V

Lucie hésita entre son uniforme de travail et une robe. Elle voulait mettre toutes les chances de son côté, mais ne parvenait pas à deviner ce qui ferait la meilleure impression au militaire habilité à lui donner l’autorisation de rejoindre l’armée. L’uniforme pouvait l’irriter, comme cela s’était produit avec le capitaine Scott, mais la robe avait un air de vacances d’été qui ne faisait guère sérieux. Elle opta finalement pour la tenue militaire — trop chaude pour le climat napolitain —, rangea dans un sac ses lettres d’accréditation et le Rolleiflex, et se rendit au quartier général.

Elle y parvint en quelques minutes, mais se rendre au bureau de la presse fut plus laborieux. Après avoir arpenté tous les couloirs de l’édifice et essuyé les regards appuyés, libidineux ou moqueurs des militaires qu’elle croisait et qui lui indiquaient de fausses directions, elle comprit qu’on la faisait marcher dans tous les sens du terme et qu’elle n’arriverait jamais à destination si elle ne trouvait pas une parade. Comme on l’avait renvoyée pour la troisième fois au point de départ, elle se souvint de quelle manière elle était venue à bout des soldats qui l’empêchaient de passer dans le train. Sortant de son sac l’enveloppe sur laquelle était inscrit le nom du capitaine Braswell, responsable des relations publiques de l’armée canadienne, elle l’agita sous le nez de l’homme qui filtrait les entrées et fulmina :

— Je dois donner ça en mains propres au capitaine Braswell de la part du général Alexander. Alors, arrêtez de faire les imbéciles et conduisez-moi à lui, sinon je fais un rapport.

Elle vit dans son regard qu’il hésitait à la croire. Le nom du général Alexander était le premier qui lui soit venu à l’esprit et elle avait sans doute visé un peu haut. Néanmoins, dans le doute, il préféra obtempérer : ce n’était pas la première bizarrerie à laquelle il faisait face.

— Calmez-vous, s’empressa-t-il, c’est un malentendu. Personne n’a voulu vous retarder.

Il appela le planton et lui ordonna d’escorter Lucie, qui découvrit que le bureau auquel elle devait se rendre était tout près de l’entrée. À la porte, elle croisa Juteau qui ne daigna pas la reconnaître. Le secrétaire du capitaine, un homme compassé et peu aimable, examina longuement ses lettres avant de mettre le tampon de l’armée sur sa carte de presse.

— Voilà, mademoiselle Bélanger, vous êtes en règle.

Puis il ajouta en montrant une rangée de casiers identifiés aux noms des agences de presse :

— C’est là qu’on mettra votre courrier. Votre salaire arrivera également ici.

— Merci. Y a-t-il une chambre noire à la disposition des photographes ?

— Oui, elle est au fond du couloir. La porte voisine est le magasin où vous pourrez vous réapprovisionner en matériel photographique.

Elle allait sortir lorsqu’elle se ravisa, prise soudainement d’un doute.

— Pouvez-vous me dire où je peux aller avec ça ? demanda-t-elle en montrant sa carte de presse.

— Mais où vous voudrez.

— Je peux donc me rendre au front.

— Non, pas au front. Vous n’avez pas le droit de vous approcher de la zone des combats sans un laissez-passer.

— Eh bien, pourquoi ne me le faites-vous pas ?

— Ce n’est pas de mon ressort : c’est le capitaine Braswell qui les attribue.

— Dans ce cas, pouvez-vous demander au capitaine s’il peut me recevoir ?

— Il est très occupé ce matin.

Lucie sentait la moutarde lui monter au nez, mais elle s’efforça au calme, consciente qu’il serait plus nuisible qu’avantageux de montrer de l’impatience.

— J’attendrai le temps qu’il faudra, assura-t-elle avec un sourire.

Elle eut le loisir de bien apprécier la salle de secrétariat, sur laquelle ouvraient les bureaux des officiers de relations publiques de chacune des armées alliées, car tous ceux qui arrivèrent furent reçus avant elle, mais elle avait deviné que cela se passerait ainsi et elle resta imperturbable. On ne l’introduisit qu’en fin de matinée, quand il n’y eut plus de visiteurs et que le personnel se préparait visiblement à aller manger. Le capitaine l’examina de la tête aux pieds avec un mépris bien militaire et lui demanda ce qu’elle voulait. Elle lui tendit ses lettres. Il les parcourut en haussant les sourcils, dans une mimique qui exprimait à la fois l’étonnement et l’indignation.

