IV

Après avoir cloué le bec au malotru, Lucie s’engagea dans l’escalier. Cet échange lui avait donné une telle bouffée de rage qu’elle fut en haut de la volée de marches sans même s’en rendre compte malgré le poids de ses bagages. Elle alla jusqu’au bout du couloir, ne trouva pas sa chambre, revint sur ses pas, toujours sans succès. Cet imbécile m’a énervée, pensa-t-elle, il faut que je me calme et que je regarde attentivement toutes les portes. Mais elle dut se rendre à l’évidence : elles étaient numérotées de dix à dix-neuf. Aucune trace de la vingt-neuf. Pourtant, elle était sûre qu’il lui avait dit deuxième étage. Perplexe, elle examinait le carton qui accompagnait sa clé, et qui portait bien le numéro vingt-neuf, lorsqu’une femme sortit de la chambre juste en face d’elle.

— Tu es perdue ? lui demanda-t-elle.

À son accent, Lucie devina qu’il s’agissait de la journaliste américaine.

— Je ne trouve pas ma chambre. Apparemment, il n’y a pas de numéro vingt-neuf au deuxième étage.

— C’est parce que tu es au premier. En Europe, notre premier étage est le rez-de-chaussée, le deuxième le premier et ainsi de suite.

— C’est vrai. J’avais oublié.

La femme regarda le trépied qui dépassait de la mallette.

— Photographe ?

— Oui. Agence de presse canadienne.

— Ah… Tu es la collègue du signor Juteau. Un homme charmant…

Le ton était lourdement ironique.

— Je viens de faire sa connaissance. Nous avons échangé deux phrases, et j’ai eu un aperçu du personnage : misogyne, prétentieux et grossier. J’imagine qu’il me reste à découvrir quelques autres de ses qualités.

La journaliste éclata de rire et lui tendit la main.

— Je suis Gloria Temple, journaliste pour la United Press Associations. Pose tes affaires et rejoins-moi au bar. C’est là que circulent les informations.

 

Lucie se débarrassa de ses bagages au milieu de la chambre, attirée par la fenêtre qui ouvrait sur une cour intérieure grouillante de vie. Du premier au quatrième étage, des gens — des femmes, surtout — penchés aux balcons enguirlandés de linge mis à sécher, écartaient d’une main une jupe ou un caleçon afin de poursuivre une conversation avec la voisine d’en face, de gauche, voire du dessus, ce qui les obligeait à tourner la tête de cent quatre-vingts degrés, à la façon d’un oiseau. Tout ceci à tue-tête. Comme la cour faisait office de caisse de résonnance, la cacophonie engendrait un vacarme pire que celui de la rue. Pour la tranquillité, pensa Lucie, je repasserai. Une femme, en face d’elle, s’avisa de sa présence. Elle lui fit un salut cérémonieux, mais sans paroles, qui contrastait étrangement avec le délire verbal ambiant. Lucie répondit de la même façon puis s’éloigna de la fenêtre. Il fallait qu’elle s’installe avant de descendre au bar.

C’était une petite chambre aux plafonds démesurément hauts. Le lit était surmonté d’un crucifix derrière lequel on avait glissé un rameau de laurier béni. Il était encore frais. Pâques n’était pas très éloigné. Pouvait-elle y croire ? La remise des diplômes, la subvention accordée au dispensaire, le secrétariat… Des souvenirs heureux. Avant que les images douloureuses n’apparaissent, elle chassa le passé de son esprit et fit le tour de la pièce. L’armoire à glace, haute et étroite, serait suffisante pour loger ce qu’elle possédait. Il y avait aussi, dans un angle, une table de toilette qui supportait une cuvette et une cruche. Elle ferait retirer ces objets inutiles pour que la table puisse lui servir de bureau. Dans le meuble de chevet, elle découvrit un pot de chambre. L’accessoire la laissa perplexe. Peut-être un vieillard, incapable de traverser la pièce jusqu’aux toilettes, avait-il occupé les lieux avant elle ? Puis elle ouvrit la porte à côté de l’armoire pour voir si la salle de bains pourrait aussi être utilisée comme chambre noire, mais c’était une penderie. Étonnée, elle regarda autour d’elle. Il n’y avait pas d’autre porte. Où était donc la salle de bains ?

