Pourquoi le récit policier qui, comme son nom l’indique, relate ce dont s’occupe la police s’est-il mis en place, au moins à l’origine, sur la base de la distinction, voire de l’opposition, entre d’un côté le personnage du détective et de l’autre celui du policier ? Cette distinction se trouve accentuée lorsque, comme c’est le plus souvent le cas, le détective exerce à titre privé ou même est un simple amateur. Les auteurs qui ont cherché à interpréter le sens de cette disjonction ont, pour la plupart, mis l’accent sur l’opération consistant à établir une séparation catégorielle entre, d’un côté, les moyens intellectuels de l’enquête, visant à trouver la solution d’une énigme, qui sont mis en œuvre par le détective, et, de l’autre, les instruments dont dispose le policier et qui relèvent de la violence d’État ; distinction qui reproduit, à l’évidence, la division hiérarchique entre tâches intellectuelles (nobles) et tâches matérielles (vulgaires). Ce qui les a à juste titre frappés est donc surtout l’analogie entre les moyens intellectuels appliqués par le détective à une entreprise dont il convient de noter qu’elle relève de la chasse à l’homme, et les moyens intellectuels mis en œuvre par le savant en vue de résoudre une énigme scientifique, analogie qui est d’ailleurs évoquée avec insistance par les maîtres du genre. C’est ainsi que pour Siegfried Kracauer1 — l’un des premiers philosophes à s’être intéressé à ce genre mineur — le récit policier est d’abord le symptôme de l’envahissement de la réalité par ce qu’il appelle la ratio, c’est-à-dire par une mise en œuvre purement instrumentale de la raison, devenue, selon ses termes, « finalité sans fin », appliquée à l’arraisonnement d’un monde privé de sens, qui serait typique de la modernité. Ce sont également les inférences du détective qui retiennent, soixante ans plus tard, l’attention de Carlo Ginzburg, dans le célèbre article qu’il a consacré au « paradigme indiciaire2 », article qui fut prolongé par de nombreuses études et, notamment, par des travaux établissant un parallèle entre la méthode de Sherlock Holmes et la sémiologie dans la forme qui lui fut donnée, à peu près à la même époque, par Charles S. Pierce3.
Sans négliger l’intérêt du mode de raisonnement dont les premiers auteurs de récits policiers dotent le personnage du détective (sur lequel on reviendra), nous voudrions mettre l’accent, en prenant appui sur les œuvres de Conan Doyle, sur un autre aspect de la séparation entre le travail — tout en pensée — du détective et celui — tout en force — du policier. Il faut noter que cette séparation, pratiquement inexistante ou, au moins, très rare dans le cours de la vie réelle, a été une invention du récit policier et même une de ses inventions principales au sens où elle est constitutive du genre. Les premières œuvres de littérature policière, celles, particulièrement, d’Edgar Poe4 et de Conan Doyle5 qui ont définitivement marqué le genre de leur empreinte, ont mis en place une structure dont les multiples ouvrages qui leur ont succédé, souvent radicalement différents par leur thématique ou par leur orientation esthétique, morale ou politique, peuvent être traités comme des transformations, ainsi qu’on l’a suggéré au chapitre précédent.
Les cinquante-six nouvelles et les quatre romans, relatant les aventures de Sherlock Holmes, publiés entre 1887 et 1927, peuvent être rattachés à un ensemble bien particulier. Celui que constituent les œuvres littéraires très diverses et de valeur très inégale, si on les envisage sous le rapport de l’écriture, qui ont en commun d’avoir incarné dans des personnages et d’avoir donné un équivalent narratif à des arrangements catégoriels et à des dispositifs dont l’apparition a marqué la naissance, à un moment précis de l’histoire, de nouvelles formes sociétales et politiques. C’est d’abord cette détermination historique qui confère à de telles œuvres une notoriété quasi universelle. Peu de personnages littéraires ont été aussi rapidement et aussi durablement consacrés que ne l’a été Sherlock Holmes. Dès les années 1890, les histoires de Sherlock Holmes connaissent un grand succès qui deviendra vite international et ne fera qu’augmenter au cours de la première moitié du XXe siècle. Ce succès obligera Conan Doyle, qui avait tué son personnage en 1893 (The Final Problem), à le ressusciter en 1901 (The Hound of the Baskervilles). Dès le début du XXe siècle se multiplient, sous des noms divers, les doubles de Sherlock Holmes (comme le Herlock Sholmes de Maurice Leblanc), puis, surtout après la Seconde Guerre mondiale, les romans dits « apocryphes » (une cinquantaine d’ouvrages sont recensés par les spécialistes6). Il arrive souvent que les auteurs de ces derniers remplissent par des récits détaillés les nombreuses énigmes auxquelles le docteur Watson ne fait référence, dans les histoires de Sherlock Holmes, qu’en les désignant par leur titre, histoires qu’il se réserve de raconter plus tard et qui n’ont jamais été écrites par Conan Doyle. Les histoires de Sherlock Holmes ont été adaptées au cinéma dès avant la guerre de 1914-1918, et l’on compte à ce jour plus de 200 adaptations7. Enfin des clubs d’holmésiens se sont créés à partir de 1934 (le premier a été le The Baker Street Irregular, à New York), et il en existerait aujourd’hui environ 500 répartis à travers le monde8. Comme le remarque Julian Symons, les fanatiques de Sherlock Holmes en sont venus à traiter ce personnage de fiction comme s’il s’agissait d’une personne réelle, par exemple en intervenant dans ses enquêtes pour proposer d’autres solutions ou en collectionnant les reliques de son passage sur terre, comme c’est le cas de son fauteuil qui figure dans un pub portant son nom9.
On peut penser, plus précisément, que les œuvres ainsi sacralisées doivent la fascination qu’elles exercent au fait qu’elles prennent pour objet les contradictions ancrées dans un certain ordre social, contradictions qui sont particulièrement dérangeantes et apparentes dans la période où ces ordres, encore incertains, sont en cours d’instauration. C’est le fait d’être tourné vers le travail de la contradiction affectant des espèces catégorielles incompatibles mais néanmoins toutes nécessaires à la réalisation d’un certain ordre qui confère à ces œuvres un caractère métaphysique plutôt que littéraire. La référence à ces contradictions permet de préciser l’analogie, souvent remarquée, entre de telles œuvres et des mythes, dont on a vu, en suivant Lévi-Strauss, qu’ils constituaient des opérateurs visant à retourner une contradiction dans tous les sens possibles de façon non à la dépasser dialectiquement, mais simplement à l’acclimater. La mise en intrigue de la contradiction tend à lui conférer un caractère d’évidence, celui d’un déjà-là à côté duquel il est possible de vivre ou, si l’on veut, à la rendre tolérable sur le mode tacite d’un cela-va-de-soi. Pour donner un autre exemple de ces œuvres mythiques, on peut citer l’un des plus illustres (et des plus magnifiques) des nombreux récits écrits par Robert Louis Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, qui, reposant sur la figure de la double apparence, est loin d’être sans rapport avec l’objet de ce travail10.
Un mot d’abord du monde social dans lequel opère le détective. Envisagée depuis le point de vue (naïf) de la sociologie, la société dans laquelle Sherlock Holmes évolue se présente, avec l’évidence du naturel, comme une société de classes. Il s’agit pourtant d’une société de classes d’un genre assez particulier, que l’on peut schématiser de la façon suivante : elle comprend essentiellement, sur un modèle qui fut celui de nombreux romans victoriens, des maîtres et des serviteurs. Les maîtres, dont la fortune patrimoniale ou financière va de soi, sont caractérisés surtout par leur appartenance à de grandes et anciennes familles11. Leur fortune provient aussi bien de la rente que de la valorisation du capital, l’aristocratie anglaise s’étant engagée plus précocement et plus fortement que celle du continent dans des entreprises commerciales, minières, industrielles ou financières, souvent en rapport avec l’expansion de l’Empire12. La différence entre noblesse et bourgeoisie n’y a donc pas le même caractère que, par exemple, en France à la même époque. Toutefois, à égalité de richesse, l’ancienneté de l’appartenance familiale à la classe dominante constitue un critère de différenciation très pertinent, particulièrement sous le rapport de l’honorabilité, c’est-à-dire du degré auquel une personne peut être considérée comme a priori irréprochable ou, au contraire, comme a priori plus ou moins suspecte. Les maîtres se distinguent ainsi (ou y reviendra tout à l’heure) de ceux que l’on peut appeler les nouveaux riches, dont la richesse est le résultat de l’activité qu’ils ont développée au cours de leur vie (souvent dans des entreprises louches en Amérique ou en Afrique du Sud) et non de l’héritage. Tandis que les maîtres sont, par nature, raffinés et complexes, les nouveaux riches sont facilement brutaux et grossiers.
Les domestiques sont tous ceux qui servent, d’une façon ou d’une autre, la grandeur des maîtres. Mais ils peuvent être eux-mêmes distribués entre deux classes. La première est composée de ce que l’on peut appeler le peuple des domestiques. À la seconde appartiennent les domestiques d’élite. Le peuple des domestiques englobe tous les membres des classes populaires — paysans, ouvriers, jardiniers, aubergistes, cuisinières, bonnes, cochers, etc. Ils ne sont envisagés que sous le rapport de la relation de subordination13 qui les assujettit aux maîtres dont ils servent ou desservent les desseins14. Quant aux domestiques d’élite, ils sont une copie de leur maître moins la grandeur : intendants, valets de chambre personnels, gouvernantes, enseignants et, surtout, préceptrices chargées de l’éducation des enfants. Ceux qui appartiennent au peuple des domestiques, c’est-à-dire le peuple tout court, sont d’intelligence limitée, quand ils ne sont pas simplement stupides, évidemment grossiers et potentiellement transgressifs15. Ne possédant rien en propre, ils n’ont rien à défendre, donc pas ou peu de valeurs au sens moral du terme, et l’anarchie les guette. Ils sont toutefois soumis à deux genres de lois qui s’opposent. D’un côté, leurs actions sont déterminées par les règles assez simples et fort strictes qu’ils doivent suivre dans le déroulement de leurs activités quotidiennes : seller les chevaux, faire le ménage, ratisser les allées, etc. Ces règles encadrent des tâches parcellaires, le plus souvent manuelles, dont la réalisation peut être étroitement spécifiée parce qu’elle s’effectue dans des contextes stabilisés. Mais, d’un autre côté, leur nature spontanément transgressive et potentiellement insoumise les pousse à se soustraire à ces règles chaque fois qu’ils croient pouvoir le faire sans danger. Toutefois, cette nature elle-même, y compris dans ses dimensions rebelles, obéit à des lois, comparables à celles qu’établissent les sciences naturelles, ce qui rend leur comportement aisément interprétable, y compris dans les nombreux cas où ils transgressent les règles qu’ils doivent suivre. Ils sont, en cela, assez comparables aux animaux domestiques : dressés à obéir mais facilement rétifs, quoique toujours de façon prévisible pour qui connaît leur nature.
Les domestiques d’élite accomplissent des tâches qui sont en partie ou totalement d’ordre intellectuel16. Ces tâches se distinguent difficilement de celles qui pourraient ou devraient être accomplies par les maîtres, à cette différence qu’elles sont spécialisées, cantonnées dans un certain domaine, alors que les maîtres développent une activité qui a vocation à embrasser tous les aspects de la réalité. Les domestiques d’élite sont donc des substituts des maîtres pour des tâches particulières : gérer un domaine, instruire les enfants, ou encore, comme c’est le cas de la gouvernante, du maître d’hôtel ou du valet de chambre personnel17, généralement d’un certain âge, veiller aux aspects les plus triviaux de la vie quotidienne, ce qui oblige ce personnage à pénétrer l’intimité de son maître et, par conséquent, à en adopter les habitudes et les manières, mais en petit, d’une façon souvent raillée pour son caractère ridicule. Enfin, les domestiques d’élite, tout en étant absolument subordonnés à leur maître, au même titre que les simples domestiques, peuvent néanmoins recevoir de lui un mandat qui leur donne pouvoir sur des subalternes.
Les maîtres ne sont pas désœuvrés. Ils occupent des fonctions qui les conduisent à agir en rapport avec des entités ou des personnes morales de grande taille, au service d’objectifs qui les dépassent en tant que personnes physiques. Ces entités sont parfois spécifiées par les termes d’Empire, de Couronne ou d’État — considérés en tant que puissances —, ou sont laissées dans le vague et l’on peut alors dire, sans risque de se tromper, que ces grands personnages sont au service de cet ensemble flou auquel il est fait référence, dans la rhétorique holmésienne, quand il est question de la défense de « la société » ou de « l’ordre ». Parce que leurs actions sont orientées vers la satisfaction d’objectifs très généraux, elles ne peuvent être strictement délimitées par des règles. En effet, l’observation de règles est un handicap lorsque le contexte de l’action est incertain et qu’il se modifie sans cesse, ce qui est le cas de la plupart des situations dans lesquelles les maîtres sont appelés à intervenir18. On le voit particulièrement bien lorsque les objectifs à atteindre concernent — comme c’est souvent le cas — la relation entre l’État (ou l’Empire) et d’autres États (ou d’autres empires) et qu’ils relèvent par là de la diplomatie, de la stratégie, et engagent la question de la paix ou de la guerre19.
Comme ceux qui appartiennent au peuple des domestiques, les maîtres peuvent être conduits, pour atteindre les objectifs supérieurs qui sont les leurs, à ne pas suivre les règles. Mais, dans leur cas, les règles ne sont pas, à proprement parler, transgressées. Elles sont simplement suspendues ou momentanément contournées. Tandis que, dans le cas du peuple, la transgression de la règle obéit à un mélange de sauvagerie native et d’intérêt purement individuel, dans le cas des maîtres, le contournement de la règle est motivé par le souci du bien commun, en sorte que ceux qui l’accomplissent demeurent toujours « dans l’esprit de la règle ». La capacité des maîtres à se maintenir dans l’esprit des lois est quasiment sans défaut, ne serait-ce que parce qu’ils les font.
Ces modalités différentes de la relation à la règle, qui distinguent les maîtres des serviteurs, doivent être mises en rapport avec les façons différentes dont ils ont été éduqués. Le peuple des domestiques a fait l’objet d’un processus d’inculcation qui se rapproche du dressage. Il peut donc être de durée assez courte et relativement peu coûteux, mais il conserve un caractère superficiel et n’atteint pas au plus profond de leur nature qui demeure rétive et stupide. C’est la raison pour laquelle leur conduite doit être contrôlée de façon rapprochée et permanente. Néanmoins, ayant été obtenu par l’intermédiaire de punitions, leur sens de l’obéissance peut toujours être réactivé par de nouvelles punitions ou par leur menace. Au contraire, les maîtres, parce qu’ils sont destinés à remplir des objectifs aux contours imprécis et dont les orientations peuvent se modifier en fonction des changements qui affectent les contextes dans lesquels l’action est menée, et parce qu’ils ne peuvent réussir qu’à la condition d’être autonomes, ce qui suppose qu’ils ne soient pas constamment contrôlés, doivent faire l’objet d’une éducation longue et coûteuse. Elle doit atteindre au plus profond de leur nature ou, si l’on veut, engendrer chez eux la formation d’une « seconde nature » (selon une expression souvent utilisée par Pierre Bourdieu) de façon qu’ils soient capables d’autocontrôle. Cette nécessité justifie le travail pédagogique exigeant et parfois baroque — un composé d’humanités classiques, de religion, de contrôle sexuel et de châtiments corporels alambiqués — accompli dans les écoles destinées aux enfants de la classe dominante.
