XI

— V iva gli Americani !
Cris de joie, baisers envoyés de la main, fleurs, même, sorties on ne savait d’où, la liesse était telle dans les rues de Rome, la reconnaissance si palpable, que tous les nouveaux arrivants, journalistes et photographes compris, transportés par cette exaltation, se sentaient des âmes de libérateurs. Les femmes s’étaient faites belles : on ne remarquait pas les vêtements usés et les souliers éculés, on ne voyait que le rouge à lèvres, le sourire éclatant, les yeux brillants. Les enfants s’accrochaient aux portières des jeeps et les soldats les régalaient des tablettes de chocolat, chewing-gums et paquets de cigarettes dont ils s’étaient abondamment munis. Aux balcons, les gens agitaient de petits drapeaux américains. Ils les avaient probablement en réserve depuis l’été précédent, lorsque le débarquement de Sicile leur avait donné l’espoir qu’il serait suivi d’une reconquête rapide de la péninsule. Lucie, qui essayait de fixer sur la pellicule le plus heureux, la plus jolie ou le plus original, engoncée dans son faux uniforme qui la grattait comme un cilice, enviait aux femmes leurs bras nus et leurs robes légères. Au moins, elle était en jupe : le pantalon d’uniforme qui lui avait valu la désapprobation de la vendeuse n’était pas près de sortir de sa valise. La foule était si dense que les véhicules avançaient au pas. Steve les avait quittés en disant qu’il les retrouverait à l’hôtel Plaza réquisitionné pour la presse alliée.

— On descend, Lucie, décida Mike.

— Hep ! ne partez pas sans moi, protesta Gloria.

— Si tu laisses la jeep, on ne la reverra pas.

— C’est ça, dit-elle rageusement : toi, tu auras de quoi faire un papier terrible et moi, je n’aurai rien à raconter.

— On se relaie, d’accord ? J’y vais le premier et puis je viens te remplacer.

— Et si tu ne me retrouves pas dans tout ce bordel ?

— Si ça se produit, je repartirai avec toi du Plaza, intervint Lucie, je te le promets.

Gloria continua de maugréer, mais ils n’en tinrent pas compte. La population s’étant massée sur le passage des troupes victorieuses, les rues étaient presque vides dès que l’on s’en éloignait. Mike et Lucie, qui étaient à la recherche de quelque chose sortant de l’ordinaire, tentèrent leur chance auprès d’une vieille femme en noir assise sur une chaise basse devant sa porte.

Lucie l’aborda avec un sourire avenant.

— Madame, savez-vous que les Allemands sont partis et que les Américains défilent dans la rue voisine ?

La femme se contenta de grogner. Sans se décourager, toujours souriante, la photographe insista :

— Voulez-vous nous dire ce que vous ressentez ?

Une série de phrases gicla de sa bouche édentée tandis que Lucie se décomposait. Mike lui secoua l’épaule en réclamant :

— Qu’est-ce qu’elle dit ? Traduis !

Avant que Lucie ait pu réagir, une jeune femme jaillit de la maison, invectiva la vieille, puis s’adressa aux étrangers en les suppliant.

— Enfin, s’énerva Mike, vas-tu m’expliquer ?

— Plus tard.

La main sur le bras de la nouvelle venue, Lucie lui fit comprendre qu’elle n’avait rien à craindre.

— On s’en va, maintenant, dit-elle à Mike.

Tandis que la jeune femme forçait la vieille à rentrer, Lucie fit à son compagnon un résumé de ce qu’elle avait appris.

— La vieille a deux fils ou, plutôt, elle en avait deux. L’aîné était un partisan. Il a été tué par les Allemands au cours d’une embuscade qui a mal tourné. Le deuxième est avec Mussolini. Il risque de se faire tuer par les Américains. La jeune, c’est la femme du deuxième. Comme son mari est un ennemi des vainqueurs, elle a peur des représailles. Ces femmes n’ont rien à célébrer aujourd’hui.

La joie de Lucie était tombée, et elle aurait voulu retourner à la fête de la rue voisine pour tenter de la retrouver, mais il n’en était pas question : Mike était déjà en quête d’un autre interlocuteur. Il le trouva en la personne d’un vieil homme acariâtre dont la jambe raide était posée sur un tabouret. Il s’ennuyait et accepta volontiers de leur parler. De sa famille, d’abord, qui avait la préséance au chapitre de la rancœur.

— Vous croyez qu’il y en aurait eu un pour rester me tenir compagnie ? Pas du tout. Ils s’en foutent des vieux. Autrefois, on les respectait, on s’en occupait, mais maintenant… C’est tout juste s’ils ne me laissent pas crever de faim. Ils sont tous partis. Ils m’ont planté là pour aller acclamer les Américains.

