Si l’alcool et le thé, ainsi que la présence du soldat, qui avait dévidé toute la nuit ses souvenirs et ses espoirs, avaient aidé Lucie à rester sur place, et même à photographier ce qui l’entourait tant que la lumière l’avait permis, rien n’avait fait écran aux cauchemars. Heureusement, les infirmières dont elle partageait la tente travaillaient quand elle se coucha. Ainsi, avec les hurlements qui avaient ponctué son sommeil, la laissant terrifiée et en nage, elle ne les avait pas empêchées de dormir alors qu’elles en avaient tellement besoin. Elle comprenait maintenant l’insistance d’Edmond pour qu’elle n’aille pas sur le lieu des combats : il voulait la préserver de visions qui deviendraient des souvenirs atroces et impossibles à oublier. Giuseppe aussi avait essayé de l’avertir, et Richard avec ses photos, mais que pesaient des mots et du papier glacé à côté d’un fragment de pied sanguinolent ? Les conseils prodigués par Giuseppe et Richard avant de partir, elle aurait pu les suivre si elle avait eu un peu de bon sens, mais pas ceux d’Edmond : elle était maintenant payée pour faire des photos de la guerre et elle devait remplir ses engagements.
Elle resta sur place quelques jours et passa du temps avec les soldats qui récupéraient avant de repartir, mais elle ne retourna pas sur les lieux où ils se battaient. Le teint gris, une lueur d’égarement au fond des yeux, ils étaient aussi différents que possible des joyeux permissionnaires qu’elle avait fréquentés à Rome. C’étaient pourtant les mêmes. Les infirmières étaient exténuées : jamais assez nombreuses, elles avaient des horaires de travail interminables et, le plus souvent, elles s’écroulaient dès qu’elles avaient fini leur service. Parfois, avant de se coucher, elles s’installaient sur un tabouret, les deux pieds dans une bassine d’eau fraîche.
— On ne s’assoit jamais, soupira Jenny tandis que Lucie la photographiait pendant son bain de pieds. C’est ça qui est le plus difficile. Et puis non, il ne faut pas exagérer, le plus difficile, c’est de ne pas pouvoir soulager les blessés qui souffrent : c’est bien pire que d’avoir les pieds enflés.
La première division canadienne ne resta pas dans le secteur de Florence. Du jour au lendemain, elle s’affaira à lever le camp et le sergent Robertson informa Lucie qu’elle devait partir : pour le moment, la destination des troupes demeurait secrète et, de ce fait, toute personne ne faisant pas partie de l’armée était devenue persona non grata.
— Tu es contente de ton séjour parmi nous ? lui demanda-t-il sur le ton d’un hôte prenant congé de l’amie invitée en vacances à son chalet.
— Oui, très.
Elle n’avait pas pu prononcer le mot contente, mais il était vrai qu’elle était satisfaite, car elle avait de la matière pour plusieurs articles.
— Je te suis infiniment reconnaissante de m’avoir permis de venir, ajouta-t-elle. Est-ce que je peux espérer que tu recommenceras lorsque les troupes seront de nouveau stabilisées ?
— Je ferai mon possible.
De retour à Rome, Lucie passa les premiers jours à rédiger des comptes-rendus de ce qu’elle avait vu au front. Elle ne savait que faire de la photo montrant le corps déchiqueté qui continuait de hanter ses nuits. Trudelle pourrait-il utiliser un cliché aussi réaliste ? Certainement pas. Elle finit par consulter Gloria, qui n’eut aucune hésitation :
— Envoie-la. S’il ne peut pas la vendre, au moins, il verra que tu ne te tournes pas les pouces en attendant que ça se passe sans toi.
Elle avait sans doute raison et Lucie suivit son conseil, ce qui lui valut par la suite un mot de Trudelle l’informant qu’il n’avait aucune envie d’avoir une martyre sur les bras, surtout pour des photos inutilisables.
— Tu ne devineras jamais de qui provient la demande d’enquête pour mariage qui est arrivée sur mon bureau ce matin, glissa Mario à Lucie en profitant d’une conversation générale qui leur permettait de parler sans être entendus.
— Du lieutenant Pearce, peut-être ?
— Exactement.
— Crois-tu que sa requête a des chances d’être acceptée ?
— Ça dépend si la demoiselle a déjà quatre marmots qui l’attendent chez ses parents.
— Vraiment, Mario, sois sérieux, est-ce que tu penses que les autorités peuvent dire non ?
— Si l’enquête ne révèle rien de plus que ce que je sais pour le moment, je ne vois pas pourquoi il y aurait un refus. Mais ne t’attends pas à ce que ce soit rapide.
Lucie sourit, heureuse de sa réponse.
— Tu es une cachottière. Je suis tombé des nues. Depuis quand le connais-tu ?
— Plusieurs semaines.
— Ce qui doit représenter au moins une ou deux rencontres.