Les domestiques d’élite occupent, sous le rapport de la relation à la règle, une position ambiguë, instable, et qui présente des risques. Ayant à accomplir des fonctions dans lesquelles ils se substituent aux maîtres, ils ne peuvent être aussi strictement assujettis à la règle que le sont ceux qui appartiennent au peuple des domestiques. Certes, ces tâches sont spécialisées et leur champ d’application ne concerne pas le bien commun de l’État ou de l’Empire, mais seulement celui du domaine du maître. Néanmoins, pour les mener à bien de façon satisfaisante, les domestiques d’élite doivent faire des choix, ce qui suppose qu’ils disposent d’une certaine autonomie. Leurs actions ne peuvent être constamment contrôlées et font l’objet d’une évaluation globale selon les résultats obtenus. Ces domestiques d’élite, dont les fonctions exigent la mise en œuvre de capacités intellectuelles, ont fait l’objet d’une formation à mi-chemin entre celle des maîtres et celle du peuple. On n’attend pas tant d’eux qu’ils agissent dans l’esprit de la loi que dans l’esprit de leur maître, c’est-à-dire à la façon dont leur maître agirait dans les circonstances où ils sont appelés à intervenir. Mais la latitude qui leur est accordée recèle toujours une part d’incertitude et de risque parce que la formation limitée qu’ils ont reçue ne garantit pas qu’ils soient capables d’un niveau élevé d’autocontrôle. Ils en savent suffisamment pour singer les bonnes manières sans que l’on puisse être sûr qu’ils les aient vraiment intériorisées. C’est donc dans cette catégorie que se rencontrent, particulièrement, les individus troubles, hypocrites, duplices. Ceux dont il faut se méfier.
À côté de ces personnages principaux, au moins en nombre, il faut ajouter quelques caractères secondaires dont le rôle est pourtant important, voire essentiel à la construction des énigmes. Mentionnons d’abord le nouveau riche, dont on a déjà eu l’occasion de parler. Vulgaire et dur, du fait de ses origines plébéiennes, mais intelligent (sinon il n’aurait pas fait fortune), il poursuit des objectifs strictement individuels sans considération aucune pour le bien commun. Néanmoins, le nouveau riche peut tromper son monde car il a les dehors du maître : de l’argent, du pouvoir, un domaine, une vaste demeure, des domestiques20, etc. Son caractère louche est particulièrement saillant quand il s’agit, comme c’est souvent le cas, d’un étranger. Ajoutons que, d’une manière générale, les étrangers possèdent une nature insondable et ont des conduites souvent difficiles à déchiffrer, ce qui les rend naturellement suspects21. Ces caractères inquiétants sont accentués lorsqu’il s’agit de femmes, ce qui devrait inciter les hommes anglais à préférer les femmes anglaises aux femmes étrangères22. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas et certains paient très cher le fait d’avoir été séduits, dans leur jeunesse et/ou au cours de leurs voyages, par des beautés exotiques, les plus dangereuses provenant, semble-t-il, d’Espagne ou d’Amérique latine, contrées où les femmes ont le sang particulièrement chaud et peu de penchant pour l’autocontrôle23. Et il faut ajouter, comme la remarque en a été souvent faite, qu’une telle suspicion n’est pas loin d’affecter les femmes en général dont le portrait est soit idéalisé (« La femme »), soit stéréotypé et plutôt dévalorisant. La société holmésienne est « entièrement faite pour les hommes », avec ses pipes, ses clubs, son whisky et ses grands criminels. Un historien du roman policier et du roman d’espionnage, LeRoy Panek24, note ainsi que le cadre narratif dans lequel les histoires de Sherlock Holmes prennent place, c’est-à-dire celui du récit d’aventures edwardien, est imprégné de ce que cet auteur appelle la « culture de public school », avec ses histoires pour adolescents qui mettent l’accent sur l’amitié, la bravoure, la force, la morale de l’honneur, le contrôle de soi, et dont la création du mouvement scout, en 1907, par Baden Powell a été une des expressions25. Cette culture de la masculinité, et des relations entre garçons, rend inconcevable d’introduire dans le récit des références explicites à la sexualité, et exclut même la possibilité de considérer les femmes autrement que comme des adjuvants, des victimes ou des dangers26.
Les fonctionnaires : ils apparaissent essentiellement sous la figure du policier, agent de la sécurité et représentant de l’État de droit. C’est un genre de domestique d’élite à cette différence qu’il est assujetti à l’État et non au domaine particulier d’un maître. Personnage un peu borné, sa tendance est de faire appliquer la loi à la lettre parce qu’il n’en pénètre pas l’esprit. Néanmoins il est toujours respectable, c’est-à-dire tout d’une pièce. Aucune duplicité chez lui. On peut lui faire confiance dans les limites de ses capacités27.
Enfin, on ne peut pas passer sous silence un être qui constitue à lui tout seul une espèce dont il est l’unique représentant. Il s’agit du génie du mal : le professeur Moriarty. Il a toutes les propriétés du maître : l’origine sociale élevée, une éducation dans les meilleures institutions, une grande culture, une intelligence remarquable, qualités auxquelles il faut ajouter un sang-froid à toute épreuve qui témoigne, d’une certaine façon, de ses capacités d’autocontrôle. Mais ces facultés sont toutes mises au service du mal. Son objectif unique est la destruction de l’ordre social, non seulement national mais transnational. Cet être conjugue en lui les propriétés du bandit de haut vol et celles du révolutionnaire. C’est un anarchiste. Il est, si l’on peut dire, le contre/maître. Tandis que le maître règne sur un peuple de domestiques, il règne sur un peuple de vauriens, qu’il mobilise et manipule pour mener à bien son grand complot contre la société organisée. Domestiques ou vauriens sont les deux états que peut prendre le peuple. Domestiqué dans le premier cas, ensauvagé dans le second. En parvenant à coordonner les actions de ces vauriens, tous criminels, au moins en puissance, le contre/maître se dote d’une véritable armée. Il est, par excellence, l’adversaire du détective et son double inversé. Bien que Moriarty soit unique en son genre28 (comme l’est également Sherlock Holmes29), certains de ses traits se retrouvent chez d’autres malfaiteurs associant instincts criminels et passions asociales (c’est-à-dire révolutionnaires) dont la perversité particulière tient au fait que, d’origine sociale élevée, ils ont trahi leur classe30.
L’énigme, on l’a vu, se présente sous la forme d’une singularité, source d’incertitude, dont la saillance est d’autant plus grande qu’elle se détache sur le fond d’une réalité particulièrement robuste, dans laquelle tout se tient et où tout semble, par là, prévisible. La singularité en question paraît souvent de peu d’importance ou sans conséquences. Mais elle attire l’attention d’un personnage — celui ou celle qui, au début de chaque histoire, sollicite l’intervention du détective — et suscite sa perplexité par le seul fait qu’elle est une singularité, c’est-à-dire une action, une parole, une manière d’être, un événement, qui tranche avec le cours ordinaire des choses (que ce personnage l’ait jusque-là considéré, on non, comme satisfaisant). L’énigme consiste donc en ceci : que puisse se manifester dans le fonctionnement de l’ordre social un « Quelque Chose » (pour reprendre une expression empruntée à Siegfried Kracauer) susceptible d’en briser la régularité. Le travail du détective consiste à anticiper mentalement le glissement de la singularité au crime, glissement que la série des événements rapportés ne manque pas, par la suite, de réaliser. Toute singularité est donc ainsi présentée comme un crime en puissance, c’est-à-dire non seulement comme le signe ou le symptôme d’un crime, mais déjà, en elle-même, comme de l’ordre du crime.
Et pourtant, ces singularités ne constituent pas, le plus souvent, des transgressions de la légalité. Elles se situent en deçà de l’ordre légal. Mais elles signifient la possibilité d’une transgression de l’ordre naturel de la société, c’est-à-dire de la réalité, conçu sous la forme d’une légalité de rang supérieure, plus fondamentale, dont la légalité, au sens des lois « que font les Princes » (comme dit à peu près Durkheim pour les distinguer des lois sociales), ne présente qu’une équivalence grossière. Car même si le cadre légal, inséparable de l’État, constitue le principe régulateur de la réalité au sens où il donne à l’État l’autorité nécessaire pour exercer son pouvoir sur la réalité, il ne peut jamais embrasser la réalité tout entière. L’idée d’une réalité dans laquelle chaque conduite serait encadrée par une règle légale explicite est difficilement concevable en sorte que la légalité ne peut se concevoir autrement que comme un adjuvant de la normalité. Les crimes ne sont précisément que ces accrocs à la normalité concernant ceux des éléments intervenant dans le cours des choses qui se trouvent non seulement assujettis à des normes, mais déterminés par des règles explicites intégrées au droit, dont l’ensemble constitue la légalité en tant que telle. Mais il existe, pour les mêmes raisons, un continuum allant de la légalité à la normalité sans qu’il soit possible de donner à cette dernière des limites nettes. La légalité a pour vocation de recouvrir tout le champ de la normalité et c’est seulement pour des raisons que l’on peut dire pratiques, techniques ou économiques — étant donné le coût que représente non seulement l’écriture des lois, mais surtout leur application par un exécutif — que ce recouvrement a toujours quelque chose d’imparfait. Et, faut-il ajouter, de circonstanciel. Car, lorsque les circonstances l’imposent, c’est-à-dire lorsque l’État se considère en danger et se confère donc à lui-même un droit de légitime défense, la limite incertaine entre normalité et légalité peut se trouver estompée. L’État s’autorise alors non seulement à statuer lui-même sur ce qu’il en est de la normalité dans son ensemble, mais encore à intervenir dans le champ tout entier de la normalité comme il interviendrait dans le champ tout entier de la légalité. Par cette opération, qui caractérise l’état d’exception, la légalité est abolie.
C’est sur le fond de la normalité que les singularités se détachent, en sorte que les sujets dont elles suscitent l’inquiétude manifestent ainsi ce que l’on peut appeler leur sens ordinaire de la normalité. Ce sens est donné implicitement comme étant un sens commun, présent, par conséquent, également, chez le détective. Et c’est donc par l’intermédiaire de ce sens commun de la normalité que l’inquiétude des personnages ordinaires et bornés par les limites de leurs fonctions peut éveiller l’intérêt du détective et mettre en branle son aptitude illimitée à reconstituer tous les enchaînements par le truchement desquels la réalité se tient. Là réside son intelligence exceptionnelle.
Cette intelligence est celle des chefs, même si le pouvoir exécutif propre du détective est, à la différence de son intelligence, limité, bien qu’il soit, comme on le verra, loin d’être nul. Ce pouvoir se manifeste, surtout dans les segments narratifs où l’histoire trouve son dénouement, par des actions visant à rétablir la normalité en exerçant des sanctions réparatrices, c’est-à-dire en accomplissant des actions qui, pourtant, transgressent souvent elles-mêmes les limites de la légalité. Comme dans le cas de l’état d’exception évoqué plus haut, le détective se situe au point de partage des eaux entre la singularité et le crime, là où ils sont encore indiscernables, à savoir au point d’indistinction entre la normalité et la légalité. Il est, à la fois, le mandataire suprême qui accomplit la Loi, et au-dessus des lois. Il est le bras armé de la justice dans ce qu’elle a de transcendant, c’est-à-dire celui qui pallie à la fois aux défaillances de la justice immanente et aux incomplétudes de la justice d’État quand elle se lie elle-même les mains en s’enchaînant à la légalité. Il est par là celui qui manifeste la transcendance de l’État contre cette espèce de penchant à la démission qui menace toujours l’État de droit.
C’est d’abord en cela que le détective se différencie du policier avec lequel pourtant il collabore. Ils sont intimement unis par un même attachement à la normalité et, par conséquent, par une même horreur du crime et aussi, bien sûr, de la singularité qui non seulement l’anticipe et le signifie, mais lui est, en quelque sorte, consubstantielle. Cependant il se distingue du policier, simple fonctionnaire, brave homme mais limité à sa fonction, par le fait que les actions de ce dernier et son intelligence même se trouvent enfermées dans les limites de la légalité. Le policier a tendance à ne voir le mal que là où la conduite du prévenu transgresse une règle légale explicite. C’est la raison pour laquelle il fait si souvent des erreurs de jugement susceptibles de se transformer en erreurs judiciaires. Le détective, lui, voit le mal partout. Il sait que le mal est partout, au sens où l’anormalité est partout, toujours prête à s’infiltrer dans l’ordre de la normalité, c’est-à-dire de la réalité. La moindre singularité, la moindre saillance qui vient rayer le tissu sans couture de la réalité, constitue l’accroche qui lui donne prise sur ce mal caché et qui déclenche en lui la passion de la chasse à l’homme, c’est-à-dire, en amont du criminel, dont l’essence secrète ne se révèle que dans le dévoilement final, celle des suspects. Or tous les individus qui se trouvent sur son chemin sont, à ses yeux, suspects. Ce soupçon généralisé est la façon dont se manifeste chez lui la passion de la justice.
Face aux singularités dont ils disent avoir été les témoins, ceux qui se tournent vers le détective, afin qu’il transforme leur inquiétude en énigme, ont recours, dans leur naïveté, à deux systèmes d’interprétation que leur interlocuteur écarte toujours. Le premier fait appel au surnaturel31. Le second, à des comportements pathologiques au sens psychiatrique. La référence au surnaturel suppose un monde peuplé de dieux ou d’esprits, ou de diables qui, cantonnés normalement au seuil de la réalité, décident parfois d’y faire irruption pour en déranger l’ordre. Leur volonté, leurs désirs, leur psychologie et la façon dont ils interagissent avec le monde des choses ne donnent aucune prise au genre d’inférences dans lesquelles le détective est passé maître. En effet, ces inférences supposent l’existence d’une réalité robuste, c’est-à-dire d’une réalité dans laquelle tout se tient, au sens où chaque nouvelle proposition, pour être jugée acceptable, doit pouvoir justifier la relation qu’elle tisse avec d’autres propositions déjà tenues pour vraies. Cela de façon que le réseau propositionnel, bien qu’il soit, par construction, illimité, rende possible des parcours inférenciels reliant une multiplicité d’êtres — objets naturels, artefacts, événements, êtres humains dotés de propriétés sociales, psychologiques et physiques, ou encore animaux déterminés par leurs instincts, etc. — entre lesquels, si divers qu’ils soient, circulent néanmoins des forces et des flux unifiés32. En témoigne le fait qu’ils soient susceptibles d’être décrits dans un même langage, ce qui rend les relations entre ces êtres, par principe, calculables.
C’est sa capacité à rendre opérationnelle cette calculabilité principielle qui caractérise l’intelligence du détective. Elle se trouverait évidemment mise en défaut si certaines propositions étaient calculables selon un dispositif inférenciel d’un certain type et d’autres calculables selon un autre dispositif inférenciel, sans que la relation entre ces deux dispositifs puisse prendre elle-même des formes déterminées. La supériorité intellectuelle de Sherlock Holmes tient finalement tout entière dans la façon dont il pousse à la limite les présupposés qui sous-tendent l’idée de sens commun, c’est-à-dire la certitude d’une correspondance entre la structure de la réalité et la structure des instruments cognitifs dont disposent les êtres humains pour accéder à la connaissance de la réalité33. C’est en prenant appui sur ces correspondances que le détective peut résoudre des énigmes qui demeurent obscures pour la plupart des observateurs. Non parce que ces derniers n’auraient pas accès aux indices qui sautent aux yeux du détective, encore moins parce qu’ils seraient démunis des outils cognitifs dont il dispose lui-même, mais simplement parce qu’ils pèchent par un manque de confiance dans la robustesse et dans la simplicité de la réalité et, indissociablement, parce qu’ils manquent de confiance dans leurs propres capacités en tant qu’êtres humains génériques. Sherlock Holmes dispose certes d’une encyclopédie mentale plus étendue que celle de la plupart de ses contemporains (allant de la chimie aux manuscrits médiévaux en passant par des connaissances très particulières, comme celle qui lui permet de distinguer les cendres de diverses variétés de tabac34), et s’emploie à la nourrir et à l’exploiter avec méthode35. Pourtant, il ne fait finalement rien d’autre que de tirer le meilleur parti possible d’une faculté d’attention aux détails et de la capacité à les rapporter à des lois générales36, qui ne sont en rien différentes de celles que tout un chacun met en œuvre dans le cours de la vie quotidienne, mais, en quelque sorte, sans le savoir : « Élémentaire, mon cher Watson37. »
Mais, comme le fait en a souvent été remarqué — notamment par Kracauer qui met ce thème au cœur de son argumentation —, ce qu’il faut bien appeler le postulat d’une réalité susceptible de faire l’objet d’une description homogène dans un langage unifié possède aussi, indissociablement, une dimension idéologique. Il présuppose en effet un univers dans lequel toutes les relations étant calculables, rien, par principe, ne peut échapper au pouvoir de celui qui est passé maître dans l’art du calcul. Autrement dit un univers dans lequel le monde fait corps avec la réalité. Or ce pouvoir ne peut être présenté, dans le récit policier originel, comme un pouvoir strictement intellectuel, c’est-à-dire portant uniquement sur le calcul imaginaire des relations, que dans la mesure où il est artificiellement dissocié d’un autre pouvoir, susceptible de s’exercer sur les relations entre les corps eux-mêmes — ceux des objets et ceux des êtres humains — dont certains, par exemple, seront contraints, par corps et contre leur volonté, à quitter les murs de leur demeure pour ceux de la prison.
