Les craintes de Lucie étaient justifiées : il n’était pas facile de trouver du travail. Pourtant, elle avait été convoquée par les employeurs auprès desquels elle avait postulé : un cabinet d’avocats, une étude de notaire et un grossiste en alimentation. Le processus avait été le même chaque fois : la présentation de son diplôme accompagné de la lettre élogieuse du directeur de l’école provoquait un hochement de tête approbateur, le dispensaire aussi, jusqu’à ce qu’elle avoue l’absence d’attestation du docteur qui le dirigeait parce qu’elle l’avait quitté rapidement pour des raisons personnelles. Là où le froncement de sourcils se transformait en nette réprobation, c’était à l’énoncé de son expérience de correspondante de guerre en Italie. L’employeur mettait fin à l’entrevue en lui disant qu’il regrettait, mais qu’il avait déjà trouvé quelqu’un pour le poste. Elle devait se rendre à l’évidence : on la tenait pour une dévergondée qui risquait de causer des ennuis.
Pour se remonter le moral après ces rebuffades, elle eut l’idée de consacrer une partie de ses économies à renouveler sa garde-robe : une jeune fille bien vêtue ferait bonne impression, et elle ne voulait plus des robes sages que la tyrannie de son père lui avait imposées. Elle téléphona à Irène, qui accepta de passer son samedi après-midi à l’accompagner dans les magasins. Ce matin-là, tandis qu’elle se mettait au courant de la mode en regardant dans La Presse les pages où Morgan, Dupuis Frères et Ogilvy montraient leurs modèles de vêtements, elle tomba sur l’annonce du Salon de coiffure Astrid. La publicité était accompagnée de la photo d’une jeune femme coiffée comme elle-même avait prévu de l’être pour son anniversaire des mois auparavant. Elle y avait renoncé, dans un premier temps pour ne pas ressembler à sa mère, et ensuite, par commodité, pour mettre plus facilement le calot militaire qui complétait son pseudo-uniforme. Mais elle n’avait plus d’uniforme, plus de calot, plus de mère séduisante. En conséquence, il n’y avait plus de raison qu’elle ait les cheveux longs. Elle vérifia l’adresse : le salon se trouvait rue Sainte-Catherine, près de Saint-Denis. C’était assez proche de l’appartement pour qu’elle ait le temps d’y aller avant son rendez-vous avec Irène.
Après lui avoir répété trois fois Vous êtes bien sûre de vouloir les couper ?, la coiffeuse avait donné le premier coup de ciseau qui avait rendu impossible tout changement d’avis. Fascinée, Lucie avait regardé tomber les longues mèches blondes en se demandant si elle avait eu raison. La coiffeuse, qui ne devait pas en être à sa première cliente qui s’affranchissait, relativisa l’importance du geste :
— Vous savez, des cheveux, ça repousse.
Quand la coiffure fut terminée, Lucie eut un serrement de cœur en constatant à quel point elle ressemblait à sa mère lorsqu’elle aussi avait franchi le pas. C’était ce jour-là, où elle avait séduit Jocelyn à la réception de ses parents, que tout avait commencé.
Irène, dont elle avait attendu la réaction avec un peu d’appréhension, approuva :
— C’est très joli. Et tu as bien fait de les couper avant de magasiner : ainsi, tu pourras choisir les vêtements en fonction de ta nouvelle coiffure.
Elles s’amusèrent à essayer toutes sortes d’habits extravagants qu’elles n’avaient aucune envie d’acheter. Lucie avait l’impression que le poids de cheveux qui lui avait été ôté rendait son esprit aussi léger que sa tête. Elle ne fit néanmoins que des achats utiles. Le tailleur à la veste très cintrée, sans col, décolleté en V, accompagné d’une jupe droite aux genoux, était élégant et pouvait convenir dans bien des circonstances, et les robes chemisiers, agrémentées de gros boutons et ceinturées à la taille, étaient simples mais charmantes. Faute d’arriver à trancher entre la rayée, la quadrillée et la fleurie, elle prit les trois. Quant aux souliers lacés à hauts talons, ils allaient avec le tout. Pour terminer, elle acheta une robe de soirée en disant :
— On ne sait jamais, je pourrais en avoir besoin.
— J’ai une idée pour que tu l’utilises dès la semaine prochaine. Veux-tu venir à Québec fêter le trentième anniversaire de mariage de mes parents ?
Lucie accepta avec plaisir cette occasion de voir des gens et de se distraire. En prenant le thé chez Eaton, elle raconta à Irène ses déboires avec les employeurs.
