Trois jours plus tard, les jeunes filles étaient réunies chez Irène, qui avait organisé une petite fête en l’honneur de l’anniversaire de Lucie. Un an avait passé depuis ce jour de ses vingt et un ans qu’elle avait tant espéré et qui avait marqué le début d’une suite d’événements pour le moins imprévisibles. L’année écoulée avait été la plus longue de sa vie : elle avait connu les sentiments les plus extrêmes, vécu les situations les plus dangereuses et en était sortie aussi différente que possible. Quand sa mère lui avait téléphoné, le matin, pour lui souhaiter un bon anniversaire, Julienne avait ajouté :
— La guerre est finie et ton fiancé va revenir, tu vas être heureuse maintenant.
Elle n’avait pas l’air d’en douter ou, du moins, voulait en convaincre sa fille. Mais Lucie n’était pas sûre que ce serait aussi simple : pour cela, il aurait fallu qu’elle soit moins déçue d’avoir été renvoyée par Trudelle, car rien ne l’attirait autant que ce métier de reportrice qui avait été le sien pendant des mois. Et il y avait aussi l’inconnu que représentait le mariage. Elle prévoyait qu’elle aurait à lutter contre madame Pearce et elle craignait que son entente avec Edmond n’en soit affectée.
Lucie avait pensé à tout cela pendant la journée, mais là, entourée de ses amies, elle se laissa aller au plaisir de la fête. Sa mère vint l’embrasser en passant par la porte du chemin de fer souterrain, et ce fut l’occasion de raconter aux nouvelles connaissances les escapades de l’année d’avant. Le gâteau avait été confectionné par Gisèle, car Irène n’en aurait pas eu le temps à cause de ses cours, mais tout le monde avait participé en donnant du sucre et de la farine. Comme l’année précédente, à la différence que c’était alors Jacinthe qui avait fait le gâteau. Quand Lucie les entendit dire que les restrictions seraient terminées à brève échéance, elle ne les contredit pas, mais elle se souvint des Romains le jour de la libération de leur ville. Ils criaient Viva gli Americani ! en espérant de la farine blanche pour la pasta, mais ils n’en avaient toujours pas. Ses amies allaient découvrir que les lendemains de guerre ne chantent pas, mais il était inutile de le leur apprendre, elles le sauraient bien assez tôt.
En retournant chez elle, Lucie pensait à Jacinthe, qui lui manquait ce soir-là plus que jamais. À Jacinthe et à Richard. Tous les deux l’avaient soutenue alors qu’elle avait perdu le goût de vivre, et ils étaient au loin, comme Jacques, comme Edmond. Ils allaient revenir, mais dans quel état ? Elle avait moins vu la guerre qu’eux et, pourtant, elle faisait des cauchemars.
Le lendemain de son anniversaire, c’était la fête des Mères. Lucie acheta un bouquet avant de se rendre chez ses parents, où elle était attendue pour le repas du midi.
— Bonne fête, dit-elle à sa mère en l’embrassant.
Julienne ne put prononcer un mot, trop émue par le geste de sa fille qui, dans les circonstances, représentait bien autre chose que le respect d’une tradition. Lucie, dont l’attitude s’était adoucie peu à peu, venait de franchir un pas important vers la réconciliation en l’honorant en tant que mère.
Julienne avait pour elle un cadeau d’anniversaire. Lucie pensa d’abord qu’elle n’avait pas voulu le lui donner devant ses amies, mais il y avait autre chose : dans le désir pathétique et vain d’y associer son mari, elle le lui offrit en présence de ce dernier et en leur nom à tous les deux. Ainsi, ce fut sous son regard hargneux que Lucie déballa le beau sac à main, assorti à ses nouvelles chaussures, choisi par sa mère. La gorge serrée, comme toujours en présence de son père, elle ne put s’arracher autre chose qu’un unique mot de remerciement.
Ensuite, quand elles furent toutes les deux, Julienne s’excusa :
— Je voulais réessayer. C’est tellement triste.
— C’est inutile, il ne me pardonnera jamais.
Elle n’ajouta pas Et moi non plus, mais sa mère le devina.
En quittant le domicile de ses parents, Lucie se rendit au local de la Ligue où les membres devaient se réunir afin de commenter un récent article du Devoir sur le programme d’après-guerre de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, la C.T.C.C. Il y avait du monde, entre autres Elizabeth Monk, dont Lucie savait qu’elle était une des deux premières femmes à avoir été admises au Barreau du Québec en 1942. Gisèle lui avait appris qu’elle était la conseillère juridique de la Ligue et que c’était elle qui avait monté le dossier réclamant le suffrage féminin.