Désignant une jeune femme trop maquillée qui se hâtait, il ricana méchamment :

— Mais je vois des choses quand même. Vous l’avez vue passer, cette putana ? Jusqu’à hier soir, elle couchait avec des Allemands, et à partir de ce soir, elle va coucher avec des Américains. Soi-disant pour nourrir sa famille. Quand son mari reviendra…, ajouta-t-il sans préciser ce qui l’attendait.

Sur un geste de Mike, Lucie demanda :

— Où est-il, son mari ?

Se rendant compte qu’il avait trop parlé, le vieux se referma et les regarda avec méfiance.

— Qui le sait ? marmonna-t-il.

— Il est de quel bord ? Mussolini ? Les partisans ?

Il haussa les épaules et répéta :

— Qui le sait ?

Incapables de lui soutirer autre chose, ils le laissèrent à sa solitude haineuse, et Lucie, qui préférait voir des gens en train de fêter, annonça à Mike qu’elle s’en allait à la recherche de Gloria. Comme il était clair qu’elle ne changerait pas d’avis, il la suivit sans insister. De retour dans la rue animée, ils s’entretinrent avec des badauds qui criaient leur joie d’être libérés des occupants. Ces gens répondaient volontiers aux questions du journaliste et se prêtaient de bonne grâce à la prise de photo. Les Allemands étaient partis la veille, et les Romains prenaient plaisir à raconter comment les officiers supérieurs avaient quitté les grands hôtels de la via Vittorio-Veneto : le Flora, l’Ambassadeur, le Savoia, le Ludovisi… Ils avaient entassé leurs valises dans les voitures, calmement et dans l’ordre, pareils à des touristes dont les vacances sont terminées. Évidemment, cela avait été moins facile pour les hommes de troupe : harassés, les uniformes sales et déchirés, ils s’étaient lamentablement traînés à pied sur les voies qui sortaient de la ville.

Les Romains leur apprirent aussi que plus rien ne fonctionnait dans la capitale : il n’y avait ni eau, ni gaz, ni téléphone. C’était pour cela qu’il était impossible d’obtenir une boisson fraîche malgré la chaleur. Ils fêtaient donc la libération au vin, au vermouth et aux liqueurs qui montaient vite à la tête. Ils comptaient sur les Américains pour tout rétablir au plus tôt et approvisionner la ville qui mourait de faim.

Conscient que les vainqueurs tenus au miracle ne pourraient pas s’en acquitter, Mike glissa à Lucie :

— Rien ne va aller mieux à court terme ni même peut-être à long terme. Je me demande comment ils vont réagir quand ils s’en rendront compte.

Le cortège de chars et de jeeps avançait si lentement qu’ils retrouvèrent facilement Gloria, dont l’étonnement prouva qu’elle ne s’attendait pas à ce qu’ils tiennent leur promesse. Le véhicule était plein d’enfants qui se mirent à discuter âprement en voyant les nouveaux venus. Persuadés que plusieurs d’entre eux devraient céder la place, ils étaient prêts à la défendre bec et ongles. Le remplacement de Gloria par Mike et l’éloignement des deux femmes rétablit la sérénité et ils se remirent à crier :

— Viva gli Americani !

Gloria, qui voulait écrire un article intitulé « Les choses de la vie quotidienne qui leur ont le plus manqué pendant la guerre », chargea Lucie de poser la question autour d’elles. Elles obtinrent les réponses les plus diverses, de la robe aux souliers neufs en passant par des meubles, une bicyclette, un poste de radio, une automobile, la possibilité de voyager et bien d’autres encore, mais l’interlocuteur ajoutait invariablement : après la pasta, bien sûr. La difficulté de se procurer de la farine blanche en privait les Italiens depuis plusieurs années.

— Vous nous apportez de la farine blanche, hein, les Américaines ?

Ce n’était pas vraiment une question, car ils en étaient sûrs, et ils partaient d’un grand éclat de rire, heureux d’imaginer le plat de pâtes qu’ils ne tarderaient pas à voir apparaître sur leur table. Les deux étrangères riaient avec eux, sans confirmer évidemment, puisqu’elles savaient que de la farine, il n’y en aurait pas avant longtemps.

Lorsque Gloria fut satisfaite de leur moisson de réponses et de photos, elles s’enquirent du chemin de l’hôtel. Il les éloigna de la foule et elles purent voir la ville. Jusqu’alors, les gens avaient occupé tout l’espace avec leur joie délirante, et elles n’avaient entrevu les bâtiments qu’à la manière d’un décor auquel on ne prête guère d’attention. À Naples, qui pourtant était bâtie de beaux édifices anciens, l’importance des destructions, rappelant sans cesse l’actualité de la guerre, empêchait la pensée de s’égarer du côté de l’histoire : le présent prenait toute la place et c’était cela qui comptait. À Rome, il en était tout autrement : seule une partie de la ville avait connu les bombardements ; ailleurs, les combats avaient laissé assez peu de traces. Lucie, muette d’admiration, découvrait la capitale de l’Italie intacte telle que dans le livre de Giuseppe. Elle ne savait où donner du regard et en oubliait son appareil photo. Gloria était tout aussi impressionnée et silencieuse. Pour ces natives du Nouveau Monde habituées aux villes neuves, le choc était intense.