— Une autorisation pour aller au front ? À quoi pensent-ils à Montréal ? Sachez, mademoiselle, que la guerre, c’est dangereux. Ce n’est pas un lieu de villégiature pour jeunes filles en mal de sensations fortes.

Lucie fut atterrée par cette introduction qui ne lui laissait que peu d’espoir. Elle était encore tombée sur un imbécile imbu de son importance et prêt à abuser de son pouvoir. Elle essaya néanmoins de plaider sa cause en ayant soin de ne paraître ni battue d’avance ni effrontée.

— Je suis photographe de guerre, je ne peux pas exercer mon métier à des miles du lieu des combats.

— Mais vous ne connaissez rien à la guerre, vous ne vous rendez pas compte de ce que c’est.

— Pour que je me rende compte, il faut que j’y aille.

— Les unités qui combattent ont assez à faire sans avoir en plus à s’occuper d’une photographe qui les mettra inutilement en danger en se fourrant dans des situations impossibles.

— Je vous promets que je serai très disciplinée et que je n’irai que là où ce sera autorisé.

— C’est hors de question. De toute façon, on n’a pas besoin de vous : il y a une unité spéciale de l’armée composée de photographes, de cinéastes et de journalistes qui s’acquittent parfaitement de leur travail.

— Mais vous avez donné un laissez-passer à Juteau…

— Juteau, ce n’est pas pareil. Il couvre la guerre depuis le début. Il ne posera aucun problème.

— Il a bien dû commencer à un moment donné.

— Peut-être, mais pas ici. Si vous étiez venue avec lui et s’il s’était engagé à vous surveiller, les choses auraient été différentes, mais dans les circonstances, c’est non.

Il se leva, lui rendit ses papiers, l’accompagna à la porte et la prévint :

— C’est inutile de vous représenter devant moi : je ne changerai pas d’avis.

— Même si je reviens avec Juteau ?

Il ricana :

— À votre place, je ne compterais pas sur lui.

 

Lucie, complètement sonnée, se retrouva dans la rue. La dernière réplique du capitaine prouvait que Juteau était intervenu pour l’empêcher d’aller au front. Il avait réussi. Sa carrière de photographe de guerre s’interrompait avant même d’avoir commencé. Abattue, elle erra dans les rues avoisinantes sans rien voir d’autre que le trottoir sur lequel elle posait ses pieds. Trudelle, lorsqu’il apprendrait qu’elle était bloquée à Naples, et que pour elle le front était hors d’atteinte, la rappellerait à Montréal où elle retournerait honteusement. Belle carrière que la sienne, qui se résumerait à une traversée de l’Atlantique et aux rebuffades de tous les militaires avec lesquels elle avait été en contact ! Et de retour à Montréal, que ferait-elle ? Elle chercherait une place de secrétaire dans un bureau d’avocat, de notaire ou de médecin ? Non, pas de médecin. Pas de secrétariat non plus, ni de retour à Montréal. Elle ne pouvait pas baisser les bras sans avoir tenté quelque chose. Elle ne savait pas encore quoi, mais il lui viendrait bien une idée. Et d’abord, regarder ailleurs qu’à ses pieds.

 

Très vite, la ville la prit. Autour d’elle, tout était différent de ce qu’elle connaissait, pas seulement les lieux : les gens marchaient autrement, parlaient autrement, vivaient autrement. Elle croisait des hommes qui lui disaient qu’elle était belle et lui proposaient de sortir avec eux en anglais, en français, en italien. Elle refusait en souriant, et ils n’insistaient pas, comme s’ils le faisaient par simple politesse, sans imaginer qu’elle pourrait accepter. Elle prit le Rolleiflex dans son sac, le mit en bandoulière et, discrètement, commença de photographier. Tandis qu’elle cadrait une insolite salle à manger installée sur le trottoir, avec la mère qui servait la soupe à ses enfants sur une table proprement recouverte d’une nappe fleurie surmontée de la cage d’un serin qui s’égosillait avec autant de vigueur que les convives, elle eut une idée qui lui remonta aussitôt le moral. Elle allait réaliser un reportage sur Naples, montrer comment on survivait dans une ville qui avait été bombardée et occupée et qui manquait de tout. Cela changerait des tanks et des soldats à la parade. Les quotidiens, qui ne parlaient que des batailles, ne seraient pas intéressés, mais Trudelle pourrait sans doute les proposer à des magazines.