— Sa présence à la Ligue est inestimable : elle connaît toutes les lois et elle comprend tous les points ratoureux. Quand on veut nous en passer une petite vite, elle s’en aperçoit toujours. Grâce à elle, on sait exactement comment et contre quoi se battre. Mais ce n’est pas elle qui va parler : c’est Denise Berland. Je l’ai déjà entendue : elle est aussi combative que madame Monk.
Bien qu’elle ne l’ait pas revue depuis le soir de sa présentation des photos de guerre, Lucie se souvenait de Denise Berland : c’était elle qui avait émis l’idée que soit constituée une mémoire photographique des activités de la Ligue. Elle lui devait de pouvoir encore exercer son métier de photographe et de journaliste, même si c’était à titre bénévole et si la diffusion de son travail avait une portée restreinte.
Cette étudiante en droit qui préparait son Barreau était une jeune fille blonde et menue qui paraissait fragile, impression qui disparut dès qu’elle ouvrit la bouche. D’une voix nette, l’oratrice précisa d’abord que l’article qui avait provoqué la réunion, intitulé Programme d’après-guerre de la C.T.C.C., commençait par cette phrase : La C.T.C.C. entend adhérer au Conseil national de l’épiscopat canadien du 18 janvier 1945.
— Ça commence mal, leur asséna-t-elle. L’épiscopat n’est jamais du côté des femmes. D’ailleurs, vous remarquerez que nous sommes, comme d’habitude, quantité négligeable : il n’est question de nous qu’au dernier point, les cinq autres étant consacrés à la réadaptation des vétérans à la vie civile. Si vous lisez attentivement tout l’article, vous comprendrez que le premier geste qui sera fait pour faciliter cette réadaptation sera de tasser les femmes. Pour celles qui n’en auraient pas pris connaissance, je relis un des points les plus importants :
La C.T.C.C estime qu’il est impossible de concilier l’ordre naturel des choses avec la présence des femmes dans les activités industrielles et commerciales.
— Vous n’en croyez pas vos oreilles ? Pourtant, vous avez bien entendu. Pendant toute la guerre, l’ordre naturel des choses était d’aller à l’usine. Nous l’a-t-on assez répété, que nous devions faire notre effort de guerre ! Et maintenant, l’ordre naturel sera de rester à la maison. Comme il est bien fait, l’ordre naturel des choses ! Il s’adapte parfaitement aux besoins des hommes. Mais écoutez la suite, si généreuse :
Sans doute que les contingences sociales viennent tempérer l’énoncé ci-dessus. Bien que l’on ne doive pas accepter la généralisation du travail féminin, on ne peut défendre non plus aux veuves et aux jeunes filles soutiens de famille, par exemple, d’aller gagner ce qui est nécessaire à leur subsistance et à la subsistance des leurs.
— Vous êtes trop bons, messieurs les hommes, de nous donner le droit de travailler pour ne pas mourir de faim !
Une salve d’applaudissements ponctua sa remarque. Quand le silence fut rétabli, elle dit que cet article prouvait que ce ne serait pas facile. Les femmes devaient être unies et se battre en groupe : individuellement, elles n’auraient aucun poids.
— Pour cela, il nous faut des tribunes. L’idéal serait d’avoir des représentantes dans les chambres d’assemblées. Mais ne rêvons pas, ce n’est pas pour demain. Malgré tout, il faut que des femmes se présentent aux élections, même en sachant qu’elles seront battues et que leurs adversaires les insulteront et les mépriseront. Madame Casgrain, qui en a fait l’expérience, n’abandonne pas pour autant. On doit suivre son exemple. Gagner serait magnifique, mais se présenter est déjà très bien parce que cela permet de tenir des assemblées publiques et ainsi de rallier d’autres femmes à la cause, et parfois même des hommes, pourquoi pas ?
Les applaudissements reprirent, puis la conversation devint générale. Lucie aurait souhaité s’entretenir avec Denise Berland, mais celle-ci ne resta pas, car elle devait préparer son examen. En cherchant le sommeil, Lucie pensait à ce qu’elle avait entendu. Elle n’avait aucune peine à croire que l’après-guerre serait difficile pour les femmes : elle-même avait déjà été remise à sa place. Mais elle ne baisserait pas les bras, ne rentrerait pas dans le rang. Elle ne consacrerait pas sa vie à être seulement une épouse et une mère, pas plus qu’une réceptionniste. Elle savait maintenant ce qu’elle voulait faire : comme Denise Berland, elle allait devenir avocate et aider les femmes à se défendre, tout en continuant de témoigner de leurs luttes au moyen de la photographie.