La constitution du roman d’espionnage en tant que genre original est postérieure de trente ans, environ, à la mise en place du récit policier. Même si des histoires d’espions et d’espionnage ont fait leur apparition dans des romans français au début du XXe siècle (notamment chez Maurice Leblanc), on considérera que c’est en Grande-Bretagne que ce genre s’établit sous ses formes canoniques, dans la période qui précède et suit les débuts de la Première Guerre mondiale. Pour dégager les structures de ce genre, on prendra appui sur un récit dont le rôle fondateur est indéniable. Il s’agit du roman de John Buchan, publié en 1915 : Les 39 marches. Ce roman peut être considéré comme originel au sens où il fixe les principales contraintes propres à ce genre. On soutiendra donc que, comme dans le cas du roman policier, les innombrables romans d’espionnage qui verront le jour par la suite et, particulièrement, après les années 1950, au cours de la guerre froide, peuvent être tenus pour des transformations, impliquant parfois des inversions de valeurs (comme lorsque l’État espionné/espionneur n’est plus en position de victime mais d’agresseur), opérées sur la matrice établie par Buchan.
Le roman d’espionnage originel a de nombreux points communs avec le genre du roman policier. Dans un cas comme dans l’autre, des agents de l’État et/ou des personnes privées sont confrontés à des énigmes, à des menaces, à la violence. Mais, surtout, les deux genres font usage d’un même ressort. Il consiste d’abord à générer une inquiétude concernant la robustesse et la stabilité de la réalité. Derrière ce que l’on tient habituellement pour réel, se cache une autre réalité impénétrable et ténébreuse. Des individus, apparemment respectables et sans problèmes (par exemple un homme âgé et érudit, retiré dans une charmante villa au bord de la mer), se dévoilent sous une autre identité, et leurs actions, apparemment sans conséquences, font soupçonner des intentions sournoises et inquiétantes. Des situations, apparemment ordinaires et apaisantes (par exemple, une partie de bridge entre voisins, dans un salon où, dans la cheminée, brûle un bon feu de bois), se révèlent lourdes de dangers incalculables, etc. Mais il consiste aussi, après de nombreux rebondissements, à résorber l’inquiétude ainsi provoquée et à restaurer une réalité ébranlée. Dans les deux cas, cette inquiétude suscitée puis apaisée fait jouer les attentes placées dans l’État. Est d’abord mise en doute la capacité de l’État à soutenir la mission qu’il s’est attribuée quand il s’est affirmé comme État-nation dépositaire de la souveraineté, c’est-à-dire sa prétention à garantir, dans toutes ses dimensions vitales, la sécurité d’une population sur un territoire, ce qui suppose une maîtrise quasi totale de la réalité. Puis cette prétention, dont on a pu douter un moment qu’elle soit à la mesure du défi affronté, se révèle finalement à la hauteur des exigences que l’État s’est données. Le roman policier et, plus nettement encore, le roman d’espionnage fonctionnent donc à la manière de dispositifs narratifs qui mettent en scène les épreuves auxquelles l’État est confronté et la façon dont il parvient à s’en sortir à son avantage, ce qui signifie aussi — au moins dans l’optique qui préside aux formes originaires de ces deux genres — au bénéfice de l’intérêt national.
Sur ce motif commun se dessinent d’autres traits secondaires. Celui, bien sûr, de la violence et de la légitime défense qu’exerce l’État quand il répond à la violence perpétrée par des individus criminels ou subversifs (ou à sa menace) par la violence de ses agents ou des hommes de bonne volonté qui se mettent à son service. Celui du mensonge et de la duplicité. La possibilité de la duplicité suscite une incertitude radicale concernant les actions, les intentions et même les identités des principaux acteurs. Dans un cas comme dans l’autre, personne n’est à l’abri du soupçon, ce qui signifie que toute assurance quant à l’authenticité des propriétés que les acteurs mettent en avant pour se présenter et se qualifier est impossible. Enfin, dans le roman d’espionnage peut-être plus encore que dans le roman policier, une attitude mentale dans laquelle on pourrait facilement reconnaître, dans des conditions normales, l’indice d’une personnalité dite paranoïaque s’avère bien fondée. En effet, les principaux personnages sont plongés dans une incertitude si grande que l’exigence de preuves quant à la réalité de ce qui se présente comme réel tend à régresser à l’infini.
Une dernière figure, que l’on a pu identifier dans le roman policier originel, celle du dédoublement du héros, est également présente dans le roman d’espionnage. Il ne s’agit plus du dédoublement du détective vs. le policier (comme dans les histoires de Sherlock Holmes) ni d’un dédoublement de personnalité scindant, chez un même acteur, le fonctionnaire et l’homme (comme dans les histoires de Maigret), mais d’une forme de dédoublement plus considérable encore. Le héros se trouve partagé en deux êtres, l’un qui traque, l’autre qui est traqué. Dans le roman d’espionnage originel, celui dont dépend le destin de l’État est un homme ordinaire qui non seulement n’appartient pas aux services de l’État, mais se trouve accusé et pourchassé, d’un côté, par les ennemis de l’État, et, de l’autre, par les agents patentés — qu’il s’agisse de policiers ou de traîtres — de cet État qu’il entreprend de sauver, en quelque sorte, malgré lui. C’est le cas, on le verra, de Richard Hannay, le héros de John Buchan, mais aussi de Carruther et de Davies, les héros du roman d’Erskine Childers, Riddle of the Sands (1903), qui, par certains aspects, préfigure les livres de Buchan1, puis, à leur suite, dans les années 1930-1940, des récits d’espionnage écrits par Eric Ambler et par Graham Greene (on pense ici, particulièrement, au Ministère de la peur publié en 1943).
Il existe pourtant une différence importante entre le roman policier et le roman d’espionnage. Elle concerne l’état de l’État, si l’on peut dire. Le roman policier met en scène un État en état de paix. Le roman d’espionnage, un État en état de guerre. Dans les deux cas, des violences et des désordres ou des anomalies, qui se présentent donc d’abord sous forme d’énigmes, viennent déchirer le tissu sans coutures de la réalité, en tant qu’ensemble de faits organisés selon des relations de causalité stables permettant la prévisibilité. Mais, lorsque l’État est envisagé en état de paix, ces anomalies ont pour cause des individus isolés, ou associés en petit nombre, agissant pour des motifs privés (l’argent, la réputation, le sexe, etc.), c’est-à-dire en fonction d’intérêts personnels. Les anomalies sont donc des singularités locales, de l’ordre de l’événement. Elles ont, comme tout événement, un caractère particulier, mais les entités auxquelles il convient de les attribuer afin de leur donner sens, ce qui est la fonction de l’enquête, sont également des personnes singulières. Leur existence constitue bien un défi aux attentes envers la stabilité de la réalité (puisque la sécurité ne serait plus assurée si ces singularités venaient à se multiplier), et la réalité se trouve bien distribuée entre, d’un côté, une réalité de surface, apparente mais partiellement ou complètement illusoire, et, de l’autre, une réalité profonde, cachée mais réelle. Mais cette dualité ne menace pourtant pas la réalité immédiatement et dans son ensemble, parce que ces événements ne sont pas intentionnellement dirigés contre l’État lui-même en tant que garant de la réalité. On peut dire que le roman policier est apolitique, au sens où l’État n’y est pas mis en scène dans sa confrontation avec des ennemis (bien que de grands criminels puissent être qualifiés « d’ennemis publics numéro un » et être assimilés par là à des « terroristes »).
