II

Après leur brève entrevue, le capitaine Scott avait ignoré Lucie qui, en retour, s’était gardée de se rappeler à son souvenir. Par contre, elle avait plaisir à fréquenter le sergent Robertson, un jeune homme charmant qui aimait singer son supérieur et le faisait avec un certain talent. Interrogé par Lucie sur l’origine des préventions du capitaine à son encontre, il lui apprit que le fait qu’elle soit une femme n’était qu’une circonstance aggravante : son péché le plus grave était d’être une civile. L’armée possédait ses propres photographes, cinéastes et journalistes, et le capitaine estimait, comme la plupart des gradés, qu’ils suffisaient à informer la population.

— Évidemment, le fait qu’ils soient soumis à une sévère censure n’est pas étranger à cette opinion. Cela dit, ne vous faites pas d’illusions : vous serez censurée aussi, mais il y a toujours des choses que l’armée voudrait garder secrètes qui finissent par se savoir grâce aux journalistes civils.

Quoique légèrement plus âgé que les autres garçons de la troupe, Robertson n’avait pas une plus grande expérience de la guerre. Le capitaine l’avait choisi parce qu’il avait étudié le droit pendant deux ans et, surtout, pour une connaissance du français que lui-même ne possédait pas, et qui pourrait lui être utile dans ses rapports avec les recrues du Québec ainsi qu’avec ses homologues français en Italie. Malgré l’irascibilité de son supérieur, Bill Robertson était content d’un poste qui lui évitait l’ennui des longues périodes d’inactivité et lui permettait de se rendre partout et d’être au courant de tout. Grâce à lui, Lucie put faire, de la cabine qui servait de bureau au capitaine, des photos pour lesquelles elle n’aurait jamais obtenu d’autorisation. Ils y étaient allés en catimini, pendant que le capitaine, incommodé par une digestion difficile, se reposait dans sa cabine personnelle. Robertson semblait inconscient des risques encourus, à moins qu’il ne s’en moquât. Elle s’interrogea plusieurs fois sur ses motivations sans pouvoir déterminer s’il voulait l’impressionner ou bien se donner un frisson en jouant avec le feu. Les deux, peut-être.

Malheureusement, Lucie n’avait pas grand espoir de photographier la salle des machines ou le poste de navigation, car ces lieux étaient gardés par des hommes qui prenaient la sécurité trop au sérieux pour risquer une imprudence à la seule fin de lui être agréable. On les avait prévenus contre les journalistes, leur disant qu’ils étaient prêts à tout pour un cliché, même à mettre le bateau en péril. Dûment avertis, ils se méfiaient d’elle comme de la peste, même si elle avait l’air d’une jeune fille inoffensive.

Le soir, elle allait passer un moment au bar des officiers, haut lieu des fausses informations et des ragots, dans l’espérance, toujours déçue, d’apprendre quelque chose d’intéressant. Tous savaient que les soldats se rendaient en Italie, en renfort des troupes qui combattaient depuis leur débarquement en Sicile l’année précédente, mais aucun n’était davantage informé.

Lucie ne restait jamais longtemps seule devant son martini : il y avait invariablement quelque gradé subalterne qui s’empressait de lui offrir du feu dès qu’elle prenait une cigarette avant d’engager la conversation sur un ton badin. Ils étaient aimables avec elle et lui faisaient la cour, sans trop montrer le peu d’estime qu’ils éprouvaient pour une femme qui, selon leurs critères, avait forcément la morale légère puisqu’elle partait à l’aventure. Cependant, personne ne se risquait plus à lui faire des propositions directes et publiques depuis l’incident avec l’aspirant Thompson. Comme elle arrivait au bar où il avait déjà vidé plusieurs verres, ce dernier l’avait grossièrement interpellée et, joignant le geste à la parole, l’avait prise par la taille et avait tenté de l’embrasser. La joue rougie des cinq doigts de la main droite de Lucie, il avait été la risée de toute la salle. Depuis, bien que le jeune homme affectât l’indifférence à son égard, elle avait plusieurs fois surpris le regard mauvais qu’il posait sur elle.

