Les autorités militaires donnaient l’autorisation de rejoindre les troupes au compte-gouttes, et les journalistes devaient souvent se contenter des communiqués officiels. Pour tenter d’en savoir davantage, ils prenaient d’assaut les soldats permissionnaires dès qu’ils arrivaient à Rome, mais ceux-ci n’étant pas dans le secret des stratèges, la récolte était pauvre. De plus, ils n’avaient qu’une envie : oublier la guerre et s’amuser. Lucie, pour sa part, n’avait pas obtenu un seul laissez-passer pour le front. On lui répondait toujours : pas pour le moment. Elle avait fait valoir que ses collègues en avaient eu, mais l’argument qu’on lui opposait était que les troupes canadiennes se trouvaient dans une position plus délicate que les autres et qu’il fallait la garder secrète. Persuadée qu’en réalité le refus était motivé par les mêmes raisons qu’à Naples, elle se disait qu’elle avait été bien naïve de croire que l’ostracisme était terminé lorsqu’elle avait visité les soldats au repos : c’était justement parce qu’il ne s’y passait rien qu’on lui avait permis de s’y rendre.
Comme ses confrères, elle fréquentait les bars proches des hôtels où étaient logés les permissionnaires canadiens dont elle espérait les informations que son journal attendait. Elle allait danser avec eux et souvent ses amies soldates étaient là, ainsi que Mario, le Montréalais rencontré à Naples, qui avait le mal du pays et lui parlait de Lizza et de son petit Andrea.
De manière à ne pas avoir à éconduire un jeune homme trop entreprenant, Lucie n’acceptait leurs invitations que s’ils étaient en petit groupe et partageait équitablement les danses entre eux. Son attitude de camaraderie les incitait davantage à évoquer le pays, dont ils avaient la nostalgie, qu’à engager un flirt.
Malgré leur refus de parler de la guerre lorsqu’ils étaient interrogés, ils y revenaient toujours sans s’en rendre compte une fois mis en confiance. Depuis des mois, c’était toute leur vie, et ils en avaient la tête pleine. Ils commençaient avec les épisodes de l’existence militaire dont on pouvait rire : les repas incongrus qui leur faisaient ouvrir des paris pour déterminer ce que contenait la gamelle, la visite inattendue d’une chèvre sous la tente, les maladresses d’un novice qui lui avaient valu quelques avanies, les imbécillités qu’on lui avait fait croire. Mais passé le stade des gros rires, après quelques verres d’alcool, le ton changeait. Dans la conversation, apparaissaient peu à peu les souvenirs pénibles : moustiques siciliens qui les avaient harcelés sans relâche, marches forcées, manque de ravitaillement que les combats empêchaient d’acheminer. Ce n’était qu’en fin de soirée, comme s’il n’y avait soudain plus rien d’autre à dire, que venait l’évocation des compagnons gravement blessés et, enfin, de ceux qui avaient été tués. La virée vouée au plaisir finissait dans la mélancolie et la tristesse.
Gloria, qui se contentait de boire un verre avec les GI’s et affirmait que c’était bien suffisant pour apprendre le peu qu’ils savaient, ne comprenait pas comment sa consœur pouvait s’imposer ce qu’elle considérait comme une corvée. Lucie lui répétait qu’elle faisait son devoir de citoyenne en entretenant le moral des soldats, et Gloria levait les yeux au ciel. Pendant ces soirées, Lucie ne s’ennuyait pas, au contraire : la fréquentation des militaires la rapprochait d’Edmond, dont elle ressentait douloureusement l’absence. Ce que ces garçons lui racontaient, c’était aussi sa vie à lui, dont il n’avait rien dit et qu’il continuait de taire dans ses lettres. La missive quotidienne qu’il lui écrivait ne parlait que d’amour et d’avenir, et sa réponse à elle était à l’unisson.
Le 15 août, ce fut le débarquement de Provence, qui suscita beaucoup d’espoir et d’enthousiasme, comme l’avait fait celui de Normandie, jusqu’à ce que la nouvelle se répande qu’une bonne part des troupes qui combattaient en Italie devraient être envoyées en France.
— Les soldats, ricana Mike, ce n’est pas comme les poissons de l’Évangile : on ne peut pas les multiplier, il faut les prendre là où ils sont.
— Et ça va prolonger les choses ici, devina Lucie.
— Exactement, jeune fille. Si Clark avait poursuivi les Allemands au lieu de venir se pavaner à Rome, on n’en serait pas là.