L’altération de la réalité n’affecte donc pas, dans ce cadre, l’ensemble de la société mais un point particulier, un village, un milieu, une organisation, une personne ou un groupe de personnes, etc., dont le surgissement d’une énigme et son dénouement viennent, tout à coup, dévoiler la corruption. Mais, au moins dans le roman policier originel, l’État demeure intègre — c’est-à-dire tout d’une pièce. Il faudra attendre les transformations qui affecteront cette forme vers le milieu du XXe siècle, notamment à partir du roman noir américain, pour voir la corruption, d’abord présentée comme locale, se répandre dans l’ensemble de la société jusqu’à affecter l’État lui-même et ses représentants, parfois non moins duplices ou corrompus que ne le sont les criminels. Cette sorte d’immunité, ou plutôt d’extériorité, dont bénéficie l’État dans le roman policier originel confère à cette entité le pouvoir de réparer les déchirures du tissu de la réalité, dont, sur un plan local, le crime, et son aura d’énigmes, est la manifestation. Ce pouvoir dérive de l’autorité légitime dont l’État dispose. Mais, précisément, comme on l’a vu, parce que ce pouvoir se trouve autolimité par la légalité, son exercice exige souvent le recours à un supplément. Il consiste soit dans l’intervention de supplétifs (les détectives amateurs façon Sherlock Holmes), particulièrement quand les criminels appartiennent à l’élite et sont mêlés au fonctionnement même de l’État, soit dans la mise en œuvre de capacités proprement humaines qui excèdent, et parfois détournent, les directives administratives (comme dans le cas de Maigret).
On peut, bien sûr, rejeter l’idée selon laquelle les romans policiers originels seraient apolitiques et les juger conservateurs, puisqu’ils prennent le parti de l’ordre. Mais cette transformation suppose de les envisager depuis un point de vue qui leur serait extérieur, d’où un jugement critique puisse être porté sur l’ordre en question. Car il appartient à la structure du roman policier que les forces de l’ordre finissent toujours par l’emporter. L’État en paix est donc un État fort au sens où il parvient à maîtriser les facteurs de trouble et à reconstituer les linéaments d’une réalité prévisible. Les acteurs duplices une fois dévoilés, le soupçon n’a plus lieu d’être et les apparences rejoignent la réalité.
Le roman d’espionnage originel présente, quant à lui, un cas de figure nettement différent. Il met en scène, en effet, un État en état de guerre, que les responsables de l’État en soient conscients ou, comme dans Les 39 marches, qu’ils ignorent la menace ou sous-estiment l’importance de l’assaut engagé contre les pouvoirs publics. Un État en état de guerre est un État dont la fragilité vient au premier plan, puisqu’il est, en tant qu’entité, c’est-à-dire en tant que personne morale, soumis à une épreuve dont on laisse entendre qu’il pourrait ne pas en sortir vainqueur (sinon, il n’y aurait ni suspense ni roman). Un État en guerre n’a pas seulement affaire à un ou des individus — des criminels. Il livre un combat contre une coalition, plus ou moins importante, plus ou moins organisée, qui menace son intégrité personnelle. C’est alors l’État, en tant que quasi-individu, qui doit défendre sa vie, à tout prix. Le roman d’espionnage est donc, par construction, politique puisqu’il a pour objet la lutte que mène un collectif — celui qu’incarne l’État-nation — contre un autre collectif qui en est l’ennemi, que ce collectif soit nommé — comme lorsqu’il s’agit d’un autre État-nation — ou qu’il demeure flou — comme c’est le cas quand l’État doit se défendre contre des menées subversives mal identifiées.
Cette situation dramatique a pour effet d’accroître considérablement le niveau d’incertitude qui prend un caractère général. L’État lui-même s’en trouve affecté et n’est plus à l’abri ni de la duplicité ni du soupçon. Cela vaut, bien sûr, pour les gouvernants des puissances étrangères dont l’activité d’espionnage s’exerce sur le territoire national. Mais cela vaut aussi — comme c’est le cas dans la version canonique du récit d’espionnage qui nous a servi d’exemple — pour l’État qui est censé diriger et protéger la société. La société tout entière se trouve mise en péril par les menées — prenant la forme de complots — de vastes organisations subversives et clandestines dont l’extension dépasse largement le cadre du territoire national et dont les ramifications s’étendent jusqu’au cœur de l’État lui-même, qui se trouve ainsi en partie ou totalement corrompu ou, au moins, réduit à l’impuissance. Il revient alors à un quidam démuni de tout mandat officiel, à un individu quelconque, mais doté d’une conscience, d’une intelligence et d’un courage hors du commun, d’assurer, à ses risques et périls, la défense de la société. Cela sans l’aide de l’État et, parfois même, contre lui.
Le roman d’espionnage, bien qu’il ait pour ressort des luttes à mort entre entités politiques, ne se confond pas pour autant avec cet autre genre qu’est le roman de guerre. On remarquera, sans entrer dans le détail, que le roman de guerre peut prendre essentiellement deux formes. Soit, d’un côté, une forme héroïque et unanimiste et, de l’autre, une forme individualiste et, au moins potentiellement, critique. Dans le premier cas, l’auteur prend le point de vue de la totalité et, même s’il met en scène des individus singuliers, nous relate comment une nation, sous la direction d’un État, fait héroïquement et unanimement face à une violence exercée par un ou plusieurs autres États-nations. Dans sa forme individualiste, le roman de guerre décrit les péripéties auxquelles sont confrontées des personnes, incarnant souvent des types sociaux, qui sont jetées, malgré elles, dans la guerre. Dans les récits de ce type, qui ont été nombreux après la guerre de 1914-1918 (et dont Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline ou, au cinéma, La grande illusion de Jean Renoir constituent de bons exemples), des personnages, héroïques ou lâches, disposés à mourir pour la patrie ou prêts à tout pour sauver leur peau, sont plongés dans un cours événementiel dont les causes, le déroulement et même parfois la finalité leur échappent. C’est, largement, sur le différentiel entre des destins individuels et des forces collectives aveugles et déchaînées que joue ce type de roman de guerre. On y voit comment la réalité, en tant que réseau ordonné de causalités prévisibles, s’effondre et la façon dont chacun, là où il est situé, localement, fait l’expérience de cet effondrement. Ces récits ont, par là, quelque chose à voir avec le roman picaresque, au sens où ce dernier a pour ressort les tribulations d’un individu quelconque, ni meilleur ni pire qu’un autre, plongé dans un monde social incohérent, dangereux et imprévisible, où les contours de la réalité tendent sans arrêt à se modifier et à se déformer (le protecteur d’un jour devenant, par exemple, l’agresseur du lendemain), ce qui rend vaine toute attente rationnelle. Une conséquence en est que ces récits, au même titre que les romans picaresques, sont peu propices à la construction d’une énigme puisque, a priori, n’importe quoi peut arriver. L’énigme ne prend en effet sa saillance que sur le fond d’une réalité stable. La guerre, la grande guerre, la guerre ouverte entre États, est bien l’antagoniste de la paix, non seulement parce que les êtres humains cherchent à se détruire au lieu de tolérer que les autres vivent, même dans la concurrence des intérêts, mais aussi parce que la stabilité de la réalité, qui caractérise l’état de paix, n’est plus assurée par le jeu des interactions quotidiennes ordinaires. Soit le rôle de l’État dans la maintenance de la réalité prend une forme hyper-dirigiste et se dévoile dans ses dimensions les plus autoritaires, soit s’instaurent des situations dans lesquelles la réalité tend à se défaire et dont les moments de panique, de débâcle ou d’exode offrent l’illustration la plus frappante2.
La différence principale entre le récit de guerre et les histoires d’espionnage est que ces dernières ont pour cadre quelque chose comme la paix. Le roman d’espionnage offre bien le tableau d’une guerre, mais d’une guerre menée sous couvert d’une paix apparente. Il dit ce qu’est la guerre en temps de paix, la guerre secrète. Les citoyens ordinaires et même, souvent, les responsables de l’État, ou, au moins, la plupart d’entre eux, croient, naïvement, que l’État est en paix et agissent en conséquence. Or, en fait, l’État n’a de cesse d’être en guerre. Ce que le roman d’espionnage veut nous dire, son ressort principal, c’est que l’État est toujours en guerre, toujours menacé, toujours fragile, même quand les gens ordinaires, c’est-à-dire aveugles, l’ignorent. Ou encore, si l’on veut, qu’il appartient à l’essence de l’État d’être en guerre.