 

Ce fut la journaliste américaine qui lui apprit qu’elle devrait partager les toilettes et la baignoire avec le reste de l’étage.

— En plus, l’eau n’est pas toujours chaude, précisa-t-elle. Crois-moi, tu n’es pas au bout de tes surprises.

Dès son entrée au bar, Gloria l’avait attirée à sa table en agitant les bras. C’était une grande femme un peu hommasse et aux traits irréguliers, mais lorsqu’elle souriait, on oubliait les défauts de son visage. Comme Gus, elle était sympathique.

— Viens, que je te présente.

Outre deux photographes — un blond fade du nom de Steve Clark qui faisait équipe avec Gloria, et un autre Américain, chauve et bedonnant, Kevin Perry, qui travaillait pour l’Associated Press —, il y avait un séduisant militaire anglais, John Marshall, et Pujol, le Français qu’elle connaissait déjà. Il manquait le journaliste associé à Perry, et Juteau, qui buvait au bar sans manifester la moindre intention de se joindre à eux. Lucie ne voyait de lui que son dos hostile, sanglé dans un uniforme qui, contrairement au sien, était un vrai : comme tous les correspondants de guerre canadiens, il avait été incorporé à l’armée avec un grade d’officier. Dans son cas à elle, cela ne s’était pas fait, en raison sans doute de son départ précipité et de sa situation de suppléante qui lui conférait un statut bâtard. Elle fut un instant effleurée par la crainte que cela ne lui nuise, mais elle chassa vite ces pensées pessimistes et se força à oublier son désagréable collègue pour consacrer toute son attention à ceux qui l’accueillaient. À l’exception de l’Anglais, qui devait avoir à peu près son âge, les autres étaient tous plus vieux. Gloria et Gus se situaient vraisemblablement au début de la trentaine, mais Perry accusait une vingtaine d’années supplémentaires.

Quand le serveur vint s’enquérir de ce qu’elle désirait, Gloria commanda à sa place :

— Un marsala all’uovo.

Puis elle expliqua :

— À part ça, ils n’ont qu’un alcool de production locale absolument abominable qui a un goût de térébenthine.

Le serveur revint, posa un verre devant elle et cassa un œuf qu’il mélangea à la boisson sous l’œil éberlué de Lucie. Ses compagnons de table éclatèrent de rire.

— Tu t’y feras, comme tout le monde.

Ils attendaient qu’elle boive et elle eut du mal à s’exécuter. Mobilisant toute sa volonté pour rester impassible, elle porta le verre à sa bouche et, résolument, prit une gorgée qu’elle avala. J’imagine qu’ils ont raison, on doit s’y faire, se dit-elle tandis qu’ils l’applaudissaient. En regardant leurs verres, elle comprit qu’ils s’étaient amusés à ses dépens : eux aussi buvaient du marsala, mais sans œuf.

Dans le but de faciliter l’adaptation de la jeune recrue, chacun y alla de ses conseils. Elle avait du mal à les retenir, d’autant qu’ils étaient parfois contradictoires. Elle s’étonna qu’ils soient tous à Naples, loin du front, et ils lui dirent qu’ils couvraient l’arrivée des renforts avec lesquels elle était venue. Pour ce qui était du lieu des combats, il fallait des laissez-passer, qui ne valaient que pour une fois et n’étaient pas toujours faciles à obtenir. Souvent, le militaire responsable de l’attribution du permis de circuler le refusait sous prétexte qu’il ne pouvait pas assurer la sécurité des civils. D’ailleurs, ils privilégiaient les journalistes et photographes qui faisaient partie des unités combattantes.

— N’est-ce pas, Marshall, que toi, tu vas où tu veux ? l’apostropha Gloria.

— Tu sais bien pour quelle raison : nos articles doivent recevoir l’approbation de notre supérieur qui ne laisse passer que ce qui lui convient.

Elle ricana amèrement :

— Parce que tu crois que tout ce que nous faisons, nous, paraît dans les journaux ? Sois assuré que les coupures qui n’ont pas été faites au départ le sont à l’arrivée. On ne dévoile au bon peuple que ce qu’on veut qu’il sache.

— Tu te rattraperas après la guerre en les publiant sous le titre Articles censurés et tu feras un tabac, prédit Pujol.