— On s’est vus trois fois et on s’écrit tous les jours, se défendit-elle.
— Ce qui est suffisant pour engager toute une vie, bien sûr.
— Ne te moque pas. On a vécu des moments assez intenses pour avoir l’impression de se connaître depuis toujours.
— Moi, ce que j’en dis…
— Et toi, avec Janine ?
— Quoi, avec Janine ?
— Te prépares-tu à lui briser le cœur ? Qu’est-ce que tu lui laisses espérer ?
— Rien, répliqua-t-il sèchement. Elle sait que je suis marié et que j’ai un enfant.
— Moi, ce que j’en dis…
Fâché, il se leva, alla chercher un verre au bar et, au retour, s’assit à côté de quelqu’un d’autre.
Lucie avait rapporté à Edmond la partie de cette conversation qui les concernait et, bien que Mario l’ait avertie que ce serait long, ils se réjouissaient dans chacune de leurs lettres du temps qui passait en les rapprochant de ce moment. Si elle exceptait les quelques missives de son patron, Lucie ne recevait plus rien du Canada depuis que Jacinthe était partie en Europe. Alors, quand elle vit une enveloppe avec une écriture inconnue qui ne venait ni de l’armée ni de l’agence de presse, elle la décacheta tout de suite, alla aussitôt à la signature, qui lui apprit qu’elle était d’Irène, et commença de la lire dans la salle de rédaction.
Chère Lucie,
Il y a déjà plus de quatre mois que tu es partie et Jacinthe est partie à son tour. C’est sur ses instances que je me suis décidée à t’écrire enfin. Non pas parce que je n’ai pas envie d’entretenir des relations avec toi, mais à cause de l’embarras que j’éprouve. Je ne sais que dire ni comment m’y prendre, mais j’ai décidé de courir le risque d’être maladroite parce que je ne peux pas faire semblant de ne pas être au courant et me comporter comme s’il n’était rien arrivé.
Lucie, qui avait espéré une lettre neutre dans laquelle Irène se serait contentée de lui raconter ce qu’elle faisait, fut trop perturbée par ce début pour pouvoir continuer sa lecture au milieu de gens qu’elle connaissait. Elle replia les feuillets, les remit dans l’enveloppe qu’elle glissa dans son sac et quitta le Stampa Estera.
Elle marcha au hasard dans les rues de la ville, perdue dans ses pensées. Depuis le jour de son anniversaire, elle avait fui toute allusion de la part des autres et s’était interdit de penser à ce qu’elle avait découvert ce jour-là. En réalité, ce n’était pas tout à fait vrai : son amour pour Edmond l’avait amenée à comprendre ce que ses sentiments pour Jocelyn devaient à l’imagination et aux romans. Elle savait qu’elle finirait par être capable de penser à lui sans souffrir. Mais à sa mère ? Était-elle prête à courir le risque d’avoir de ses nouvelles par la lettre d’Irène ? Avait-elle ou non la force de lire ce que son amie lui écrivait ? Quand elle s’aperçut que ses pas l’avaient machinalement conduite au Ponte Garibaldi, où Edmond et elle avaient échangé leur premier baiser — à vrai dire, le hasard n’avait pas grand-chose à y voir, car elle venait souvent rêver à leur prochaine rencontre sur le pont —, elle se dit qu’il était temps de faire face à la réalité. Elle était heureuse et allait se marier avec l’homme qu’elle aimait : cela devait lui donner assez de cran pour affronter le passé. Accoudée au parapet, elle reprit sa lecture.
Par recoupements, et à force de poser des questions, j’ai pu avoir une idée de ce qui s’était produit, mais mon cousin, dont on ne peut pas prétendre qu’il ait vraiment eu un beau rôle, n’a pas été très prolixe et Jacinthe, par fidélité envers toi, a été discrète. Quant à Richard, il n’en a pas dit beaucoup non plus. Mais enfin, j’ai fini par réunir les fragments et Jacinthe n’a pu que me confirmer ce que j’avais deviné. Je t’admire d’avoir affronté avec tant de courage et de détermination ce qui t’a choquée et peinée : là où d’autres se seraient enfermées pour pleurer, tu as décidé de prendre ta vie en mains et de quelle spectaculaire façon !
Durant les vacances, je me suis demandé si je ne devrais pas m’engager comme infirmière, car j’ai l’impression de ne rien faire d’utile ici pendant que les autres accomplissent du vrai travail sur le terrain, mais ma mère m’a convaincue de continuer mes études. Son argument est que lorsque je serai médecin, j’aurai bien d’autres guerres à mener, contre la tuberculose, par exemple. Elle a sans doute raison, mais le doute revient souvent me tourmenter.
