VI

Lucie commençait ses journées en développant les photos de la veille. Elle se contentait de jeter un rapide coup d’œil aux planches-contacts avant de les ranger dans sa mallette avec les négatifs, se réservant de choisir plus tard, en prenant bien son temps, ce qu’elle enverrait à Trudelle. Ensuite, elle explorait la ville et retournait manger à l’hôtel, qui était surtout fréquenté par des militaires affectés à du travail administratif dans des bureaux situés à proximité. Peu de femmes étaient du nombre, et elles ne restaient jamais seules. Parmi les plus assidus à la table de Lucie, il y avait Mario, un Montréalais d’origine piémontaise. Bien que la photographe ne fît pas étalage de sa connaissance de l’italien, il l’avait découverte assez vite, et il aimait l’entretenir dans cette langue, que leurs voisins ne comprenaient pas, ce qui lui permettait de la faire parler du pays sans être traité de nostalgique rabat-joie. Mario avait fait ses études en anglais, mais se débrouillait assez bien en français. C’était à cause de ce trilinguisme que l’armée canadienne l’avait prêté aux services de renseignements anglais. Parce qu’il était polyglotte, il se trouvait sollicité pour toutes sortes de missions qu’il était le seul à pouvoir accomplir sans interprète. On l’envoyait, entre autres, enquêter sur des Italiennes que les soldats britanniques souhaitaient épouser, ce qu’ils n’avaient pas le droit de faire sans l’accord de leur hiérarchie.

— Pour les gens d’ici, à qui tout manque depuis si longtemps, expliqua-t-il à Lucie, les soldats, avec leur chocolat, leurs cigarettes et leurs rations de l’armée, paraissent riches. Quant aux soldats qui sont privés de femmes, ils trouvent les Napolitaines irrésistibles. Mais c’est un marché de dupes, autant pour les uns que pour les autres : la prospérité des militaires est liée à la guerre ; quand elle sera finie, nombre d’entre eux seront au chômage.

— Et les jeunes filles ?

— Ce sont souvent des prostituées et leurs prétendants ne le devinent pas. Ajoute à ça qu’ils ne savent que quelques mots de la langue de leur partenaire et qu’ils ont recours aux signes pour se comprendre, et tu as tous les ingrédients d’un mariage condamné à l’échec à brève échéance.

— C’est toi qui décides de leur sort ?

— Pas directement, mais c’est fait d’après les résultats de mon enquête.

— Un travail ingrat, non ?

— Souvent, je m’en passerais. Aujourd’hui par exemple, je dois rencontrer une veuve dont un officier de mes amis est amoureux fou. Il m’a supplié de faire un rapport positif.

— Et tu vas le faire ?

— J’aimerais lui faire plaisir et dire que cette femme est honnête, mais si je découvre qu’elle ne l’est pas, je ferai mon devoir. Il m’en voudra, mais il m’en voudrait plus encore par la suite si je le laissais l’épouser et qu’il apprenait des horreurs sur son compte quand il sera trop tard.

— Tu vas chez elle ?

— Oui. Après l’heure de la sieste.

— Est-ce que tu pourrais m’emmener ? Je ne suis jamais entrée dans une maison napolitaine. Elle accepterait peut-être que je prenne quelques photos.

— Pourquoi pas ? Dans ce cas, commande un marsala all’uovo.

La mimique horrifiée de Lucie le fit rire.

— Pas pour le boire : pour avoir l’œuf. Si tu lui offres un œuf, elle te laissera photographier tout ce que tu voudras.

 

Tandis qu’ils s’enfonçaient dans le lacis de ruelles qui montait vers le quartier où vivait la jeune femme, Mario parlait de Lizza. Il l’avait épousée deux ans plus tôt, avant de s’engager, et s’ennuyait d’elle. En côtoyant Lucie qui arrivait du pays, il avait l’impression de se rapprocher de celle qui avait été sa compagne si peu de temps. Assez toutefois pour concevoir un fils.

