À son retour, Lucie avait une missive de Richard envoyée peu après la précédente.
Je ne t’en ai pas parlé dans l’autre courrier, disait-il, parce que ce n’était pas encore sûr, mais maintenant, c’est officiel : je vais finalement aller au front. Ce n’est pas à titre de correspondant de guerre comme je l’aurais souhaité, mais peu importe. Après tant d’années de conflit et tant de morts, l’armée est moins regardante sur la qualité de sa chair à canon et j’ai été accepté comme volontaire. Je suis sur le point d’embarquer pour ce que nous appelons les vieux pays. Inutile de te dire que je n’ai pas oublié mon Rolleiflex et que j’espère pouvoir m’en servir même si ce n’est pas mon mandat. Si tu avais été à Montréal, je t’aurais demandé d’être ma marraine de guerre, mais je crains que, vu nos situations respectives, les missives n’aient quelques difficultés à se rendre. Je te donne quand même l’adresse à partir de laquelle les autorités feront suivre mon courrier, à supposer que tu puisses m’envoyer un mot de temps en temps.
Amicalement,
Richard.
P.-S. : Au cas où tu rentrerais à Montréal avant moi et où tu aurais besoin d’un point de chute, j’ai laissé la clé de mon appartement à Jacinthe.
Lucie l’imagina en tenue de soldat, armé d’un fusil au lieu d’un appareil photographique, décidé coûte que coûte à être témoin de ce qui se passait. Elle pensa, le cœur serré, que, désormais, lui aussi serait en danger. Le ton qu’il avait employé dans sa lettre l’avait peinée : la mention du rôle de marraine de guerre, le plus souvent dévolu à une parfaite inconnue, lui donnait l’impression d’être considérée comme une relation sans importance. Mais puisque c’était ce qu’il voulait, elle allait accéder à son désir et bien remplir sa mission en lui envoyant un courrier hebdomadaire dans lequel elle userait du même ton léger que lui. Elle commença tout de suite avec un récit humoristique de sa visite au camp de repos.
En allant déposer sa lettre, Lucie apprit que les soldates avec lesquelles elle avait traversé l’Atlantique étaient installées à Rome. Elle retourna à l’hôtel prendre les tirages des photos réalisées lors du voyage et se présenta à leur local, où elle demanda à être reçue par la capitaine Fairlie. Celle-ci se plut à la faire attendre, mais Lucie avait trop côtoyé l’armée pour en être étonnée, et elle en profita pour engager la conversation avec la jeune fille qui gardait l’entrée. Bien qu’elles ne se fussent pas vraiment fréquentées pendant la traversée, elles se connaissaient, et Lucie obtint des réponses à ses questions. Lorsque la gradée la reçut, elle savait déjà à quoi étaient employées les membres du CWACS en Italie : elles servaient essentiellement de commis auprès d’unités du quartier général, effectuant du travail administratif de soutien, remplissant des formulaires ou dactylographiant du courrier qu’elles avaient au préalable pris en sténographie. Lucie se souvint que Mariana s’était plainte de l’inutilité de l’entraînement sportif qui lui avait été imposé ; ce ne seraient pas ses fonctions actuelles qui la feraient changer d’avis.
Quand elle fut introduite dans son bureau, la capitaine Fairlie, selon un rituel bien établi dans l’armée, continua d’écrire quelques minutes avant de daigner s’apercevoir de sa présence. La journaliste eut le temps de regarder autour d’elle. La pièce, qui n’était pas grande, ne comportait qu’une table, un classeur et une chaise pour les visiteurs. Mais sur le mur, bien en évidence derrière l’occupante des lieux, avait été accrochée une unique photographie qui représentait une scène militaire. Tout le monde était de profil : on y voyait la troupe de CWACS et la capitaine Fairlie, deux pieds en avant des filles, qui recevait, avec une expression d’extase obséquieuse, une poignée de main d’une jeune femme plus gradée qu’elle. Lorsqu’elle se décida à lever la tête, la capitaine salua sèchement la photographe et lui demanda ce qu’elle voulait.
— Sur la photo, derrière vous, qui est-ce ?
— Colonel Margaret Eaton, directrice générale des CWACS, répondit-elle d’une voix qui permettait presque de l’entendre claquer des talons.
— Une personne remarquable, commenta Lucie avec componction. Elle est en train de vous féliciter, si je ne m’abuse ?
— Elle venait de passer la troupe en revue et, effectivement, elle l’avait trouvée irréprochable.
Lucie lui tendit un cliché pris à Naples à la descente du bateau.
— Je vous ai apporté une photo de votre arrivée en Italie. Là aussi, elles sont impeccables.
C’était vrai : toutes les jeunes femmes sans exception avaient la jambe et le bras en l’air, formant exactement le même angle avec leur corps, et le visage dénué de toute expression ; la capitaine elle-même arborait son faciès courroucé des grands jours. Elle saisit le cliché, l’examina sans rien montrer de ses sentiments, et le lui rendit.
— Non, c’est pour vous.
— Merci, répondit-elle en le déposant sur son bureau.
