminin de l’Armée canadienne, le CWACS, étaient du voyage, mais les garçons et les filles avaient été strictement séparés, ce qui avait attisé leur désir de communiquer entre eux. Cet intérêt qu’ils éprouvaient les uns pour les autres se manifestait par un échange de billets doux dont Lucie acceptait de se charger. Les soldats étaient de tout jeunes volontaires que l’on envoyait au front après une formation hâtive. Les plus hardis se risquaient à faire des compliments à la photographe, mais elle n’avait aucun mal à obtenir leur respect parce que cela les intimidait de la voir pratiquer un métier d’homme avec ce qui leur semblait être de l’assurance. S’ils avaient été au fait de ses déboires avec le lieutenant, elle aurait perdu de son prestige.

 

Faute de place sur le bateau chargé au maximum, elle avait été logée dans la même cabine que trois soldates. À l’instigation de leur chef, la capitaine Fairlie que Lucie trouvait prétentieuse et bornée, elles l’avaient d’abord snobée, mais la promiscuité les avait obligées à lui parler, et elles avaient sympathisé assez vite. Les compagnes de chambre de Lucie s’amusaient de son anglais, si policé, disaient-elles, que personne ne parlait comme ça, à part les religieuses canadiennes-françaises qui l’enseignaient à leurs ouailles. Elles entreprirent de l’initier à l’argot et aux obscénités, dont l’apprentissage accéléré, quoique fatalement incomplet, l’aiderait à survivre dans ses rapports avec l’armée.

C’est avec les trois francophones du groupe, Mariana, Janine et Marthe, que Lucie se tenait le plus souvent. Elle partageait leurs moments de loisir qu’elles passaient à jouer aux cartes, à se faire des coiffures compliquées — le règlement militaire exigeait que leurs cheveux ne touchent pas le col, et plusieurs d’entre elles les avaient longs — ou à se raconter des histoires de cette vie d’avant qu’elles venaient à peine de quitter et qui était déjà si lointaine. Lucie, curieuse des motifs de leur engagement, s’aperçut qu’ils n’étaient pas les mêmes pour toutes : Marthe pensait mieux servir son pays en étant militaire, Mariana savait qu’elle gagnerait un meilleur salaire que dans le civil, même s’il restait en dessous de celui d’un homme occupant les mêmes fonctions, tandis que Janine avouait carrément avoir été attirée par l’espoir de rencontrer des gars.

— Puisqu’ils sont tous dans l’armée, c’est là qu’il faut être pour s’en trouver un, disait-elle en riant.

Les jeunes filles ne se faisaient pas prier pour raconter à Lucie leur période d’entraînement, qui avait eu lieu en Ontario, à Kitchener. Elle avait comporté une grande part d’exercices physiques. Mariana s’en plaignait :

— C’était idiot de nous obliger à marcher au pas pendant des miles et des miles alors qu’on va faire du travail administratif.

— Arrête de râler, la rabrouait Marthe qui, avant la guerre, passait ses étés à jouer au tennis. Admets qu’on s’est vite habituées. Et puis, ça nous a donné de jolies jambes.

— Parle pour toi, répliquait Mariana qui ne désarmait pas. Moi, avec des souliers plats, j’ai des jambes horribles.

— On dirait que ce n’est pas l’avis du grand blond qui n’arrête pas de te regarder, ricanait Janine.

Mariana rougissait et ses amies éclataient de rire.

Parfois, les jeunes filles s’isolaient pour rédiger des lettres à leur famille ou à leur fiancé. Lucie, pour sa part, venait d’écrire à son frère. Avant de la cacheter, elle relut sa missive une dernière fois.

 

Cher Jacques,

Je t’écris d’un bateau de guerre que je ne peux pas nommer, qui vogue vers une destination que je dois aussi garder secrète. Sache pourtant que je suis quelque part au milieu de l’Atlantique, dont la houle a secoué méchamment notre vaisseau, qui m’est soudain apparu fragile, alors qu’à l’embarquement, je l’avais trouvé énorme et stable comme un éléphant. Je ne sais pas si tu es sujet au mal de mer, mais moi, je n’y ai malheureusement pas échappé, et j’ai eu le teint vert pendant plusieurs jours. Je te fais grâce du reste, que tu as pu observer chez les autres si toi-même n’en as pas été victime. Tu dois te demander ce que ta petite sœur fait là au lieu d’être sagement à Montréal en train de répondre au courrier d’un dispensaire du boulevard Saint-Joseph. Eh bien, il s’est passé beaucoup de choses depuis le jour de mes vingt et un ans, et surtout ce jour-là. J’avais bien essayé de me rendre seule chez Maître Rhéaume, mais père a évidemment imposé sa présence. Nous n’avons bronché ni l’un ni l’autre au sujet de la maison, parce que nous étions tous les deux au courant, mais le testament comportait une deuxième clause m’assurant l’indépendance financière pendant la durée de mes études si je décidais de m’inscrire à l’université. Imagine sa réaction ! Il a proféré des insultes à l’égard de grand-mère, j’ai protesté, il m’a menacée et, très vite, la rupture est survenue. J’avais de toute façon prévu de les quitter, mais j’aurais préféré que cette scène n’ait pas lieu chez le notaire. Il y a eu ensuite au dispensaire un incident qui a entraîné ma démission. Quelle journée !

