Lucie reprit connaissance dans une ambulance dont chaque cahot lui arrachait un cri de souffrance.
— Ouvrez la bouche, lui commanda l’infirmière penchée au-dessus d’elle.
Lucie repoussa de sa main celle de l’infirmière. Avant, il fallait qu’elle sache.
— Le lieutenant… il va bien ? articula-t-elle avec effort.
— Celui qui vous a ramenée ? N’ayez crainte, il n’a rien. La sentinelle a arrosé l’autre côté et ça lui a permis de vous sortir de l’endroit exposé. Vous êtes la seule touchée.
Edmond était sauf. C’était le principal.
— Et moi, qu’est-ce que j’ai ?
— J’en sais rien. C’est le docteur qui le dira.
— Ça fait mal.
L’infirmière eut un rire sans joie.
— Bien sûr que ça fait mal. Prenez ces médicaments : ils vont atténuer la douleur.
Ils furent longs à agir. Lucie souffrait terriblement de la cuisse gauche. C’était sûr qu’elle était touchée à cet endroit, mais, pour autant qu’elle pût voir, elle avait du sang partout. Elle essaya de se concentrer pour déterminer si elle avait mal ailleurs. Il lui semblait que non, mais elle n’en était pas certaine. Il y avait un autre blessé dans l’ambulance. Il hurlait continuellement, et l’infirmière allait de l’un à l’autre, les faisait boire et leur prodiguait des encouragements. Les yeux fermés, Lucie serrait ses paupières très fort comme si cela avait le pouvoir d’effacer la douleur, mais il n’en était rien.
Soudain, une pensée la frappa :
— Mon appareil ? Il n’est pas perdu au moins ?
— Non. Votre mallette est là, sous le brancard. Elle est couverte de boue, mais je suppose que l’intérieur est intact.
Ouf ! Son travail était sauvé. Le sentiment d’avoir réagi comme si son matériel photographique et Edmond avaient la même importance la frappa de culpabilité. Elle se dit qu’elle était un monstre, puis la douleur emporta de nouveau toute pensée.
À l’hôpital de campagne, son brancard fut placé dans la file de ceux qui attendaient. Les engagements étaient très violents aux abords de Ravenne et les blessés abondaient. Une infirmière munie d’une cuvette et d’un linge vint la laver.
— Vous êtes couverte de boue et de sang. Il faut que je vous nettoie pour que le docteur puisse vous examiner.
— De sang ? dit Lucie, affolée.
Pourtant, elle l’avait vu elle-même, mais de l’entendre confirmer augmentait son inquiétude.
— Le sang qui vient de la blessure à la cuisse. C’est normal qu’il y en ait partout. Celui qui vous a transportée doit en avoir autant sur son uniforme.
— Ah…
— Vous voyez bien que je ne vous fais pas mal : si vous étiez blessée, vous le sentiriez quand je passe mon linge dessus.
Effectivement, quand l’infirmière nettoya la cuisse, elle le sentit. La douleur fut même si forte qu’elle s’évanouit de nouveau. Lorsqu’elle revint à elle, le médecin examinait sa blessure. Il arborait le faciès qui était la marque de la profession médicale aux armées : un visage las aux yeux cernés, marqué par le surmenage. Elle hurla lorsqu’il sonda la plaie.
— Il faut opérer : la balle est restée et je dois voir comment est la fracture, dit-il sans même croiser son regard.
Puis il lui palpa le reste du corps.
— C’est tout, il n’y a pas autre chose.
Lucie aurait voulu savoir en quoi consisterait l’opération et si elle aurait des séquelles, mais il était déjà rendu au suivant. Une nouvelle angoisse se greffa aux précédentes : est-ce que ce chirurgien fourbu était encore capable de tenir un scalpel sans trembler ?
Elle fut opérée dans les heures qui suivirent et reprit conscience bien plus tard, par à-coups, replongeant après chaque réveil dans une somnolence nauséeuse. À la cuisse, elle ressentait un tiraillement très douloureux, mais elle avait également envie de vomir, sans pouvoir le faire, car son estomac était vide depuis longtemps, et la migraine serrait ses tempes.
— J’ai trop mal, je vais mourir, geignait-elle lorsqu’elle apercevait le voile blanc de l’infirmière qui lui disait un mot gentil en mouillant son front avec un linge frais.
