XXI

Edmond déboutonna la veste du faux uniforme de Lucie, ouvrit le haut de sa chemise pour dégager le cou, puis ôta les épingles qui retenaient les tresses en couronne. Les cheveux châtains aux reflets dorés de la jeune fille vinrent couvrir ses épaules. Il y plongea les mains, releva la masse de la chevelure pour la laisser retomber et murmura :

— Tu dois être si jolie avec une robe d’été…

Ils tremblaient tous les deux de désir et d’émotion. Lucie ne bougea pas tandis qu’Edmond la déshabillait lentement, avec des gestes délicats. Elle vivait ce moment intensément, les yeux fermés pour ne pas voir la chambre, pour oublier qu’ils n’étaient là que de passage et que l’avenir ne leur appartenait pas. Edmond fit courir sa bouche sur son cou, puis sur la naissance de sa gorge sans qu’elle fasse le moindre mouvement, mais quand il parvint au mamelon qu’il saisit entre ses lèvres, elle prit la tête du jeune homme dans ses mains pour l’embrasser passionnément. Pris de frénésie, chacun arracha ses propres vêtements qui volèrent à travers la pièce, et ils s’abattirent sur le lit. Son corps collé à celui d’Edmond, Lucie l’entoura de ses jambes, prête à le recevoir. Il la repoussa doucement.

— Attends un instant.

Il traversa la chambre, attrapa son pantalon, récupéra quelque chose dans la poche et vint s’asseoir en lui tournant le dos.

— Même si nous devons nous marier, il vaut mieux ne pas concevoir notre héritier tout de suite, n’est-ce pas ?

Cette intrusion de la trivialité brisa l’élan de Lucie. Quand Edmond revint contre elle, il le comprit et prit le temps de faire ressurgir le désir par des baisers, des caresses et des mots d’amour. Ils restèrent dans cette chambre jusqu’au moment où Edmond fut obligé de partir, sans même sortir pour manger.

— Si je veux avoir une chance de te revoir, dit-il en s’efforçant de plaisanter, il faut que je me présente aux autorités avant d’être considéré comme déserteur.

Au bout du Ponte Garibaldi, où la veille ils s’étaient retrouvés, ils se quittèrent sur la promesse d’y revenir dès que possible. La valise avait changé de mains, et Lucie, munie du précieux accessoire qui avait permis leur nuit d’amour, regarda la silhouette d’Edmond tant qu’elle fut visible. Lorsque la foule l’eut absorbée, elle s’en alla à son tour. Elle avait le corps léger et la tête vide. Le bonheur des dernières heures était trop proche pour que le sentiment de perte l’envahisse, et si son esprit savait qu’Edmond était parti, son corps n’avait pas encore eu le temps de l’apprendre.

 

Elle passa devant une église vers laquelle se hâtaient des femmes en noir. Elle les suivit, prise de l’urgence soudaine de recommander Edmond à la protection de Dieu. La messe n’était pas encore commencée. Agenouillée dans le fond, la valise à ses côtés, elle regarda autour d’elle. C’était une église modeste qui ne figurait pas dans les guides et ne jouissait d’aucune renommée, mais elle n’en était pas moins belle : un havre de grâce gothique illuminé de rouges, de bleus et d’ors, que les vitraux, traversés par le soleil, projetaient sur les dalles de marbre. Le prêtre sortit de la sacristie, entouré de ses acolytes, et commença de marmonner le rituel. Trop loin pour l’entendre, Lucie ne put empêcher ses pensées de s’égarer ailleurs, vers d’autres messes, innombrables, où elle avait accompagné ses parents. L’office du dimanche était obligatoire : la question d’y assister ou non ne se posait même pas. Pourtant, depuis son anniversaire, elle n’y était pas allée une fois. Elle n’avait pas pour autant cessé de prier : soir et matin, elle disait machinalement son Notre Père. Y compris ce matin, alors qu’elle l’avait récité mentalement en s’habillant, tant était forte l’habitude. Mais l’office dominical, elle l’avait abandonné. Ce n’était pas le résultat d’une décision : cela s’était fait naturellement, comme un prolongement inéluctable des événements qui avaient précédé son départ. Le dernier dimanche passé à Montréal, elle ne s’était même pas aperçue que c’était le jour du Seigneur, et depuis son arrivée en Italie, où pourtant les églises débordaient de fidèles, elle avait subi l’influence de son entourage : Gloria ne faisait jamais allusion à la religion, Mike en parlait avec dérision et Steve n’en disait rien. Avec Gus, le sujet n’était pas venu. Avec Edmond non plus, d’ailleurs, mais en étant de filiation irlandaise et canadienne-française, il ne pouvait être que catholique.

