VIII

À mesure qu’ils approchaient de l’armée, qui elle-même n’était plus très loin de Rome, le trafic devenait plus dense, les traces de combats également : chars endommagés poussés hors de la route pour libérer le passage, arbres déchiquetés, cratères creusés par les bombes que les avions avaient lâchées sur les colonnes d’Allemands en fuite. Par rapport à Naples, où les gens continuaient de vivre — ou du moins de survivre —, ici, il n’y avait que la guerre : tous les hommes étaient soldats, tous les véhicules militaires. Pas de paysans dans les champs labourés à l’explosif, pas de marchands à la sauvette sur le bord de la route, pas de femmes ni d’enfants à cueillir des pissenlits dans les fossés. Dès que la jeep s’arrêtait, ce qui était fréquent, Lucie photographiait à tout va.

— Si tu prends chaque char renversé, la railla Mike, tu n’auras plus de pellicule quand tu rencontreras quelque chose d’intéressant.

Piquée, elle ne répondit pas, mais il avait raison. Ce spectacle de fin du monde, nouveau pour elle, était banal après tant d’années de guerre. Et puis c’était abominablement répétitif : rien ne ressemblait davantage à un char renversé qu’un autre char renversé. Lorsqu’ils gisaient sur le flanc ou sur la tourelle, ces mastodontes aux chenilles capables de tout dévaster sur leur passage étaient aussi inoffensifs que des tortues retournées sur leur carapace ou ces chevaliers médiévaux dont aucune épée ne pouvait pénétrer l’armure, mais qui étaient incapables de se relever sans aide si leur adversaire les envoyait rouler dans la poussière.

À l’entrée du camp, ils subirent un contrôle. Lucie eut droit à un compliment des deux GI’s, un peu trop appuyé, mais pas assez irrévérencieux pour qu’elle s’en formalise. Elle devrait s’y habituer : il y avait peu de femmes au front, essentiellement des infirmières dont on pouvait supposer qu’elles n’avaient guère de temps ni d’énergie pour la gaudriole. Mike Warren était connu des soldats qui le saluèrent en lançant des remarques appréciatives sur la métamorphose de Perry.

— Il a drôlement embelli, ton équipier. Peux-tu me donner la recette pour améliorer le mien ?

— Il faut d’abord lui casser les deux jambes.

Celui qui avait commencé la plaisanterie feignait de toiser son camarade pour évaluer sa résistance au traitement, l’autre se mettait en position de boxe et l’affaire se terminait dans la rigolade.

Bien que le bruit des combats fût omniprésent, Lucie avait l’impression d’être la seule à y faire encore attention. Ces hommes dont les bombes et la mitraille étaient le quotidien depuis des mois ou des années pourraient-ils un jour se réhabituer au silence et à la paix ? Pour sa part, elle était assourdie, étourdie, un peu hébétée, mais curieusement exempte d’émotion : c’était trop. Trop de bruit, trop de destructions, trop d’étrangeté. Elle était tombée dans un monde dont elle avait jusque-là ignoré l’existence, même si à l’arrière on ne parlait que de cela. La représentation abstraite qu’elle s’en était faite ne cadrait aucunement avec la réalité.

Le QG était un campement, par essence provisoire, mais parfaitement organisé. Comme elle s’en étonnait, Mike lui expliqua que lorsqu’ils le montaient, les militaires suivaient un plan immuable. Cela leur permettait de s’installer rapidement quand le front progressait et, ensuite, de s’orienter sans difficulté dans ce qui s’apparentait à une petite ville. Il lui désigna un groupe de tentes surmontées du drapeau de la Croix-Rouge vers laquelle se dirigeait une ambulance.

— C’est parfois utile de ne pas perdre de temps à chercher.

Deux hommes descendirent du camion, ouvrirent les portes arrière et sortirent un blessé sur un brancard. Malgré la distance, Lucie put se rendre compte qu’il avait autour de la tête un linge ensanglanté. Elle prit machinalement l’appareil qu’elle avait en bandoulière, mais Mike l’arrêta.

— Tu en verras d’autres, bien plus que tu ne le souhaiterais. Allons plutôt essayer de nous renseigner aux alentours de la tente du général Clark.

Justement il sortait, accompagné d’un aréopage d’uniformes impeccables, un grand chien noir sur ses talons. Lorsqu’il croisa les deux journalistes, il leur porta un regard distrait qui s’aiguisa à la vue du matériel de Lucie. Il s’arrêta, désigna l’appareil photographique et dit à la jeune femme médusée :

— Faites votre métier, mais dépêchez-vous : je suis pressé.