Cette guerre perpétuelle et secrète, menée sous le couvert de la paix, s’exerce à l’encontre d’ennemis qui, dans leur forme standard, sont les soldats de l’ombre d’autres États, comme le sont les militaires et les fonctionnaires affectés aux services secrets. Dans les premiers récits d’espionnage originels et, particulièrement, dans les romans écrits en Angleterre entre 1908 et 1914, qui précèdent la publication des 39 marches par John Buchan, en 1915, il s’agit très généralement de l’Allemagne. L’innovation principale de Buchan, qui sera largement adoptée par la suite, est d’avoir étroitement mêlé deux genres relativement différents apparus, l’un et l’autre, peu de temps auparavant. Soit, d’une part, le récit d’espionnage, dans lequel les ennemis sont les agents d’une puissance étrangère, et, de l’autre, les histoires de complots subversifs, qui ont donné lieu à de nombreuses intrigues, à partir de la toute fin du XIXe siècle, et dont l’un des exemplaires les plus fameux est L’agent secret de Joseph Conrad, publié en 1908, sur lequel nous reviendrons. Dans ce dernier cas, les ennemis sont les agents des forces socialistes, communistes ou anarchistes qui menacent la société.
Le héros du récit d’espionnage originel, tel que l’établit Buchan, est donc aux prises avec un ennemi dissimulé, qui est, indissociablement, un ennemi de l’extérieur et un ennemi de l’intérieur. Le personnage de l’ennemi — ou si l’on veut de l’opposant, pour employer une catégorie actantielle empruntée à A.J. Greimas3 — peut être rempli aussi bien par les agents d’autres États que par des collectifs subversifs, par des étrangers que par des citoyens (en apparence), par des gens infâmes que par des gens (apparemment) respectables, qu’ils soient pauvres ou riches, personnes privées ou responsables de l’État lui-même (dont la grande majorité est composée de naïfs, de lâches ou de traîtres), etc. Le soupçon, qui est le ressort du roman policier, est ici poussé à ses extrêmes limites. Ce n’est plus seulement localement, dans tel quartier ou dans tel village, autour de tel ou tel crime, que n’importe qui peut être mis en cause et que n’importe quoi peut arriver. C’est partout et constamment, qu’il y ait ou non un crime avéré. Dans le roman d’espionnage, l’énigme n’occupe pas une place centrale, parce que la possibilité même du crime y est constitutive de la réalité. Le moment du crime se détache difficilement du cours d’action ordinaire, car le fait de donner ou de recevoir la mort fait, comme à la guerre, partie des relations normales entre êtres humains. Mais à cette différence qu’il est difficile, dans le contexte narratif du roman d’espionnage, de distinguer nettement les cas de mort infligés pour satisfaire aux exigences du service et les assassinats pour motifs personnels, tant amis et ennemis se trouvent mêlés les uns aux autres et, souvent, engagés dans des rapports de sympathie ou même d’amour. Cet ennemi proche et invisible menace la nation à la fois du dehors et du dedans. Le roman d’espionnage se place ainsi au point d’indistinction entre l’intérieur et l’extérieur, le public et le privé, qui caractérise l’état d’exception4. La défense de l’État, en tant que garant de la réalité, envisagée dans sa dimension nationale suppose de considérer tous les citoyens et, au-delà, tous les êtres humains, qu’ils soient présents sur le territoire ou qu’ils agissent à distance, comme des suspects, réels ou potentiels. Et de même, il n’est de situation, si banale soit-elle, en apparence, qui ne contienne les germes d’une menace.
Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il faut résumer, dans ses grandes lignes, le roman inaugural de John Buchan.
Les 39 marches ont pour héros un jeune colonial anglais d’Afrique du Sud, Richard Hannay, qui, après avoir accumulé une honnête fortune et s’être illustré dans la guerre des Boers, est venu s’installer à Londres pour y goûter les plaisirs de la capitale, où, d’ailleurs, tout l’ennuie et même le dégoûte, loin de la rude vie du bush avec ses indigènes féroces (que l’on peut tirer comme des lapins) et ses mines d’or. Notons que cette origine coloniale est un trait important du roman d’espionnage originel qui se forme — comme le remarque Clive Bloom5 — à la jonction du roman policier et de ce que cet auteur appelle le « roman impérial »6. Il désigne par ce terme les romans d’aventures situés dans le cadre de l’empire colonial, dont Henry Rider Haggard, qui avait, comme John Buchan lui-même7, servi dans l’administration de l’Afrique du Sud pendant la guerre des Boers, était, à l’époque où a paru Les 39 marches, l’un des représentants les plus populaires. Il n’est pas interdit de voir dans Allan Quatermain, héros de dix-huit récits d’aventures africaines publiés par Haggard entre le milieu des années 1880 et les années 19208, l’une des figures qui ont inspiré la création de Richard Hannay9.
Au début du roman, alors qu’il s’apprête à rentrer un soir chez lui, un homme accoste Richard Hannay et demande instamment à lui parler. Cet homme, un Américain du nom de Scudder, lui raconte une histoire si extravagante que Hannay se demande d’abord s’il ne s’agit pas d’un fou. L’inconnu dit avoir découvert l’existence d’une société secrète, « La pierre noire », dont les membres veulent assassiner un homme d’État grec, Constantin Karolides, lors de sa venue prochaine à Londres. Scudder est le seul homme encore capable de mettre en échec cette conspiration dont il a découvert les arcanes en glanant des renseignements à travers toute l’Europe (« dans une auberge du Tyrol », « dans une boutique de fourreur située dans le quartier galicien de Budapest », « au Club des Étrangers à Vienne », dans « une petite librairie de la Racknitzstrasse à Leipzig », à Paris, à Hambourg, à Bergen, etc.). Mais les hommes de « La pierre noire » ont découvert ses desseins et cherchent à le tuer. Il est parvenu à se faire passer pour mort afin d’échapper à ses poursuivants.
Le mystérieux Scudder, qui a, dans une existence antérieure, fait l’expérience de la vie publique, livre à Richard Hannay sa vision de la grande politique : « Selon lui, il existait, derrière tous les gouvernements et leurs armées, un vaste mouvement souterrain, dirigé par des gens extrêmement dangereux. Il l’avait découvert par hasard, cela l’avait fasciné, il avait voulu en savoir davantage — et avait été pris au piège. Toujours d’après lui, la plupart des gens qui faisaient partie de ce mouvement étaient de ces anarchistes cultivés qui font les révolutions, mais, à côté d’eux, il y avait des financiers qui jouaient le même jeu, dans le seul but de s’enrichir. Un homme intelligent peut tirer de gros profits quand le marché est à la baisse, et ceux-ci et ceux-là avaient un intérêt commun à la ruine de l’Europe. Il m’éclaira sur certaines choses qui m’avaient intrigué pendant la guerre des Balkans, et m’expliqua la raison de la montée en flèche d’un certain État, de la formation et de la rupture des alliances, de la disparition de certains hommes, et des causes secrètes de la guerre. Le but de la conspiration présente était de créer un conflit entre la Russie et l’Allemagne. Quand je voulus savoir pourquoi, il répondit que les anarchistes voyaient là le moyen de trouver leur chance : à la faveur de la confusion générale, un monde nouveau émergerait. Quant aux capitalistes, ils édifieraient des fortunes sur les ruines. Le capital, dit-il, n’a ni conscience ni patrie. En outre, les juifs étaient derrière tout cela, et les juifs haïssaient la Russie plus que le diable. »
Richard Hannay, peu à peu convaincu de l’intégrité de Scudder, accepte de l’héberger et de le cacher. Mais les ennemis de Scudder — les membres de la mystérieuse « Pierre noire » — retrouvent sa trace. Un soir, de retour chez lui, Richard Hannay découvre Scudder assassiné. Fouillant les vêtements du cadavre, Hannay met la main sur un carnet noir dans lequel figurent de nombreuses inscriptions chiffrées, qu’il parviendra à interpréter. Richard Hannay est, dès lors, le dernier homme honnête à savoir qu’une horrible conspiration menace l’ordre social européen. Il fait sienne la cause de Scudder et entreprend, à son tour, de démasquer les coupables. Mais il est accusé par la police anglaise d’être l’auteur du crime commis dans son appartement. Hannay parvient à s’enfuir sous un déguisement et à prendre un train pour l’Écosse. Il descend du train dans une gare de campagne et, déguisé en berger écossais, erre dans les landes, pourchassé à la fois par les policiers de son pays et par les agents de « La pierre noire » qui ont, les uns et les autres, suivi sa piste. Dans ce milieu sauvage, Richard Hannay se retrouve dans son élément. Il a, en effet, tous les traits du sportsman, ce qui constitue, là encore, un lieu commun du roman d’espionnage originel dont on peut suivre la trace depuis le yachtman Davies, l’un des principaux personnages du récit d’aventures Riddle of the Sands, publié en 1903 par Erskine Childers10, qui préfigure le roman d’espionnage, jusqu’au héros solitaire de Rogue Male, le magnifique roman (méconnu en France et tardivement traduit) de Geoffrey Household, publié en 193911. Dans ce récit, écrit à la première personne, Geoffrey Household met en scène un chasseur qui, pour venger la femme qu’il aime victime de la barbarie nazie, tente d’abattre Hitler à Berchtesgaden, comme on tirerait un gros gibier, puis, ayant échoué, s’identifie lui-même à une bête sauvage traquée et creuse une sorte de terrier pour échapper aux agents nazis qui tentent de le capturer.