— Tu te rends compte ? Mon petit Andrea a déjà plus d’un an et je ne l’ai jamais vu. Si cette maudite guerre ne finit pas bientôt, je ne pourrai pas lui montrer comment jouer au football !

— Quand même ! Elle ne va pas durer jusqu’à ce que lui-même soit grand-père.

— Tu ne comprends pas : il faut qu’il apprenne tout petit. Sinon, il ne deviendra jamais un bon joueur : ce sera trop tard.

 

La jeune femme les reçut très aimablement, ne ménageant pas les sourires à Lucie en qui elle espérait trouver une alliée. Elle était belle : brune, la chevelure abondante et légèrement ondulée, les yeux noirs, un corps aux formes pleines. La bouche un peu grande dégageait beaucoup de sensualité. Lucie lui offrit l’œuf et en reçut une reconnaissance si disproportionnée qu’elle en fut mal à l’aise. Autorisée à faire les photos, elle installa son trépied. La Napolitaine s’assit à la table avec Mario. Derrière son objectif, Lucie put l’observer plus attentivement sans paraître grossière et s’aperçut qu’elle était extrêmement nerveuse. Cette entrevue, qui allait décider de toute sa vie, elle voulait désespérément la réussir. Elle leur offrit à boire un coca-cola dont la provenance était évidente : seuls les gens qui fréquentaient des soldats pouvaient en avoir, car c’était bien trop cher au marché noir pour les Italiens dont les dernières années avaient rendu les portefeuilles exsangues. Avisant sur le buffet la photo d’un militaire italien, Lucie s’en approcha.

— Mon mari. Mort pour rien en Tripolitaine.

Lucie lui adressa un sourire de compassion pendant que Mario lui posait l’inévitable question : de quoi vivait-elle ? C’était le plus souvent en ne pouvant fournir de réponse convenable que les jeunes femmes faisaient échouer leurs projets matrimoniaux. Mais il n’y avait cette fois rien de douteux : elle faisait le ménage dans un hôtel dont elle donna le nom. Ce serait facile à vérifier.

L’entrevue se passait bien et elle commençait de se détendre lorsque survint le drame. La porte s’ouvrit à la volée et un garçonnet se précipita vers elle en l’appelant : mamma ! mamma ! Il était suivi d’une matrone essoufflée qui écarta piteusement les bras dans un geste d’excuse tandis que surgissait derrière elle une fillette un peu plus âgée qui rejoignit son frère.

— Et alors, cria la jeune femme en serrant farouchement les enfants contre elle, c’est un crime de vouloir essayer de les nourrir ?

Mario et Lucie s’en allèrent sans rien dire, poursuivis par le bruit de ses imprécations. Ils marchèrent un moment avant que Mario commente, le ton amer :

— Si ce n’est pas ça, c’est autre chose. Toutes celles qui tentent d’épouser un militaire sont dans l’indigence et feraient n’importe quoi pour en sortir. Et eux, ils ont la bêtise de croire que c’est pour leurs beaux yeux. Maudite guerre !

Ils se séparèrent devant l’édifice où Mario travaillait, et Lucie retourna à sa chambre, estimant que pour la journée elle avait assez exploité l’image de la misère.

Assise à la table de toilette qui lui servait de bureau, elle écrivit à Jacinthe. En arrivant, elle lui avait envoyé une carte pour lui dire qu’elle allait bien, mais là, ce serait une vraie lettre dans laquelle elle confierait à son amie ce qu’elle avait vécu ces derniers jours.