Son entourage s’écarta, et il s’accroupit auprès du chien auquel il caressa la tête en souriant à l’objectif. La photo prise, il s’en alla sans un mot.

— Ça alors ! s’exclama Lucie. Avec un personnage aussi important, j’aurais cru qu’il faudrait prendre rendez-vous, soudoyer son aide de camp, que sais-je encore ?

— Pas avec Clark. Il tient à figurer en bonne place dans les journaux actuels et les futurs manuels d’histoire. Tu as vu comme il est humain et maître de lui : il a la responsabilité d’une armée, mais il flatte son chien et sourit à la photographe tout en prenant soin de lui présenter son meilleur profil. Quel homme !

Malgré l’évidente ironie, il y avait de l’admiration dans le ton de Mike.

— Allons prendre un verre au mess des officiers, ajouta-t-il, nous apprendrons peut-être quelque chose.

Il y avait une seule femme parmi tous ces soldats : Gloria Temple, la journaliste de la United Press Associations. À la vue de Lucie et de Mike, ses yeux s’agrandirent de surprise et elle les attira à grands gestes. Lucie avait l’impression de revivre son entrée à l’Albergo del Vesuvio le soir de son arrivée : c’était aussi Gloria qui l’avait accueillie, dans un bar plein d’hommes, avec toutes les apparences de la bienveillance et du désir de l’aider. Lucie était désormais moins naïve et savait qu’elles étaient en concurrence, plus encore depuis qu’elle s’était associée à Mike Warren, et qu’elle ne devait pas prendre trop à la lettre les protestations d’amitié de la journaliste. Pour l’heure, celle-ci brûlait de curiosité et ne s’en cacha pas.

— Hello, Lucie ! Que fais-tu si loin de tes compatriotes ? Et avec Mike, en plus ! Ne me dis pas que tu remplaces Perry ? Je n’y comprends rien : raconte !

En réalité, elle comprenait très bien. Connaissant les protagonistes, elle devinait les grandes lignes de ce qui s’était produit.

— Bravo, tu es débrouillarde. Juteau va faire une jaunisse quand il apprendra que tu es entrée dans Rome avant lui.

— C’est pour quand ? intervint Mike.

— On ne sait pas, mais c’est imminent. On ne bouge quasiment plus d’ici afin que le général Clark puisse nous trouver pour immortaliser son arrivée triomphale dans la Ville éternelle.

Un lieutenant entra et électrisa tout le monde en annonçant :

— Velletri est prise !

La nouvelle, accueillie par des hourras enthousiastes, fut l’occasion de trinquer au succès des troupes américaines sur la 36e division allemande. Velletri, qui était l’objectif de Truscott, libérait la nationale 7. Restait à prendre Valmontone, qui commandait la nationale 6, et les deux accès à Rome appartiendraient aux hommes de Clark.

— Pour Valmontone, ce sera moins facile, prédit Mike : Keyes doit battre la division Panzer Hermann Goering qui ne va pas se laisser faire.

— Toujours optimiste, commenta Gloria. Tu n’es pas capable de te réjouir d’un succès.

— Je me réjouirai quand j’apprendrai que Valmontone est tombée sans qu’il y ait eu un bain de sang, mais je n’y crois pas : Clark veut Rome le plus vite possible et ne se souciera pas des pertes encourues. Après tant d’années de guerre et tellement de morts, une division massacrée de plus ou de moins, qui verra la différence ?

Gloria n’entretint pas la polémique. À la place, elle interpella le lieutenant qui avait annoncé la nouvelle.

— Tu viens nous dire comment ça s’est passé ?

— Si vous payez à boire…

Il s’attabla avec eux, avala d’un trait son verre de whisky et fit signe au serveur de le remplir à nouveau.

— Hé, protesta Gloria, raconte avant d’être complètement saoul.

— Le colonel Harold Reese a été tué, dit-il d’une voix morne. Un coup idiot. La malchance absolue. Il était assis dans la jeep du général Walker. À côté de lui. Ils entraient dans Velletri. Tout le monde pensait qu’il n’y avait plus d’Allemands, mais il restait une automitrailleuse. Une seule, et elle s’enfuyait. En partant, elle a lâché une dernière rafale qui a été pour Reese. Walker n’a rien eu. À part de la cervelle et des tripes sur l’uniforme, bien sûr. Mais il avait de quoi se consoler puisqu’il pouvait m’envoyer dire à Clark que Velletri était tombée.