Grâce à Richard Morin, dont je t’ai déjà parlé, j’ai pu obtenir un poste de photographe de guerre en remplacement d’un blessé. Plusieurs facteurs ont joué dans le fait que j’ai été acceptée : la formation que je dois à Giuseppe, celle, complémentaire, que m’a donnée Richard, et aussi, pour une bonne part, ma connaissance de la langue du pays où l’on m’envoie. Je suppose que ce dernier détail est pour toi un indice suffisant pour le situer.

Tu dois penser, comme tout le monde, que rien jusqu’ici ne m’a préparée à ce que je vais vivre. C’est vrai, et j’en suis consciente. Parfois, la perspective de ce qui est à venir me fait peur, mais le plus souvent, elle m’exalte ; au bout du compte, comme dirait Madeleine, je n’échangerais pas ma place contre une terre en bois debout.

Mon cher Jacques, j’espère que tu es en bonne santé et, qui sait, peut-être les hasards de la guerre nous feront-ils nous rencontrer ?

Je t’embrasse de tout cœur,

Lucie.

Il était à prévoir que Jacques demanderait des explications supplémentaires, mais elle n’avait pas l’intention de lui raconter ce qui s’était passé au dispensaire, et il devrait se contenter de ce qu’elle lui apprenait. De toute façon, elle n’était même pas certaine de recevoir une réponse, vu qu’elle allait dans une zone de guerre. Entre l’Angleterre et le Canada, le courrier fonctionnait bien depuis que les Alliés dominaient l’Atlantique, mais la Méditerranée n’était pas encore sûre. À qui demanderait-il des explications ? Il n’y avait guère que sa mère et Jacinthe à pouvoir l’informer, puisqu’il ne connaissait pas les autres protagonistes des événements sordides qu’elle lui taisait, et elles y répugneraient : sa mère aurait honte et Jacinthe serait gênée. D’ailleurs, comme il était conscient d’avoir désespéré la jeune fille en ne répondant pas à son amour, Jacques ne s’adresserait pas à elle. Restait sa mère. Lucie eut une petite pensée méchante à l’idée de son embarras, puis elle cacheta l’enveloppe et se coucha en songeant avec soulagement qu’il était trop tard pour écrire à Richard. Cela lui permettait de reporter l’épreuve, une fois de plus, tout en sachant qu’il fallait que ce soit fait pour l’arrivée du bateau à terre, ce qui ne lui laissait plus grand temps.

Elle n’arrivait pas à se décider sur le ton à employer. Malgré leur étreinte passionnée sur le quai de la gare de Montréal, elle ne pouvait pas envoyer à Richard une missive d’amante : à partir du moment où elle avait refusé de l’épouser, il avait mis entre eux une barrière qui n’avait disparu que lors de ce bref instant, alors que pas un mot n’avait été échangé. Mais elle avait du mal à écrire une lettre de simple camarade. Richard avait été son amant. Elle s’en souvenait avec des impatiences dans le corps qui perturbaient son sommeil. Avec tendresse, aussi.

Souvent, les questions qu’elle avait pris grand soin de ne pas se poser durant les jours qui avaient précédé le départ, et qui l’avaient assaillie dans le train, la taraudaient. Pourquoi était-elle partie ? Par dépit ? Pour ne plus voir ses proches ? Parce qu’elle cherchait la mort ? Non, pas la mort. Elle avait furieusement envie de vivre. Peut-être avec Richard, elle ne le savait pas encore. L’éloignement l’aiderait sans doute à mettre de l’ordre dans ses sentiments. Elle était partie parce qu’elle voulait s’enfuir, de cela elle était sûre. Mais avait-il été sensé de se précipiter, sans y réfléchir vraiment, sur la première occasion qui avait surgi ? C’était trop tard maintenant. Peut-être serait-elle descendue du train s’il n’y avait pas eu l’entrevue avec le capitaine Scott qui avait éveillé sa combativité. Que serait-il arrivé si elle l’avait fait ? Elle aurait passé pour une écervelée et cela aurait ridiculisé Richard qui l’avait recommandée. Mais il y avait plus grave : elle aurait perdu confiance en elle-même. Pour se prouver de quoi elle était capable, pour le prouver à son père et au monde entier, la seule solution avait été le départ. Elle le savait, mais cela n’empêchait pas le doute de revenir sporadiquement.

 

Les soldates manœuvraient sur le pont, s’entraînant à faire d’impeccables changements de direction sous l’œil éternellement courroucé de celle qui était appelée dans son dos la bitch en chef : la capitaine Fairlie. Lucie, que ses contacts avec l’armée avaient très vite consolée de ne pas en faire partie, se demandait si le mécontentement était naturel chez la capitaine ou si celle-ci craignait de paraître faible en étant aimable, ou simplement polie. Lucie avait fait quelques photos d’elle à son insu, et les espérait réussies. Une surtout, prise alors que Fairlie aboyait avec tellement de force contre une malheureuse, dont une mèche dépassait légèrement du calot, que son cou, un peu mou, avait gonflé et rougi comme la fraise d’un dindon.