Au cours de son périple, Hannay fait différentes rencontres : un aubergiste poète ; un candidat libéral ; un casseur de pierres ; un collectionneur chauve ; un pêcheur à la ligne, etc. Chacun d’entre eux se présente sous les traits d’un Anglais ordinaire, c’est-à-dire d’un individu à la fois débonnaire et caractérisé par des propriétés ou des manies qui confinent à l’excentricité. L’excentricité n’est-elle pas l’expression de la liberté qu’autorise l’Angleterre libérale ? Mais certains, que rien ne permet a priori d’identifier, sont de dangereux agents de « La pierre noire ». C’est le cas, particulièrement, d’un « vieux monsieur » habitant une maison, « du type des fermes de la région », dans laquelle Hannay, poursuivi par une meute de policiers, vient se réfugier. Le « vieux monsieur », assis devant « un tas de papiers et de livres ouverts devant lui », portant « de grosses lunettes au bout de son nez », a une « face ronde et luisante comme celle de M. Pickwick », type même, s’il en est, de l’Anglais. Il s’agit pourtant de l’un des chefs de « La pierre noire ». Hannay le démasque à son regard : « Tandis qu’il parlait, ses paupières paraissaient trembler et s’abaisser légèrement sur ses yeux gris. En un éclair, la phrase de Scudder me revint à l’esprit, quand il m’avait décrit l’homme qu’il redoutait le plus au monde. “Il ferme les yeux comme un hibou”, avait-il dit. Ainsi, j’avais donné tout droit dans le quartier général de l’ennemi ! » Hannay parvient à s’échapper. L’homme qu’il croise, croit-il, par hasard, au bord d’une rivière, n’est autre que Sir Walter, un membre important du pouvoir et des services secrets, un parfait gentleman anglais (« parfaite incarnation de toutes les conventions et institutions établies »), vivant dans « une ravissante maison rustique ». Il sert à Hannay « un excellent champagne » et « un porto rarissime » dans « son bureau, une pièce magnifique, tapissée de livres et de trophées, dotée du confort le plus raffiné ». Hannay apprend de la bouche de Sir Walter que ce dernier a été constamment informé de ses déplacements et que rien ne lui a échappé de ses mésaventures. Sir Walter connaissait Scudder. Hannay est innocenté. Mais Karolides est assassiné. Hannay collabore alors avec d’éminents personnages pour éviter que des documents de la plus haute importance concernant la défense navale, apportés par un émissaire venu de France, ne soient dérobés au cours d’une réunion secrète à laquelle doit participer le Premier Lord de l’Amirauté. Seules cinq personnes, toutes placées au sommet de l’État, savent que cette réunion doit se tenir. La réunion a lieu. Le Premier Lord y est présent, mais il s’agit d’un sosie placé là par « La pierre noire ». Les agents de « La pierre noire » s’emparent donc du secret. Vont-ils parvenir à quitter l’Angleterre ? Non. Toujours en suivant les indications contenues dans le carnet noir de Scudder, Hannay apprend qu’un yacht attendra l’espion au pied d’un escalier de 39 marches descendant vers la mer. Il découvre, avec l’aide de l’Amirauté, où se trouve cet escalier : il part d’un promontoire, depuis le jardin d’une riche et paisible villa occupée par un homme âgé au-dessus de tout soupçon et, lui aussi, plus anglais que nature (golf, bridge, tennis, smoking, portrait de vieille dame trônant au-dessus de la cheminée, etc.). La Marine anglaise parvient à s’emparer de l’espion et à récupérer le secret. Mais la guerre éclate : « Sept semaines plus tard, comme chacun sait, nous entrions en guerre. Je rejoignis mon corps dès les premiers jours, et grâce à mon expérience au Matebele je fus nommé d’emblée capitaine. » La guerre était inévitable, comme Scudder l’avait prévu, et l’Angleterre y était poussée contre la volonté de ses dirigeants : « La guerre était certaine, son déclenchement était prévu et arrangé, disait Scudder, depuis février 1912. Karolides devait en être le prétexte (...). Et rien au monde, affirmait Scudder, ne pouvait empêcher sa mort. Cette guerre serait pour l’Angleterre une guerre surprise. La mort de Karolides mettrait les Balkans en ébullition, Vienne interviendrait en lançant un ultimatum, la Russie s’échaufferait, Berlin jouerait les médiateurs tout en versant de l’huile sur le feu, finirait par prendre parti, et s’attaquerait à l’Angleterre dans les cinq heures. En somme, après des paroles mielleuses et de grands discours, le coup de poignard dans le dos. Et tandis que nous disserterions à perte de vue sur la volonté de paix et les bonnes intentions de l’Allemagne, nos côtes seraient truffées de mines, et les sous-marins allemands guetteraient nos navires de guerre. »
Comme on s’en rend compte en lisant ce résumé, les principaux thèmes du roman d’espionnage sont concentrés dans le bref roman de Buchan. Le schème auquel John Buchan a donné sa forme canonique sera ensuite repris, jusqu’à nos jours, dans un grand nombre de romans, de films, de bandes dessinées, de séries télévisuelles, etc. Cela, au prix d’une multitude de variantes qui déploient, sous différents aspects, les mêmes contradictions, comme dans la logique du conte populaire oral ou du mythe. On n’en donnera ici qu’un seul exemple, emprunté à un roman atypique du plus célèbre auteur de romans policiers, après Conan Doyle, Agatha Christie : Les quatre12. Les romans écrits par Agatha Christie sont pour la plupart, comme on sait, des romans policiers de forme classique comportant — sur le modèle mis en place par Conan Doyle — un dédoublement de la forme détective génial (Hercule Poirot) vs. policier borné (« le brave Japp »), et dans lesquels l’énigme porte sur un crime (toujours un crime de sang) accompli par un ou des acteurs privés, dans un contexte étroit (par exemple un village) et pour des motifs d’intérêt personnel. Les préoccupations politiques, au sens où elles concernent le destin et la sécurité des États, en sont absentes. Les quatre, écrit en 1927, à une époque troublée de la vie d’Agatha Christie (marquée par son divorce et par sa mystérieuse disparition), tranche avec ce format habituel. Les quatre met en scène, en effet, le combat mené par Hercule Poirot et son ami Hastings, contre quatre associés, maléfiques et géniaux, qui ont ourdi une conspiration (« Le Grand quatuor », « la plus grande puissance du mal dans le monde ») pour établir une « dictature mondiale ». Li Chang-Yen, un Chinois (incarnation du « péril jaune »), en est « le cerveau, la force motrice, le chef intellectuel, le directeur ». C’est le No 1. Ce « mandarin » n’apparaît jamais « en pleine lumière » et « demeure cloîtré dans son palais de Pékin d’où il dirige tous les événements. On exécute ses ordres à distance ». Il est « la cheville ouvrière » de « l’entreprise d’agitation mondiale, de crises, de guerres, de révolutions et de contre-révolutions qui éclatent chez certaines nations. On pourrait presque dire chez toutes ! Des gens bien renseignés prétendent que derrière ces mouvements — en Chine et en Russie comme dans les autres pays — il y a un cerveau ». Les gouvernants « sont des pantins qui s’agitent à l’extrémité de ficelles tirées par une main maîtresse ». Cette main est celle de Li Chang-Yen, dont les « leaders les plus connus » ne sont « que ses instruments ». Le « Grand quatuor » dispose de ressources pécuniaires illimitées destinées à la corruption et à la propagande, car le No 2 est un milliardaire américain (Abe Ryland), l’homme le plus riche du monde. Enfin, le « Grand quatuor » contrôle « l’application d’une découverte scientifique, d’une puissance bien supérieure à celle que connaît le monde ». En effet, le No 3 est une femme, française, Mme Olivier, un génie scientifique qui, en utilisant les « rayons gamma émis par le radium C », a mis au point une arme fatale. Enfin, le No 4 est « Le Destructeur ». Il accomplit les crimes. C’est, d’une certaine façon, le plus mystérieux et le moins saisissable des quatre, car son génie propre est une capacité exceptionnelle à jouer des rôles et à transformer totalement son apparence physique et son caractère, en sorte que n’importe quel personnage, aussi débonnaire paraît-il, peut être soupçonné d’être le mystérieux No 4. Néanmoins, le No 4 a une manie, jouer avec le pain et faire des boulettes de mie de pain quand il est à table, et c’est, finalement, cette manie qui permet de l’identifier. Les quatre disposent d’un repaire secret. Une carrière en exploitation dans les Dolomites, dépendant d’une entreprise italienne, mais appartenant, en réalité, à Abe Ryland, dissimule, « au cœur de la montagne, une citadelle souterraine. Du fond de cette retraite, les chefs de l’organisation peuvent adresser leurs instructions par TSF. Leurs sous-ordres qui se chiffrent par milliers dans chaque pays se chargent de les exécuter. C’est de cette forteresse des Dolomites que sortiront les Dictateurs du Monde... ».