— Comment, après cinq ans de guerre, peux-tu continuer à voir toujours un côté positif à tout ? répliqua-t-elle avec agacement.

— Parce que ma maman m’a bien élevé.

Lucie apprit que la libération de Rome était une question de jours. Tous avaient hâte d’y entrer et avaient intrigué pour pouvoir rejoindre les unités de la Ve et de la VIIIe armées qui en étaient toutes proches, mais elle ne parvint pas à savoir qui avait obtenu un laissez-passer ni de qui. Quant à elle, il fallait qu’elle se rapporte au quartier général et s’adresse au relationniste de l’armée responsable des correspondants de presse. Ils lui conseillèrent de s’en occuper dès le lendemain.

Les spaghettis furent accueillis par une ovation. Comme elle s’en étonnait, ils lui expliquèrent que la farine blanche était introuvable, et que le seul moyen de s’en procurer était de trafiquer avec les cuisiniers de l’armée américaine. Pour accompagner les pâtes, on leur servit un vin pétillant qui venait des pentes du Vésuve. Lucie, étourdie par le vin, dont la légèreté cachait la traîtrise, et le flot de paroles des convives, n’écouta qu’à moitié le récit de l’éruption du mois de mars qui avait fort effrayé les gens sans toutefois qu’il y ait de pertes humaines ni même de gros dégâts matériels.

Elle les quitta de bonne heure, ayant besoin de solitude pour assimiler l’immersion dans ce monde nouveau. Juteau n’avait pas mangé avec eux. Elle aurait aimé savoir si c’était juste à cause d’elle ou s’il était toujours ainsi, mais elle avait préféré s’abstenir de poser la question : ils l’avaient accueillie avec chaleur, certes, mais elle ignorait dans quelle mesure ils étaient solidaires ou en concurrence. Mieux valait être prudente et voir venir.

La salle de bains était libre et elle put s’offrir la volupté d’un bain, le premier depuis son départ de Montréal. Elle eut du mal à s’endormir et mit du temps à découvrir ce qui lui manquait pour plonger dans le sommeil : c’était le roulis. Habituée au mouvement perpétuel de la mer, la stabilité de son lit napolitain la perturbait.

Elle rêva du Vésuve. Il était en éruption. Elle était terrifiée. Des flots de lave coulaient vers la maison dans laquelle elle s’était réfugiée, entouraient les murs, montaient vers elle. Pour leur échapper, elle grimpa sur le toit d’où elle guettait anxieusement les alentours dans l’espoir que surgirait quelqu’un pour l’aider, mais tout le monde était parti. La lave, qui s’étendait à perte de vue comme une mer démontée aux exhalaisons brûlantes, montait toujours. Lucie était consciente de n’être plus qu’une morte en sursis. Soudain, alors qu’elle n’espérait plus, elle se crut sauvée : une barque flottait sur la lave et s’approchait de la maison. Elle fit des gestes de sémaphore pour attirer l’attention de l’homme qui ramait, mais il ne regarda jamais dans sa direction. Lorsqu’il arriva tout près, elle reconnut Juteau. Il passa sans dévier de sa trajectoire. Ce ne fut qu’au moment où le flot allait atteindre ses pieds qu’elle s’éveilla, en sueur.

La nuit était très chaude et pas un souffle d’air ne provenait de la fenêtre. Elle se rendit dans la salle de bains pour se rafraîchir un peu, mais quand elle ouvrit le robinet, le tuyau se mit à ronfler et elle s’empressa de le refermer. De retour dans sa chambre, elle s’agita longtemps avant de se rendormir.

À sa grande confusion, le lendemain matin, un des occupants de l’étage, un militaire grincheux du service des renseignements, lui reprocha publiquement, alors qu’elle était attablée devant son petit-déjeuner, d’avoir utilisé toute l’eau chaude disponible. Elle s’excusa en rougissant et piqua du nez dans sa tasse.

— Ne t’inquiète pas, la rassura Gloria, on a tous fait la même chose la première fois, et lui aussi, j’en suis sûre. On oublie toujours d’avertir les nouveaux.

Elle m’a pourtant informée que souvent l’eau n’était pas chaude, se dit Lucie. Il est difficile de croire qu’à ce moment-là, elle n’a pas pensé que la quantité était limitée.