Malgré le peu d’attention qu’elle prêtait à l’office, cela lui faisait du bien d’y assister, et elle décida qu’elle y retournerait chaque fois que ce serait possible afin de prier pour ceux qu’elle aimait et qui étaient en danger. Richard avait déjà envoyé plusieurs cartes depuis qu’il était parti, mais il y avait longtemps qu’elle n’avait rien reçu de Jacques. À la guerre, l’adage pas de nouvelles bonnes nouvelles n’avait pas cours : un soldat dont on ne savait rien pouvait avoir disparu, soit qu’il ait été fait prisonnier, soit qu’il ait perdu la vie. Avec ferveur, elle pria pour lui, pour Richard, et pour Edmond qui lui était déjà si cher, mais quand vint le moment de la communion, et qu’elle fut la seule à rester à sa place, elle se sentit exclue. Elle avait commis le péché de chair et ne pouvait pas recevoir le Christ tant qu’elle n’en aurait pas été absoute. Pour cela, il lui faudrait s’en confesser. Or, le pardon dépendait du repentir, et elle n’en ressentait pas. Tant de bonheur ne pouvait pas être un péché. Elle aurait le sentiment de trahir son amour si elle disait à un prêtre qu’elle regrettait ce qui avait eu lieu. Et puis le prêtre lui ferait promettre de ne plus recommencer. Elle quitta l’église sans attendre la fin et décida que, finalement, elle ne retournerait pas à la messe.

Au Plaza, dans l’escalier qui menait aux chambres, elle se heurta à l’inévitable Gloria, qui ne put réfréner sa curiosité.

— Je comprends pourquoi on ne t’a pas vue hier, tu étais en voyage. On peut savoir où ? Tu as l’air vannée. Donne, je vais t’aider.

Avant que Lucie ait pu réagir, elle s’était emparée de la valise.

— Mais elle ne pèse rien ! Ma parole, elle est vide !

— Gloria, dit Lucie en reprenant son bien, lâche-moi, veux-tu ?

L’Américaine n’en tint pas compte et entra dans la chambre à sa suite.

— Je croyais que tu avais eu un tuyau que tu n’avais pas partagé, mais je comprends qu’il s’agit d’autre chose.

— Je t’ai déjà informée que ma vie privée ne te regarde pas.

— Je sais. Mais en tant qu’aînée, je considère qu’il est de mon devoir de t’avertir : les soldats manquent de femmes depuis si longtemps qu’ils tombent amoureux dès qu’il y en a une qui les regarde. Mais c’est superficiel, et si tu t’investis trop dans une relation avec un militaire, tu le regretteras inévitablement. À la fin de la guerre, il va retrouver celle qui l’attend, et toi, il oubliera que tu existes. Et puis, tu as déjà un fiancé, non ? Ce photographe dont tu m’as parlé.

— Merci de ta sollicitude, Gloria, je penserai à tes conseils, mais pour l’instant, si tu veux bien me laisser, ça me permettrait de me reposer un peu.

— À ta convenance. Je te rappelle seulement le procès du préfet de police de Rome à la Haute Cour de justice s’il te reste encore un peu d’énergie pour exercer ton métier.

Parvenue sur le pas de la porte, elle se retourna et lui lança :

— Avec ton escapade tu as raté le départ de Gus. Il a réussi à se faire envoyer en France, on a fêté ça hier soir.

Après avoir constaté que la nouvelle peinait Lucie, elle sortit contente.