Parmi les propriétés spécifiques du roman d’espionnage originel, les plus pertinentes pour notre propos concernent la question de l’État et de la confiance que l’on peut mettre en lui. Nous les résumerons de la façon suivante. a) L’État est incarné par de grands personnages, des membres de la gentry, riches, raffinés et cultivés. Mais b) l’État est scindé en trois ensembles : un premier ensemble, le plus important, contient des individus naïfs et aveugles ; un deuxième ensemble contient des traîtres ; un troisième contient les rares individus qui ont réalisé la menace et qui sont disposés à se battre. Mais ils doivent mener ce combat secrètement, puisqu’ils ne peuvent faire confiance à personne, même au sommet de l’État. c) Étant donné la défaillance de l’État, il revient à un simple citoyen, sportif, intrépide et clairvoyant de sauver l’État malgré lui. d) Rien ne distingue les rares membres de l’élite qui sont dignes de confiance et les traîtres : tous ont, à peu de chose près, les mêmes propriétés et sont également riches, raffinés et cultivés. e) La police est composée d’individus de basse extraction, disciplinés mais stupides. f) Le peuple, c’est-à-dire dans cette thématique les paysans ou les pêcheurs, par opposition aux prolétaires dégénérés des villes, est composé de gaillards courageux, patriotes, généreux et fidèles. Mais il est abusé par les (soi-disant) élites. g) L’État, dans ses composantes honnêtes (mais aveugles), est une machinerie en grande partie illusoire. Les gouvernants croient détenir un pouvoir qu’ils n’ont pas. Le vrai pouvoir leur échappe. Sous les apparats et les apparences du pouvoir officiel, se dissimule le pouvoir officieux, entre les mains de forces obscures et subversives. L’État est ainsi un théâtre, où se meuvent des marionnettes, dont d’habiles manipulateurs tirent en coulisse les ficelles. h) L’État, en tant que tel, n’est pas responsable de la guerre et de son extrême violence. Il ne l’a pas voulue, mais y a été contraint par les forces obscures qui manipulent le monde. Néanmoins, une fois la guerre engagée, chacun doit dire présent et se battre à mort.
Le rapport à l’État que met en scène Les 39 marches est, comme on vient de le voir, assez ambigu. Il s’agit d’un État sacré dans son principe, mais qui se révèle faillible et incertain. Dans le couple que compose l’État-nation, la Nation l’emporte sur l’État, comme c’est toujours le cas dans les périodes où s’affirme une critique nationaliste du régime parlementaire et démocratique. La Nation, incarnée dans la personne de Richard Hannay et dans celle des paysans écossais tout d’une pièce qu’il croise au hasard de son errance, est forte. Mais l’État est faible. Sa faiblesse se manifeste, sur un plan que l’on pourrait qualifier de métaphysique, par son incapacité à faire que la réalité soit, dans ses apparences, conforme à son essence. Ce qui se donne pour la réalité est illusoire et ce qui est réel est caché. Aussi, comme on l’a noté, chacun peut-il être, en réalité, autre qu’il ne paraît et l’ambivalence, envisagée comme étant le signe le plus patent de la dégénérescence moderniste, c’est-à-dire de la démocratie, est la règle. Face à la démission de l’État se lève un héros qui incarne la Nation. On peut dire que le roman d’espionnage, lorsqu’il s’oriente dans cette direction, exprime — comme on le développera tout à l’heure — la possibilité que se trouve rompu le couple État-nation, et joue sur le trouble, à la fois psychologique et objectal, suscité par cette disjonction. Il s’empare en effet non seulement de l’esprit des personnages et (c’est au moins ce que suppose le contrat de lecture) de celui des lecteurs, mais aussi de la réalité dans son ensemble. Car la réalité sociale, indissociable du substrat national, ou, si l’on veut, la société, n’est plus, alors, habitée ni protégée par l’État, qui se révèle non seulement sous la forme d’un parasite inutile mais même, si cette logique est poussée à la limite, sous celle d’une sorte d’ennemi intérieur.
Par rapport à cette situation trouble, l’effet positif de la guerre, de la guerre ouverte qui vient se substituer à la guerre cachée, est de rendre l’ambivalence impossible. Face au combat, chacun se révèle pour ce qu’il est vraiment, un héros ou un couard, un patriote ou un traître. Le moment guerrier est celui de la décision, c’est-à-dire celui où la limite entre amis et ennemis, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs, devient nette et donc, si l’on en croit Carl Schmitt, le moment même de la détermination politique. La guerre, dans laquelle tous les efforts sont concentrés sur la défense du territoire, ferme les frontières.
La question de la frontière, celle de la relation entre le territoire borné par les frontières et ce que les frontières déterminent comme étant l’extérieur, est ici centrale. L’État-nation n’a de sens que dans la mesure où l’État se montre capable de soutenir sa prétention à constituer et à représenter une nation unifiée, c’est-à-dire une nation dont chaque parcelle de terre et chaque habitant sont soumis au même principe de réalité. Or les ennemis de l’intérieur, agents de l’extérieur, contre lesquels Hannay mène, presque seul, un combat inégal se situent au point d’indistinction de l’intérieur et de l’extérieur. En effet, la réalité intérieure, celle dont l’État devrait être le garant, et l’État lui-même sont minés, perturbés et dévorés par des forces, à la fois internes et externes, qui ne cessent, secrètement, de mettre en œuvre leur puissance.