— Ne leur dis pas que tu as été correspondante de guerre, lui conseilla son amie. Fais comme si tu n’avais jamais travaillé depuis ta sortie de l’école. Tu pourrais prétendre que tu y es maintenant obligée à cause de la maladie de ton père.
L’idée n’était pas mauvaise et Lucie résolut de l’essayer.
Au retour, elle fit un paquet avec les vêtements qu’elle ne mettrait plus. Elle les donnerait à Madeleine, qui serait contente de les adapter à sa taille ou de les passer à sa sœur. Par contre, elle rangea avec une pointe de nostalgie l’uniforme qui avait été si désagréable à porter pendant l’été italien. Jamais elle n’aurait l’occasion de le remettre, mais elle voulait le garder en souvenir.
Aux rendez-vous suivants, elle essaya la méthode préconisée par Irène, mais cela ne donna pas de meilleurs résultats : tout le monde préférait engager une secrétaire ayant de l’expérience. Si elle voulait avoir une chance de trouver du travail, il lui fallait fournir une preuve d’emploi du dispensaire, tout en passant l’Italie sous silence. N’étant pas encore prête à rencontrer Jocelyn, elle devait l’obtenir sans y aller. Josette lui rendrait probablement ce service. Comme elle ne voulait pas lui téléphoner au dispensaire, elle s’en fut l’attendre à la fin de sa journée de travail.
Josette sursauta lorsqu’elle la découvrit à l’arrêt du tramway.
— Je ne savais pas que tu étais revenue, dit-elle en l’embrassant avec chaleur. Je suis contente de te voir.
— Moi aussi.
— Tu vas bien ?
— Oui, ça va, et toi ?
— Ça va.
Le tramway arriva et Josette eut un mouvement d’hésitation dont Lucie comprit la signification.
— Je ne veux pas te retarder, je sais que tu dois te dépêcher d’aller récupérer les enfants. Je vais faire le trajet avec toi. Il faut que je te parle.
Elles montèrent dans le wagon bondé et se trouvèrent ballottées l’une contre l’autre.
— On n’arrivera pas à s’entendre ici, dit Josette. Viens à la maison, on sera plus tranquilles.
Le trajet parut long, surtout à cause de la chaleur due à la promiscuité et aux vêtements d’hiver.
— Oh ! Tu as coupé tes cheveux, s’exclama Josette lorsque Lucie enleva son chapeau. C’est beau, ça te va bien.
Elle passa la main dans sa chevelure négligée et soupira :
— Ça ne me ferait pas de mal d’aller chez le coiffeur moi aussi, mais je n’en ai même pas le temps. Pas le goût non plus, à vrai dire.
Chez Josette, malgré ce qu’elle avait annoncé, la paix fut très relative, avec les deux enfants s’accrochant à leur mère qu’ils n’avaient pas vue de la journée.
— On n’aura pas de répit avant qu’ils soient couchés, s’excusa-t-elle. Mais après, ça ira.
Tandis qu’elles épluchaient les pommes de terre du souper, la fillette de quatre ans juchée sur les genoux de la visiteuse et son petit frère blotti contre sa mère, Lucie demanda à Josette des nouvelles de son mari.
— Il écrit. Toujours des cartes où il dit que ça va. Il ne raconte jamais rien.
— Tu sais qu’ils n’ont pas le droit de révéler où ils sont ni ce qu’ils font. Ça limite pas mal les sujets.
— Oui, je le sais, mais ne jamais recevoir autre chose d’un homme qui combat que : Je vais bien, tu me manques et embrasse les enfants, ça entretient l’inquiétude et la frustration.
Il y eut un silence.
— Pour une fois, continua-t-elle dans un évident désir de changer de sujet, les enfants ne font pas d’histoires : d’habitude, ils veulent que je les tienne tous les deux et c’est la crise.
Pendant que le repas cuisait, Lucie, qui avait gardé l’habitude de traîner son matériel avec elle, fit quelques photos des enfants pour que Josette puisse les envoyer à leur père. Quand ils furent couchés — ce qui se fit en plusieurs étapes, car il fallut que leur mère y retourne pour leur donner de l’eau, puis un bec, puis encore de l’eau, puis les accompagner faire un dernier pipi —, Josette s’effondra sur une chaise.
— À la fin de la journée, je n’en peux plus. Bon, maintenant qu’on peut enfin parler sans être interrompues, raconte-moi. Et commence par ça, dit-elle en montrant la bague qui brillait à l’annulaire de Lucie.
