XXXVI

Irène se joignit à Madeleine et à Simone pour rendre visite à Lucie le dimanche après-midi. Tout excitées, les trois amies parlaient en même temps tandis que Simone se taisait, intimidée par les deux jeunes bourgeoises et impressionnée de voir l’intimité que sa sœur entretenait avec elles. Elles finirent par convenir qu’il fallait établir un tour de parole si elles voulaient s’entendre. Lucie fut priée de commencer : c’était elle qui avait le plus à raconter. Son auditoire l’écouta bouche bée évoquer les correspondants de guerre, le bureau de la presse, la ville de Naples et celle de Rome.

— Tu es allée au front ? Tu as vu des combats ? demanda Irène que la visite touristique commençait de lasser.

— Oui.

— Et alors ?

— Une autre fois. J’ai quelque chose à vous montrer.

Elle alla chercher la seule photo sur laquelle elle figurait avec Edmond et glissa son diamant à son doigt. Elle ne l’avait pas mis pour recevoir ses amies parce qu’elles l’auraient remarqué tout de suite et qu’elle ne voulait pas commencer en parlant de ses fiançailles.

— Regardez ! dit-elle en leur tendant la photo.

Les exclamations fusèrent, les questions également.

— Nous sommes fiancés, leur apprit-elle avec un sourire radieux.

Elles admirèrent la bague et le fiancé. Lucie, tout heureuse, parla du jeune homme, de sa gentillesse, de ses attentions, de son goût pour la poésie.

— Si je comprends bien, résuma Madeleine, il est parfait.

— En effet, approuva Lucie. Son seul défaut, c’est sa mère.

Elles écoutèrent avec des mimiques horrifiées le récit de sa visite à madame Pearce.

— Tu ne vas pas céder, n’est-ce pas ? dit Irène. Tu ne vivras pas là ? Ce serait bien pire que chez tes parents.

— N’aie crainte, je serai ferme : nous aurons notre propre domicile. Bon, je vous ai tout dit. À vous.

Madeleine parla de son Basile avec autant de plaisir que Lucie d’Edmond.

— Malheureusement, soupira-t-elle, on l’a envoyé dans les vieux pays. Il est parti le 3 janvier, et déjà je me languis. J’ai ben peur qu’il revienne pas.

Lucie, qui avait les mêmes craintes pour Edmond, soupira avec elle.

— Ne pensez pas à ça, intervint Irène. C’est inutile. Vous vous faites de la peine pour rien.

— Tu as raison, approuva Lucie. Et toi, dis-nous, tu as un amoureux ?

— Non. Avec le temps que je passe à étudier, j’ai peu d’occasions de rencontrer des gars. Et ce ne sont pas les étudiants de l’université qui vont me faire tourner la tête.

— Mais un futur étudiant, peut-être…, glissa Madeleine.

— Tu dis n’importe quoi, protesta Irène.

Mais Lucie ne laissa pas passer :

— Même si c’est n’importe quoi, je veux savoir.

Comme Irène ne répondait pas, ce fut Madeleine qui expliqua :

— Vous avez appris que votre frère est venu en septembre ?

— C’est vrai, Irène ? s’exclama-t-elle. Toi et Jacques ?

— Mais non, c’est Madeleine qui imagine des choses.

— Comme si j’avais de l’imagination ! Je suis la seule à avoir les pieds sur terre ici.

— Allons, Irène, dis-moi ! insista Lucie.

— Il n’y a pas de quoi fouetter un chat : j’ai rencontré ton frère et nous avons sympathisé, comme je te l’ai écrit.

— C’est ça : ils ont sympathisé. Tous les jours, quand il était là : en marchant sur la montagne, au bal en dansant des slows… Et maintenant, dans les lettres qu’ils s’écrivent.

— Tout ça, ce n’est pas grand-chose. Nous n’avons pas eu un mot ni un geste qui dépasse la camaraderie. Je suis simplement devenue sa marraine de guerre.

Lucie n’insista pas, mais se réserva d’y revenir quand elles seraient seules. En leur servant du thé, elle s’avisa que, dans l’excitation des retrouvailles, elles avaient oublié Simone.

— Et toi, lui dit-elle, jolie comme tu es, tu dois aussi avoir un amoureux ?

La jeune fille rougit de se voir au centre de l’attention, mais elle n’y demeura pas longtemps faute d’avoir une idylle à raconter. Les garçons étaient tous partis à la guerre avant qu’elle ait eu la chance d’en rencontrer un.

— Ne t’en fais pas, ils reviendront, affirmèrent ses aînées.

Le chapitre des amours étant clos, Irène s’enquit de l’avenir professionnel de Lucie. Elle ne fut pas autrement surprise de l’attitude de Trudelle.

— Tu vas voir : quand les soldats seront de retour, les femmes seront priées de rentrer à la maison.

— Vous croyez ? s’alarma Madeleine.

— J’en suis sûre. Qu’est-ce qui permet aux femmes de travailler ? Deux choses : d’abord, les hommes ne sont pas là pour occuper les emplois, et ensuite, il y a l’industrie de guerre. La guerre finie, plus besoin de chars, de fusils, de balles… Et pour le reste, les hommes suffiront à la tâche.

— Ah ben, ça va être joli, après la guerre, déplora Madeleine, le visage en berne.

— J’en ai bien peur, oui. Alors, Lucie, que vas-tu faire ?

— Je vais chercher un travail de secrétaire, mais je ne peux pas dire que ça m’emballe.

— Évidemment… Il faudrait que tu tombes sur quelqu’un qui fait un travail intéressant. Le tien le serait par contrecoup.

— Ce serait l’idéal, mais ne rêvons pas : si j’en trouve un, ce sera déjà bien.