Comment, sur quel registre, convient-il de lire un roman comme Les 39 marches ; dans quelle mesure faut-il le prendre au sérieux ? Prise à sa valeur faciale, l’histoire qui nous est racontée est manifestement destinée à divertir. Elle se présente, de toute évidence, comme une fiction qui, mettant en scène des situations exceptionnelles et peu vraisemblables, n’a d’autre intention que celle de distraire le lecteur, c’est-à-dire, précisément, de le soustraire aux tensions qui habitent la réalité, particulièrement dans ce moment historique très tendu marqué par les débuts de la guerre de 1914-1918. Pourtant, comme on vient de le suggérer, on peut aussi lire cet ouvrage en cherchant à dégager la métaphysique politique qui lui est sous-jacente. Cette position ambiguë, à l’intersection de l’imaginaire — qui ne porte pas à conséquence — et de la politique — qui a le pouvoir de se rendre réelle et dont les conséquences sont, par là, incontestables —, constitue d’ailleurs un trait spécifique des genres littéraires qui nous intéressent ici. Elle leur offre la possibilité de mettre en place des univers symboliques qui, à la façon de l’allégorie, tendent à surmonter la distance entre l’illusoire et le véridique. Et c’est précisément leur capacité à susciter des états mentaux suspendus entre croyance et incrédulité qui leur permet de faire travailler en toute impunité — si l’on peut dire — des tensions politiques et sociales dont le déploiement pourrait susciter méfiance et objection si elles étaient exposées dans un registre argumentatif, réclamant la justification et incitant explicitement au passage à l’acte.
Pour prendre au sérieux la sociologie implicite de John Buchan il suffit peut-être de la rapprocher — d’une façon qui ne manquera pas de sembler abusive — de la sociologie explicite qui était celle de Hitler et du noyau des chefs nazis, telle qu’elle est rapportée par Florent Brayard, dans l’ouvrage qu’il a consacré aux catégories et aux justifications ayant accompagné la décision de mener à son terme la « solution finale »13. Le Führer avait forgé une conception de la société qui était le résultat de ses ruminations sur la défaite allemande de 1918 et sur le rôle qu’avait joué dans cet échec le mouvement spartakiste. Mais cette « vision » du monde social, dont la propagande vantait le caractère « prophétique », n’avait, en fait, rien d’original, comme ce fut le cas de la plupart des « idées » (et, en premier lieu, du racisme) que les nazis poussèrent à leurs limites les plus extrêmes. Ces dernières étaient le résultat d’une sorte de bricolage, réalisé dans les cercles dirigeants du national-socialisme ou par Hitler lui-même, lecteur « boulimique » d’une multitude d’ouvrages — essais ou fictions —, dans lesquels étaient développés, depuis la fin du XIXe siècle, les thèmes du darwinisme social, de l’eugénisme, de la guerre des races, de l’antisémitisme, des méfaits de la haute finance internationale, de l’espace vital, du chef héroïque et solitaire face à la passivité des masses, etc.14 Comme on peut facilement le concevoir, Hitler était loin d’être le seul lecteur de ce genre de livres. Dans leurs nombreuses variantes, ils envahissaient alors la librairie européenne, et leur caractère répétitif finissait par conférer une sorte d’évidence aux peurs qu’ils stimulaient et aux remèdes qu’ils proposaient, en sorte qu’il n’était pas même nécessaire d’y adhérer complètement pour se trouver piégé dans l’espace de discussion qu’ils tendaient à instaurer et à clôturer.
Florent Brayard montre ainsi que la société était, selon Hitler, divisée en trois groupes. Une minorité d’« idéalistes » ; une majorité d’individus « apathiques et lâches » ; une minorité de « négativistes », assimilée à des criminels et constituant un « ennemi de l’intérieur », « multiforme et difficilement saisissable »15. Le devoir politique du chef, en tant que garant ultime de la justice sociale, est donc de maintenir l’équilibre numérique entre « idéalistes » et « négativistes ». Or, ce devoir s’impose avec une urgence particulière en temps de guerre : « Ce qui, en temps de paix, peut être un délit inoffensif peut être, en temps de guerre, un crime d’État16. » Les idéalistes se faisant tuer par centaines de milliers sur le front, il est nécessaire que soit détruit un nombre équivalent de négativistes — anarchistes, communistes et, en premier lieu, les juifs, qui en constituent la « composante la plus apparente »17 —, de façon à limiter le pouvoir qu’ils peuvent exercer sur les masses passives et à les empêcher de les exciter à la révolte. Dans cette construction politique, le rôle du Führer n’est pas sans analogie avec celui qui est dévolu au héros solitaire du roman d’espionnage. De lui et de lui seul dépend le destin de la nation à un moment crucial de l’histoire où elle est menacée par un « empoisonnement intérieur » et un « empoisonnement de l’étranger »18 et où, face à un « péril mortel », elle est « engagée dans un combat mortel pour son être ou son non-être »19. Il s’ensuit que son autorité ne dérive pas du « droit formel », mais fonde un « droit essentiel », selon les termes d’un article écrit par Carl Schmitt pour justifier la « nuit des longs couteaux » : « C’est dans l’extrême urgence que le droit fait ses preuves, et que se manifeste le degré le plus élevé de réalisation vengeresse de ce droit par un juge. Tout droit trouve son origine dans le droit d’un peuple à la vie20. » Ce droit essentiel est justifié par son « but » : « La défense de la société, c’est-à-dire contre des ennemis intérieurs ou extérieurs, des ennemis déclarés ou cachés, des ennemis actuels ou futurs21. »
La sociologie implicite de John Buchan est loin, on s’en doute, de lui être propre. Cet auteur, dont les ambitions intellectuelles sont modestes, se fait l’écho d’un trouble qui touche l’ensemble des pays occidentaux dans le premier tiers du XXe siècle et, particulièrement, ceux d’entre eux qui se réclament d’un idéal démocratique. Il est suscité par une incertitude concernant le locus du pouvoir et les fondements de l’autorité. C’est-à-dire non seulement la question de savoir où réside le pouvoir, qui le détient et qui dispose de l’autorité légitime nécessaire pour le mettre en œuvre, mais aussi l’identification des entités pertinentes, qu’il s’agisse d’individus ou, surtout, de collectifs, auxquelles peuvent être attribuées des forces susceptibles de donner sens aux événements historiques et sociaux, en les interprétant dans la logique de la causalité. Qui est à l’œuvre dans l’histoire contemporaine ? Les États et leurs gouvernants ? La nation ? La classe dominante et la bourgeoisie ? Les banquiers et le capitalisme ? Le prolétariat international ? Les juifs ? Les anarchistes et les socialistes ? Les puissances étrangères concurrentes, envieuses et malfaisantes ? Ou encore la modernité dans son ensemble ? Qui est responsable de la misère, des inégalités, des guerres (et, particulièrement, de la Grande Guerre), de l’égoïsme, de l’immoralisme, de la démoralisation ? De la perte du sens de l’intérêt commun et, au-delà, du sens moral et du sens commun ?
Au cœur de cette incertitude, qui tend à se disséminer dans les moindres recoins de la vie sociale, se trouve particulièrement la question de savoir quels sont les liens réels entre l’État, la nation, le peuple, le territoire et cette autre entité proliférante, à la fois très abstraite et très concrète, qu’on désigne, depuis le XIXe siècle, par le terme de capitalisme. Ce sont bien ces entités qu’on appelle les États qui, par la voix de ceux qui les dirigent, prétendent être les lieux légitimes du pouvoir. Mais ces gouvernants gouvernent-ils réellement ou ne sont-ils que des marionnettes, que manipulent en coulisse, à leur insu ou avec leur collaboration active, des forces qui les dépassent ? Et, dans l’affirmative, quelles sont les entités dans lesquelles ces forces résident ? Ces interrogations convergent sur la question du complot. En effet, pour leur apporter une réponse, il faut être en mesure d’identifier qui appartient à ces entités et de préciser la nature des liens de solidarité qui font agir des individus différents et surtout dispersés comme s’il s’agissait d’un seul homme. Or la question des liens sociaux, de leur nature et de leur mode de composition est au cœur de la problématique du complot qui, lorsqu’il lui est donné un sens élargi et quasi métaphorique, comme c’est le cas dans la thématique prise ici pour objet, désigne avant tout des liens dont la caractéristique la plus générale n’est pas seulement d’être, à proprement parler, clandestins. Relève du complot toute espèce de lien social dont le champ de forces dessine les contours, seraient-ils des plus flous, d’un ensemble ne correspondant pas à une entité explicitement reconnue par le droit, déclarée, et dotée par là d’un caractère officiel.