Malgré leur évident désir de nouer une relation plus intime avec la photographe, aucun des officiers de marine ne répondit aux allusions qu’elle faisait à une possible visite illicite des installations du navire. Aussi, lorsque Thompson lui glissa à l’oreille, un soir avant qu’elle quitte le bar, que pour se faire pardonner il l’attendrait à l’entrée de la coursive est du pont supérieur une heure plus tard afin de la conduire au poste de pilotage, elle accepta aussitôt. Il prétendait que le bateau était ce soir-là sous la responsabilité d’un ami qui était d’accord pour la laisser entrer.

Tout excitée, elle retourna à sa cabine chercher le matériel. Elle allait faire des photos sensationnelles ! Trudelle aurait la confirmation qu’il avait bien fait de l’engager comme correspondante de guerre. Elle eut du mal à ne pas confier à ses voisines de chambre qu’elle était sur le point de réaliser un reportage inespéré.

Lorsqu’elle rejoignit l’aspirant, il eut un sourire satisfait qui la fit hésiter. Tous les autres s’étaient dérobés, et lui s’était proposé sans même qu’elle le sollicite. Bien qu’il prétendît se faire pardonner, c’était peut-être un piège, car il avait toujours eu l’air plus rancunier que contrit. Mais elle avait trop envie de faire ces photos pour tenir compte de sa mauvaise impression. En se disant qu’il ne pouvait guère l’entraîner dans une situation délicate sans se mettre lui-même en danger, elle n’avait pensé qu’aux conséquences désastreuses d’une rencontre inopinée avec le capitaine Scott ou l’officier de marine qui l’avait précédemment rabrouée, mais ce n’était pas cela qui était à craindre, comme elle le devina enfin en constatant qu’il la conduisait dans une enfilade de corridors et d’escaliers où il n’y avait pas âme qui vive, et qui descendaient dans le ventre du bâtiment. Ces lieux étaient bien loin du poste de pilotage, lequel, au contraire, surplombait le navire. Sûre d’être tombée dans un traquenard, elle se demanda comment en sortir. Impossible de partir en courant : si elle faisait demi-tour seule, elle se perdrait aussitôt. Sans compter qu’il n’aurait aucun mal à la rattraper. Or, il fallait qu’elle s’arrête avant qu’il ne la pousse dans une cabine ou une quelconque pièce déserte où elle serait à sa merci. Elle devait trouver un moyen de se tirer de là, et vite. La seule idée qui lui vint fut de feindre un malaise.

— Je ne me sens pas bien, prétendit-elle d’une voix qu’elle n’eut pas de mal à rendre oppressée, je préfère renoncer.

— Mais non, on y est presque, répondit-il sans se retourner.

Elle s’appuya au mur et, une main crispée sur la poitrine, se mit à haleter. Il s’arrêta et demanda sans aménité :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle hoqueta :

— Je suis claustrophobe. J’ai besoin d’air.

Il la regarda avec suspicion. Elle plissa son visage en une mimique douloureuse et son souffle devint rauque.

— Ça vous arrive souvent ?

Elle fit une réponse incompréhensible. Il hésitait encore. Alors, elle s’effondra. Désormais convaincu, il la saisit sous les bras pour la relever et lui dit sur un ton où perçait l’inquiétude :

— Je vous ramène en haut, tenez bon.

Elle s’accrocha à lui tout en maintenant une respiration saccadée. Ils repartirent en sens inverse. Étant donné qu’il la portait à moitié, ce fut long. Lucie, qui avait envie de prendre ses jambes à son cou, avait l’impression qu’ils n’arriveraient jamais à l’air libre. Après qu’ils y furent enfin parvenus, elle joua la comédie un moment encore : inutile d’aggraver sa rancune en lui montrant qu’elle l’avait trompé. Peu à peu, elle régularisa son souffle. Quand elle considéra qu’elle pouvait décemment avoir l’air remise, elle le remercia pour son aide et alla jusqu’à s’excuser du dérangement qu’elle lui avait causé. Il la quitta sèchement, n’arrivant visiblement pas à déterminer si elle était idiote ou si c’était lui qui l’avait été.