On retrouve ici la dissociation entre la figure du détective, en tant que pur cerveau se livrant à un calcul, et celle du policier, en tant qu’agent mettant en action le pouvoir politique de l’État. La ratio — pour reprendre le terme utilisé par Kracauer — est donc bien ce qui fait le lien entre le libre pouvoir associatif de la pensée et le pouvoir coercitif de l’État, ou, si l’on veut, entre inférence et violence, qui se distinguent et se rejoignent comme sur un ruban de Möbius. Dans le cas du détective, la ratio est bien présentée, au moins dans les segments narratifs qui relatent le travail de résolution de l’énigme — pour reprendre encore une fois les termes que Kracauer emprunte à Kant —, comme une « finalité sans fin », un art pour l’art, un geste qui s’épuise dans la manifestation de sa propre beauté. Mais pour le policier, et pour l’État dont il est l’agent, elle est bien aussi une « finalité sans fin », au sens où la geste policière tire son pouvoir de fascination de la puissance avec laquelle elle parvient à replier la réalité sur elle-même et à la faire persister dans son être comme si elle contenait en elle-même sa justification.
Le second système d’interprétation rapidement écarté par le détective, mais auquel font souvent référence les témoins mis en présence de singularités incompréhensibles, repose sur le sens commun de la normalité pris dans son acception psychiatrique38. Il n’est évidemment évoqué que lorsque la singularité en question se présente sous la forme d’un écart de conduite venu altérer subitement le comportement d’une personne jusque-là normale, écart que les témoins (naïfs) imputent facilement à l’apparition d’une maladie mentale39. À la différence de l’interprétation surnaturelle, l’interprétation par la maladie mentale est tout à fait intégrable au réseau inférenciel de la ratio. Les raisons de son rejet par le détective doivent donc être cherchées ailleurs. Elles tiennent à la difficulté, dans ce cas, à prolonger l’énigme en direction du crime, ou la transgression de la normalité en direction d’une transgression de la légalité. Face à un cas de folie, la chasse à l’homme s’interrompt, faute de criminel. En effet, dans une optique libérale, la transgression de la légalité ne peut être qualifiée de crime que si le coupable est jugé responsable de ses actes, ce qui n’est pas le cas du fou. Mais elle échappe aussi alors, quoique à un moindre degré, au jugement moral. On touche par là à une autre dimension du sens commun de la normalité sur laquelle prend appui l’imagination du détective qui est d’être un sens moral. C’est à ce sens moral que s’adosse, en dernière analyse, l’intervention du détective, dans les séquences narratives conclusives qui le voient passer de la réflexion à l’action ; de la résolution — strictement intellectuelle — de l’énigme à la réparation, dans l’ordre de la réalité, du désordre dont les singularités furent le premier signe.
Ce travail de réparation passe non seulement par l’identification du ou des coupables, mais aussi par leur sanction. Cependant cette dernière, comme on le verra mieux tout à l’heure, ne prend pas nécessairement, et même rarement, la forme d’une sanction légale. L’action du détective se situe à la fois en deçà de la légalité — il agit souvent avant que le policier, agent de l’ordre légal, n’ait pu le faire — et au-delà. Elle repose sur un support moral traité comme supérieur au support légal, ou même comme transcendant par rapport à lui. En témoignent également les nombreuses entorses par rapport à l’ordre légal que le détective est amené à faire pour arriver à ses fins. Il les justifie par référence à des considérations morales dont les formes légales ne sont qu’une grossière approximation quand elles ne les contredisent pas. Toutefois, les manquements du détective à la lettre de la règle ne sont jamais sanctionnés par le policier, qui ferme sur eux les yeux, comme s’il était pour lui vérité d’évidence qu’ils demeurent, aussi loin que les circonstances les entraînent (et elles peuvent les entraîner assez loin), dans l’esprit de la règle. Morale et police, tout en se situant sur deux plans différents, vont ainsi toujours la main dans la main et ne cessent de s’épauler et de se comprendre.
Ajoutons que ces deux moments de la ratio, celui de la réflexion logique qui dénoue l’énigme et celui de l’action morale qui châtie le coupable, ne sont eux-mêmes jamais dissociés et n’entrent donc jamais en contradiction, ce qui embrancherait la narration du côté du tragique, c’est-à-dire vers un monde habité de contradictions indépassables susceptibles de s’emparer de la réalité d’une façon telle qu’elle ne puisse jamais se trouver réconciliée avec elle-même. Ils prennent appui tous deux sur la propriété fondamentale de la réalité qui est d’être, indissociablement, ordonnée de façon logique — ce qui la livre au pouvoir de l’inférence — et de façon morale — ce qui la livre au pouvoir du jugement du même nom et de ses conséquences violentes et punitives, c’est-à-dire au pouvoir tout court. Cette synthèse de la logique et de la morale repose sur une sociologie, d’où dérive la puissante psychologie sociale que le détective applique de façon infaillible. Elle est l’équivalent dans le cas des êtres humains (et aussi, bien qu’à un moindre degré, dans celui des animaux) du principe de raison suffisante qui assure la constance du monde des objets et rend leur comportement prévisible. Pour ce qu’il en est de ceux qui appartiennent au peuple des domestiques, cette psychologie sociale peut demeurer assez sommaire, à tel point que même les policiers — plutôt obtus par nature — sont capables de la mettre en œuvre. En effet, ceux qui appartiennent au peuple des domestiques sont, on l’a vu, habités par deux forces contradictoires. Soit, d’un côté, la force associée aux règles qui leur ont été inculquées — relativement variables selon leur fonction — et qui ont pris chez eux la forme d’habitudes, y compris corporelles, et, de l’autre, la force originelle, à peu près identique chez tous, qu’ils doivent à leur nature plébéienne et qui les pousse, comme le ferait un instinct, à transgresser ces règles. Le problème psychologique essentiel consiste donc à juger de l’état dans lequel se trouve la relation entre ces deux forces. C’est surtout une question d’observation et, particulièrement, d’observation des traits et des particularités physiques. Chez tous les êtres humains, les qualités morales se traduisent plus ou moins dans des propriétés biophysiques — selon la thématique bien connue de la caractérologie et de la biotypologie qui constitueront un élément essentiel du savoir médical jusqu’à la première moitié du XXe siècle40. L’intériorité, qui n’est pas directement observable et, particulièrement, l’intentionnalité, qui ne peut être reconstituée qu’une fois l’action accomplie, c’est-à-dire dans le cas des criminels (que sont en puissance tous les membres du peuple) trop tard, se dévoilent ainsi dans l’extériorité, ce qui permet, sinon de prévoir avec exactitude les mauvais coups, au moins d’éviter de se laisser surprendre.
Mais il en va bien sûr autrement de la classe des maîtres dont la personnalité est nécessairement complexe, d’une part, parce qu’ils n’ont pas été dressés pour accomplir une tâche déterminée mais formés pour atteindre des objectifs en situation d’incertitude et, d’autre part, parce que leur niveau élevé d’autocontrôle leur permet de dissimuler des motifs cachés ou même des pulsions irrépressibles. Car les maîtres eux-mêmes ne sont pas totalement à l’abri des perturbations intérieures et, particulièrement, de celles qui ont leurs sources dans des attachements41. En effet, si cela était le cas, ils ne seraient pas pleinement humains et, par conséquent, ne seraient pas vraiment des grands42. Les self made men donnent, en revanche, l’exemple de cette âpreté et de cette brutalité impossibles à dissimuler qui trahissent leur origine plébéienne, leur ferment l’accès à la grandeur et, au demeurant, rendent leurs comportements assez prévisibles.
Mais la classe qui pose les problèmes sociopsychologiques les plus ardus et qui réserve les plus grandes surprises est, sans aucun doute, celle des domestiques d’élite. Leur duplicité sociale est chez eux au principe d’une sorte de duplicité psychologique qui, même lorsqu’ils sont animés des meilleures intentions, les possède comme à leur insu, un peu à la manière dont l’Inquisition se représentait les marranes. D’origine dite « modeste », ils occupent des fonctions et accomplissent des tâches qui non seulement les rapprochent physiquement des maîtres, mais aussi les amènent à se substituer à eux en certaines occasions. Dans une société « civilisée », et même contaminée par les préjugés démocratiques, ils ne peuvent être constamment tenus en main par la violence, ou par sa menace, à la façon dont, dans les sociétés tyranniques, les maîtres tiennent les esclaves de haut rang auxquels sont confiés des tâches de responsabilité et, particulièrement, des tâches financières. Dans ce dernier cas, c’est précisément la dépendance totale de l’esclave par rapport au maître, pouvant aller jusqu’à son exécution en cas de manquement, qui le distingue du vassal, toujours susceptible de préférer d’autres loyautés et de trouver d’autres appuis (notamment selon la parenté), et qui en fait tout le prix43. Or, dans le cas des domestiques d’élite, les maîtres en sont réduits à leur faire plus ou moins confiance. Certes, cette confiance n’est pas aveugle. Elle trouve un appui dans les traces biographiques que le domestique peut exhiber : indications relatives à sa famille d’origine, aux institutions dans lesquelles il a été éduqué, et certificats délivrés par ses précédents employeurs. Mais ces indices réputationnels ne sont pas sans failles. Le domestique d’élite peut, par exemple, avoir conservé une loyauté cachée pour un ancien maître qui se révélera plus forte que la loyauté qu’il doit à son maître actuel44. Car, plus humains que ne le sont les membres du peuple des domestiques (ces quasi-bêtes brutes), presque aussi humains, sous certains rapports, que le sont leurs maîtres, les domestiques d’élite ont des attachements et des sentiments. Parmi eux, il faut compter au premier chef cette sorte d’envie qu’on appelle le ressentiment (que nous analyserons plus en détail au chapitre 5), c’est-à-dire cette surestimation de leurs propres capacités entravées, associée d’un côté au dégoût de leur condition subalterne et de l’autre à la passion jalouse qu’ils portent à leur maître, qui peut les conduire jusqu’à la haine de celui qui occupe le centre de leur vie, comme forme ancillaire de la haine de soi.
On comprend, dans ces conditions, l’étendue des facultés et des savoirs que doit posséder le détective. Ils doivent lui permettre de plonger dans un même réseau inférenciel des propositions se rapportant au comportement des choses et des propositions se rapportant au comportement des êtres humains. Ces savoirs doivent, dans un cas comme dans l’autre, lui permettre de ne pas se laisser abuser par les causes secondes, en formant des raisonnements qui prennent appui sur les causes premières, celles auxquelles les sciences seules donnent accès. Soit, dans le premier cas, les sciences naturelles, qui dissipent les apparences illusoires et, dans l’autre, les sciences humaines, qui permettent de plonger dans la profondeur des êtres, dans leurs esprits, dans leurs intentions, dans leurs tendances, dans leurs dispositions, dans leurs pulsions, en allant au-delà de ce qui, chez les êtres humains, est au principe même de leur pouvoir de dissimulation, c’est-à-dire le langage. Non que le détective ne soit pas attentif à ce que disent les suspects, mais sa faculté la plus rare est sa capacité à tirer des énoncés non ce qu’ils disent, mais ce qu’ils cachent. C’est ainsi qu’il accède à la vérité qui est toujours de l’ordre du caché45. C’est la raison pour laquelle une des opérations principales mises en œuvre par le détective — dont l’un des effets est de désarçonner ses adversaires — consiste à traduire l’exposé des faits dans un autre langage, c’est-à-dire à requalifier la réalité, de façon à dévoiler ce que le suspect s’évertuait à tenir caché et qui était pourtant là, à portée de main, à ce point évident (comme dans le paradigme de La Lettre volée46) qu’il en devenait invisible47. C’est la raison pour laquelle l’analepse est l’une des structures formelles les plus constantes du récit policier originel. À un premier récit, dont le cours est nécessairement lacunaire de façon à susciter une attente — celui de l’enquête —, succède un second récit — celui du crime — qui, réorganisant des éléments livrés, dans le cours du premier récit, de façon fragmentaire et, en quelque sorte, incidente, « expose la genèse et le déroulement d’un crime dont on n’a présenté jusque-là que les effets48 ». C’est dans ce second récit que le détective fait étalage de son savoir, c’est-à-dire de sa capacité à dire ce qu’il en est de ce qui est, qui est bien — comme le fait en a été souvent noté — d’ordre sémiotique. En requalifiant des incidents insignifiants ou dérisoires, il leur confère du « sens », ou, autrement dit, les transforme en « faits », de façon à rendre le crime indubitable et à le constituer par là en tant que tel.
Passé maître dans le savoir de l’enquête, le détective est bien le savant par excellence. Mais ses facultés proprement intellectuelles ne lui seraient d’aucune utilité si elles n’étaient pas associées à d’autres capacités, relevant cette fois de l’ordre de la décision et de la stratégie et, finalement, du simple bon sens, qualités qui font l’homme d’action. Les histoires de Sherlock Holmes sont pleines de figures de savants qui, n’ayant à leur actif que des qualités intellectuelles, s’abandonnent aux pires égarements. C’est la conjonction de ces deux genres de qualités qui permet, au contraire, au détective d’opérer de façon à rétablir l’ordre aux deux sens, indissociables, d’un ordre logique et d’un ordre moral. Et c’est finalement sur la base d’une adhésion commune à l’ordre moral, tel qu’il est et tel qu’il ne peut pas être autre qu’il n’est, que s’établit le lien indéfectible du détective excentrique et du brave Anglais hyper-normal, ancien chirurgien des armées — le docteur Watson —, qui répond toujours présent quand il s’agit soit de rappeler les truismes de la morale ordinaire, soit de mettre un revolver dans sa poche pour traquer tous azimuts les quidams bizarres, déviants, criminels, syndicalistes et/ou anarchistes49.
Cette remise en ordre consiste simplement à rétablir la réalité dans ses droits, c’est-à-dire à en restaurer la clôture, en réparant les déchirures introduites par l’énigme et, plus généralement, par tout ce qui, en livrant la réalité aux possibles latéraux qu’enferme le monde, ouvre la voie au crime. Dans la phase centrale du récit, la résolution de l’énigme se saisit des singularités qui menacent la consistance logique de la réalité et les dissout en tant que telles. Cette opération permet de réduire la possibilité d’une incertitude radicale au profit de cette banalité providentielle qui rend la réalité prévisible, y compris dans ses dimensions criminelles et, par conséquent, gouvernable. Dans la phase finale du récit, le détective met un terme au trouble à l’ordre public comme trouble de l’ordre moral, cela en se saisissant des fauteurs de trouble ou, au moins, en les mettant dans l’incapacité de nuire. Cette opération de remise en ordre moral conjugue deux sortes de violences. La première est verbale. Confronté au dévoilement de la vérité, exposée par le détective qui fait le récit de la façon dont il est parvenu à dénouer l’énigme, le prévenu est censé s’effondrer et avouer ses crimes. La seconde est physique. La propension du prévenu à s’incliner devant le dévoilement de la vérité est, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un criminel endurci (c’est-à-dire d’un individu qui n’en est pas à son premier crime, en un mot d’un « récidiviste », grandement favorisée par le fait qu’il se trouve cerné, terrassé, ligoté, menacé par une arme, etc.