La réalité, quand elle se tient, se présente au premier chef comme un système de causalités préétablies permettant de rendre les événements prévisibles ou, au moins, explicables. Or, elle se trouve perturbée et même défaite quand adviennent des séries d’événements fâcheux — tels que, par exemple, une misère tenace — et, surtout, des catastrophes, des catastrophes nationales, qui ne sont plus explicables en invoquant seulement les facteurs de causalité reconnus comme valables pour une population donnée sur un territoire donné. Un fossé se creuse alors entre les prévisions et les explications fournies par les autorités et ce qui se passe, en fait ; entre les descriptions officielles et les versions officieuses des histoires qui s’inscrivent dans la trame de la réalité et la déforme. Et c’est bien ce fossé entre les causalités ordinaires et les faits extraordinaires que vient combler l’interprétation selon laquelle il existerait, tapi sous le pouvoir officiel et fallacieux, un pouvoir réel mais caché. Les causes de ce qui arrive ne sont pas à chercher dans la réalité telle qu’elle se donne. Elles sont ailleurs.
Cette incertitude sur le lieu du pouvoir se noue à l’intersection entre les ambitions de l’État à organiser la réalité et les effets de désagrégation des communautés traditionnelles et des liens sociaux institués exercés par le développement concomitant du capitalisme. Elle affecte, par là, la question des relations entre l’État et la nation ou, en d’autres termes, entre les élites dirigeantes et/ou économiques et le peuple. Elle a pris, dans la période qui nous intéresse, essentiellement deux formes, la première, de gauche, révolutionnaire et internationaliste, la seconde, de droite révolutionnaire — pour reprendre l’expression de Zeev Sternhell22 — et nationaliste. L’une et l’autre mettent en cause le capitalisme, en tant qu’ennemi du peuple, qu’incarne, le plus souvent, dans la littérature romanesque, la figure du Magnat, banquier ou grand patron de firmes, particulièrement d’usines d’armement. Mais elles diffèrent, d’un côté, par ce que désigne le terme de peuple et, de l’autre, par la façon dont elles conçoivent les ennemis du peuple, associés au capitalisme, qui détiennent le pouvoir réel, à la fois à l’extérieur de l’État et en parasitant l’État de l’intérieur. Par rapport au pouvoir officiel, détenu par l’État et légitimé par le droit, ces associations malfaisantes, sans existence légale, sont tacites, voire occultes. Ceux qui agissent en leur sein ou en leur faveur en dénient et même, parfois, en ignorent l’existence, en sorte qu’un minutieux et souvent dangereux travail de dévoilement est nécessaire pour les sortir de l’ombre.
La mise en cause de l’autonomie de l’État développée depuis la gauche révolutionnaire a donné lieu, entre la fin du XIXe siècle et le premier tiers du XXe siècle, à une abondante littérature théorique, politique, mais aussi romanesque. Dans ces fictions, le terme de peuple désigne le prolétariat, et le pouvoir réel est entre les mains, non de l’État, mais de la « classe dominante » ou de la « classe dirigeante » qui exploite le peuple et détourne le pouvoir d’État pour le faire servir à ses fins. Derrière les élites dirigeantes, supposées attachées à la recherche du bien commun, et derrière, aussi, les « capacités » — comme on disait au XIXe siècle —, hommes de talent méritants et responsables, personnalités charitables dévouées à une cause — hommes de loi, professeurs, prêtres, administrateurs, etc. —, se dissimulent les détenteurs du pouvoir économique, les hommes du capital. Cette thématique, qui, dans ses formes atténuées, est sous-jacente à de nombreux romans victoriens, dont le tour critique s’associe tantôt à la sentimentalité (comme chez Charles Dickens23) tantôt à l’ironie la plus rude (comme chez Samuel Butler24), trouvera ses modes d’expression proprement révolutionnaires dans le premier tiers du XXe siècle, dans des œuvres dont le réalisme se veut souvent à la frontière du romanesque, du reportage journalistique et du témoignage vécu.
On peut en trouver un exemple particulièrement célèbre dans les ouvrages de Jack London, auteur, outre de nombreux romans, d’écrits politiques et de reportages dénonçant la misère et l’exploitation des classes populaires. Le chapitre conclusif — par exemple — de cette sorte d’ethnologie des quartiers misérables de l’East End de Londres qu’il publie en 1903 sous le titre de The People of the Abyss25 porte le titre de « Questions à ceux qui sont aux affaires ». Il met en cause la « machine politique connue sous le nom d’Empire britannique » et les « gestionnaires » qui occupent ses « postes de commandement » et qui ont « stupidement et criminellement mené l’empire au bord de la faillite » (p. 249). Il associe cette « classe dirigeante » (p. 250) (« les quatre cent mille gentlemen anglais “sans occupation” comme ils se définissent eux-mêmes dans les feuilles de recensement de 1881 ») à des quasi-criminels dont « aucun ne peut plaider non coupable à la barre du tribunal de l’Humanité » : « La nourriture même que cette classe dirigeante mange, le vin qu’elle boit et tout l’étalage des beaux vêtements qu’elle porte sont un défi aux huit millions de bouches qui n’ont jamais mangé à satiété, et aux seize millions de corps qui n’ont jamais pu bénéficier de vêtements corrects et de logements suffisants » (p. 250). Jack London a largement mis en scène dans son œuvre romanesque la lutte des classes (notamment, de façon allégorique, dans Les mutinés de l’Elseneur26), mais il n’a pas utilisé la forme du récit d’espionnage, dont il s’est rapproché pourtant dans un roman inachevé, Le bureau des assassinats, qui occupe dans ce genre une place très particulière sur laquelle nous reviendrons. Et il faudra attendre la seconde moitié des années 1930, particulièrement avec l’œuvre d’Eric Ambler — que nous examinerons tout à l’heure —, pour voir réinvestie depuis la gauche la thématique du roman d’espionnage dans la forme qui lui a été donnée par John Buchan.
On peut voir dans le roman d’espionnage originel une des manifestations, parmi de nombreuses autres, de la façon dont la droite révolutionnaire s’est approprié, en la transformant, la critique de gauche de l’État. Dans cette version, le terme de peuple n’a pas pour référence les classes populaires ou le prolétariat, mais désigne la nation. Dans ce cas, les adversaires du peuple sont, d’un côté, les capitalistes, comme dans la critique de gauche, et, de l’autre, les révolutionnaires socialistes et anarchistes, présentés comme secrètement associés aux capitalistes qu’ils feignent de combattre. L’ennemi est aussi, au moins implicitement, l’État libéral jugé incapable, du fait de son incompétence, d’encadrer le capitalisme de façon à l’empêcher de nuire au bien commun et dont la complaisance naïve et coupable fait le jeu des forces subversives internationalistes qui minent la nation.
