XXV

Le courrier n’était plus aussi régulier. Parfois, Lucie recevait d’un coup plusieurs lettres d’Edmond, dans lesquelles il ne faisait jamais allusion à la guerre, sauf pour souhaiter sa fin. Il ressassait leurs souvenirs de Rome, où il n’avait guère d’espoir de pouvoir la rejoindre, et surtout il évoquait l’avenir comme s’il y pensait jusqu’à l’obsession et que seule la perspective qu’ils soient un jour ensemble à Montréal lui permettait de ne pas céder au découragement.

 

Je voudrais tant être avec toi, Lucie, te prendre dans mes bras. Mais cela viendra. Un jour. Bientôt, sans doute. À Montréal, nous vivrons dans une maison avec de grandes fenêtres pour laisser entrer le soleil. Comme Saint-Denys Garneau : « Je veux ma maison bien ouverte. » Le dimanche, nous irons dîner chez ma mère. Elle sera si heureuse de te connaître ! Je lui ai parlé de toi, sais-tu ? Elle se réjouit que nous nous aimions. Je voudrais lui envoyer la photo où nous sommes tous les deux, mais je ne veux pas me séparer de la mienne. Pourrais-tu m’en faire un autre tirage ? Elle serait si contente de découvrir ton visage. Et elle verrait combien nous sommes heureux, combien nous nous aimons.

Lucie avait des larmes aux yeux à la lecture de ces missives qui voulaient tellement abolir le présent qu’elles permettaient de deviner à quel point il était rude.

 

Surtout, lui recommandait-il chaque fois, ne viens pas rejoindre les troupes. Reste à Rome, à l’abri de tout ça.

 

Elle savait que sur le front cela n’allait pas mieux que lorsqu’il lui en avait parlé lors de sa dernière visite : la ligne Gothique était toujours infranchissable et les pertes, maintenant connues, s’élevaient à quatorze mille hommes, dont quatre mille Canadiens.

Pendant que Gloria et ses confrères faisaient des allers-retours entre Rome et le lieu des opérations, elle rongeait son frein, ne songeant nullement à suivre le conseil d’Edmond si une occasion se présentait. En attendant, elle s’occupait en marchant dans la ville et en lisant. Edmond lui avait envoyé le recueil du poète canadien-français dont il lui avait parlé, Hector de Saint-Denys Garneau, dont elle apprenait par cœur des poèmes qu’elle se récitait en arpentant les rues de Rome, surtout celui qu’il lui avait cité plusieurs fois :

 

Je veux ma maison bien ouverte,

Bonne pour tous les miséreux.

 

Je l’ouvrirai à tout venant

Comme quelqu’un se souvenant

D’avoir longtemps pâti dehors,

Assailli de toutes les morts

Refusé de toutes les portes

Mordu de froid, rongé d’espoir

 

Anéanti d’ennui vivace

Exaspéré d’espoir tenace

 

Toujours en quête de pardon

Toujours en chasse de péché.

Ce poème ne parlait pas de la guerre, mais il était facile d’imaginer que le désir qu’il exprimait d’une maison bonne était celui d’un soldat rongé d’espoir, anéanti d’ennui vivace, exaspéré d’espoir tenace.

Lucie pensait souvent à Jacinthe, qui lui avait envoyé quelques cartes ne racontant rien, et à Jacques, toujours muet. En suivant par les journaux et la radio la lente progression du front de l’ouest, elle se demandait si son amie était dans la fournaise, à sauver des vies. Et son frère, bombardait-il les villes allemandes, apportant à leurs habitants la détresse qui avait été si longtemps le quotidien des Anglais ? C’était dangereux d’aller déverser des bombes sur l’ennemi, et elle s’inquiétait pour Jacques. Comme Jacinthe, Richard écrivait mais ne disait rien de ce qu’il vivait, préférant évoquer des souvenirs communs, des petits riens du passé qui prenaient de l’importance dans un présent difficile.

Pendant qu’ils se dévouaient, elle n’accomplissait rien d’utile, empêchée de faire son devoir d’information par une hiérarchie figée dans ses préjugés. Cette situation l’enrageait. Elle avait épuisé les sujets qu’elle pouvait traiter : la vie à Rome pendant l’occupation allemande, les difficultés actuelles des Italiens, les activités des troupes au repos, les monuments historiques, la bénédiction papale du dimanche matin. Robertson avait promis de la sauver de cette immobilité, et elle l’avait cru, mais plusieurs semaines avaient passé et elle avait fini par se résigner : la promesse du sergent, inspirée par l’euphorie de la soirée, avait dû lui apparaître irréalisable à son retour au front. Le seul contact de Lucie avec les combattants était ces soirées où elle allait danser avec les permissionnaires. Il y avait longtemps que leurs récits répétitifs ne lui apprenaient plus rien, mais elle continuait de s’y rendre pour tromper l’ennui. Elle y retrouvait ses amies soldates qui sortaient le plus souvent possible, et elle finit par remarquer que Mario, qui était là chaque fois, ne lui parlait plus guère du pays. S’il le faisait, c’était avec Janine, devenue sa cavalière attitrée. Soupçonnant une idylle, elle les observa. Quand elle n’eut plus de doute, elle voulut avertir la jeune fille qu’elle s’engageait dans une relation sans avenir, mais celle-ci prit le conseil avec désinvolture.