Jacinthe m’a dit que tu ne voulais rien savoir de tes proches. Je suppose, cependant, que Madeleine n’est pas incluse dans ton refus. Elle est partie peu après toi et je l’ai hébergée clandestinement quelques jours en attendant qu’elle trouve une chambre. Elle est maintenant avec trois filles qui travaillent dans la même usine qu’elle. Ce n’est pas grand et elles sont deux par lit, mais cela ne les dérange pas : ce qui compte, c’est le prix, très bas puisque partagé, qui leur permet de réaliser des économies. Madeleine est très contente d’amasser un pécule pour se marier. Même si je le voulais, je ne pourrais rien te dire au sujet de tes parents : je sais seulement que ta mère ne va plus au dispensaire. Je les aperçois quand elle installe ton père sous l’érable, mais je n’ai jamais osé aller leur parler. Tu as sans doute appris que Richard a été incorporé. C’est moi qui ai la clé qu’il a laissée pour toi.
La rentrée est la semaine prochaine et je ressens un mélange d’excitation et de crainte. Je me dis que cela ne peut pas être aussi dur que l’an dernier, mais quand même, je suis sûre qu’étudiants et professeurs feront tout leur possible pour décourager les quelques filles que nous sommes et qui, selon eux, n’ont pas leur place à l’université.
Prends soin de toi, Lucie, et sois prudente.
Ton amie,
Irène.
Lucie s’en voulut d’avoir lu cette lettre qui avait fracassé une sérénité durement acquise. Dès qu’elle en eut pris connaissance, elle fut obsédée par la phrase Je les aperçois quand elle installe ton père sous l’érable. Que signifiait-elle ? Elle se répétait qu’elle ne voulait pas le savoir, mais elle ne pensait plus qu’à cela en se dirigeant d’un pas de plus en plus rapide vers l’hôtel Plaza. Elle sortit de sous son lit la valise dont elle éparpilla le contenu dans sa hâte et trouva tout au fond le feuillet de Jacinthe qu’elle avait failli détruire. Elle eut une hésitation avant de le lire, mais elle n’avait plus le choix : il fallait qu’elle sache.
Ton père a appris ton départ alors que tu étais au milieu de l’Atlantique. C’est mademoiselle Landreville qui en a parlé à la réunion de la fabrique ; elle croyait, comme tu le lui avais dit, que tu t’étais engagée dans l’armée et qu’il était d’accord. Il a quitté les lieux comme un fou, sans saluer personne, et il a foncé chez vous pour obtenir des explications. Ta mère connaissait la vérité, que je n’avais plus aucune raison de lui cacher puisque tu avais embarqué. Ils ont eu une scène violente au cours de laquelle elle lui a fait face et t’a soutenue, ce que je sais par ma mère à qui elle s’est confiée. Il criait des horreurs à tue-tête quand, tout à coup, il s’est figé au milieu d’une phrase et est tombé à terre. Les médecins n’ont rien pu faire pour lui ; depuis, il est paralysé et ne parle plus. Il suit les mouvements des gens du regard. On dirait qu’il comprend ce qu’ils disent, mais il ne peut plus s’exprimer. Ta mère a renoncé à toute activité extérieure. Elle ne fait plus de bénévolat, même pas au dispensaire. Tu devines, je suppose, ce que cela sous-entend. Elle se consacre à ton père et se considère comme responsable de tout ce qui est arrivé : ton départ d’abord, son attaque ensuite. Elle a vieilli d’un coup. C’est terrible. Je sais que tu lui en veux beaucoup, et à ton père aussi, mais j’espère que tu trouveras en toi assez de compassion pour leur donner de tes nouvelles.
Lucie s’allongea sur le lit, assommée par ces révélations. Des flashs lui montrèrent sa mère vieillie, son père infirme, la maison silencieuse désertée de toute joie. Même si sa mère prenait la faute sur elle, Lucie savait que ce n’était pas son adultère qui avait provoqué la crise de son père puisqu’il l’ignorait : c’était la découverte du départ à la guerre de sa fille devenue reportrice-photographe. Évidemment, elle ne serait pas partie s’il n’y avait pas eu l’adultère, mais elle était seule responsable de la scène chez le notaire, qui avait dû déjà l’affecter, et de celle de la fabrique. Même si elle les haïssait tous les deux, elle n’avait pas souhaité cela. Pour repousser l’élan de pitié qui menaçait de supplanter son ressentiment, elle essaya d’évoquer les souvenirs de son père exerçant sa tyrannie, ceux de sa mère se faisant belle pour Jocelyn, mais le cliché qui s’imposa, créé par son imagination de photographe et plus net que les images floues du passé, montrait son père sous l’érable, une couverture sur les genoux malgré la chaleur, et sa mère penchée sur lui, qui essuyait le filet de bave lui coulant sur le menton. Et toujours pas de nouvelles de Jacques. Submergée par la détresse, elle enfouit sa tête dans l’oreiller et pleura jusqu’à ce qu’elle s’endorme d’épuisement.