 

Elle retourna manger à l’hôtel où elle ne vit aucun de ses confrères. Elle pensa avec un pincement au cœur qu’ils avaient dû partir dans la zone des combats où elle devait être la seule à ne pas avoir le droit de se rendre, mais elle repoussa son amertume : elle avait un projet et devait le réaliser le mieux possible. Arrivée dans sa chambre, elle ôta avec soulagement l’uniforme trop chaud. La cuvette et le pot à eau relégués dans le placard, elle s’installa en combinaison à la table de toilette pour rédiger une lettre à l’intention de Trudelle. Il ne fallait surtout pas lui révéler qu’elle n’obtiendrait pas de laissez-passer. En attendant d’aller au front, écrivit-elle, je profite de ma présence à Naples pour faire un reportage sur la ville et ses habitants. Je vous envoie mes premiers clichés avec quelques informations permettant de les exploiter. Elle fit une description rapide de la salle à manger en plein air, puis de la cour intérieure sur laquelle donnait sa chambre, et qu’elle photographierait plus tard. Pour l’instant, tout était calme : les gens, derrière leurs persiennes, faisaient la sieste à l’abri du soleil. Ce ne serait pas bête de les imiter : sa mauvaise nuit et sa matinée à faire antichambre l’avaient fatiguée. Elle s’endormit aussitôt et ne s’éveilla que lorsque le vacarme de la cour, qui avait repris, parvint à sa conscience. Penchée à la fenêtre avec son appareil, elle cherchait le meilleur cadrage quand elle croisa le regard de la femme qui l’avait saluée la veille. Lucie lui demanda par gestes l’autorisation de la photographier et, avec son accord, elle fit plusieurs prises de la femme pendant que celle-ci étendait son linge au balcon. Bientôt, tout le monde s’aperçut qu’elle faisait des photos, et ils se prêtèrent au jeu, allant même, pour certains, jusqu’à poser en famille.

 

Le soleil avait baissé, et elle décida de sortir. Abandonnant sans regret dans le placard l’uniforme en laine rêche qui la faisait transpirer et lui donnait des démangeaisons, elle enfila une robe d’été. Le miroir de l’armoire lui renvoya une gracieuse silhouette estivale. Cette robe, qu’elle avait détestée à cause de sa coupe trop sage, elle se réjouissait de l’avoir emportée : le tissu léger était doux sur la peau, et elle trouvait plaisant de se voir en bleu pâle après tant de jours en kaki. Dès qu’elle eut mis un pied dans la rue, elle découvrit que c’était un mauvais choix. Contrairement à son uniforme, avec lequel elle ne passait certainement pas inaperçue, mais qui lui procurait des compliments respectueux et des propositions à peu près honnêtes, ses vêtements civils attiraient les convoitises, et elle fut harcelée, tant par les assauts des soldats que par ceux des Napolitains. Les compliments, qui étaient très appuyés, et les propositions, remarquablement explicites, la firent rougir de confusion et la poussèrent à retourner à l’hôtel au plus vite. C’est l’insulte d’une vieille femme, qui cracha sur son passage, qui lui permit de comprendre qu’on la prenait pour une prostituée. Dans l’entrée, elle rencontra Pujol.

— Que se passe-t-il, belle dame ? Pourquoi êtes-vous bouleversée ?

— Parce qu’avec cette robe, à Montréal, j’ai l’air de sortir du couvent, et ici, de faire le trottoir.

Le journaliste éclata de rire.

— À Naples, il n’y a que les putes qui ont les moyens d’avoir une robe et des souliers en bon état. La coupe n’y change rien.

— Je n’ai plus qu’à aller remettre mon uniforme.

— Rien ne presse. Viens d’abord prendre un verre avec moi. Il y a si longtemps que je n’ai pas eu à ma table une jeune fille en robe d’été, ne me prive pas de ce plaisir.

— Pour que les employés et les clients de l’hôtel partagent l’avis des gens que j’ai rencontrés dans la rue ?

— Mais non. Tout le monde ici sait déjà qui tu es.

— Alors, dit-elle en s’asseyant, j’imagine qu’ils savent aussi qu’on m’a refusé le laissez-passer grâce à l’intervention de mon confrère Juteau.

— Il a fait ça ?

— Ça t’étonne ?

— Pas vraiment.

— Au fait, pourquoi n’es-tu pas au front comme les autres ?

— J’y vais demain. J’avais des choses à faire ici.

Ils burent une gorgée de leur marsala — sans œuf — et Pujol dit soudain :

— J’ai une idée : j’emprunte une voiture et je t’emmène faire un peu de tourisme. Tu as exactement la tenue qu’il faut pour ça. Et comme tu es avec moi, personne ne t’embêtera.