Elle le dit une fois de trop. Sans qu’elle s’en rende compte, l’infirmière avait changé, et celle qui la remplaçait l’invectiva rudement :
— Taisez-vous ! Vous n’avez pas honte ? Vous avez tous vos morceaux. Qu’est-ce que vous diriez si on vous avait coupé les deux jambes comme à votre voisin ? Je ne veux plus vous entendre. Vous avez bien compris ?
Lucie se tint coite. Elle n’osa même plus gémir.
Après quelques jours, elle souffrit moins, mais elle dut garder le lit parce qu’on ne pouvait pas la plâtrer tant que la plaie ne serait pas cicatrisée. Quand le médecin fut satisfait de l’évolution de son état, il lui annonça son évacuation vers l’hôpital de convalescence. Bien que ce fût une bonne nouvelle, Lucie s’en attrista parce qu’elle allait partir loin d’Edmond, ce qui rendrait sa visite improbable. Elle ignorait tout de lui : il n’avait pas écrit et personne ne pouvait lui en dire quoi que ce soit mais, sachant qu’il n’était pas blessé, elle ne s’inquiétait pas ; elle supposa que c’était à cause de sa présence à l’hôpital qu’elle ne recevait pas de courrier.
Le chirurgien l’avait rassurée quant à l’essentiel : la fracture était nette et se ressouderait bien, Lucie ne boiterait pas. Après quelques semaines d’immobilisation et la rééducation qui s’ensuivrait, elle remarcherait normalement. C’était formidable, magnifique, extraordinaire, mais… mais la plaie courait sur presque toute la cuisse et la cicatrice ne serait pas belle. En lui faisant son pansement, l’infirmière qui lui avait reproché de se plaindre avait commenté avec un plaisir évident :
— Eh bien, oubliez les maillots de bain. Avec les traces qu’il va vous rester, vous n’aurez pas envie de vous montrer en petite tenue.
Le coup avait frappé dur. Lucie était parvenue à ne pas s’effondrer tant que la femme était là, mais ensuite elle avait craqué. Elle avait beau se répéter que cela aurait pu être pire, que le fémur aurait pu éclater, ce qui aurait nécessité l’amputation, et qu’une cicatrice n’était rien en regard d’une infirmité, cela ne la consolait pas.
Les infirmières dont elle avait fait la connaissance quelques jours auparavant vinrent la voir et s’efforcèrent de la réconforter. Elles considéraient qu’elle avait de la chance, car pour elle la guerre était finie. Elles étaient tellement lasses de tout ce temps passé loin de chez elles, à affronter continuellement la mort et la souffrance, qu’une blessure qui n’aurait pas de séquelles leur paraissait une aubaine. Le dénouement étant maintenant proche, de l’avis de tous, les quelques semaines nécessaires à sa guérison la mèneraient sans plus de dommages à la fin de la guerre.
Juste avant de partir, elle reçut la visite de l’officier chargé des rapports avec la presse. À sa tête, elle devina tout de suite qu’il lui apportait des ennuis. Et, en effet, il lui signifia sèchement que son accréditation était supprimée et lui confisqua le laissez-passer qu’elle avait eu tant de mal à obtenir à Rome.
— Vous saviez que vous n’aviez pas le droit de vous déplacer sans autorisation. Vous l’avez fait sciemment, il vous faut maintenant en subir les conséquences.
Il l’obligea aussi à lui remettre sa dernière pellicule, celle pour laquelle elle avait mis en danger sa vie et celle d’Edmond et, en s’en allant, il lui décocha la flèche du Parthe :
— Quant à votre complice, il est aux arrêts.
Elle était sonnée. Elle ignorait de quelle peine Edmond était passible et craignait qu’il n’ait de gros ennuis. En pensant à la lettre qu’elle lui avait envoyée, dans laquelle elle disait plaisamment : Nous sommes saufs tous les deux et j’aurai juste une cicatrice. Quelle belle histoire nous aurons à raconter à nos petits-enfants ! elle avait l’impression d’être une idiote sans cœur.