Les journalistes savaient qu’il y avait des mouvements de troupes, mais les généraux, ne voulant pas que l’ampleur de la diminution de leurs effectifs soit dévoilée et connue de l’ennemi, ne leur accordaient pas l’autorisation de les rejoindre. Ils traînaient à Rome, se repaissant des merveilles artistiques de la ville pour les uns, se contentant de profiter du renouveau de la vie nocturne pour les autres. Délivrée de son accord avec Mike depuis l’arrivée du nouveau photographe, Lucie marchait sans se lasser dans les rues en compagnie de Gloria, qui avait cessé de bouder. Steve restait muet devant un verre qu’il ne vidait pas, Mike ne dessaoulait plus et Gus intriguait pour partir en France avec les renforts. Les journalistes, laissés sur la touche, jouaient furieusement aux cartes en commentant avec passion l’avancée des Alliés sur le front de l’Atlantique, progrès qu’ils suivaient grâce aux reportages de leurs confrères plus chanceux.
Lorsque Edmond écrivit à Lucie qu’il arrivait le lendemain pour vingt-quatre heures, elle fut prise d’une fébrilité qui la rendait incapable de tenir en place. Pour brûler son trop-plein d’énergie, elle décida de grimper la colline du Pincio afin de visiter la Villa Medici, où elle n’avait pas encore eu l’occasion d’aller. Elle flâna longuement dans les jardins, parmi les pins, les cyprès et les chênes verts, s’arrêtant pour admirer les statues, puis elle monta sur la terrasse de la villa d’où l’on découvrait la ville avec ses multiples dômes, ses façades blanches, ocre et rouges, et, à l’horizon, les collines bleutées qui l’entouraient.
Tout en marchant, elle pensait au jeune homme, à ses sentiments pour lui qui avaient évolué si vite et pris tant d’importance dans sa vie, et cela lui permettait de comprendre que l’amour qu’elle avait cru avoir pour Jocelyn n’était en fait que la projection d’émotions empruntées à la littérature et au cinéma : elle avait aimé une figure forgée de toutes pièces par son imagination de jeune fille désireuse de ressentir ce qu’elle ne connaissait que par ouï-dire. Et Richard ? Il s’agissait d’une amitié amoureuse, paisible et rassurante, sans comparaison possible avec le désir de voir Edmond, d’être avec lui, de ne plus le quitter. Edmond, qui ressentait la même chose qu’elle, lui avait demandé dans une de ses lettres de l’épouser après la guerre, et elle avait accepté, sans la moindre hésitation.
Malgré sa lassitude, elle eut du mal à s’endormir pendant la nuit qui suivit. Croyant trouver de l’aide dans la lecture, elle ouvrit l’anthologie et tomba sur un poème d’Apollinaire qui la replongea dans les craintes qu’elle nourrissait pour l’avenir.
Si je mourais là-bas, sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Si elle n’avait pas su que le soldat poète parlait d’amour depuis une autre guerre, celle que le monde avait, comme toujours, crue la dernière, elle aurait pu imaginer que ce poème, peuplé de souvenirs et d’espoirs, d’absence et de fantasmes, était aussi actuel que la conversation des militaires avec qui elle dansait.
Edmond avait choisi pour leur rendez-vous un lieu symbolique : le Ponte Garibaldi, où ils avaient échangé leur premier baiser. Son impatience l’y avait conduite trop tôt et, en attendant son arrivée, elle pensait à cette première étreinte et à celles qui avaient suivi dans les rues désertes de la ville endormie. Elle savait que l’élan qui les poussait l’un vers l’autre ne se satisferait pas de baisers. Ils iraient plus loin. Ils le voulaient tous les deux. Mais la crainte qu’il n’ait pas vraiment compris quelles avaient été ses relations avec Richard la tourmentait. Elle ne se souvenait plus des termes qu’elle avait employés. Avait-elle été assez claire ? Peut-être la croyait-il vierge ? Dans ce cas, serait-il déçu ? choqué ? Pire : la mépriserait-il ? Pour bien des hommes, les jeunes filles se séparaient en deux catégories : les vierges et les putains. Elle espérait qu’Edmond ne pensait pas ainsi, mais elle l’ignorait.
Pour passer le temps, elle observait les barques sur le Tibre, puis elle jetait un regard sur le pont, à gauche et à droite, ne sachant pas de quelle direction il viendrait. Quand elle le distingua parmi les passants, l’émotion lui coupa les jambes, l’empêchant d’aller à sa rencontre. Pas très grand — il la dépassait de peu —, il avait la grâce juvénile d’un adolescent, mais son visage était celui d’un homme que la vie avait déjà marqué bien qu’il fût à peine au milieu de la vingtaine. Il avait les cheveux bruns et les yeux bleus qu’ont souvent les Irlandais et un sourire plein de charme. Quand ils ne furent qu’à un pas l’un de l’autre, il s’arrêta. Ils se regardèrent, incrédules, puis ils s’étreignirent violemment.
— Tu m’as tellement manqué, Lucie. Depuis qu’on s’est quittés, je n’ai pensé qu’à ce moment. Je voudrais te garder toujours contre moi.
Ils s’embrassèrent, se regardèrent au fond des yeux, se répétèrent qu’ils étaient tout l’un pour l’autre, puis, la main dans la main, ils finirent de franchir le Tibre pour entrer dans le Trastevere.