— Parce qu’ils penseront que tu as déjà payé mes services ? Non merci. Ou je me change ou je reste ici.

— Change-toi, se résigna-t-il avec une mimique exagérément navrée. Pour une fois que j’allais faire des envieux.

Quand il revint avec la jeep, elle l’attendait devant l’hôtel.

— Finalement, constata-t-il en la regardant, je vais faire des envieux quand même.

— Pas de ça entre nous, répliqua Lucie. On se traite comme si on était du même sexe, d’accord ?

— D’accord. Mais explique-moi : c’est toi qui es du mien ou moi qui suis du tien ?

Elle éclata de rire.

— Cesse de dire des bêtises et dis-moi où tu m’emmènes.

— Voir le Vésuve de plus près.

 

Les fumerolles qui montaient dans le ciel très bleu au-dessus du cône volcanique semblaient inoffensives, et il était difficile de se le représenter comme une menace. Pujol lui apprit que l’éruption avait duré six jours pendant lesquels personne ne savait si cela allait s’aggraver ou s’arrêter. Les Napolitains inquiets étaient sortis en procession avec la statue de San Gennaro, le saint patron de la ville, et l’arrêt de l’éruption les avait confortés dans l’idée qu’il veillait sur eux.

— C’est d’ailleurs évident : il n’y a qu’à voir comment il les a protégés des bombardements des Boches et de ceux des Alliés.

— Gus, tu es un mécréant.

— Seulement lorsque je suis dans un lieu paisible. Crois-moi, quand les balles sifflent, on retrouve la foi.

Le long de la route, toutes sortes de gens marchaient en direction de Naples, porteurs de balluchons au contenu invisible.

— D’où viennent-ils ?

— De la campagne. Ils n’ont plus rien à manger, alors ils vont cueillir des plantes au bord des chemins. Des pissenlits, des choses comme ça. Sois sûre que tout ce qui est comestible finit sur la table. Ils partent le matin de bonne heure parce qu’ils doivent se rendre de plus en plus loin : les bas-côtés et les fossés des alentours de Naples n’ont plus une herbe. Quand ils ont de la chance, ils attrapent des moineaux ou des fauvettes. Et il ne faut surtout pas qu’ils s’approchent des vergers : les paysans les chassent. Ils essaient quand même, tu t’en doutes.

— J’aimerais faire des photos… Si seulement j’avais prévu quelque chose à leur donner !

— J’ai toujours du chocolat. Il est dans la boîte à gants.

Une vieille femme vêtue de noir qui tenait par la main une fillette déguenillée accepta d’être photographiée. Lucie fit aussi un cliché du contenu du cabas, le cœur serré par la joie que manifesta l’enfant lorsqu’elle glissa le chocolat parmi des herbes dures dont il était difficile de croire qu’elles étaient mangeables.

 

Ils dînèrent dans une petite auberge où on leur servit des fruits de mer que les garçonnets récoltaient sur les rochers. La viande, lui dit Pujol, était très rare.

— À part en boîte, précisa-t-il. Les rations militaires sont une excellente monnaie d’échange : les Italiens sont prêts à donner les derniers objets qui leur restent contre une conserve de corned-beef. Pour eux, c’est une denrée de luxe, alors que les soldats ne peuvent plus le voir.

— Objectivement, c’est bon ou mauvais ?

— Ni l’un ni l’autre. Tu jugeras par toi-même. Au front, tu auras l’occasion d’y goûter.

— Si j’y vais.

— Ne t’en fais pas : tu finiras par y aller. Fréquente des militaires : avec ton joli minois, il y en aura bien un qui voudra te faire plaisir.

— Un collègue ne le pourrait pas ?

— Non. Si je t’emmène sans autorisation, je risque de perdre mon accréditation.

Pour la détendre, il lui servit un autre verre de Falernia, un vin provenant des abords du volcan Solfatara, près de Pouzzoles. Pétillant et légèrement sulfureux, il rendait la tête légère et faisait oublier les soucis. Pujol la saoula d’anecdotes tellement invraisemblables que Lucie le soupçonna de les inventer.

— Tu ne me crois pas ? Tu verras : à la guerre, c’est toujours ce qu’on attend le moins qui arrive.

De retour à l’hôtel, il lui souhaita bonne chance en lui plaquant un baiser sonore sur chaque joue. Lucie eut l’impression qu’un vieil ami la quittait, alors qu’elle le connaissait depuis deux jours à peine et qu’elle ne savait rien de lui, même s’il n’avait pas cessé de parler.