— C’est la guerre, ce qu’on fait ici ne porte pas à conséquence.

— Si tu t’attaches à lui, tu seras malheureuse lorsqu’il retrouvera sa famille.

— Et si c’était moi qu’il préférait ?

Lucie pensa à ce qui attendait Mario à Montréal : une femme, un fils, la pression familiale et le poids de la communauté italienne.

— Ne te fais pas d’illusions, dit-elle : c’est sa femme qu’il choisira, même si c’est toi qu’il préfère.

Janine se contenta de hausser les épaules et Lucie abandonna, comprenant que ses mises en garde ne seraient pas entendues.

 

Elle avait depuis longtemps cessé d’espérer l’intervention du sergent Robertson en sa faveur lorsque le secrétaire du capitaine Braswell lui remit une autorisation en bonne et due forme pour aller dans le secteur de Florence où combattait la première division canadienne.

— C’est une invitation personnelle du capitaine Scott, grommela-t-il.

Lucie le remercia et, munie du précieux laissez-passer, elle se précipita à l’hôtel pour se préparer à partir. Elle allait profiter d’un véhicule qui apportait des médicaments à l’hôpital de campagne et ne voulait surtout pas risquer de le rater. Finalement, elle fut en avance, ce qui lui donna le temps de lire la lettre d’Edmond trouvée dans son casier.

 

Lucie, mon amour,

Tu me manques tellement. Je voudrais tant être avec toi, mais il n’y a plus de permissions en ce moment et je n’ai aucun espoir d’aller à Rome. À moins que… Il m’est venu une idée, mais je crains de te blesser. Promets-moi, Lucie, de l’oublier si elle ne te convient pas. Voilà, je me lance : nous pourrions demander l’autorisation de nous marier. Les autorités n’auraient pas de raison de nous la refuser : nous sommes canadiens tous les deux, originaires de la même ville de surcroît, et nous appartenons à des milieux similaires. En plus, tu as un emploi. Évidemment, ce ne serait pas la cathédrale, la robe blanche, la famille et les amis… Mais nous pourrions faire une grande fête au retour, après la guerre, et en attendant, le fait d’être mariés nous permettrait peut-être de nous voir de temps en temps. Qu’en penses-tu ? Si tu ne veux pas, dis-le simplement, et j’oublierai cette idée dont je me rends compte qu’elle est un peu folle.

Je te serre dans mes bras et je t’embrasse partout,

Edmond.

 

Le véhicule que Lucie attendait arriva et elle n’eut pas le temps de réfléchir à la proposition d’Edmond.

 

Le jeune soldat qui conduisait était un des agents de liaison de sa compagnie et il ne cacha pas à la journaliste qu’il préférait cela à guetter l’ennemi armé d’un fusil.

— Je n’en ai pas honte, dit-il avec une nuance de défi dans la voix. De toute façon, ce n’est pas moi qui ai choisi de servir de cette manière : je me suis engagé comme les autres, et c’est là qu’on m’a mis.

— Tout le monde est utile, répondit Lucie. Le travail que vous faites est important : comment soignerait-on les blessés s’il n’y avait personne pour acheminer les médicaments à l’hôpital ?

Le soldat, qui avait dû se faire traiter de planqué, et que cela touchait quoi qu’il en dise, parut soulagé de sa réaction. Elle l’encouragea à parler, ce qu’il fit volontiers, mais elle ne l’écoutait pas vraiment : elle avait fréquenté tant de militaires depuis qu’elle était en Italie que, dès les prémices, elle aurait pu raconter la suite à leur place. Tout en approuvant de temps à autre d’un signe de tête ou d’une onomatopée encourageante, elle réfléchissait à la proposition d’Edmond. Était-elle réalisable ? Sans doute. Elle pensa avec amusement que ce serait Mario qui ferait l’enquête. Il n’y avait aucune raison que l’autorisation leur soit refusée. Et s’ils étaient mariés, Edmond obtiendrait sans doute plus facilement des permissions. Pour commencer, il en aurait une pour le mariage. Plus elle y pensait, plus elle était convaincue que c’était une excellente idée. Elle se demanda ce que Jacinthe dirait de cette union à la sauvette. Elles avaient passé tellement d’heures à imaginer leur tenue de mariée, la cérémonie, la réception… Jacinthe approuverait, bien sûr.

La terre trembla sous le coup d’une explosion d’obus toute proche et le camion fit une embardée.

— On arrive, annonça placidement le conducteur.