Gloria ne recouvra la parole qu’arrivée à l’hôtel :

— Je vais rédiger mon article avant le repas. On se retrouvera ensuite.

— Est-ce que tu pourras me prêter ta machine à écrire quand tu auras fini ?

Surprise, la journaliste lui demanda avec un soupçon d’ironie :

— Tu as aussi l’intention d’écrire les articles qui iront avec les photos ? Je me réjouis de voir la tête de Juteau.

— Il faut bien que j’explique de quoi il s’agit. Quelqu’un s’en servira pour composer l’article à Montréal.

— Oui, ma belle, je te crois…

Gloria n’avait pas tort : Lucie se proposait d’écrire un texte qui serait un peu plus que la légende des photos avec l’espoir, qu’elle s’avouait à peine, qu’il serait publié. En attendant de pouvoir disposer de la machine à écrire, elle s’y mit à la main et rédigea des paragraphes d’une seule traite pour les reprendre, ajouter un mot, le retirer ou le remplacer par un synonyme qui soit plus évocateur, inversa des segments de phrases avant de rétablir sa première formulation, barra le tout pour recommencer en se disant que cela ne valait rien, mais revint ensuite au texte original. Lorsque Gloria frappa à sa porte, elle avait à peu près fini. Son papier raturé était illisible pour tout autre qu’elle.

Après y avoir jeté un coup d’œil, Gloria lui dit :

— Viens manger, tu le reliras ce soir à tête reposée.

Lucie regarda sa montre et constata avec surprise qu’il était effectivement l’heure du repas.

— C’est ton premier article ?

— Oui.

— Et tu as travaillé tout ce temps sans relever la tête ?

— En effet, et ça m’étonne.

— Tu devrais t’en féliciter : il y en a qui restent des heures devant la feuille blanche sans pouvoir s’extraire un seul mot.

Dans la salle à manger bondée de l’hôtel, elles allèrent s’asseoir avec Steve et Mike, déjà installés à une table un verre à la main.

— Aujourd’hui, Lucie, tu vas trinquer avec nous, lui intima Gloria : on est à Rome, il faut fêter ça !

— À condition que ce ne soit pas du marsala : je ne serai plus capable d’en avaler une seule goutte de toute ma vie.

— On dit ça… commenta Mike, désabusé.

Gloria revint avec, miracle, deux martinis, et ils levèrent leur verre à la Ville éternelle.

— Vous croyez qu’ils vont réussir à nous servir quelque chose de bon ? demanda Steve avec l’air d’espérer que ce serait le cas. Avant la guerre, c’était un restaurant réputé.

Il déchanta sous les rires de ses commensaux lorsqu’un maître d’hôtel stylé déposa cérémonieusement devant lui une assiette sur laquelle trônait, à côté du corned-beef, une sardine qui venait aussi d’une boîte.

 

Le lendemain, tous les journalistes grimpèrent la Cordonata, l’imposant escalier conçu par Michel-Ange, pour assister à l’arrivée au Capitole des chefs d’armée alliés. Place de Venise, où ils attendaient, ils eurent le temps d’admirer l’architecture des lieux et de photographier le fameux balcon du palais Venezia, d’où le Duce avait coutume de s’adresser à la population, ainsi que le monument dédié au roi Victor Emmanuel II symbolisant l’unité italienne. Quelqu’un fit remarquer qu’en ce jour de juin 1944, l’unité italienne était surtout un vœu pieux.

Le premier des chefs alliés fut le général Clark.

— Il a réussi à devancer les autres, apprécia Mike. Fameux sprinter !

Il fut suivi de près par les généraux américains Truscott et Keyes, le général français Juin et le général italien Bencivenga, qui était accompagné de nombreux chefs de la Résistance. Lucie eut la confirmation que les Anglais n’étaient pas encore là. Clark profita de la présence des journalistes et des photographes pour faire une conférence de presse où il déclara que c’était un grand jour pour la Ve armée, ainsi que pour les troupes françaises, britanniques et américaines qui avaient contribué à la victoire.

Lucie photographia le conquérant de Rome qui prenait un évident plaisir à parader, puis elle nota ses paroles avant de les oublier. Comme ses confrères, elle se précipita ensuite au Stampa Estera, centre provisoire de la presse étrangère, où des machines à écrire étaient mises à leur disposition. Elle dactylographia l’article qui rendait compte de la matinée, puis elle l’apporta au service de la censure avec celui de la veille, dont elle avait pris soin de se munir. Pour le moment, elle ne pouvait rien faire d’autre. Elle savait qu’elle avait outrepassé son rôle, qu’elle n’était chargée que de la photo, et encore dans le cadre de l’armée canadienne, mais elle avait tiré parti de son mieux des circonstances. Ce serait à Trudelle de décider si elle avait eu raison.