Les licences que le détective se permet par rapport à l’ordre légal, et sans lesquelles il ne parviendrait pas, le plus souvent, à ses fins, s’autorisent du fait qu’il incarne un ordre moral de rang supérieur à la légalité. Le fait d’incarner l’ordre moral en tant qu’il est aussi, indissociablement, un ordre social place le détective dans une position symétrique et inverse de celle du criminel ou, ce qui revient au même, du révolutionnaire ou de l’anarchiste, dont la passion est tout entière orientée vers la destruction de cet ordre. Mais c’est aussi la raison pour laquelle le détective partage avec le criminel, au moins avec les rares criminels de vaste envergure qui sont seuls des adversaires vraiment à sa mesure, un très grand nombre de propriétés : une haute culture, une intelligence supérieure, une origine sociale souvent élevée, un courage et un acharnement inlassables. Comme le grand criminel, le détective possède, dans les bas quartiers de Londres, plusieurs refuges secrets dans lesquels il peut se retirer pour préparer ses coups et, notamment, pour se déguiser (voir, par exemple, Black Peter). Comme lui, il est expert en matière d’armes et dans la science consistant à utiliser les moyens les plus inattendus pour se débarrasser d’un ennemi et pour donner la mort. Cette symétrie est renforcée par les nombreux traits qui précisent le caractère excentrique du détective et le prédisposent même à la déviance, traits de caractère dont l’addiction à la cocaïne est le plus notoire50. Le détective, comme le criminel, éprouve, en quelque sorte dans sa chair, la fragilité de la normalité. Le premier comprend le second et peut en pénétrer les desseins les plus secrets, parce qu’il en est tout proche et qu’il existe entre eux une sorte d’affinité sympathique. Mais cette proximité renforce la seule différence vraiment pertinente par laquelle ils se distinguent, et qui est la relation, positive dans le premier cas, négative dans le second, qu’ils entretiennent à la réalité en tant que réalisation d’un certain ordre socio-moral, qui pourrait par conséquent être autre qu’il n’est ici et maintenant, ce qui suppose une reconnaissance au moins tacite de son caractère artefactuel.
Reprenons la question posée au début de ce chapitre. Si ce que le récit policier originel a à nous dire concernait uniquement le maintien de l’ordre avec, pour point culminant, le dévoilement et la punition d’un criminel, pourquoi ne serait-il pas seulement policier ? Pourquoi reposerait-il sur la distribution de l’agent de la remise en ordre entre deux êtres, le détective et le policier ? En cherchant à répondre à cette question, nous comprendrons peut-être mieux pourquoi le récit policier est apparu et s’est développé dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce qui constitue bien une énigme, puisque ni les policiers et autres agents de l’ordre ni les prévenus et autres perturbateurs n’ont attendu cette période pour faire parler d’eux et pour faire l’objet de cette attention passionnée que suscitent les événements et les objets qui se situent aux limites, toujours instables, séparant le légitime de l’illégitime, le licite de l’illicite, l’ordre du désordre et qui, plus généralement, dessinent les contours de la réalité.
Sans entreprendre le travail généalogique qui serait nécessaire pour répondre à la question qui nous a servi de fil conducteur, on se placera, un siècle plus tôt — cette fois dans la France d’Ancien Régime, et non en Grande-Bretagne —, à un moment particulièrement saillant de l’histoire judiciaire où des événements d’ordre criminel recoupent des événements d’ordre politique, ou plutôt à un moment où se mettent en place des opérations de transformation permettant de retraduire le criminel dans le registre du politique. Ce moment peut être caractérisé par ce que l’historiographie contemporaine appelle la naissance de l’espace public51, comme espace de débats développés sur une large échelle, liant des problèmes relevant de la vie quotidienne à des questions engageant la légitimité de l’ordre politique et, par conséquent, celle du pouvoir, particulièrement dans des situations où interviennent des décisions de justice. La seconde moitié du XVIIIe siècle voit ainsi se mettre en place une forme sociale, promise à un grand avenir politique, que l’on peut appeler la forme affaire52. C’est surtout, en France, l’action de Voltaire qui, en s’inspirant largement de l’esprit des Lumières anglaises, lui donnera ses contours, à l’occasion de différentes histoires criminelles susceptibles de mettre en cause la relation du pouvoir religieux et du pouvoir politique, c’est-à-dire, dans un État de droit divin, la légitimité du pouvoir tout court et, particulièrement, à l’occasion de l’affaire Callas53 et de celle de l’affaire du Chevalier de La Barre54.
Les deux affaires ont pour point de départ l’imputation à une personne d’un crime accompli pour des motifs religieux. Callas, un bourgeois de Toulouse, est accusé d’avoir défénestré son fils parce que ce dernier voulait se convertir au catholicisme. La Barre, jeune homme d’une bonne famille d’Abbeville, est accusé d’avoir porté des coups de couteau au crucifix posé sur le pont traversant la ville, en compagnie de compagnons pervertis comme lui par la lecture d’ouvrages libertins (la police trouvera chez lui un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire). Cette action blasphématoire, présentée comme indéniable malgré l’absence de preuves, est mise en scène localement de façon à susciter une indignation unanime. Le travail de Voltaire consistera à faire sortir cette histoire judiciaire de son contexte local en écrivant à son sujet une série de pamphlets ou, pour être plus précis, de libelles, dans lesquels est mise en question sa version policière, qui en constitue la vérité officielle, au profit d’un autre récit55. Ce dernier, d’un côté, reprend minutieusement l’enquête pour montrer, au moyen d’un examen précis des faits, l’inanité de l’accusation et, de l’autre, en dévoile la dimension politique. Non seulement il disculpe La Barre, mais il retourne l’accusation en mettant en cause les autorités et cela jusqu’au roi qui a soutenu la décision condamnant La Barre à mort (ce dernier sera exécuté et son corps sera brûlé en même temps que le Dictionnaire philosophique). Sorti de son contexte local, le cas du chevalier de La Barre se répand dans l’espace public et devient une affaire nationale qui suscite une incertitude quant à la nature des faits et quant à leur qualification, incertitude autour de laquelle se forment des camps antagonistes dont les positions, par un mouvement de montée en généralité, se détachent de ce cas précis pour prendre un tour politique.
Cette même forme trouvera, un siècle et demi plus tard, avec l’Affaire Dreyfus56 son illustration la plus fameuse et deviendra, au cours du XXe siècle, l’un des instruments les plus constants de la critique politique. Cette forme exerce, en effet, un puissant effet critique au sens où elle permet d’opposer une autre réalité à la réalité établie par le truchement de moyens qui sont de l’ordre de la narration et de l’ordre de la violence policière, que l’on peut dire non seulement construite, mais officielle, puisque ces moyens relèvent du pouvoir de l’État. L’autre réalité, mise en avant dans le récit critique, est établie à partir de faits, et est présentée comme étant la réalité réelle — si l’on peut dire. On peut alors prendre appui sur elle pour déconstruire la légitimité de l’ordre politique existant. L’affaire, parce qu’elle repose sur un retournement d’accusation et qu’elle est publique57, concentre en elle-même d’énormes réserves de violence politique qui peuvent être mobilisées pour opposer un contre-feu à la violence du droit, ou à sa menace, dont se réclame l’État58. Et l’on peut d’ailleurs montrer que, au cours du XIXe et surtout du XXe siècle, c’est pour une grande part par le truchement d’affaires au cours desquelles la véracité des faits évoqués et surtout leur qualification juridique ont fait l’objet de débats publics que le cadre normatif des sociétés occidentales s’est trouvé modifié, entraînant, à terme, d’importants remaniements de l’ordre légal et souvent une transformation profonde des systèmes catégoriels, des ontologies et, plus généralement, des soubassements métaphysiques sur lesquels reposent les instruments qui confèrent à la réalité sa robustesse et ses contours59. Que l’on pense seulement, pour prendre des exemples empruntés aux années récentes, aux changements qui ont affecté le droit régissant la question de l’avortement60, celle de l’homosexualité ou encore, dans des domaines très éloignés, le droit de la finance ou celui du travail. On peut montrer de même que c’est, de nos jours, au travers d’affaires que se modifie lentement le cadre normatif dans lequel est abordée la question de l’euthanasie61.
La forme affaire entretient des relations complexes avec une autre forme, plus ancienne, qui est celle du scandale62. Un scandale éclate quand des comportements susceptibles d’être jugés transgressifs sont dénoncés, par le truchement d’un acte de parole public qui, avant le développement d’un espace public médiatique, pouvait être un espace d’interconnaissance structuré par des institutions. Celui qui rend public le scandale fait plus que de transmettre une rumeur puisqu’il assume les risques d’une accusation qui, comportant un appel à la sanction, constitue une violence toujours susceptible de se retourner contre l’accusateur. Le dévoilement d’un scandale, comme celui (évoqué au chapitre premier) d’un complot, suppose la référence à deux espaces, le premier étant celui où se déroulent des actions tenues secrètes, l’autre étant l’espace officiel où ces actions sont qualifiées, jugées et, éventuellement, punies. Le dévoilement d’une « dissimulation » constitue donc un moment nécessaire du processus accusatoire63. Mais, pour qu’il y ait scandale, il faut aussi que l’acte en question ait été accompli par un acteur appartenant aux élites, c’est-à-dire à la classe dominante64. En effet, les actes transgressifs commis par les membres des basses classes n’ont pas lieu de faire scandale puisqu’il est en quelque sorte dans leur nature de transgresser les règles que l’État, ou toute autre tutelle, entend faire respecter. En revanche, un acte transgressif risque de faire scandale s’il est commis par ceux-là mêmes qui incarnent dans leur personne l’ordre social et politique en vigueur. À la différence de la forme affaire, la forme scandale n’inclut pas, dans son développement, un retournement d’accusation. L’indignation peut donc prendre un tour unanime sans que des camps politiques opposés se forment autour d’une incertitude. Autrement dit, le membre de l’élite accusé d’un acte transgressif est le héros d’un « simple » scandale — si l’on peut dire —, et non d’une affaire, tant que personne ne prend la peine de chercher à défendre sa cause ou, plutôt, ne cherche à constituer une cause politique autour de l’accusation dont il fait l’objet. Il reste néanmoins que, avec l’apparition et le développement de l’espace public, tout scandale touchant un membre de l’élite ou une personne en vue recèle le risque de voir se greffer sur lui une affaire, marquée par l’introduction d’une incertitude, par un retournement d’accusation et par une mise en cause de l’institution judiciaire, ou du système de la légalité, et, par voie de conséquence, de l’ordre politique existant.
Revenons au personnage du détective et à la différence qui le distingue du policier. Dans le récit policier originel et, particulièrement, dans les histoires inventées par Conan Doyle le détective exerce à titre privé. Il n’est pas, contrairement au policier, un agent de l’État. Bien que le point soit rarement mentionné explicitement, il va de soi qu’il est récompensé par ses clients et qu’il vit donc des revenus que lui rapporte son activité. Quant à ses clients, ils appartiennent pour la plupart à la haute société anglaise et même européenne. Non seulement ils sont très riches, mais ils occupent aussi, pour nombre d’entre eux, des fonctions de rang élevé soit directement dans l’appareil d’État, par exemple dans la diplomatie ou dans la haute fonction publique, soit encore dans l’éducation, la culture ou les affaires. Sherlock Holmes est le détective des grands. Or ces derniers font appel à lui lorsqu’ils sont confrontés à des situations problématiques, effectivement ou potentiellement criminelles, qu’ils ne parviennent pas à résoudre par eux-mêmes, avec leurs seules forces et dans une stricte intimité domestique leur garantissant le secret, mais au sein desquelles ils veulent pourtant éviter, autant que faire se peut, que la police ne vienne mettre son nez65.
En effet, la police, organe de l’État de droit, responsable du maintien de l’ordre public et du respect de la légalité, ne peut intervenir de façon plus ou moins discrète qu’au moment de l’enquête. Et même à ce stade, la curiosité de la presse, qu’il est très difficile de contenir dans un pays dont le gouvernement fonde sa légitimité sur des idéaux libéraux, risque à tout moment de livrer en pâture au public, c’est-à-dire non seulement à des pairs mais surtout à des subalternes, des éléments susceptibles de compromettre les maîtres et d’entacher leur réputation d’honorabilité et d’impeccabilité morale qui, dans une société politique dont l’armature se veut démocratique (et non, par exemple de droit divin), est nécessaire au maintien de leur grandeur et à la légitimation des privilèges dont ils jouissent. En outre, l’issue normale d’une enquête est de déboucher sur un procès ou, pour le moins, sur une décision de justice — ne serait-ce qu’un non-lieu — qui ont un caractère public. Quelle que soit l’issue de l’enquête policière, le simple fait de sa mise en branle constitue donc, par soi seul, une sanction qui affecte la réputation des maîtres impliqués, à tort ou à raison, de près ou de loin, dans le cas en question, ce qui, dès que leur nom se trouve cité publiquement, les confronte au scandale.
Le rôle dévolu à Sherlock Holmes est donc, au premier chef, de dénouer les situations problématiques et dangereuses auxquelles sont confrontés les maîtres, de la façon la plus discrète possible, en prévenant l’immixtion de la police et en décourageant l’indiscrétion des journalistes66, cela de manière à éviter que n’éclate un scandale, toujours susceptible de se transformer en affaire et, par là, de mettre en péril non seulement l’ordre politique, mais aussi la robustesse de la réalité et des différences catégorielles et hiérarchiques qui en constituent l’armature. C’est pour cette raison que le détective ne peut être seulement un auxiliaire de la police, un expert auquel elle ferait appel quand elle ne parvient pas à dénouer une énigme, et qu’il doit mettre lui-même la main à la pâte et résoudre le problème auquel il est confronté, non seulement intellectuellement mais aussi en pratique. C’est en tant que personne privée que Sherlock Holmes pénètre la vie privée de ses clients. Il est en cela assez comparable à ces deux personnages essentiels au fonctionnement de la vie bourgeoise du XIXe siècle que sont le médecin et l’homme de loi, auxquels leurs clients peuvent s’adresser parce qu’ils ont confiance dans leur discrétion. Comme le médecin ou l’homme de loi, Sherlock Holmes, détective privé honorable (à la différence de ses homologues réels dont les activités sont jugées souvent sordides par les contemporains), remplit ainsi le vide qui, dans la société libérale, s’interpose entre l’espace du privé et celui du public. Il arrange en privé des affaires privées qui risqueraient, sans son intervention, de basculer dans le public67.
Mais il existe aussi une autre raison qui rend socialement nécessaire l’intervention du détective. Elle est que les cas dans lesquels il est amené à intervenir sont simplement trop complexes pour l’esprit grossier des policiers, simples agents de l’État, et surtout pour les instruments rudimentaires qui sont les leurs et qui prennent appui sur des moyens légaux. Ces moyens sont largement suffisants lorsque les prévenus appartiennent au peuple des domestiques et d’ailleurs Sherlock Holmes n’hésite pas à livrer à la police ceux d’entre eux qui se trouvent impliqués, avec un rôle subalterne, aux cas qu’il doit résoudre. Mais ces moyens, qui conviennent pour appréhender et punir les citoyens soumis à l’observance de règles strictes et simples, c’est-à-dire ceux du peuple, dont les transgressions sont donc aussi simples et aisément qualifiables, ne conviennent plus quand il s’agit de comprendre et de juger les motifs, les actions, et, éventuellement, les transgressions, au moins apparentes, des sujets d’élite qui, parce qu’ils doivent atteindre des objectifs complexes dans un contexte instable, ne peuvent être astreints à l’observance de règles strictes qui limiteraient leurs capacités d’action, ce qui, par conséquent, serait préjudiciable au bien commun de la nation. Cela vaut particulièrement pour les membres de la classe dominante dont l’activité touche directement au fonctionnement de l’État, hauts fonctionnaires et surtout diplomates, dont le domaine d’intervention, d’ordre géopolitique, est changeant et relativement imprédictible puisque chaque coup dépend de la réaction des autres États au coup précédent. En outre, la plupart des opérations qui engagent directement l’État, qu’elles concernent la sécurité intérieure (c’est-à-dire le maintien de l’ordre dans les limites du territoire) ou la sécurité extérieure (c’est-à-dire le rapport de forces entre entités souveraines), étant réalisées dans le secret, toute exposition publique — qu’elle soit d’ordre policier, judiciaire ou journalistique — des énigmes auxquelles ces élites d’État sont confrontées nuirait à l’intérêt national.