Elle, elle n’avait aucun doute à ce sujet : il y avait eu deux sots dans l’affaire. Comment avait-elle pu se mettre dans une situation aussi scabreuse ? Parce qu’elle avait eu trop envie de faire des clichés uniques pour se fier à son intuition. Si elle avait un tant soit peu réfléchi, elle aurait compris qu’un aspirant n’avait guère de chances d’avoir un ami dans le poste de pilotage. D’ailleurs, ils devaient être plusieurs à cet endroit et leurs ordres étaient stricts : jamais elle n’aurait dû imaginer qu’il lui soit possible d’y avoir accès. De nuit, en plus ! Elle avait reçu une nouvelle leçon, mais elle avait été bien près d’y laisser des plumes. Il faudrait qu’elle veille à être moins impulsive et plus méfiante. Elle pensa à Giuseppe et à Richard qui lui avaient dit que rien dans son éducation ne l’avait préparée à affronter la vie hors du cocon familial. Ils avaient raison, mais elle se déniaisait rapidement. Après une petite semaine de voyage, elle avait déjà appris plusieurs choses qu’elle n’oublierait pas.

 

Un vent d’excitation souffla sur le bateau lorsqu’ils approchèrent de Gibraltar. Le trajet touchait à sa fin. Avant d’aller sur le pont scruter l’horizon dans l’espoir d’apercevoir le rocher, Lucie s’enferma dans la cabine et s’interdit d’en sortir tant qu’elle n’aurait pas écrit sa lettre à Richard.

Dès l’en-tête, elle eut des doutes. Dire juste Richard, c’était trop sec, mais Cher Richard, trop convenu : on l’employait pour tout le monde. Quant à Mon cher Richard, cela n’allait pas non plus : le possessif n’était pas de mise pour s’adresser à un homme qu’elle avait refusé d’épouser. Elle décida de remettre ce choix à plus tard, lorsque la lettre serait terminée. Mais le texte ne fut pas plus facile à rédiger. Après avoir effacé plusieurs brouillons, dans lesquels elle avait essayé d’évoquer leurs relations sans trouver le ton juste, elle résolut de ne parler que du présent.

 

Nous sommes sur le point d’arriver, et la période de transition qu’a constitué le voyage se termine. Elle n’a pas été inutile : j’y ai perdu par à-coups, qui fort heureusement n’ont blessé que mon amour-propre, une partie de la naïveté et de l’ignorance qui m’ont valu d’être échaudée à plusieurs reprises. Je me suis consolée de ces désagréments en pensant que ce que j’apprends sur le bateau ne sera pas à découvrir plus tard, dans des circonstances où cela pourrait être plus dommageable. Le récit de mes petites mésaventures t’amuserait sans doute, mais si je supprimais tout ce que je ne peux pas dire, il n’en resterait pas assez pour atteindre ce résultat. J’ai déjà plusieurs pellicules que je développerai en arrivant. Je me demande souvent si je fais du bon travail, mais je le saurai bientôt : s’il n’est pas content, mon chef n’aura aucune réticence à m’en informer.

Ma dernière phrase me paraît irréelle, et je dois avouer que j’ai par moments l’impression d’être dans un rêve dont je m’éveillerai pour me rendre compte que nous sommes le dix mai, veille de mon anniversaire, et que rien n’est arrivé. Mais c’est faux, je le sais bien, et je sais aussi que ma vie désormais sera ce que j’en ferai. J’ai choisi l’indépendance, et il faudra l’assumer. Je n’ai aucun regret, mais j’ai évidemment quelques appréhensions ; le contraire serait de l’inconscience. Néanmoins, je me prépare à descendre du navire d’un pas sûr pour affronter l’avenir.

 

Elle relut sa missive d’un œil critique, trouva la fin pompeuse et un peu ridicule, mais fut incapable de faire mieux. Elle termina en disant : J’espère que pour ta part tu couvres des événements intéressants. Puis elle signa : À toi, Lucie. Finalement, elle écrivit en en-tête : Mon cher Richard. Et elle ajouta en post-scriptum : Tu es très souvent dans mes pensées. Puis elle cacheta la lettre avant de se donner le temps d’y réfléchir et de penser que les mots tendres n’étaient peut-être pas de mise.