À l’hôpital de convalescence, on l’installa dans un fauteuil roulant muni d’un dispositif qui permettait à sa jambe d’être allongée, et elle acquit une certaine liberté de déplacement dès qu’elle sut manier le véhicule. Elle y parvint assez vite, même si le premier essai fut raté : ne maîtrisant pas le frein, elle s’était arrêtée contre un pilier, ce qui lui avait arraché un cri de douleur. Heureusement, la plaie ne s’était pas rouverte. L’infirmière qui était accourue lui avait dit qu’elle avait eu de la chance de ne pas foncer dans l’obstacle avec sa jambe blessée. L’essai suivant fut effectué sous la supervision d’un soldat qui se servait de son propre fauteuil depuis assez longtemps pour conseiller une débutante.
Quand elle reçut enfin une lettre d’Edmond, Lucie l’ouvrit avec appréhension. Elle avait parlé avec les uns et les autres et, si certains minimisaient la gravité de la désobéissance du lieutenant, d’autres prédisaient qu’il serait probablement dégradé. Lucie tremblait à l’idée que la sentence soit aussi sévère, car elle craignait qu’il ne lui pardonne pas cette humiliation, alors qu’il avait tant insisté pour qu’elle renonce à son projet. Ce fut avec un immense soulagement qu’elle découvrit qu’il s’en était tiré avec une semaine de cachot et une réprimande bien sentie.
J’ai la chance d’être l’historien de la formation : ils avaient besoin de moi, alors ils ont fermé les yeux sur mon infraction. Mais toutes mes permissions sont supprimées et je n’ai aucun espoir de venir te voir à l’hôpital. Je m’en veux de t’avoir cédé, car tu aurais pu être tuée. Sachant ce qu’était la guerre, j’aurais dû avoir du bon sens pour deux.
Même s’il ne lui reprochait pas de lui avoir fait courir ce risque à lui aussi, Lucie y pensait souvent. S’il était mort à cause d’elle…
Pour ne pas être toujours dans le fauteuil roulant, elle apprit à utiliser des béquilles, mais elle ne pouvait pas aller très loin dans cet équipage parce qu’elle était désormais plâtrée et que c’était très lourd. La possibilité de pouvoir circuler lui faisait paraître le temps moins long. Elle lia connaissance avec les autres convalescents et recommença de photographier. Après tout, si elle n’avait plus son laissez-passer, elle avait toujours sa carte de presse, et à l’hôpital, personne ne différenciait les deux documents.
Elle s’efforçait de tirer parti au mieux de sa situation, comme elle l’avait fait à Naples, quand une lettre de Trudelle, qui avait été informé de sa blessure, mit un point final à ses espoirs : il lui apprenait qu’elle serait rapatriée sur le prochain bateau sanitaire. Il considérait qu’elle n’avait aucune raison de demeurer en Italie, puisqu’elle ne serait pas opérationnelle avant des semaines et que, d’ici là, la guerre serait sans doute terminée.
La perspective de son retour au pays affligea Lucie. Elle aurait voulu rester. D’abord, pour ne pas s’éloigner d’Edmond. Même si toutes ses permissions étaient suspendues, il n’était pas impossible que l’autorisation de se marier, qui finirait par arriver, fléchisse les autorités. Mais elle ne serait plus là. Pour qu’ils puissent s’unir, il faudrait attendre qu’Edmond soit démobilisé et revienne à Montréal. Et puis, aussi, elle se demandait ce qu’elle ferait lorsqu’elle serait au pays. Pouvait-elle espérer que Trudelle la garderait ? Elle avait été engagée comme photographe de guerre. La guerre finie, y aurait-il une place pour elle ? Quand elle pensait à son avenir professionnel, elle ne voyait que le vide. Elle jugea qu’il n’était pas opportun de s’en ouvrir à Edmond, mais elle en parla à Gloria, venue lui rendre visite. Celle-ci ne lui cacha pas qu’elle n’avait aucune illusion au sujet de leur avenir journalistique.
— Il va falloir se recycler dans les publications féminines, dit-elle avec amertume : produits de beauté, recettes de cuisine, courrier du cœur.
— Peut-être, quand même…
— Ouais, peut-être. Raconte-moi plutôt ce qui t’est arrivé.
Elle sortit un carnet et prit des notes pour l’article qu’elle intitulerait : Une journaliste blessée dans l’exercice de son métier. Avant de la quitter, elle accepta de lui procurer des pellicules. Les autorités canadiennes ne lui en fourniraient plus et, malgré tout, elle avait l’intention de continuer à photographier ce qu’elle trouverait intéressant.