— Qu’as-tu envie de faire ? Où veux-tu que nous allions ?
Elle ne voulait rien d’autre qu’être avec lui. Alors, il s’arrêta, la prit aux épaules et la regarda gravement.
— Moi, ce que je souhaite le plus au monde, c’est être seul avec toi. Mais c’est à toi de décider : si tu penses qu’il ne faut pas, ou que c’est trop tôt, je ne t’en reparlerai pas et je t’aimerai tout autant.
— C’est aussi ce que je veux.
Ils se mirent en quête d’un hôtel. N’osant entrer dans ceux qui leur paraissaient trop cossus et dédaignant ceux qui leur semblaient un peu louches, ils se présentèrent dans un établissement modeste qui affichait : English spoken, ce qu’ils tinrent pour un signe de sérieux. Edmond demanda une chambre pour monsieur et madame Pearce.
— Pour combien de temps ?
— Une nuit.
— Et vous n’avez pas de bagages ?
— Non. Enfin, si, mais pas… C’est-à-dire que…
— Désolé, messieurs dames, nous sommes complets.
Ils battirent en retraite, honteux.
— Je suis navré, Lucie. J’aurais dû me douter que sans bagages, nous ne serions acceptés que dans un type d’hôtel où nous ne voudrions jamais poser les pieds.
Elle affecta d’en rire, mais il se reprochait de l’avoir mise dans cette situation. Il la prit dans ses bras.
— Je te demande pardon.
Elle lui sourit. Il sourit aussi et l’embrassa sur la joue.
— On va oublier ça en buvant un café, d’accord ?
Elle acquiesça, et ils se remirent à flâner dans les rues, à la recherche d’une terrasse agréable. Pour effacer l’incident, ils engagèrent une conversation neutre. Lucie parla d’Apollinaire, qu’il connaissait, et Edmond d’un poète canadien-français, un certain Hector de Saint-Denys Garneau, dont elle n’avait rien lu.
— Je te l’apporterai à ma prochaine permission. Tu aimeras ça.
Si chacun d’eux pensa qu’une prochaine permission était bien hypothétique, ils n’en dirent rien. Ils finirent par quitter la terrasse sans avoir rien projeté, n’osant ni l’un ni l’autre aborder le sujet. Le hasard vint à leur secours sous la forme d’un magasin qui vendait toutes sortes de sacs et de valises. Edmond regarda interrogativement Lucie, qui l’encouragea d’un signe de tête. Il était tellement heureux qu’elle ne lui garde pas rancune du fâcheux incident qu’il eut envie de faire le clown.
— Madame Pearce, dit-il d’un ton cérémonieux accompagné d’une courbette, seriez-vous d’accord pour que nous procédions à notre premier achat de couple ?
— Volontiers, répondit-elle avec une révérence tout aussi protocolaire.
Ils éclatèrent de rire et entrèrent dans le magasin, où le jeu continua.
— Que pensez-vous de celle-ci ? demanda Edmond.
— Trop verte. Je préfère la bleue.
— Trop grande. Regardez la marron.
— Trop petite. Mais la noire me paraît bien.
— Non ! Elle est triste. Pourquoi pas la rouge ?
— Et on y peindrait une croix blanche ?
Ils pouffèrent sous le regard ahuri du commerçant, qui finit par s’impatienter.
— Vous voulez une valise oui ou non ? Moi, je n’ai pas que ça à faire.
— Si, si, bien sûr, répondirent-ils en chœur.
— Alors, décidez-vous.
Ils prirent la plus ordinaire, en carton bouilli marron.
— Ce n’était pas la peine de faire tant d’histoires, grommela le marchand.
Mais ce que l’homme appelait des histoires avait fini d’effacer l’épisode déplaisant de l’hôtel, et c’est en riant qu’ils quittèrent l’échoppe, la valise vide se balançant au bout du bras d’Edmond. Ils jetèrent leur dévolu sur un établissement du même type que le précédent, non sans avoir au préalable vérifié que la personne de la réception avait l’air aimable. C’était une femme d’âge moyen qui se donnait beaucoup de mal pour paraître jeune. Edmond lui adressa son sourire le plus enjôleur.
— Pouvez-vous nous louer une chambre, même si c’est juste pour une nuit ?
Effaçant le sourire, il ajouta :
— L’armée n’est pas très généreuse pour ses permissions aux couples mariés.
La femme compatit et leur donna une clé. Lorsque Edmond ferma la porte derrière eux, la gêne s’installa. Il n’osait pas la prendre dans ses bras. Lucie, qui, depuis qu’ils s’étaient retrouvés, avait repensé sporadiquement à l’aveu qu’elle devait faire sans parvenir à s’y résoudre, ne pouvait plus reculer.
— Edmond, commença-t-elle, il faut que je te dise…
— Rien. Nous n’existons que depuis le moment où nous nous sommes rencontrés.