À ces motifs dérivant directement du rôle social imparti aux élites, il faut ajouter des raisons plus spécifiquement psychologiques et morales liées à la personnalité de ceux qui sont appelés à jouer un rôle dominant dans la société. En effet, les membres des élites sont, à la différence du peuple, des êtres psychiquement complexes et dont la vie est compliquée parce qu’ils exercent des responsabilités dans des domaines différents. Leurs loyautés — par rapport à la parenté, à l’État, à leurs engagements contractuels, etc. — sont multiples et souvent difficiles à concilier ou à hiérarchiser. Il peut donc arriver fréquemment qu’ils soient confrontés à des dilemmes moraux, c’est-à-dire à des situations où différentes exigences morales entrent en conflit. Ces dilemmes surgissent particulièrement à l’intersection de leur vie affective et de leur vie publique. Bien qu’ils aient un niveau élevé d’autocontrôle, les maîtres ne sont pourtant pas à l’abri de défaillances qui tiennent le plus souvent à leur attachement à une personne qui ne mérite pas la confiance qu’ils ont mise en elle. Ces attachements peuvent être d’ordre familial — un fils, parfois illégitime68, un beau-fils, une épouse, mais choisie sans discernement parce que d’origine étrangère, etc. — ou, circonstance aggravante, se porter sur un ou, plus souvent, sur une domestique d’élite. Les gouvernantes des enfants, jeunes, jolies, instruites, souvent originaires de familles honorables mais ruinées, sans protection et par conséquent touchantes, constituent à ce titre un risque permanent69. Plus généralement, les femmes sont, comme on pouvait s’y attendre, une source fréquente de trouble, surtout, on l’a vu, quand elles ne sont pas anglaises. Les maîtres aussi peuvent donc commettre, parfois, des fautes. Néanmoins, ces fautes, ou plutôt ces défaillances, demeurent le plus souvent excusables (ce que pourrait ne pas comprendre un simple policier) au moins quand on a pénétré les circonstances dans lesquelles elles ont été commises. Même lorsqu’ils ont transgressé une règle, prise à sa valeur faciale, ils ne l’ont fait que sous la pression de circonstances malheureuses, et souvent pour éviter un mal plus grand encore. L’écart qu’ils ont pris par rapport à la règle ne constitue donc pas, à proprement parler, une transgression, puisqu’il a été accompli dans une logique morale qui est celle du moindre mal, ce qui suppose une adhésion si grande à la règle, de l’ordre de l’identification, qu’il devient possible d’en ignorer la lettre, mais pour mieux en respecter l’esprit.
Et c’est d’ailleurs en agissant dans le même registre moral que le détective parvient à ses fins. Lui aussi doit bien, parfois, s’écarter de la stricte légalité pour servir la justice et réparer le tissu fragile de la réalité — pour que tout rentre dans l’ordre. Il se munit d’une arme et n’hésite pas à tenir sous sa menace ceux qui tentent de s’opposer à lui. Il brûle des papiers compromettants afin que la police ne mette pas la main dessus. Il laisse s’enfuir des gens qui viennent de commettre un meurtre, mais en situation de légitime défense ou dans leurs bons droits. Au fond, tout lui est bon, y compris les moyens les plus illégaux, pour arriver à ses fins. Mais ce sont toujours des fins moralement supérieures.
Le détective, dont le sens moral est élevé, n’ignore pas le lien étroit qui unit le registre de la morale et celui de la punition. Les personnages haut placés, mais néanmoins, quand même, plus ou moins fautifs, qu’il soustrait aux mains de la police et à qui il évite la sanction judiciaire ne s’en tirent pas, pour autant, sans dommage réparateur. Ces justes punitions sont graduées et diversifiées selon le degré de culpabilité et le statut social des personnes concernées. Les membres du peuple font l’objet d’une justice immanente qui les retranche du monde des vivants, ou sont livrés à la police, et on n’en entend plus parler. Les maîtres connaissent une souffrance morale, qui est en elle-même rédemptrice, et se retirent de la vie publique pour réfléchir et expier dans le silence de leurs vastes demeures. Quant aux personnages appartenant à des classes intermédiaires, domestiques d’élite ou membres plus ou moins illégitimes de la famille du maître, une nouvelle chance peut leur être donnée en les envoyant se faire tuer sur les champs de bataille des guerres coloniales70, etc.
Que nous disent ces histoires ? En quoi sont-elles liées à la période historique — la fin du XIXe siècle et le premier tiers du XXe siècle — qui les a vues naître ? Pourquoi ont-elles fasciné plusieurs générations de lecteurs et pourquoi trouve-t-on aujourd’hui encore de l’intérêt à les lire, comme en témoigne leur republication régulière dans des éditions de poche ? L’argument que nous développerons, en guise de conclusion, est que l’objet principal de ces histoires et la fascination qu’elles suscitent réside dans la façon dont elles mettent en scène l’État de droit et ses contradictions.
Un premier élément, sur lequel Carlo Ginzburg a mis l’accent à la fin de l’essai qu’il a consacré à la relation entre Morelli, Sherlock Holmes et Freud, lie le développement de ce qu’il appelle le paradigme indiciaire aux problèmes nouveaux que rencontre le pouvoir pour contrôler des sociétés dans lesquelles l’accroissement de la mobilité géographique, la formation de vastes concentrations urbaines et aussi le développement de la lutte des classes font courir un risque constant à l’autorité de l’État et à la stabilité de l’ordre social71. L’invention de méthodes permettant l’identification des individus, et particulièrement la réidentification des criminels récidivistes, sur la base d’indices qui collent à leur peau et qui ne peuvent par là être facilement falsifiés — comme la technique des portraits robots mise au point par Bertillon ou celle des empreintes digitales développée par Galton —, constituerait ainsi une réponse au control gap résultant de la diminution des formes locales de dépendance et de contrôle72.
Mais cet argument technique peut aussi être prolongé sur un plan politique. La période considérée est marquée à la fois par un accroissement des ambitions de l’État à contrôler les populations qui résident sur le territoire où il exerce son pouvoir, c’est-à-dire sur ce que l’on appelle, à partir de la première moitié du XIXe siècle, la société, comme ensemble largement identifié avec les frontières de l’État-nation, et par le développement de logiques de gouvernement s’inspirant, à des degrés divers, du libéralisme. Ces dernières prennent appui — comme l’a montré Michel Foucault73 — sur de nouvelles techniques administratives de totalisation d’ordre statistique ou comptable et sur des techniques d’identification des individus, c’est-à-dire des citoyens, comme les papiers d’identité74 ou comme les techniques de repérage identitaire reposant sur des indices physiques qui ont attiré l’attention de Carlo Ginzburg. Dans les deux cas le problème est de gérer à distance des individus formellement libres, soit en rendant leurs conduites calculables et prévisibles de façon globale et sous la forme d’agrégats, soit en les rendant individuellement contrôlables, c’est-à-dire — en utilisant un terme anachronique — en assurant leur traçabilité75.
On peut reprendre ici l’opposition, développée par Michael Mann, entre États absolutistes et États constitutionnels ou, dans d’autres textes, entre ce que Mann appelle le « pouvoir despotique » de l’État et son « pouvoir infrastructural »76. Dans le cas du pouvoir despotique, l’élite d’État, concentrée autour d’un souverain, possède sur les sujets un pouvoir « quasi illimité ». Mais ce pouvoir ne peut s’exercer pleinement que dans la proximité. Celui qui parvient à se soustraire au regard de l’élite d’État et de sa police (à la « red queen », comme dit Mann) est difficilement rattrapé. Il est donc possible d’échapper à ce pouvoir total (par exemple en se dissimulant dans des endroits d’accès malaisé, comme le sont les régions montagneuses). À l’inverse, dans le cas du pouvoir infrastructural, caractéristique — dit Mann — des « démocraties capitalistes », mais aussi, pourrait-on dire, des modes de gouvernance d’inspiration libérale, le pouvoir de l’État est contrôlé et limité par le droit, mais, en même temps, il tend à s’infiltrer dans toutes les sphères de la vie sociale, en sorte qu’il devient très difficile à un citoyen de passer inaperçu et d’échapper au contrôle de l’État. Ajoutons que ce pouvoir infrastructural n’a fait que se renforcer à partir de la fin du XIXe siècle, notamment sous la pression des demandes sociales impulsées par le mouvement ouvrier et par les revendications d’une société moins inégalitaire, et a culminé dans l’État providence77.
Un des effets du passage du pouvoir despotique de l’État absolutiste aux formes de pouvoir d’ordre infrastructural de l’État libéral a été de supprimer les privilèges statutaires notamment en matière de justice. Face à la Loi, les citoyens se sont retrouvés formellement égaux. Mais c’est dire aussi qu’ils se sont retrouvés tous également suspects, au moins en principe, au regard de l’État et de sa police. Sous l’effet conjugué de la mobilité géographique et de l’urbanisation, d’un côté, et de l’égalité politique, de l’autre, chacun a pu faire l’expérience de son « impuissance » en se découvrant plongé dans une « totalité sérielle », dans laquelle toutes les « réalités objectives » et tous les « schèmes totalisateurs » susceptibles d’être mobilisés pour donner sens à la réalité étaient en eux-mêmes et « pour chacun l’Autre » selon une « sérialité infinie » dont « l’unité pratico-inerte » est un « indice de séparation »78. Chacun a pu alors considérer tous ceux avec lesquels il entrait en interaction « de loin », c’est-à-dire dans « un état d’indétermination assez grande pour qu’on ne puisse savoir à qui l’on a affaire », et, par là, le considérer non dans la « réciprocité » (y compris négative) mais dans « l’altérité », non « en tant qu’homme » mais en tant que « contre-homme »79.
C’est cette structure d’altérité sérielle qu’exploite, en premier lieu, le récit policier originel. Elle prend sa forme la plus éclatante, lui conférant la grandeur du mythe, dans la nouvelle de R.L. Stevenson, Dr Jekyll et Mr Hyde, qui constitue le paradigme des innombrables constructions narratives dans lesquelles le personnage qui se présente précisément comme le plus inoffensif, celui qui est par excellence moralement respectable et, par là, le plus insoupçonnable, se révèle être aussi le plus amoral et le plus criminel. Comme Dr Jekyll et Mr Hyde ou comme le lapin-canard de Joseph Jastrow, devenu un paradigme de la philosophie post-wittgensteinienne, il est à la fois, non seulement selon la perspective sous laquelle on le considère, mais aussi en réalité — en soi —, la charmante vieille dame et l’empoisonneuse, le clergyman austère et l’escroc sans scrupule, le jeune avocat responsable et le tueur en série, etc.
Mais même si de telles dualités identitaires sont actualisées, dans le récit policier originel, sous leur forme négative et inquiétante, et s’y trouvent traitées, par conséquent, en tant que cas exceptionnels ou pathologiques, elles n’en sont pas moins — comme l’a montré Malcolm Bull80 — caractéristiques des sociétés libérales modernes, profondément ambiguës au sens où l’identité des personnes s’y trouve définie par référence à des processus contradictoires. Soit, d’un côté, des processus qui assignent aux personnes une position déterminée dans des structures de domination, entre les genres, entre les races, entre les nations, entre les ordres et, par excellence, avec le triomphe du capitalisme, entre les classes sociales, et, de l’autre, des processus d’émancipation qui proposent à ces mêmes personnes un idéal d’égalité formelle, d’ordre purement juridique. Mais cela à condition qu’elles abandonnent toute prétention à modifier la position qui leur est assignée dans des structures hiérarchiques qu’elles peuvent tenir pour arbitraires, surtout quand elles s’y trouvent opprimées — c’est-à-dire à réaliser ce qu’elles considèrent comme étant de l’ordre de la simple justice —, soit par leur propre force, soit en multipliant la force minime de chacun, pris individuellement, par la solidarité et l’association selon des lignes de partage qui sont elles-mêmes déterminées par les structures de domination contre lesquelles elles s’insurgent. Or ce sacrifice, qui suppose le renoncement à toute forme de violence, qu’elle soit individuelle ou collective, physique ou symbolique, au profit de la domination exercée par l’État de droit, seul détenteur de la violence légitime — selon la célèbre définition de Max Weber —, a pour contrepartie des bénéfices ambigus.
Ces avantages démocratiques ne sont pas entièrement illusoires ou fictifs, ce qui permettrait, une fois éprouvée leur complète inefficacité, de refuser d’y consentir, dans la mesure où ils constituent un rempart relatif, sinon contre toutes les formes de dépendance personnelle, au moins contre leurs manifestations les plus insupportables et les plus tyranniques81. Mais ils se révèlent profondément incapables, à eux seuls, de modifier des structures de domination auxquelles les droits individuels se superposent quand ils ne les renforcent pas. Ne serait-ce que dans la mesure où ils sont solidaires d’une fragmentation qui fait de chaque individu un être démuni, potentiellement livré aux autres, en tant qu’ils sont les dépositaires de puissances sous-jacentes au droit et par là cachées, même au regard de l’État et de ses instruments de police, dont la force est éprouvée dans des relations d’altérité absolue selon la logique des processus sériels. La duplicité identitaire, que le récit policier originel exploite et qui constitue un ressort essentiel de la construction des énigmes dont il met en scène la résolution, doit sa capacité à tenir le lecteur en haleine et à le captiver de générations en générations au fait qu’elle constitue une dimension fondamentale de l’identité de tous les êtres, ou presque, dans les sociétés modernes82 dominées par des États-nations fondés sur des formes libérales de justification. Le récit policier dévoile une propriété centrale de ces sociétés qui est d’être, indissociablement, des sociétés de la reconnaissance et des sociétés du mépris83.
Dans les anciennes communautés et, particulièrement, dans les communautés paysannes partiellement autonomes (surtout développées dans les pays de montagne difficiles d’accès), une forme de liberté pouvait être expérimentée par les acteurs, mais surtout en tant que membres de la communauté par rapport à des pouvoirs extérieurs, c’est-à-dire au prix non seulement d’un renoncement aux écarts de conduite individuels, facilement pointés du doigt comme extravagances coupables, mais à celui du rejet de toute multiplicité identitaire, immédiatement condamnée comme duplicité morale84. À l’inverse, les sociétés libérales modernes rapprochent des individus, par construction ambivalents, ne serait-ce que parce qu’ils sont à la fois, et sous les mêmes rapports, émancipés et dominés, ce qui confère à leur identité un caractère contradictoire. Ils ont, de ce fait, tous et toujours quelque chose à cacher, même si les dimensions inavouables de leur identité se modifient plus ou moins selon les situations sociales dans lesquelles ils interviennent85.
Remarquons que ce retournement des traits identitaires constitue déjà, par lui-même, l’un des ressorts principaux de la forme affaire et qu’il est sans doute, au moins pour une part, au principe du succès rencontré par les pamphlets publiés par Voltaire, que les lecteurs s’arrachaient et qu’ils dévoraient comme on le fait aujourd’hui de « polars ». Ainsi, pour reprendre l’exemple du chevalier de La Barre, Voltaire fait surgir, sous l’image stéréotypée du libertin corrompu mise au pilori par les autorités, la figure d’un jeune homme sincère, naïf, à la fois profond et léger comme on l’est à son âge, bref, authentique. Les pamphlets que Voltaire écrit et répand anticipent, en cela, le développement des sociétés libérales modernes. Prenant appui sur l’espace public comme lieu de débats et de critiques, ils mettent en question l’unanimisme proclamé de la société d’Ancien Régime en la dévoilant, non comme unité organique, ce qu’elle prétend être, mais comme unité artificielle, engendrée par la peur et la force, pur produit de la tyrannie. Envisagé sous cet angle, Voltaire, personne privée, qui mène véritablement une contre-enquête originale, attentive aux moindres détails, aux faits, recueillis par l’intermédiaire de nombreux correspondants perspicaces et d’esprits libres, est bien le prototype du détective. Mais c’est un détective critique.
