XLVI

Lucie et Gisèle reçurent la nouvelle que leurs fiancés seraient du premier bateau ramenant des soldats au pays. Le Stratheden était attendu au port de Québec le 30 juillet avec à son bord quatre mille cinq cents hommes. Elles l’apprirent une semaine avant et les derniers jours d’attente leur parurent interminables. Gisèle, qui avait à Québec une tante en mesure de les recevoir, proposa à Lucie de s’y rendre la veille. Ainsi, elles seraient présentes à l’arrivée du paquebot, prévue pour le début de la matinée.

Partie avec la bénédiction de l’indulgent docteur Deslauriers, Lucie avait conscience de l’avoir échappé belle : lorsque madame Pearce avait su qu’elle allait attendre Edmond au bateau — par quelle aberration mentale le lui avait-elle dit ? —, elle avait prétendu en faire autant. Pendant deux jours, Lucie rumina sa sottise, jusqu’à ce qu’elle reçoive un appel dépité de sa future belle-mère qui avait été incapable de trouver une chambre d’hôtel à Québec : elles avaient été prises d’assaut et rien n’était libre, même pas dans des établissements de seconde classe qu’elle n’aurait jamais songé à fréquenter en d’autres circonstances. Lucie, le cœur allégé, lui promit qu’Edmond lui téléphonerait de Québec pour lui donner l’heure d’arrivée du train à Montréal. C’était un moindre mal : ils auraient plusieurs heures pour eux seuls avant qu’elle ne s’empare de son fils.

Même si le bateau n’était attendu qu’une heure plus tard, il y avait déjà foule à sept heures lorsque les jeunes filles arrivèrent sur le quai de L’Anse-au-Foulon. Les gens, joyeux et surexcités, se parlaient sans se connaître. À quelqu’un qui s’inquiétait que le navire puisse avoir été retardé, un autre apprit qu’il l’avait vu passer, la veille, au large de Rivière-du-Loup. Il n’y avait aucune crainte à avoir : il arrivait, il était presque là. Quand il apparut, les cloches de la ville se mirent à sonner et le fleuve se couvrit de petites embarcations décorées qui allèrent l’entourer. Mais il fallut encore une longue heure pour qu’il accoste. Gisèle ne tenait plus en place. Lucie lui répétait de se calmer, que c’était loin d’être fini. Effectivement, les soldats ne débarquèrent pas tout de suite : le maire de Québec avait prévu une cérémonie pour marquer le retour du premier transport de troupes.

Sur le pont du bateau, la fanfare du Royal 22e Régiment commença d’interpréter des airs populaires pendant que les dignitaires de la ville franchissaient la passerelle. Lorsqu’ils furent à bord, elle joua Ô Canada, ce qui marqua le début de la réception officielle. Le maire Borne fit un discours, puis ce fut le maire Bégin, le brigadier Blais et enfin le maréchal de l’air Middleton.

— Ça ne finira donc jamais, grommela Gisèle, exaspérée.

Elle s’attira le regard désapprobateur d’un vieux monsieur qui lui fit la leçon :

— Ils sont allés se battre pour la liberté, mademoiselle, ne trouvez-vous pas normal qu’on leur rende les honneurs ?

Quand il lui eut tourné le dos, elle lui tira la langue.

Le God Save the King marqua la fin de la cérémonie que, n’en déplaise au vieux grincheux, tout le monde attendait avec impatience. Quand les premiers soldats apparurent sur la passerelle, leurs proches les hélèrent et la foule s’écarta pour qu’ils puissent se rejoindre. Mais ils bloquaient le passage avec leurs embrassades, et les gens protestèrent :

— Tassez-vous, laissez débarquer les autres !

Edmond et Roland arrivèrent en même temps. Leurs fiancées n’avaient pas pu les avertir qu’elles viendraient, mais ils l’espéraient et les cherchaient du regard. Quand ils les entendirent les appeler, ils se précipitèrent et elles se retrouvèrent dans leurs bras.

Edmond murmura à Lucie :

— Maintenant mon amour, on ne se quitte plus.

 

Le train était bondé et ils eurent du mal à trouver des places. Les deux couples, qui durent se séparer, se promirent de se voir bientôt. Pendant le trajet, Lucie et Edmond parlèrent peu parce qu’il fallait crier pour se faire entendre, mais être assis l’un contre l’autre, après huit longs mois de séparation, suffisait à les rendre heureux. Les trois heures du voyage leur parurent courtes, et ils auraient préféré que personne ne s’immisce entre eux, mais madame Pearce était là.

Dès qu’elle le vit, elle se jeta sur son fils, qu’elle embrassa en répétant :

— Mon Edmond, enfin tu es revenu ! Le cauchemar est fini.

Puis elle lui prit le bras.

— Viens. La voiture n’est pas loin.

— Attendez, mère, Lucie…

Madame Pearce s’arrêta et sourit à sa future bru.

— Ma petite Lucie, vous l’avez depuis ce matin. Ce soir, vous me le laissez, n’est-ce pas ?

— On se voit demain après-midi, d’accord ? proposa Edmond.

— L’après-midi, je ne peux pas : je travaille jusqu’à quatre heures.

— Venez donc souper avec nous en sortant du travail, dit sa mère en le tirant par la manche.

Edmond eut juste le temps de déposer un baiser sur la joue de Lucie et de lui dire Je t’appelle ce soir que déjà sa mère l’entraînait vers la sortie. Lucie se retrouva sur le quai, seule, les bras ballants. Quand le premier moment de stupeur fut passé, elle vit rouge. Que madame Pearce ne compte pas l’avoir à table chez elle le lendemain ! Edmond allait devoir expliquer à sa mère qu’elle n’était pas une enfant qu’elle pouvait manier à sa guise.

Lorsqu’il téléphona, il minimisa l’incident. Elle n’avait pas à s’inquiéter : sa mère ne s’interposerait pas entre eux. Le jour du retour, c’était normal qu’elle veuille passer du temps avec lui : il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait pas vu. Lucie était sceptique, mais pour ne pas entacher ce jour tant attendu avec leur première dispute, elle se contenta de lui dire qu’elle n’irait pas chez sa mère.

— Je la verrai dimanche : elle a dû t’apprendre que ma mère nous organise un repas de fiançailles.

— Oui. Et elle regrette que ta mère se donne tout ce mal avec le travail que lui occasionne ton père. Elle aurait pu le faire elle-même. Il est d’ailleurs encore temps que tu convainques ta mère de la laisser s’en occuper.

— Ce serait insultant, Edmond ! Ma mère a l’intention de faire les choses selon les règles et je ne l’en empêcherai pas.

— Bon, bon. Moi, ce que j’en dis…

— C’est pour contenter ta mère, je sais. Mais moi, c’est à la mienne que je veux faire plaisir.

— Lucie, je t’aime. Le reste n’a pas d’importance.

— Tu as raison. Moi aussi, je t’aime.

— Donne-moi l’adresse du médecin : je viendrai t’attendre.