Lucie se détourna des manœuvres, qu’elle connaissait par cœur, pour regarder l’océan, dont elle ne se lassait pas. La littérature et le cinéma, s’ils lui avaient donné l’idée de ce qu’il était, ne l’avaient pas préparée à être aussi fascinée. Penchée par-dessus le bastingage, l’eau, qu’elle surplombait d’une grande hauteur, l’attirait et l’effrayait en même temps. Bien qu’il n’y eût aucune ressemblance entre le pont Jacques-Cartier et le pont d’un navire, il lui revenait, quand elle regardait en contrebas le mouvement des flots, l’image d’Ophélia. Si Richard n’était pas arrivé à temps, le fleuve l’aurait-il conduite jusqu’à l’océan où elle aurait flotté comme le fantôme blanc célébré par Rimbaud ? Après ces divagations romantiques, auxquelles elle se laissait aller avec un certain plaisir, elle se moquait d’elle-même, sachant bien que son cadavre se serait échoué à proximité, sur une rive, et qu’un corps de noyé n’est pas beau à voir.

 

Le dimanche entraîna une frénésie d’astiquage, car il fallait être impeccable pour assister à l’office. Les uniformes, composés d’une chemise à manches courtes et d’une jupe droite arrivant sous le genou, étaient parfaitement repassés, et les souliers, plats et lacés, brillaient. La ceinture, qui soulignait la taille, n’avantageait que les minces, la silhouette des autres s’accommodant mal de la coupe ingrate des vêtements militaires. Le col de la chemise arborait un insigne qui représentait la tête casquée d’Athéna, la déesse de la guerre, et le calot, trois feuilles d’érable unies. L’office eut lieu sur le pont, entre ciel et mer. Le pasteur s’en acquitta face à une troupe impeccablement rangée, dont le premier rang était constitué des gradés, tout aussi figés dans leur pose réglementaire que les simples soldats. En arrière de l’autel dressé pour l’occasion, la fanfare du régiment masculin resplendissait de tous ses cuivres. Les hymnes religieux furent chantés par l’assistance, et les musiciens ne se manifestèrent qu’à la fin de l’office, le clôturant par une enfilade de pièces militaires. Lucie, qui avait obtenu, par l’entremise du sergent Robertson, l’autorisation de photographier, ne fit guère autre chose que fixer la cérémonie sur la pellicule, et elle n’aurait su dire ensuite en quoi le rituel protestant différait du catholique.

Lorsque ce fut terminé, les jeunes filles restèrent à flâner sur le pont. Lucie se joignit à ses amies. Elles gloussaient en regardant de loin le garçon qui faisait les yeux doux à Mariana, et dont celle-ci avait appris la veille, grâce à la complicité de la photographe, qu’il se prénommait William. Un groupe de soldates, avides de s’instruire sur les relations intimes entre les hommes et les femmes, vint les rejoindre. Janine avait une sœur mariée qui lui avait tout raconté, et elle partageait cette science avec celles qui lui en faisaient la demande. Elle en parlait en termes crus qui choquaient un peu les autres, mais il en aurait fallu davantage pour freiner leur curiosité. Lucie, qui était passée en une nuit d’une grande ignorance à une raisonnable connaissance pratique, faisait semblant d’en savoir aussi peu que ses compagnes tout en s’efforçant d’apprendre les moyens d’éviter une grossesse. Richard prétendait y avoir veillé, mais rien de particulier n’avait attiré son attention et, depuis, elle était dans l’expectative. Janine éclaira sa lanterne.

— L’homme peut mettre une espèce de doigt en caoutchouc.

— Où ? demanda Mariana.

— Niaiseuse ! Il te faut un dessin ?

Bien que Mariana, vexée, prétendît qu’elle avait compris tout de suite, les autres se moquèrent. Lucie les détourna de leur victime en réclamant des détails sur l’objet en question. Cela lui permit d’apprendre qu’il servait de réceptacle et empêchait la progression fatale des bibites.

— Il n’y a pas d’autre moyen ? demanda-t-elle, persuadée qu’une telle chose n’aurait pas pu lui échapper.

— Si. Mais c’est moins fiable. L’homme se retire juste avant la fin. Il saute du train en marche, quoi, mais il ne faut pas qu’il rate son coup.

Les filles pouffèrent, mais Lucie, qui venait de comprendre pourquoi Richard s’arrachait à elle brusquement, s’empourpra.

— T’es vite gênée, constata Janine qui, elle, ne l’était pas.

Lucie était mal à l’aise, mais surtout inquiète : d’après son informatrice, qui semblait très sûre d’elle, la méthode n’était pas d’une efficacité absolue. Et si elle était enceinte ? Elle ne voulait même pas y penser.