Si le récit policier originel s’était inspiré de cet exemple, il aurait pris un tout autre chemin, c’est-à-dire un chemin critique, un peu à la façon de ces contre-récits policiers, apparus aux États-Unis dans les années 1930-1940 et surtout en France dans la décennie qui suit les événements de mai 196886. Dans ces contre-récits, qui se sont multipliés en France au cours des vingt dernières années87, la trame narrative se développe toujours à partir de la structure du récit policier originel et, particulièrement, sur la base de l’opposition entre le détective privé et le policier d’État, mais la place occupée par les principaux motifs et la valeur qui leur est conférée se trouvent retournées, selon une logique des transformations structurales maintes fois mise en lumière dans le cas du mythe. Le détective privé n’y lutte plus contre le crime, en accord au moins tacite avec le policier, mais aussi, ou surtout, contre le policier lui-même, agent corrompu d’une administration qui ne l’est pas moins et défenseur d’une société présentée comme « pourrie ». Voltaire peut adopter, en quelque sorte spontanément, cette voie critique, parce qu’il construit son récit de façon à mettre en cause un ordre, celui de l’Ancien Régime, qui est indissociablement social — une société d’ordres — et politique — un pouvoir absolutiste. Mais la voie narrative critique dont Voltaire ouvre la possibilité ne sera pas, ou pratiquement pas, empruntée dans le domaine de la fiction policière au moins au cours du siècle et demi qui suit ses interventions, par lesquelles il ne visait d’ailleurs pas tant à changer la littérature que la réalité politique et judiciaire elle-même.
Le récit policier originel se développera, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dans une direction différente, non pas critique mais conservatrice. Son objet ne sera pas de creuser des failles dans une réalité qui se présente comme robuste, en la dévoilant comme artefact ou, si l’on veut — au prix d’un néologisme sociologique —, comme réalité construite, cela en tirant parti de l’écart entre les vérités officieuses et les mensonges officiels. Le problème spécifique qu’il prend en charge est l’inquiétude suscitée par une réalité fragile menacée par le surgissement continuel d’énigmes, c’est-à-dire de situations dans lesquelles les états de choses ne se présentent plus de façon concordante avec les formes symboliques qui leur sont officiellement associées, qui servent ordinairement à les qualifier, et dans lesquelles, par conséquent, le cours des événements peut prendre un tour imprévisible et échapper à toute maîtrise. Cette vulnérabilité du monde social est en outre multipliée par la transparence que lui confère, dans un cadre national et même parfois au-delà, la conjonction entre le développement de l’espace public, marqué par la montée en puissance de la grande presse, et les contraintes d’un ordre politique de nature libérale ne se donnant, au moins idéalement, d’autres moyens que ceux découlant de la légalité, qui suppose elle-même une exigence de publicité. Ce que l’on peut légitimement attendre de la réalité se trouve par là sans arrêt confronté au risque de la faille, du scandale et, avec la formation d’affaires, à l’incertitude sur ce qu’il en est de ce qui est vraiment, suscitée par la multiplication de versions différentes de séries événementielles dont les interprétations deviennent impuissantes à contenir l’espace des faits.
Le récit policier originel tire parti de deux façons différentes de ce nouvel état de l’ordre social et politique. D’un côté, il met en scène et dramatise l’incertitude qu’enferme cet ordre, mais en lui conférant une forme stylisée, fictionnelle, qui à la fois réveille l’inquiétude à laquelle chacun se trouve confronté et la neutralise, du fait même de son caractère exagéré, plus grand que nature. D’un autre côté, il fait la démonstration de la possibilité d’une résorption de ces incertitudes et d’un retour à l’ordre. La réalité, un moment ébranlée, s’en trouve renforcée. Elle est plus robuste qu’elle ne pouvait le paraître de prime abord. Le récit policier originel excite puis apaise les amis de l’ordre. Lecture réservée aux moments de solitude qui précèdent le sommeil, il ne tient un temps la conscience en éveil que pour mieux l’endormir l’instant d’après.
Mais surtout le détective, par sa sagacité et son courage surhumains, montre que l’ordre peut être maintenu malgré la défaillance de l’État, c’est-à-dire malgré les limites que l’État de droit impose à l’action de ses agents, partant à sa police et à ses juges. La faiblesse de l’État tient au fait qu’il se trouve enchaîné à la légalité, qui en constitue l’assise légitime, et, particulièrement, aux exigences d’égalité dans le traitement des prévenus qui sont aussi, malheureusement, au moins pour la plupart d’entre eux, des citoyens à qui l’on ne peut pas faire, quand même, n’importe quoi. Or cette égalité de traitement n’est pas ajustée à la réalité telle qu’elle se présente dans une société de classes. Le policier le mieux formé et le mieux intentionné ne peut simplement pas pénétrer avec les instruments de pensée qui lui ont été enseignés, surtout, pour faire face à la routine des crimes ordinaires, ceux qu’accomplissent ou que subissent les gens du peuple, les subtilités de la criminalité d’élite, avec ses énigmes, ses dilemmes, ses secrets et ses cas de conscience. Il peut encore moins éviter ou arrêter les troubles graves que cette dernière peut causer à l’ordre public, même en l’absence d’une intention de nuire, avec les moyens qui conviennent aux désordres ordinaires, c’est-à-dire avec les seuls moyens qu’autorise le respect de la légalité.
La contradiction que le récit policier originel met en scène, et qu’il dévoile et dissimule d’un même geste, n’est donc rien d’autre que celle que rencontre l’État de droit quand il se superpose à une société capitaliste de classe. La dissociation du détective et du policier témoigne de cette contradiction en rendant manifeste que l’État ne peut accomplir pleinement les objectifs qui justifient son existence — assurer l’ordre public — avec les seuls moyens qu’il est en droit de mettre en œuvre et qu’il s’accorde officiellement. Ou encore que, derrière l’évidence de l’ordre légal, doit être maintenue la référence implicite à un ordre de rang supérieur, que l’on peut très justement appeler un ordre moral. Ce dernier ne se présente pourtant pas sous la forme d’un contre-ordre, réservé aux seuls détenteurs du pouvoir, ce qui serait le cas s’il contestait ou s’il relativisait, en sous-main et dans les instances du secret, ou au nom de la raison d’État, la valeur des règles publiques sur le respect desquelles repose l’ordre légal. Cet ordre supérieur, rendu manifeste quand les relations sociales entre les citoyens s’ajustent spontanément aux structures hiérarchiques de la société, est, au contraire, celui que l’ordre légal cherche à atteindre, mais, avec les moyens grossiers qui sont les siens, sans y parvenir complètement. Lorsque cet ordre est menacé, c’est précisément en s’écartant de la règle qu’il demeure possible de rester au plus près de l’esprit de la règle et, par conséquent, d’en réaliser la puissance. Aussi pourrait-on aller jusqu’à considérer que le héros principal des histoires inventées par Conan Doyle n’est pas Sherlock Holmes, mais Mycroft Holmes, son frère aîné. De ce personnage mystérieux (qui n’apparaît que dans The Greek Interpreter, The Bruce-Partington Plans, The Final Problem et The Empty House, et dont il est dit qu’il ne quitte jamais le Diogene Club dont il est membre fondateur) — l’une des seules personnes au monde que Sherlock Holmes dit admirer et tenir pour supérieure à lui-même —, n’est-il pas suggéré qu’il serait un conseiller occulte du gouvernement et peut-être le chef des services secrets ? Sherlock Holmes ne serait alors que le double visible, bien que discret, se mesurant avec la matérialité de la réalité, de cette incarnation invisible de la puissance souveraine88.
La figure du détective est donc bien, à proprement parler, elle aussi souveraine parce qu’il lui est donné de se substituer à l’État pour réaliser ce que l’État libéral, dans une société démocratique-capitaliste, ne peut pas faire sans rendre patente la contradiction qui l’habite, ou, au moins, ne peut pas faire tout le temps, pas officiellement, pas sans risquer de réveiller la critique et de susciter opposition et rébellion, c’est-à-dire, d’un même mouvement, accomplir les actions en justice qui appartiennent à la souveraineté, et, par un acte souverain, s’y soustraire89. Le détective, c’est l’État en état d’exception ordinaire.
1. Siegfried Kracauer, Le roman policier, op. cit.
2. Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », op. cit.
3. Voir Umberto Eco, Thomas A. Sebeok, (éd.), The Sign of Three, Dupin, Holmes, Pierce, Bloomington, Indiana, 1983. Le volume contient, outre l’article de Carlo Ginzburg déjà cité, plusieurs contributions consacrées à l’analyse du mode de raisonnement mis en œuvre par Sherlock Holmes, confronté à la logique moderne (Jaakko Hintikka) et à la sémiologie de Pierce (notamment par Thomas A. Sebeok et par Nancy Harrowitz).
4. Conan Doyle professait pour Poe une très grande admiration (voir Robert S. Paul, Sherlock Holmes, Detective Fiction, Popular Theology and Society, Carbonate, Southern Illinois UP, 1991, p. 25). Il entendait néanmoins faire de Sherlock Holmes un détective encore plus fort que Dupin. Sherlock Holmes fait, par exemple, au cours d’une conversation avec le docteur Watson, une référence à Dupin, dans laquelle il entend marquer la supériorité de sa méthode par rapport à celle de son prédécesseur (dans A Study in Scarlet).
5. J’ai utilisé, pour ce qui est des nouvelles, l’édition que j’avais sous la main : Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, The Complete Illustrated Short Stories, Chancellor Press, Londres, 1985. Les quatre romans de Conan Doyle dans lesquels figure Sherlock Holmes (A Study in Scarlet, The Sign of Four, The Hound of the Baskervilles, The Valley of Fear) sont publiés dans la collection : Oxford World Classics. Bien qu’ayant fréquenté les écrits de Conan Doyle assez souvent depuis une trentaine d’années, j’aurais eu du mal à puiser dans ma mémoire les détails nécessaires à la rédaction de ce chapitre sans le recours au précieux volume publié par Lucien-Jean Bord, Dictionnaire Sherlock Holmes, Paris, Le Cherche-midi, 2008. Tous les personnages dont l’existence est mentionnée dans les récits du docteur Watson figurent dans ce dictionnaire avec leur nom, accompagné, quand les informations fournies par Conan Doyle sont suffisantes, d’une brève description. J’ai également tiré parti de l’excellente introduction de Richard Lancelyn Green à The Adventures of Sherlock Holmes, Oxford, Oxford UP, 1994.
6. Le plus récent est, à notre connaissance, le roman de Caleb Carr paru en 2005, The Italian Secretary. A Further Adventure of Sherlock Holmes, New York, Carroll & Graf Publishers.
7. Certains des films inspirés par les récits de Conan Doyle transposent le personnage de Sherlock Holmes dans des époques et des contextes historiques que le personnage n’a pas pu connaître, ce qui confère au détective le caractère intemporel des héros mythologiques. C’est le cas de Sherlock Holmes et l’arme secrète (Sherlock Holmes and the Secret Weapon) réalisé en 1942-1943 par Roy William, qui a fait l’objet d’une minutieuse et érudite analyse par Jean-Pierre Naugrette. Dans ce film, librement inspiré par la nouvelle « Les hommes dansants » de Conan Doyle, « Holmes et Watson sont directement impliqués dans le conflit mondial qui se joue à la même époque » (voir Jean-Pierre Naugrette, « Sherlock Holmes et l’arme secrète : Les nazis, Moriarty et Londres sous le blitz », Ligeia. Dossiers sur l’art, nos 61-62-63-64, juillet-décembre 2005, pp. 124-134).
8. Voir Bernard Oudin, Enquête sur Sherlock Holmes, Paris, Gallimard, 1997.
9. Julian Symons, Criminal Practices, Londres, Macmillan, 1994, p. 25.
10. Robert Louis Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, Londres, Penguin Classics, 2000 (1886). Analysant les nombreuses figures de monstres engendrés par la littérature anglaise de la fin du XIXe siècle (Dracula, le docteur fou de L’île du docteur Moreau, le héros du Portrait de Dorian Gray, etc.), Roger Bozzetto remarque que « tous ces héros monstrueux ont, semble-t-il, un point commun. Ils se présentent avec une double apparence ». Un personnage irréprochable dissimule son double, un monstre qui, dans cette forme narrative, n’a « jamais la parole », c’est-à-dire, si l’on associe la parole à l’humanité, est un pur inhumain. (Voir Roger Bozzetto, « L’impossible portrait du monstre », dans Gilles Menegaldo, Jean-Pierre Naugrette [dir.], R.L. Stevenson & A. Conan Doyle. Aventures de la fiction, op. cit., pp. 141-151.)
11. Quelques échantillons : Sir Charles Baskerville, héritier de la terre et du nom des Baskerville (The Hound of the Baskervilles). Le duc de Holdernesse, aristocrate britannique très riche décrit comme « un homme grand et majestueux tiré à quatre épingles » (The Priory School). Lady Frances Carfax, dernière descendante des comtes de Rufton (The Disappearance of Lady F. Carfax). Lord Blackwater, propriétaire d’un haras situé sur la lande de Dartmoor (Silver Blaze). Lord Bellinger, qui fait appel à Sherlock Holmes à la suite de la disparition d’un document de première importance pour la politique étrangère de Grande-Bretagne (The Second Stain). On pourrait accumuler les exemples. D’après l’index de l’ouvrage de Lucien-Jean Bord déjà cité, le nombre des maîtres figurant dans les histoires de Sherlock Holmes dépasse la centaine.
12. Voir Michael Mann, The Sources of Social Power, vol. 2., The Rise of Class and Nation-States, 1760-1914, Cambridge, Cambridge UP, 1993, particulièrement pp. 92-136.
13. Un juriste du milieu du XIXe siècle, Raymond-Théodore Troplong, définit ainsi la domesticité : « La domesticité (...) classe vouée aux misères sociales est dans les États libres, celle qui rappelle le plus l’esclavage. Elle correspond à un besoin que la servitude est chargée de satisfaire chez les peuples où l’esclavage est établi. Elle est le degré inférieur de la société ; car de toutes les conditions, c’est celle qui suppose le moins d’indépendance et d’industrie » (cité par Mikhaïl Xifaras, La propriété, étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004, p. 68).
14. Le nombre des domestiques demeure considérable tout au long du XIXe siècle. Peter Laslett a calculé ainsi que, en Europe occidentale, environ 40% des enfants devenaient serviteurs au cours de leur adolescence (Family Life and Illicit Love in Earlier Generations, Cambridge, Cambridge UP, 1977, p. 43).
15. Là encore, on pourrait accumuler les exemples. Dans l’index établi par Lucien-Jean Bord figurent 62 serviteurs et gens de maison. Les bonnes et les femmes de chambre, souvent d’origine paysanne, sont particulièrement bornées, malhonnêtes et sexuellement peu recommandables (Agatha, la bonne de Charles Milverton, séduite par Sherlock Holmes, déguisé en plombier afin d’obtenir d’elle des renseignements, dans Charles Augustus Milverton ; Catherine Cusak, la femme de chambre, voleuse, de la comtesse de Morcar, dans The Blue Carbuncle ; la « plantureuse et impudente » Carrie Evans, femme de chambre de Lady Beatrice Falder, dans Shoscombe Old Place, etc.). Les aubergistes et les cochers se signalent particulièrement par leur grossièreté et leur brutalité (par exemple, Reuben Hayes, aubergiste et ancien cocher du duc de Holdernesse, meurtrier du professeur Heidegger dans The Priory School ; Toller, le palefrenier des Rucastle, présenté comme « un individu rude et grossier doublé d’un ivrogne » dans The Copper Beeches, ou encore John Cobb, valet d’écurie de Charles McCarthy dans The Boscombe Valley Mystery).
16. Par exemple celles d’intendant ou de majordome, comme Richard Brunton, majordome de Reginald Musgrave à Harlstone (The Musgrave Ritual).
17. Ils sont fort nombreux. Citons, par exemple, John Barrymore, maître d’hôtel de sir Charles Baskerville (The Hound of the Baskervilles) ou encore Ames, maître d’hôtel (« alerte, respectable et digne ») de John Douglas à Birlstone (The Valley of Fear). Mrs Dixon, gouvernante de Mr Carruthers à Chiltern Grange, est une « vieille dame très respectable » (The Solitary Cyclist).