Estimant qu’elle avait fait assez de lèche-bottes, Lucie exposa le but de sa visite, qui était de faire un reportage photographique sur les CWACS à Rome. Faute de trouver un prétexte pour refuser, la capitaine accepta, mais en y mettant des réserves.
— Vous ne devez pas vous déplacer seule à l’intérieur des bureaux et il faudra me montrer tout ce que vous écrirez sur le sujet. Je veux aussi voir les photos.
— D’accord, promit Lucie, qui n’avait pas le choix.
— Je vais trouver quelqu’un pour vous accompagner.
Lucie remercia, et la capitaine la remit entre les mains d’une pète-sec dans son genre en recommandant :
— Que ce soit le plus rapide possible : elles sont très occupées et n’ont pas de temps à perdre.
Sa guide la conduisit dans une grande salle où le cliquetis des machines à écrire était assourdissant. Les soldates, concentrées sur leur travail, ne s’apercevaient de leur présence que lorsque l’éclat du flash les éblouissait. En reconnaissant Lucie, elles s’arrêtaient pour échanger quelques mots, mais la récréation était vite interrompue par le cerbère qui entraînait la photographe un peu plus loin. De ses plus proches compagnes de voyage, il n’y avait que Janine, qui manifesta sa joie de la revoir. Elle lui apprit que les autres faisaient toujours partie du groupe : elles avaient été envoyées ailleurs pour la matinée. Lucie lui donna les photos de la traversée, y compris celles de Mariana et de Marthe, et lui montra qu’elle avait écrit ses coordonnées à l’arrière. Elle l’invita, ainsi que ses amies, à la contacter pour qu’elles puissent se retrouver pour la soirée lorsqu’elles auraient le droit de sortir.
— Pas de problème : le soir on est libres.
Comme il n’y avait plus rien à voir dans les bureaux, Lucie demanda à son accompagnatrice si elle pouvait visiter l’endroit où elles dormaient.
— Ce n’est pas ici. Il vous faudra une autre autorisation.
— Très bien, je vais me la procurer.
Elle lui fut accordée du bout des dents avec pour consigne de ne pas inciter les jeunes filles à l’indiscipline. Lucie comprit que la capitaine voyait d’un mauvais œil son retour dans l’orbite de ses subordonnées. Elle devait penser que la photographe, dispensée par son métier d’être sous la coupe de quelqu’un qui aurait voulu son bien, menait une vie sans morale, et il était clair qu’elle aurait souhaité lui interdire la fréquentation des soldates, mais apparemment elle n’en avait pas le pouvoir.
Lucie alla le soir même à l’adresse qu’elle avait obtenue. Les CWACS disposaient de chambres individuelles à l’étage, et ses amies, qu’elle retrouva après leurs heures de travail, lui firent visiter les leurs. Bien que ces pièces minuscules fussent toutes meublées à l’identique, elles avaient réussi à les personnaliser et à les rendre attrayantes. Lucie put constater que les photos qu’elle avait apportées le matin étaient déjà exposées avec celles de leurs familles. Elles étaient entourées de toutes sortes d’objets-souvenirs que les jeunes filles achetaient à chacune de leurs sorties. Les GI’s faisaient la même chose. Lucie, pour sa part, n’en ressentait pas le besoin : ses souvenirs à elle, ce seraient les photos. Incapable de se défaire de ce qu’elle avait jugé assez bon pour être photographié, elle gardait toutes les planches-contacts, même s’il n’y avait aucun cliché à sauver pour l’agence.
Dans les chambres, l’espace était tellement réduit que le seul moyen de photographier l’intérieur fut d’installer le trépied dans le couloir devant la porte ouverte. Malgré cela, les soldates étaient enchantées de leur logement après la promiscuité de la cabine du bateau et du dortoir du camp d’entraînement. Le rez-de-chaussée comportait les parties communes : une vaste cuisine, un salon meublé de fauteuils et une salle de bains où il fallait faire la queue.
Lucie croyait passer la soirée à parler avec les soldates au salon, mais il n’en fut pas question : elles voulaient aller danser. Enchantées d’être enfin à Rome, elles comptaient sur Lucie, qui les avait précédées et avait les coudées franches, pour les initier à la vie nocturne. Pendant que les jeunes filles se préparaient à tour de rôle, Lucie bavarda avec les autres, qui n’eurent pas grand-chose à lui apprendre : depuis leur arrivée, elles avaient été gardées assez près de l’armée pour accomplir leur travail, mais assez loin pour n’avoir de contact avec aucun collègue masculin.
Elles commencèrent par manger dans une trattoria proche de l’hôtel Plaza, puis se rendirent dans un bar où l’on dansait. Elles s’en donnèrent à cœur joie, ne ratant aucune danse jusqu’à ce qu’arrive l’heure où elles devaient rentrer. Mariana fit remarquer que ça allait être dur de se lever le lendemain, mais elle n’en était pas chagrine parce qu’il y avait longtemps qu’elle ne s’était pas autant amusée. Lucie avait également passé une bonne soirée : la simplicité des soldates, qui se distrayaient sans se poser de questions, était rafraîchissante et la reposait de Gloria, qui avait l’art de compliquer ses relations avec les autres. Elles se quittèrent sur la promesse de recommencer souvent.