Personne ne pipa mot tandis qu’il entreprenait de s’enivrer méthodiquement. Au soulagement des journalistes, l’arrivée de Steve fit diversion.

— Du nouveau ? lui demanda Gloria.

— Pas pour Rome, mais amène-toi quand même. Mon illustre homonyme se rend à l’unité médicale : il y a peut-être de quoi faire un papier.

Elle était déjà à mi-chemin de la porte. Mike et Lucie lui emboîtèrent le pas. Ils entrèrent dans une tente-hôpital terriblement encombrée. Des infirmières pressées contournaient le groupe du général qui manifestement gênait le passage. Clark parlait à un médecin occupé à prendre en charge un blessé. Le bandage à la tête fit supposer à Lucie qu’il s’agissait de celui qui était arrivé en même temps qu’eux. Il était inerte, les yeux fermés. Le général insistait pour avoir une idée de la gravité de son état, mais le médecin lui répondit sèchement qu’il ne pourrait rien dire tant qu’il ne l’aurait pas examiné.

— Dès que vous savez quelque chose, tenez-moi au courant.

Le médecin acquiesça et fit signe aux infirmières qui l’accompagnaient de pousser le brancard derrière un rideau. Lucie prit un cliché et s’attira un regard furieux du médecin, qui fit un commentaire à moitié intelligible d’où émergeait le mot « charognard ». Elle rougit, honteuse du voyeurisme auquel son métier l’obligeait, et sortit de la tente aussitôt.

Gloria la suivit.

— Ne fais pas attention aux remarques du docteur Garner. Tu es comme lui : tu fais ton travail.

— Quand même ! Il va essayer de sauver cet homme. Moi, je me contente de faire une photo que j’espère assez bonne pour être publiée.

— Qui saura ce qu’il fait si toi tu ne le montres pas ? Chacun a sa place et ton rôle a son utilité.

Lucie la remercia d’un sourire, mais elle n’était pas vraiment convaincue. Jamais elle ne pourrait se mettre sur le même plan que ce médecin. Est-ce qu’en Espagne Jocelyn pensait lui aussi que les photographes étaient des charognards ? On pouvait supposer que non, sans quoi il n’aurait pas conservé son estime et son amitié à Richard. Elle se rendit compte que Gloria avait continué de parler et lui rendit son attention.

— Ça y est, tu m’écoutes ?

— Excuse-moi. Tu disais ?

— Pour la légende de ta photo : il s’agit d’un émissaire que Clark avait envoyé au général Alexander. Sa jeep a sauté sur une mine. C’est un miracle qu’il s’en soit tiré : le chauffeur a été déchiqueté.

— Comment le sais-tu ?

— Steve me l’a appris en chemin.

La nuit, sous la tente qu’elle partageait avec Gloria, Lucie avait du mal à s’endormir. Elle se disait que l’attitude de l’Américaine était difficile à interpréter : parfois, elle avait l’impression qu’elle voulait lui nuire, et à d’autres moments, elle l’aidait comme elle venait de le faire. Mais surtout, Lucie était perturbée par l’évocation qu’avait suscitée la scène de l’hôpital. Elle croyait Jocelyn banni de ses pensées comme de sa vie, et voilà qu’un hasard le faisait ressurgir. Même si elle ne l’avait pas envisagé, il n’était pas étonnant que la rencontre d’un médecin exerçant au front, comme Jocelyn l’avait fait quelques années auparavant, provoque ce résultat. À l’époque où il occupait l’essentiel de ses rêveries, elle se l’était souvent représenté dans le cadre de sa mission espagnole. Elle comprenait maintenant que l’image romanesque qu’elle s’était forgée malgré la lecture de L’Espoir prêtait à dérision. Elle l’avait imaginé traversant la guerre auréolé de sa séduction : soigné, élégant, souriant. Sa récente expérience lui permettait de deviner qu’il devait plutôt ressembler au médecin de l’après-midi, les traits tirés, le sarrau douteux, les cheveux en bataille et l’humeur belliqueuse à l’encontre des inutiles qui le retardaient. Pourquoi le docteur Garner avait-il fait surgir le souvenir de Jocelyn ? Parce que c’était le premier médecin qu’elle rencontrait à proximité du front ? Sans doute. Mais aussi parce qu’il ressemblait à l’homme dont elle avait espéré partager la vie. Comme lui il était brun et avait à peu près la même stature, mais surtout il claudiquait. Quand elle l’avait vu s’éloigner de sa démarche légèrement déséquilibrée, le cœur de Lucie avait eu un raté.