18. Je remercie Ève Chiapello qui a attiré mon attention sur la distinction entre suivre une règle et poursuivre un objectif, distinction qui joue notamment un rôle important dans les théories du contrôle relevant du management. Sur cette distinction, voir aussi les différentes modalités de l’action en plan telles que les analyse Laurent Thévenot (L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006).
19. Sur le secret qui entoure l’action de l’État, particulièrement dans le domaine des relations internationales, et sur l’autonomie dont disposent les diplomates à l’égard des règles ordinaires, y compris celles qui sont censées régir le fonctionnement de l’État, du fait, notamment, du caractère fluctuant des objectifs qu’ils poursuivent, voir Michael Mann, States, War and Capitalism. Studies in Political Sociology, Oxford, Basil Blackwell, 1988, pp. 151-153.
20. Quelques spécimens : John Douglas, qui a fait fortune dans les mines d’or de Californie, propriétaire du manoir de Birlstone. Il a « une forte mâchoire, des traits rudes » et donne l’impression « d’avoir vécu jusque-là dans des couches sociales nettement inférieures à la société du comté » (The Valley of Fear). Josiah Amberley, fabricant de peinture retraité, à la « face farouche et avide » (The Retired Colourman). Sir Eustace Brackenstall, l’un des plus riches propriétaires terriens du Kent, mais homme « ivrogne, brutal et coléreux » (The Abbey Grange). Tito Castalotte, homme d’affaires nord-américain. Principal associé de la firme d’import-export Castalotte et Zamba de New York, il est membre du Cercle rouge : association secrète napolitaine qui se prétend héritière du carbonarisme (The Red Circle).
21. Il peut s’agir soit d’espions (comme von Bork et le baron von Herling, dans His Last Bow), soit d’escrocs et de criminels (comme le comte Negretto, dans The Mazarine Stone), ou encore de révolutionnaires et d’anarchistes ou de membres de sociétés secrètes (comme l’anarchiste Klopman, dans His Last Bow, le couple Gennaro et Emilia Lucca dans The Red Circle, Pietro Venucci dans The Six Napoleons). Dans la géopolitique holmésienne les pays étrangers et, singulièrement, ceux d’Europe continentale mais aussi la Russie et l’Amérique du Sud se présentent comme des lieux continuellement travaillés par des forces révolutionnaires, dont les chefs sont des êtres sanguinaires et criminels. Le devoir des bons Anglais est donc de protéger la Grande-Bretagne, espace où règne l’ordre, des risques de contamination par des agents venus de l’extérieur (voir, par exemple, les extraits de presse cités au début du chapitre 6 de A Study in Scarlet). Cette opposition entre une Angleterre libérale, dont la population raisonnable est gouvernée de façon rationnelle, et les pays étrangers, surtout ceux du Sud, en proie à la violence, à la passion et au déchaînement révolutionnaire, est un lieu commun de la littérature victorienne (cf. G.D. Klingopulos, « Notes on the Victorian Scene », dans Boris Ford [éd.], The New Pelican Guide to English Literature. Vol. 6 : From Dickens to Hardy, Harmondsworth, Penguin, 1982, pp. 24-25).
22. Voir Hélène Grignon, « Sous le signe des tropiques », dans Denis Mellier (éd.), Sherlock Holmes et le signe de la fiction, Lyon, ENS Éditions, 2002, pp. 25-43.
23. C’est le cas, par exemple, d’Isadora Klein, « très belle femme » mais aventurière internationale d’origine espagnole, fiancée au duc de Lomond (The Three Gables), de Mme Fournaye, d’origine créole, qui poignarde son mari par jalousie (The Second Stain), ou encore de la malheureuse épouse de Robert Ferguson, qu’il a ramenée du Pérou et qui, dotée d’un tempérament de feu, est accusée, d’ailleurs à tort, de vampiriser son propre enfant (The Sussex Vampire).
24. Voir LeRoy Panek, The Special Branch. The British Spy Novel, 1890-1980, Bowling Green, Bowling Green UP, 1981, pp. 43-45.
25. La collection « Signe de piste » et les histoires du prince Éric, de Serge Dallens, constituent un équivalent français, tardif (des années 1930 aux années 1950 environ) et fascisant de ce genre de littérature.
26. Voir Joseph A. Kestner, The Edwardian Detective, 1901-1915, Ashgate, Aldershot, 2000, pp. 44-45.
27. La vulgarité des policiers se lit souvent sur leur visage et, par exemple, sur ceux d’Anderson et de Bardle (policiers du bourg de Fulworth). Le premier est « un grand gaillard à moustache couleur de gingembre digne fils de la race lente et solide du Sussex qui dissimule beaucoup de bon sens sous des dehors pesants et silencieux ». Le second est « un homme calme, passif, presque bovin » (The Lion’s Mane). Baynes, inspecteur de la police du Surrey qui intervient dans l’affaire de Wisteria Lodge, est un « homme de forte taille, bouffi, rougeaud, à la figure très vulgaire » (Wisteria Lodge), etc.
28. Le professeur Moriarty est « l’homme qui ne peut pas se permettre d’échouer. Un homme dont la situation réellement unique dépend du fait que tout ce qu’il entreprend doit réussir ». Il met au service de cette réussite « un grand cerveau » et « une organisation colossale » répandue à travers le monde (The Valley of Fear).
29. . « Je suis l’unique au monde », dit de lui-même Sherlock Holmes (The Sign of Four).
30. Quelques spécimens : le baron Aldebert Gruner, aventurier international, escroc et meurtrier. C’est aussi un grand collectionneur de porcelaines chinoises et un expert reconnu dans ce domaine (The Illustrious Client). Sergius Coram, savant d’origine russe qui prépare un grand ouvrage sur les manuscrits coptes de Syrie et d’Égypte. Révolutionnaire, il a fui la Russie après avoir trahi et vendu ses compagnons et s’est établi sous un faux nom en Angleterre (The Golden Pince-Nez). John Clay, meurtrier, cambrioleur, voleur et faussaire, il est le descendant d’un duc de sang royal et a été éduqué à Eton et à Oxford. C’est un des hommes les plus dangereux de Grande-Bretagne (The Red-Headed League). Le colonel Sebastian Moran, chasseur de grand gibier et second de Moriarty (The Empty House). On pourrait citer encore Charles Augustus Milverton, le répugnant maître chanteur mondain (Charles Augustus Milverton), ou encore l’anarchiste Klopman qui tente d’assassiner le comte Von und Zu Grafenstein (His Last Bow).
31. De nombreuses énigmes sont d’abord imputées par les témoins qui ont recours aux services de Sherlock Holmes à des faits surnaturels. L’exemple le plus connu est celle du chien des Baskerville, évoqué au chapitre précédent, dont les victimes croient, grimoire à l’appui, à une malédiction ancestrale qui pèserait sur cette noble famille. Mais on pourrait citer bien d’autres exemples. Ainsi, Mr Robert Ferguson pense d’abord que les plaies qui marquent le cou de son fils âgé d’un an sont le fait d’un vampire, hypothèse que le détective juge absurde et dont il montrera l’inanité (The Sussex Vampire). Comme on a déjà eu l’occasion de le noter, Conan Doyle (qui meurt en 1930) se convertira vers la trentaine au spiritisme dont il deviendra un propagandiste passionné. Pourtant cet intérêt pour les esprits et pour le paranaturel se développera sans avoir d’incidences sur les histoires de Sherlock Holmes dont Conan Doyle poursuit la rédaction, comme si les deux univers étaient structuralement incompatibles.
32. Sur la « conception continuiste du réel » qui, dans le récit policier originel, permet de lier « monde matériel » et « monde moral », voir Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute politique. Une approche historique et philosophique de la police, Paris, Fayard, 2001, pp. 317-320.
33. Laurent Jaffro a pu soutenir ainsi que l’argument du sens commun avait un caractère réactif du fait qu’il a été développé surtout pour restaurer des positions morales menacées. Il a été ainsi souvent invoqué pour contrecarrer des conceptions théoriques qui, en passant par le scepticisme et le relativisme, ouvraient la voie à la critique, en particulier des approches cartésiennes, dans le cas des Lumières écossaises. (Voir Laurent Jaffro, « Les recours philosophiques au sens commun dans les Lumières britanniques », dans Pierre Guenancia, Jean-Pierre Sylvestre [éd.], Le sens commun : théories et pratiques, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2004, pp. 19-46.)
34. Sherlock Holmes a écrit une monographie sur le sujet, de même que sur les différentes empreintes de pas et sur l’influence du métier sur la forme de la main (The Sign of Four).
35. Notamment par des visites à la bibliothèque du British Museum où il a l’habitude de se documenter (voir, par exemple, Wisteria Lodge).
36. Conan Doyle a commencé sa carrière en exerçant la médecine. Selon les historiens du récit policier, c’est le docteur Joseph Bell, le maître de Conan Doyle quand il étudiait la médecine à l’hôpital d’Édimbourg, qui lui a servi de modèle pour dessiner les capacités exceptionnelles d’observation dont bénéficie Holmes (voir Joseph A. Kestner, The Edwardian Detective, op. cit., p. 16). C’est sans doute pour mettre l’accent sur la valeur du regard clinique que Conan Doyle ne fait pas une grande place, dans ses récits, aux méthodes de la police scientifique qui étaient en train de se développer à la même époque (voir Julian Symons, Criminal Practices, op. cit., p. 23).
37. D’après les exégètes de l’œuvre de Conan Doyle, cet énoncé serait apocryphe. Il ne figure dans aucun texte de Conan Doyle. Il n’en a pas moins acquis une valeur paradigmatique en tant que résumé de la méthode du détective (voir Bernard Oudin, Enquête sur Sherlock Holmes, op. cit., p. 29).
38. Sur le sens ordinaire de la normalité (le terme de normalité désignant ici le contraire de la folie), voir Luc Boltanski, « La dénonciation publique », dans L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Gallimard, 2011 (1990). Ce thème sera plus longuement analysé dans le chapitre 5.
39. Un exemple parmi d’autres : Trevor Bennett, jeune universitaire, assistant de l’éminent et fortuné professeur Presbury, qui enseigne la physiologie à l’université de Camford (contraction de Cambridge et d’Oxford), et fiancé de sa fille unique, impute d’abord le comportement devenu par moments très étrange de son futur beau-père et, en particulier, le fait qu’il se déplace en rampant à des accès de folie intermittente. Sherlock Holmes résoudra l’énigme en dévoilant les raisons qui expliquent rationnellement ces écarts de conduite (The Creeping Man).
40. Sherlock Holmes a publié deux brèves monographies sur les particularités anthropométriques de l’oreille humaine dans l’Anthropological Journal (voir The Cardboard Box). Bien qu’utilisant peu lui-même les méthodes de la police scientifique, il se déclare un grand admirateur d’Alphonse Bertillon, fondateur, en 1870, du premier laboratoire de police scientifique et inventeur de la méthode anthropométrique d’identification des personnes considérées par la police comme étant des criminels récidivistes ou même seulement des criminels en puissance.
41. L’opposition entre, d’un côté, l’appréhension policière des suspects appartenant au peuple des domestiques, prenant appui sur des identifications d’ordre biotypologiques, et, de l’autre, la saisie par le détective de l’intériorité subtile des maîtres qu’il pénètre grâce à sa perspicacité socio-logique est homologue de la distinction, chez Foucault, entre les interventions sociotechniques qui encadrent les dispositifs de la sexualité des classes populaires et les interventions psychotechniques, pouvant reposer sur des interprétations psychanalytiques, qui assurent, dans le cadre de la famille, la régulation sexuelle des membres de la bourgeoisie (voir Mauro Basaure, « Être “juste” avec Foucault », Incidence, mars 2009).
42. Au sens où le terme de « grand » est utilisé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification. Les économies de la grandeur, op. cit. Le grand est celui qui incarne le plus complètement un certain ordre de grandeur propre à une « cité ». Mais il doit, pour réaliser cette grandeur, rendre manifeste d’un même geste sa capacité à basculer dans des ordres de grandeur différents, ce qui constitue une propriété importante des êtres vraiment humains.
43. Voir, pour des exemples tirés de l’anthropologie sociale, Alain Testart, Les morts d’accompagnement, La servitude volontaire I, Paris, Errance, 2004, et L’origine de l’État, La servitude volontaire II, Paris, Errance, 2004, en particulier le chapitre 2, « Les hommes du roi », pp. 45-80.
44. C’est le cas de Bannister, le valet de chambre de Mr Hilton Soames au collège St Luke. Ce dernier ignore que son valet a été autrefois au service de Sir Jabez Gilchrist, aristocrate ruiné dont le fils poursuit ses études au collège St Luke. Le dilemme de Bannister, qui a assisté à la scène au cours de laquelle cet étudiant a dérobé les sujets du concours pour l’obtention de la Fortescue Scholarship, prend donc la forme d’un conflit de loyauté entre son ancien et son nouveau maître (The Three Students).
45. Carlo Ginzburg, dans le texte qu’il a consacré au paradigme indiciaire, met l’accent sur les analogies formelles entre les modes de raisonnement de Sherlock Holmes et les procédures analytiques inventées par Freud.
46. En 1955, Jacques Lacan a consacré un séminaire, resté célèbre, à la lecture de La lettre volée (dans Écrits, Paris, Seuil, coll. Le champ freudien, 1966).
47. Je remercie Gabriel Bergounioux d’avoir attiré mon attention sur les dimensions proprement langagières du travail du détective.
48. Jean-Claude Vareille, L’homme masqué, le justicier et le détective, Lyon, PUL, 1989, pp. 56-57.
49. L’identification de la figure du révolutionnaire et de celle du criminel ne se voit nulle part aussi bien que dans The Valley of Fear. Les mineurs et les métallurgistes qui composent les Éclaireurs de la loge 341 à Vermissa sont à la fois les membres d’une société secrète initiatique, des syndicalistes en lutte contre le patronat, des anarchistes décidés à détruire l’ordre social et des criminels endurcis. L’agent (Birdy Edwards, alias John Douglas, alias John McMurdo) qui parvient à s’infiltrer parmi eux et qui fera pendre leurs chefs avant de tomber lui-même sous les coups de Moriarty (avec qui les Éclaireurs ont conclu une alliance) appartient à l’agence Pinkerton. Cette entité, qui opérait non seulement dans les récits de Conan Doyle mais aussi dans la réalité de son temps, était une agence de sécurité au service des grandes firmes capitalistes, spécialisée dans l’infiltration des syndicats et l’élimination physique des leaders syndicaux et révolutionnaires. Le patronat faisait également appel à cette agence pour briser les grèves (sur les origines et le fonctionnement de l’agence Pinkerton, voir Dominique Kalifa, Histoire des détectives privés, 1832-1942, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007, pp. 105-111).
50. Quand son esprit n’est pas entièrement occupé par une énigme à résoudre, Sherlock Holmes a besoin de se piquer à la cocaïne trois fois par jour. Son avant-bras est tacheté d’innombrables marques de piqûres et de cicatrices (The Sign of Four).
51. Voir, en particulier, Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, et Reinhart Koselleck, Le règne de la critique (trad. de H. Hildenbrand), Paris, Minuit, 1979 (1959).
52. Sur la structure de la forme affaire, et sur son histoire, voir Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme (éd.), Affaires, scandales et grandes causes, op. cit.
53. Les informations concernant l’affaire Callas et l’affaire du chevalier de La Barre se répandent très rapidement dans l’Europe des Lumières. David Hume prendra ainsi parti à propos de l’affaire Callas.
54. Voir Élisabeth Claverie, « Procès, affaire, cause. Voltaire et l’innovation critique », Politix, no 26, 1994, pp. 76-86, et « La naissance d’une forme politique : l’affaire du chevalier de La Barre », dans Philippe Roussin (ed.), Critique et affaires de blasphème à l’époque des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998.
55. Sur le rôle des libelles, comme instruments de transformation d’une « histoire privée » en une « affaire publique » et, par conséquent, comme moyens de mobilisation politique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, voir Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris, Fayard, 1995.