Une fois de plus, Lucie parla d’Edmond, de leur rencontre à Rome, de leur décision de se marier.
— D’après ce que tu dis, c’est un garçon bien, approuva Josette. Tant mieux. Je suis contente que tu sois heureuse. Après tout ça…
Lucie se figea.
— Ça te fait encore de la peine ? Tu sais, tu n’as pas été la seule à être malheureuse.
Elle soupira.
— Je voyais les choses aller, et je me doutais que ça tournerait mal. Pas à ce point, quand même. Ta mère n’est jamais revenue, tu es au courant ? Et elle n’a jamais accepté de reparler à Jocelyn. Il l’a très mal pris. Il n’y a plus que le travail qui compte pour lui maintenant.
Devant le visage douloureux de Lucie, elle s’excusa :
— Je ne voulais pas te peiner. Je croyais que c’était pour savoir comment ça s’était passé après ton départ que tu étais venue me voir, mais apparemment ce n’est pas ça.
— J’ai besoin de ton aide pour trouver du travail.
Elle expliqua à Josette qu’il lui fallait une attestation disant qu’elle avait occupé le poste de secrétaire jusqu’à la fin de l’année.
— Et trouver une raison honorable de l’avoir perdu.
— Je vais t’arranger ça. Je prétendrai que le dispensaire avait un budget pour engager une aide pendant huit mois et que, la somme dépensée, on n’a pas pu te garder malgré tout le bien qu’on pensait de toi.
— Merci, Josette, c’est vraiment gentil de ta part.
— C’est bien le moins. Si tu veux, tu peux venir le chercher demain soir, à ma sortie du travail.
— Parfait. En même temps, je te donnerai les photos : je vais les développer demain matin.
En rentrant dans la nuit glaciale de janvier, Lucie pensait aux paroles de Josette. Elle savait que sa mère avait souffert et souffrait encore, mais elle avait imaginé Jocelyn vite consolé. Apparemment, il n’en était rien.
Avec en mains l’attestation fournie par Josette — et signée de Jocelyn —, Lucie se rendit à l’adresse du docteur Deslauriers, qui recherchait une réceptionniste capable de faire du secrétariat. Elle fut reçue par l’épouse du médecin qui occupait le poste en attendant. Celle-ci lui apprit que l’ancienne employée, une femme âgée, s’était fracturé le col du fémur en glissant sur les marches verglacées de sa maison, et qu’elle avait décidé de ne pas revenir lorsqu’elle serait guérie. Elle ne lui cacha pas qu’il y avait une autre candidate, mais d’après elle, Lucie avait davantage de chances d’obtenir la place parce qu’elle avait travaillé dans un dispensaire. Néanmoins, c’était le docteur qui déciderait, et il avait été appelé pour une urgence. Comme cela risquait de prendre du temps, le mieux était de revenir lundi pour le rencontrer. En retraversant, depuis la réception qui était dans un coin de la pièce, la salle d’attente surpeuplée où les patients toussaient, crachaient et fumaient, Lucie pensa que ce n’était pas l’emploi qu’elle aurait idéalement souhaité. À dire vrai, elle n’avait aucune envie de l’occuper, mais il fallait absolument qu’elle ait déjà un travail au retour d’Edmond, sinon, il était possible qu’il essaie de l’en dissuader. Peut-être qu’elle l’interprétait mal, mais sa dernière lettre lui laissait une impression de malaise. Pour une fois, il ne parlait pas que de ses sentiments.
Ma mère est déçue, disait-il, que tu ne te sois pas installée chez elle. Elle sait que tu es fâchée avec tes parents et elle pense qu’il n’est pas convenable que tu vives seule. Pour te dire la vérité, je n’aime pas cela non plus, mais moi, c’est pour ta sécurité. Je crains que ta témérité, dont tu m’as donné la preuve en te jetant dans une situation qui aurait pu tourner plus mal, ne te mette en danger. Je suis hélas trop loin pour avoir quelque influence sur tes décisions, mais j’espère t’amener à être plus raisonnable dans la gouverne de ton existence quand nous serons mariés. Tu me manques, Lucie, je t’aime, et je ne pense qu’à une chose : te serrer dans mes bras.
Lucie lut et relut la lettre sans pouvoir décider si cette missive signifiait simplement qu’Edmond s’inquiétait pour elle ou bien s’il fallait y voir une volonté de lui dicter sa conduite.