Tout y passa : l’animosité de Juteau, la gentillesse superficielle de Pujol, le sale travail de Mario, la misère de Naples, les femmes aux abois qui ne savaient plus comment empêcher leurs enfants de mourir de faim. La guerre, telle qu’à Montréal on ne pouvait pas l’imaginer. De l’autre côté de l’Atlantique, on croyait subir des privations parce que l’on n’avait ni sucre ni thé ni logements en suffisance, mais la plupart des gens travaillaient et mangeaient. Quand elle eut rempli cinq pages serrées, Lucie se sentit mieux. Alors, elle glissa sa lettre au fond du classeur où elle rangeait ses planches-contacts, prit une nouvelle feuille et écrivit :

 

Chère Jacinthe,

Je suis à Naples depuis presque une semaine et tout va bien. J’ai été chaleureusement accueillie par mes confrères qui m’aident à m’adapter à des conditions de vie très différentes de celles de chez nous. Tu n’imagines pas combien il fait déjà chaud. Mon uniforme ne convient pas au climat, mais il me permet d’effectuer mon travail plus facilement. J’ai entrepris de réaliser un reportage sur Naples qui montrera comment les gens vivent et c’est un projet qui me passionne. J’espère que pour toi aussi tout va bien. Je t’embrasse, Lucie.

 

Une douleur la réveilla pendant la nuit. Elle avait mal au ventre. Fébrilement, elle vérifia si c’était enfin ce qu’elle attendait. Oui : ses règles commençaient. Elle n’était pas enceinte. Sans se l’avouer, elle avait eu peur. Une crainte qu’elle avait refoulée, mais qui ne l’avait pas quittée. Que serait-il advenu d’elle dans le cas contraire ? La jeune femme de l’après-midi lui revint en mémoire, même si le contexte était différent : grâce à l’argent de Jacques, elle aurait eu les moyens de nourrir l’enfant. Mais quelle vie lui aurait-elle offerte ? Celle d’un paria ? Les petits bâtards portent le poids des fautes de leurs mères. Quand elle eut bien imaginé, avec une certaine délectation puisqu’elle ne risquait rien, une existence aussi tragique que possible, elle se moqua d’elle-même : tout cela était la dramatisation d’une situation sans réelle gravité, car Richard ne l’aurait jamais abandonnée. Seule sa carrière en aurait souffert. Mais quelle carrière ? Photographe de guerre bloquée à quelques miles du front, qui la prendrait au sérieux ? Le bluff avec Trudelle ne tiendrait pas longtemps, et il la rappellerait à Montréal, car il n’aurait aucune envie de payer une photographe qui ne faisait pas le travail pour lequel elle avait été engagée. Au moins, elle ne reviendrait pas enceinte.

Puis sa pensée dériva vers un autre scénario : au lieu de se lancer tête baissée dans une entreprise pour laquelle elle n’était nullement préparée, elle aurait pu accepter la demande en mariage de Richard. Auraient-ils vécu dans son appartement de célibataire de la rue Sherbrooke ? Jusqu’à la fin de la guerre, peut-être. Puis ils se seraient mis en quête d’une maison spacieuse qu’elle aurait meublée avec goût. Jacinthe l’aurait accompagnée pour discuter des mérites d’une table de salle à manger ou d’un sofa. Pour leur chambre, elle aurait choisi un grand lit qu’elle aurait recouvert de satin bleu. Et le soir, elle aurait retiré précautionneusement le fragile couvre-lit, et Richard se serait glissé auprès d’elle. Sa bouche et ses mains l’auraient comblée. Comme il lui aurait manqué lors de ses reportages qui l’obligeaient à partir plusieurs jours ! Ils auraient conçu un enfant et elle aurait dû quitter l’emploi de secrétaire de notaire ou d’avocat qu’elle n’aurait finalement occupé que peu de temps. En attendant le bébé, elle aurait tricoté sa layette et elle aurait écouté, chaque soir, le récit de la journée de Richard. Son photographe de mari aurait vu et fait quantité de choses intéressantes pendant qu’elle aurait veillé à la tenue de la maison et regardé son ventre s’arrondir. L’existence de sa mère, en quelque sorte. Non, elle ne regrettait rien, et ce n’était pas Richard qui était en cause. Malgré Juteau, elle finirait par s’imposer. Il fallait avant tout y croire et le vouloir.