56. Dans les années 1980, un holmésien anglais, Michael Hardwick, publia une œuvre de fiction dans laquelle il imagine le détective innocentant le capitaine Dreyfus (Sherlock Holmes et le prisonnier de l’île du Diable). Cette hypothèse improbable constitue un témoignage parmi d’autres du retournement critique qui affecte le récit policier à partir des années 1970 (voir plus loin).
57. La violence est inhérente au fait même de l’accusation publique, et même l’opération consistant à présenter des excuses suppose toujours, au moins implicitement, l’existence d’une accusation en amont (voir John Langshaw Austin, « A Plea for Excuses », Philosophical Papers, Oxford, Oxford UP, 1979 [1956], pp. 175-204). Sebastian McEvoy rappelle ainsi que l’accusation est l’annonce et la justification d’une punition (L’invention défensive. Poétique, linguistique, droit, Paris, Métailié, 1995).
58. . « Car la violence conservatrice du droit est une violence qui menace. Et sa menace n’a pas le sens d’une intimidation, comme l’interprètent des théoriciens libéraux mal informés. À l’intimidation au sens exact du terme appartiendrait une détermination qui contredit à l’essence de la menace et n’est obtenue par aucune loi, puisque l’espoir existe de se soustraire à ses prises. La loi se présente par là même comme plus menaçante, à la manière du destin dont il dépend que le criminel tombe sous le coup de la loi » (Walter Benjamin, « Pour une critique de la violence » [1921], dans L’homme, le langage et la culture Paris, Denoël, 1971, pp. 23-56 [trad. Maurice de Gandillac]).
59. Comme on le voit dans l’histoire du chevalier de La Barre (mais on pourrait trouver maints exemples plus actuels), il arrive souvent qu’un cas se transforme en une affaire publique, lorsqu’une forme déterminée d’inquisition judiciaire et d’inculpation est déplacée dans un contexte comprenant des acteurs qui, du fait de leurs propriétés sociales, ne sont pas de « bons exemples » (au sens des théoriciens de la catégorisation) du genre de prévenus tombant généralement sous l’empire de cette forme. Même si, d’un point de vue strictement policier, tout individu est, par définition, un suspect en puissance, il n’en reste pas moins que les acteurs sont tacitement hiérarchisés, sous le regard du public, dans ce que l’on pourrait appeler un espace du soupçon. Ce sont donc moins des éléments précis qui, au départ de l’affaire, introduisent une incertitude que le fait que la ou les personnes inculpées apparaissent comme relativement irréprochables sous d’autres rapports que celui des crimes qui leur sont imputés. En ce sens, l’affaire prend bien appui d’abord sur un sens commun de la réalité. Mais, par sa dynamique propre, elle contribue à le transformer, ou au moins à le troubler, en faisant surgir des exemples qui ne concordent pas avec les définitions tacites ou explicites (notamment légales) qui l’encadrent.
60. Sur le rôle joué par les affaires dans les mobilisations qui ont abouti à la légalisation de l’avortement, voir Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004, pp. 216-235.
61. On pense notamment à l’affaire Humbert, qui concerne le cas d’une mère ayant fait une injection létale à son fils paraplégique, à sa demande, dit-elle. Cette affaire a joué un rôle important dans les mobilisations en faveur de la légalisation de l’euthanasie (voir Catherine Leguay, Henri Caillavet, Marie Humbert, Respecter la vie, disposer de sa mort ! pour une loi Vincent Humbert, Paris, L’Harmattan, 2005).
62. Sur la relation entre affaire et scandale, voir notamment la contribution de Cyril Lemieux, « L’accusation tolérante. Remarques sur les rapports entre commérage, scandale et affaire », dans Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme (éd.), Affaires, scandales et grandes causes, op. cit., pp. 367-394.
63. Voir John Thompson, Political Scandal. Power and Visibility in the Media Age, Cambridge, Polity Press, 2000.
64. Comme l’écrit Jean-Louis Flandrin : « On rangera le scandale dans les sentiments hiérarchiques, car ce n’est jamais l’inférieur qui scandalise son supérieur mais toujours celui-ci qui scandalise celui-là. (...) En effet (...) l’inférieur n’a pas le pouvoir de corriger son supérieur » (Familles, parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Hachette, 1976, p. 144).
65. Les scandales auxquels Sherlock Holmes a été confronté sont innombrables. Ils peuvent concerner des affaires d’État, comme dans l’histoire des plans volés du futur sous-marin secret (The Bruce-Partington Plans), ou engager l’honneur de personnes de haute condition, comme dans le cas des ruptures de fiançailles dont le maître chanteur, Milverton, fait peser la menace (Charles Augustus Milverton). Le plus fameux de ces scandales est celui qui a pour héroïne Irene Adler, cantatrice qui a été la maîtresse de Wilhelm von Ormstein, roi de Bohême, et qui détient des lettres et une photographie susceptibles de ruiner le mariage de ce dernier (A Scandal in Bohemia). Comme on le voit à cet exemple, les scandales dont il s’agit se situent le plus souvent au point d’indistinction de la vie de l’État et de la vie intime des membres de la haute société, c’est-à-dire dans des sphères où la différence du privé et du public s’abolit. Ainsi, dans l’histoire du vol du traité naval, une affaire d’État, le jeune fonctionnaire du Foreign Office, Percy Phelps, neveu de Lord Holdhurst, est placé dans une fâcheuse situation par la faute de son futur beau-père, Joseph Harrison, individu « sans scrupules », endetté à la suite d’opérations financières douteuses, et qui est « prêt à tout » pour se procurer de l’argent (The Naval Treaty).
66. Sur le modèle du journaliste comme enquêteur et sur le développement des « faits divers » autour de 1900, voir, pour la France, Dominique Kalifa, L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995.
67. Kate Summerscale voit dans « l’affaire de Road Hill House » un événement qui a fourni nombre de ses ingrédients au roman policier anglais originel. Ce crime mystérieux — l’assassinat d’un enfant en bas âge au sein d’une famille fort honorable dont les nombreux membres cohabitaient dans une vaste demeure, entourés de nombreux domestiques — a connu un immense retentissement dans les années 1860-1870. Ce crime, remarque Kate Summerscale, a été l’occasion d’une double incursion des puissances publiques dans l’intérieur de la maison de maître, dont les aspects les plus privés et les plus intimes se sont trouvés, à la fois, investigués par un policier des plus retors et livrés à l’opinion par une presse avide de scandales. L’énigme s’est montrée dans ce cas particulièrement difficile, et même de plus en plus impénétrable à mesure que les investigateurs allaient plus loin dans l’accumulation de détails, apparemment fortuits, transformés en faits par l’importance qui leur était accordée, faits dont s’emparait la presse pour relancer sans cesse l’affaire en en proposant de nouvelles interprétations. Toutes ces opérations avaient évidemment pour effet de sortir des placards les secrets les plus sordides. Mais, ce faisant, Kate Summerscale néglige les différences essentielles qui distinguent ce fait divers des énigmes de papier. Elles ne tiennent pas seulement au fait que, comme elle le signale elle-même, l’affaire de Road Hill House présente un caractère plus violent et plus transgressif sur le plan familial et sexuel que ce n’est généralement le cas des énigmes fictionnelles, dont les auteurs éliminent les éléments les plus scabreux, ceux, précisément, que la presse pouvait relater avec délectation, puisqu’ils étaient supposés réels, en sorte qu’en les rapportant elle était censée ne faire rien d’autre que d’assumer son devoir de transparence. Mais, dans le cas des histoires fictionnelles, la référence à des faits aussi scandaleux ne permettrait plus de justifier le rôle de rétablissement de l’ordre social joué par le détective. C’est donc au niveau de la structure narrative que se manifestent ces différences, car les interventions de Sherlock Holmes visent précisément, au moins dans nombre de cas, à prévenir le risque que courent des personnalités et des familles honorables de voir leurs affaires tomber dans le domaine public, à condition, évidemment, que, dans ces affaires, leur responsabilité soit excusable sur un plan moral. (Voir Kate Summerscale, L’affaire de Road Hill House, Paris, 10/18, 2009.)
68. Comme c’est le cas de James Wilder, secrétaire privé mais, en fait, fils naturel du duc de Holdernesse qui tente de faire enlever son demi-frère Lord Saltire (The Priory School).
69. Ce personnage constitue, comme on sait, un stéréotype de la littérature romanesque anglaise des XVIIIe et XIXe siècles (pour le XVIIIe siècle, voir R.F. Brissenden, Virtue in Distress, op. cit., et, pour le XIXe siècle, F. Kaplan, Sacred Tears. Sentimentality in Victorian Literature, Princeton, Princeton UP, 1987). Dans le corpus holmésien, le personnage de Grace Dunbar en est un assez bon exemple. Gouvernante présentée comme une « jeune femme brune, belle, grande et élancée », elle est courtisée par le mari de la femme qu’elle sert et accusée d’avoir assassiné cette dernière. Sherlock Holmes parvient à l’innocenter (The Problem of Thor Bridge). On pourrait citer aussi Kitty Winter, jeune fille déshonorée par le baron Gruner. Elle aidera Sherlock Holmes et se vengera en vitriolant le baron (The Illustrious Client).
70. Comme la guerre des Boers (à laquelle il est fait allusion dans The Blanched Soldier). En 1899, Conan Doyle s’était rendu en Afrique du Sud, en pleine guerre des Boers, pour y superviser l’installation d’un hôpital. À son retour, il écrit un ouvrage pour défendre l’action des Britanniques en Afrique du Sud, The War in South Africa : its Cause and Conduct.
71. Sur le développement, dans la première moitié du XIXe siècle, du thème de l’« insécurité » comme problème social majeur, associé à l’urbanisation et à la multiplication des « migrants prolétarisés entassés dans les faubourgs ou les quartiers paupérisés des villes », voir Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005, notamment pp. 316-322.
72. Sur l’histoire sociale des techniques de contrôle, voir James Beniger, The Control Revolution. Technological and Economic Origins of the Information Society, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1986.
73. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. op. cit. Dans une perspective proche, voir également Alain Desrosières, La politique des grands nombres, op. cit.
74. Voir Gérard Noiriel (éd.), L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007.
75. La tension entre approche statistique et identification individuelle est très présente dans les écrits de Conan Doyle. Soit, par exemple, ce dialogue entre Watson et Holmes : « Voyez comme les gens pullulent de l’autre côté, sous les becs de gaz. — Ce sont les hommes qui sortent du travail dans les chantiers. — Des êtres assez sales en apparence, mais je suppose que chacun d’eux détient, caché en lui, une étincelle immortelle. On ne le croirait pas à les voir. Il n’y a pas de probabilité a priori à ce sujet. Énigme étrange que l’homme ! — Quelqu’un dit qu’il est une âme dissimulée dans un animal, suggérai-je. — Winwood Reade a là-dessus des réflexions fort intéressantes, dit Holmes. Il remarque que, tandis que l’homme, pris individuellement, est une énigme insoluble, il devient, en collectivité, une certitude mathématique. On ne peut jamais, par exemple, prévoir ce que tel homme fera, mais on peut dire avec précision ce qu’une quantité moyenne entreprendra. Les individus varient, mais les pourcentages demeurent constants. C’est ce que dit le statisticien » (The Sign of Four).
76. Michael Mann, « The Autonomous Power of the State : Its Origins, Mechanisms and Results », Archives européennes de sociologie, vol. 25, 1984, pp. 185-213.
77. Sur l’histoire de l’articulation entre le changement des modes de gestion administrative des populations et l’invention de nouvelles formes de mesures policières à la fin de l’Ancien Régime et sous la Révolution française, voir Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003. Voir aussi, sur le rôle des technologies statistiques dans la mise en place de nouvelles formes de gouvernance, Emmanuel Didier, En quoi consiste l’Amérique ? : les statistiques, le New Deal et la démocratie, Paris, La Découverte, 2009.
78. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 339.
79. Ibid., p. 342.
80. Malcolm Bull, Seeing Things Hidden. Apocalypse, Vision and Totality, Londres, Verso, 1999.
81. C’est d’abord contre la dépendance personnelle que se met en place la conception républicaine de l’État. On le voit particulièrement bien dans le cas de Rousseau. Le caractère central et presque obsessionnel que prend chez lui l’horreur de toute forme de dépendance personnelle se voit à l’évidence dans de nombreux passages des Confessions, où il relate les injustices de réciprocité et de confiance dont il a souffert dans sa relation aux grands (et, surtout, à des protectrices appartenant à la bonne société), aussi bien que dans la polémique, où il a, apparemment, tous les torts, qui l’oppose à Hume (voir Antoine Lilti, « De la dispute à l’affaire : la querelle entre David Hume et Jean-Jacques Rousseau », dans Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme [éd.], Affaires, scandales et grandes causes, op. cit., pp. 177-197). Il n’est pas interdit de voir, sous ce rapport, dans le Contrat social, avant tout une tentative pour concevoir la possibilité d’un ordre politique d’où la dépendance personnelle serait bannie. Conçu de cette façon, le Contrat social serait la solution politique à la situation existentielle qui fut celle de Rousseau (voir Jean Starobinski, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971).
82. Voir Zygmunt Bauman, Modernity and Ambivalence, Cambridge, Polity Press, 1993.
83. Voir Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2007.
84. Voir, par exemple, Élisabeth Claverie, Pierre Lamaison, L’impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan, XVIIe siècle, XVIIIe siècle, XIXe siècle, Paris, Hachette, 1982.
85. Les changements apportés à la présentation de soi dans les différentes situations de la vie quotidienne constituent un des ressorts principaux de l’œuvre d’Erving Goffman. Voir, en particulier, La mise en scène de la vie quotidienne, op. cit.
86. On pense évidemment pour les années 1930-1940 aux créateurs du roman noir américain, Dashiell Hammett, Raymond Chandler et surtout, peut-être, un peu plus tard, Chester Himes qui, en tant qu’Afro-Américain ayant fait dans sa jeunesse sept années de pénitencier pour vol à main armée, est assez bien placé pour décrire la corruption de la police et de la société américaine de son temps. En ce qui concerne la littérature policière française publiée dans les années qui ont suivi mai 1968, l’auteur le plus représentatif est incontestablement Jean-Patrick Manchette qui, venu de l’extrême gauche, importe dans le roman policier les débats de la première moitié des années 1970 sur la légitimité de la violence politique. Par exemple, dans Nada (1972) il évoque l’enlèvement de l’ambassadeur des États-Unis à Paris et la répression qui s’abat sur les membres du groupe qui a mené cette opération. Voir Jacques Baudou, Jean-Jacques Schleret (dir.), Le polar, Paris, Larousse, 2001.
87. Sur les dimensions critiques du polar français contemporain, voir Elfriede Müller, Alexander Ruoff, Le polar français. Crime et histoire, Paris, La Fabrique, 2002.
88. Analysant les relations entre Sherlock Holmes et les détenteurs du pouvoir en Grande-Bretagne, Jean-Pierre Naugrette écrit ainsi : « Comme si, par un beau retournement, non content de travailler pour le Foreign Office, il (Sherlock Holmes) était le Foreign Office en personne, de même que Mycroft, son frère génial qui travaille à Whitehall, à force de se rendre indispensable au gouvernement par son cerveau qui fonctionne comme un ordinateur avant la lettre, devient le gouvernement britanique à lui seul » (Jean-Pierre Naugrette, « Sherlock Holmes et les affaires étrangères », dans Suzy Halimi [éd.], Les institutions politiques au Royaume-Uni. Hommage à Monica Charlot, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2006, pp. 61-73). Ce dispositif narratif, qui fait intervenir la figure du double, est déjà présent chez Edgar Poe. Prenant appui sur une analyse rigoureuse de La lettre volée d’Edgar Poe, Jean-Claude Milner présente des arguments sérieux conduisant à penser que Dupin (dont on sait qu’il est issu d’une « famille illustre ») serait le frère cadet du ministre. On retrouverait donc, sous des formes différentes, la même structure chez Edgar Poe et chez Conan Doyle (voir « Retour à La lettre volée », dans Détections fictives, Paris, Seuil, 1985, pp. 9-44). (Je remercie Gabriel Bergounioux de m’avoir signalé ce texte.)
89. Voir Giorgio Agamben, État d’exception (trad. Joël Gayraud), Paris, Seuil, 2003.