Elle aurait voulu justifier sa profession auprès de ce médecin. Avant de le rencontrer, elle ne s’était jamais heurtée à la réprobation qu’elle pouvait inspirer, mais elle devinait que cela se reproduirait. Était-ce mal de photographier le malheur des gens ? Il était tellement évident que cela pouvait l’être qu’elle fut surprise de ne pas s’être posé la question avant. Elle avait bien ressenti un malaise lorsqu’elle avait accompagné Mario chez la Napolitaine qui voulait épouser un soldat anglais, mais elle ne s’était pas attardée à analyser la gêne éprouvée ce jour-là. Pour avoir cette prise de conscience, il avait fallu le mépris d’un homme qui accomplissait sans l’ombre d’un doute une tâche estimable. Elle aurait souhaité lui dire sa compassion pour le blessé et lui expliquer qu’elle ne voulait pas seulement capter une image spectaculaire, mais donner une vision juste de la guerre à ceux de l’arrière, leur montrer qu’elle ne se limitait pas à des remises de décorations comme la propagande le ressassait aux jeunes gens dont le gouvernement attendait qu’ils s’engagent. Cette mise au point, elle n’aurait pas l’occasion de la faire : Garner ne l’écouterait pas, ne la regarderait même pas. Comme après la soirée au Terminal Club, elle avait honte d’elle-même et ressentait le désir irréalisable de prouver qu’elle valait mieux que les apparences.

Quand elle eut bien ressassé sa rencontre avec le médecin militaire, elle laissa venir le souvenir de Jocelyn qu’elle s’était tellement appliquée à tenir à distance dans les semaines précédentes. Il n’était plus aussi douloureux. Tant d’événements étaient survenus depuis ! Elle avait maintenant assez de recul pour admettre qu’il ne l’avait pas encouragée. Jamais il n’avait eu à son endroit un mot ou un geste équivoque. Même lorsqu’il l’avait serrée dans ses bras quand elle avait appris la blessure de François. C’était elle qui espérait un baiser et qui avait voulu se faire accroire que Jocelyn serait allé plus loin sans l’arrivée intempestive de Josette. Mais ce qui la déchirait encore autant, c’était la liaison avec sa mère. Cette relation qui reposait sur la dissimulation et la tromperie la révoltait et lui répugnait. Les imaginer au lit lui causait des haut-le-cœur. Elle ne leur pardonnait pas. Tous deux savaient qu’elle était amoureuse de Jocelyn ; ils avaient dû en parler avec une sorte de pitié attendrie, dire que c’était une passade d’enfant qu’elle oublierait. Cette pensée lui donna une bouffée de colère. Les sentiments qu’elle avait eus pour lui disparaîtraient, mais pas le souvenir de leur trahison. Elle leur en voudrait toute sa vie et espérait que leurs existences étaient saccagées comme l’était la sienne. Pour ce qui était de sa mère, elle en était sûre, mais Jocelyn passerait vite à une autre femme ; il ne fallait pas se leurrer : la seule chose qui lui importait vraiment était le dispensaire.

Le sommeil ne venant décidément pas, elle se força à l’introspection. Depuis qu’elle avait découvert leur liaison, elle avait tenu pour acquis qu’ils l’avaient détruite. Si elle acceptait d’être honnête, elle devait admettre que ce n’était pas vrai. Elle avait été capable d’apprécier les bons moments, sur le bateau avec les soldates, avec Pujol au pied du Vésuve, dans les rues de Naples, à l’Albergo del Vesuvio. Elle avait également su faire face aux épisodes difficiles, en échappant de justesse à une agression au milieu de l’Atlantique et en trouvant une parade aux manœuvres d’éviction de Juteau. Le plus pénible avait eu lieu lorsqu’elle avait été classée dans l’ordre des charognards par un médecin sûr de son fait. Mais il l’avait mal jugée : elle n’était pas cela. Richard non plus : il y avait en lui trop d’empathie pour les gens qu’il photographiait. Richard, qui avait été son amant et qui aurait voulu l’aimer et l’épouser. Même si elle ne savait toujours pas ce qu’elle ressentait pour lui, l’évocation de Richard était douce et ce fut dans ses bras qu’elle s’endormit enfin.