 

Au matin, ayant retrouvé moral et énergie, elle s’en alla flâner dans la Villa Nazionale, une ceinture de jardins qui séparait l’avenue de la mer. Elle voulait photographier les palmiers, les statues des héros et des dieux grecs ainsi que les petits commerçants qui abondaient en ces lieux. Elle commença avec le marchand d’eau à qui elle acheta une tasse d’acqua ferrata avant de lui demander la permission de l’immortaliser sur la pellicule. Il posa tout en lui déroulant la liste des multiples vertus de cette eau ferrugineuse qui venait d’une source de la région de Santa Lucia et qu’il vendait quatre fois plus chère qu’un verre de vin. Il transportait son précieux liquide dans des récipients de terre en forme de buste féminin, semblables à ceux que l’on voyait sur les fresques de Pompéi. D’autres proposaient des noix, des arachides, des graines de potiron qu’ils faisaient griller dans des petits fours en cuivre. Et puis, il y avait les vendeurs furtifs du marché noir qui offraient les articles les plus divers et les plus introuvables sur le marché officiel de Naples. On pouvait leur acheter des cigarettes, des rations militaires, des pièces d’uniformes et même des armes : tout ce qui figurait dans le havresac des soldats américains se négociait sous le manteau. Lucie se vit proposer du matériel photographique haut de gamme qu’il eût été impossible de se procurer ailleurs dans la ville. Elle s’approcha d’un marchand qui pressait des citrons verts à l’aide d’un monumental presse-citron en fer et le regarda avec curiosité ajouter au jus une cuillerée de poudre blanche qui provoqua une écume spectaculaire. Il tendit la mixture à un homme vêtu d’un vague uniforme américain. Celui-ci avala d’un trait le contenu du verre et fit une telle grimace que Lucie ne put s’empêcher d’éclater de rire.

Le buveur se tourna vers elle et lui dit d’un ton de reproche :

— Femme sans pitié, essaie donc d’y goûter pour voir si tu déglutiras avec le sourire.

— Je m’en garderai bien. Pourquoi le boire, puisque c’est si mauvais ?

— Parce que le bicarbonate de soude avec le citron vert, c’est souverain contre la gueule de bois.

— Ah… Le réveil a été difficile.

— Très. Dis-moi, tu es photographe pour qui ?

— Agence de presse canadienne.

— Dommage.

— Pourquoi ?

— Je cherche un photographe. Cet imbécile de Perry a réussi à glisser dans un trou et à se casser les deux jambes. Tu te rends compte ? Les deux ! L’armée est sur le point d’entrer à Rome et je n’ai pas de photographe !

— Tu es le journaliste de l’Associated Press, je suppose ?

— Oui. Mike Warren. Et toi, tu travailles avec Juteau ?

— C’est un peu plus compliqué que ça.

Elle lui désigna un banc sous un platane.

— Asseyons-nous, que je t’explique.

Ils ne tardèrent pas à se mettre d’accord : Mike allait demander un laissez-passer au nom de Lucie, et en échange, la moitié des photos qu’elle prendrait seraient pour l’Associated Press. Elle n’hésita pas un instant à accepter sa proposition, persuadée que Trudelle préférerait partager ses services avec une autre agence que se passer de clichés.

Rendez-vous pris pour l’apéritif, moment où le journaliste américain aurait rencontré les autorités militaires de son pays et obtenu l’autorisation d’emmener avec lui la photographe canadienne, Lucie retourna à sa chambre préparer un éventuel départ. Mike avait l’air sûr que la réponse serait positive, et elle l’espérait de toutes ses forces, mais s’il revenait avec un refus, elle n’en serait pas étonnée outre mesure : la souplesse, comme elle avait pu le constater, n’était pas la vertu cardinale des militaires. Plus la journée avançait, plus elle se persuadait que ce serait un échec, et elle fut sincèrement surprise de découvrir la mine réjouie de Mike, qui avait déjà commencé d’arroser sa réussite. Ainsi, Juteau ne serait pas le seul membre de l’Agence de presse canadienne à entrer dans Rome libérée. Dieu, qu’elle était contente ! Elle aussi allait fêter ça. Se juchant sur un tabouret du bar, elle commanda son premier marsala de la soirée.