Se font donc face non seulement deux accusations de complots, mais aussi deux contre-accusations qui, répondant aux premières, mettent en cause la croyance illusoire de l’adversaire dans l’existence d’un complot ourdi contre le peuple, entendu d’un côté comme classe populaire exploitée — comme prolétariat — et, de l’autre, comme nation. À l’accusation, interprétée dans la logique du complot, selon laquelle ceux qui composent les élites de la nation ne seraient, en fait, qu’une classe dominante dont les associés se partageraient l’État pour exploiter le peuple, la littérature d’espionnage — dans sa forme originelle — répond en dévoilant un autre complot, symétrique et inverse. Celui que les anarchistes internationalistes fomentent, en accord secret avec un capitalisme lui-même international, dont ils feignent d’être les ennemis, pour s’emparer de l’État et le couper de la nation. Tandis que l’assimilation des élites à un complot est un mensonge, le complot anarcho-capitaliste est — dit cette littérature — bien réel, comme en témoigne la convergence des effets destructeurs du capitalisme et de la violence anarchiste qui, en prônant la lutte des classes, divise la nation contre elle-même. Capitalistes et anarchistes, défenseurs et pourfendeurs de l’ordre libéral, sont donc liés par une même passion secrète qui n’est autre que le nihilisme, c’est-à-dire la négation des valeurs nationales. Tandis que les capitalistes ne connaissent que la valeur de l’argent, les anarchistes et, avec eux, les socialistes proclament des valeurs universelles qui, en l’absence de tout enracinement, ne sont que des illusions aux effets criminels. Il n’existe rien de réel qui puisse être subsumé sous la catégorie purement formelle de « prolétariat » et, moins encore, sous l’appellation vindicative de « classe dominante ». Le genre de solidarité que la gauche révolutionnaire impute à la « classe dominante » ou à la « bourgeoisie » est donc inexistant. C’est par le truchement d’une abstraction pernicieuse qu’entre des gens qui ne se connaissent pas personnellement, qui n’appartiennent pas à la même famille, qui ne vivent pas dans le même lieu et qui ont peu de choses en commun (si ce n’est leur enracinement national) — par exemple un chef d’entreprise, un médecin, un philosophe et un juge —, peut être identifié quelque chose comme une solidarité dite « de classe ». N’existent que des personnes, avec chacune son caractère, ses travers, ses goûts et ses dégoûts, ses défauts et ses vertus.
À ces illusions potentiellement criminelles s’opposent la simplicité et l’authenticité du héros. Ne peuvent s’en prévaloir que ceux qui sont restés proches de leurs racines. C’est-à-dire, indifféremment, les gens simples et humbles — comme le sont les paysans et les bergers perdus sur leurs landes désolées — et les personnalités solides et tout d’une pièce qui composent les vraies élites de la nation. Que les premiers soient pauvres et les seconds riches, qu’ils soient subordonnés ou possédants, est traité ici comme s’il s’agissait d’un détail dénué de toute pertinence. Les uns et les autres sont faits d’une même étoffe et agissent la main dans la main quand le devoir les appelle. Sous l’apparence de fictions destinées seulement à distraire, Les 39 marches et les ouvrages similaires possèdent donc bien une dimension critique, puisqu’ils dévoilent et dénoncent, explicitement, les ennemis de la nation et, implicitement, l’État démissionnaire. Mais la position critique adoptée a un caractère spéculaire. C’est la critique d’une critique.
Dans Les 39 marches, l’exposé géopolitique de Scudder s’achève par la remarque (qui a d’ailleurs été omise dans la traduction française de l’ouvrage) : « Les juifs sont derrière tout ça. » On notera que cette phrase peut demeurer sibylline et faire l’économie de longues explications tant elle va de soi pour un lecteur de l’époque. Buchan, par la bouche de Scudder, entreprend pourtant (dans un passage également omis de l’édition française) de clarifier par une métaphore ce que veut dire cette assertion. « Le juif est partout, mais vous devez emprunter des escaliers dérobés pour le trouver. Prenez, par exemple, n’importe quelle grosse firme teutonique. Si vous entrez en affaires avec elle, le premier homme que vous rencontrez est le Prince von und zu quelque chose, un élégant jeune homme qui parle l’anglais d’Eton. Mais il n’a aucun pouvoir (“he cuts no ice”). Si votre affaire est importante, vous cherchez plus loin et vous découvrez un Westphalien prognathe aux arcades sourcilières fuyantes et aux manières de porc. C’est l’homme d’affaires allemand qui farfouille dans vos effets de commerce. Mais si vous êtes engagé dans un vraiment grand business et que vous devez trouver le vrai patron, je parie que vous vous retrouverez face à un petit juif à la figure pâle, assis dans un fauteuil roulant, avec des yeux de serpent à sonnette. Oui, Monsieur, c’est lui qui gouverne le monde, de nos jours27. » Ainsi, même l’ennemi allemand n’est pas vraiment responsable de la grande guerre qui, à la fin du livre, va se déclencher, car le pouvoir réel et caché appartient aux juifs.
Les juifs incarnent, dans la métaphysique politique de la droite révolutionnaire, une tension, dont l’antagonisme entre capitalisme et nation n’est qu’une des manifestations, qui habite la relation entre ce qui est de l’ordre du flux et ce qui est de l’ordre du territoire. Au même titre que le capitalisme, et même dans les cas où ils sont misérables et ne possèdent rien, les juifs sont de l’ordre du flux qui vient contrarier et pervertir la logique territoriale, c’est-à-dire l’identité nationale. Les juifs constituent, par là, l’incarnation la plus frappante de l’adversaire, non seulement parce qu’ils sont fondamentalement apatrides, même lorsqu’un État prend le risque de leur accorder la citoyenneté, mais aussi parce que c’est dans leurs rangs que se recrutent, d’un côté, les banquiers et, de l’autre, les anarchistes et les socialistes. Le dédoublement de la réalité entre une réalité apparente et fallacieuse et une réalité dissimulée mais réelle trouve en eux son expression la plus frappante. Ils sont, à la fois, citoyens et apatrides, riches banquiers et anarchistes misérables28. Au même titre que les criminels du roman policier, dissimulés sous les dehors d’êtres parfaitement inoffensifs, ou que les agents des récits d’espionnage, cachés sous l’identité de citoyens respectables, ils peuvent changer brusquement de forme en fonction du regard qui est posé sur eux et qui, d’abord abusé, accède, subitement, à la lucidité. Ils incarnent par là — comme l’a bien vu Zigmunt Bauman29 — l’ambivalence, considérée comme la maladie de la modernité.
Juif est donc le nom donné à ce qui ne peut se soumettre à la pliure nationale, non seulement parce qu’il existe des juifs dans toutes les nations européennes, et aux États-Unis, mais surtout parce que leur identité judaïque l’emporte toujours chez eux sur l’identité nationale. Les liens qu’ils tissent les uns avec les autres prennent la forme d’une immense toile qui, à la façon d’une toile d’araignée (une image souvent reprise par la caricature antisémite), s’étend sur les nations et en menace l’intégrité. Les juifs, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sont accusés d’incarner une forme de lien qui n’est ni juridiquement constitué, sur le mode de la citoyenneté, ni associé aux traditions d’un terroir. Ils posent par là aux États un problème insoluble qui se fera connaître sous le terme de question juive. Ni naturel ni juridique, le genre de relations qui se tisse entre les juifs est toujours, par là, de l’ordre de la forme-complot. Il en est même l’incarnation et en devient le symbole.
En effet, la loyauté dominante que l’on impute aux juifs ne cesse d’avoir la judaïté pour objet, en sorte que le projet généreux et démocratique qui propose de les intégrer est nécessairement voué à l’échec. Car le fait de leur intégration ne deviendrait patent que s’ils acceptaient de renoncer au nom de juif et aux formes de lien qu’il suppose. Ce ne seraient plus alors des juifs qui se trouveraient intégrés mais des personnes ordinaires ou, si l’on veut, sans qualités. Si, au contraire, ils s’obstinent à se revendiquer comme juifs, leur intégration n’est qu’un leurre30. C’est la raison pour laquelle les juifs, et surtout les mieux intégrés d’entre eux, au moins en apparence, c’est-à-dire, en général, les plus riches ou les plus lettrés, sont, par excellence, les ennemis de l’intérieur. Ils sont l’ambivalence même, le lapin/canard dont la forme se modifie selon l’angle sous lequel on le considère, l’inquiétante étrangeté qui rend patent l’échec de l’entreprise visant à mettre en place une réalité qui se tienne. C’est-à-dire une société ; c’est-à-dire un être réellement existant qui, bien qu’il soit composé d’une pluralité d’êtres humains, aurait un caractère qui serait bien marqué, qui serait bien trempé, qui serait national. Un être tout d’une pièce. Et, est-il nécessaire de le noter, ceux à qui était attribué le nom de juif, et même ceux qui le revendiquaient, adhéraient, pour nombre d’entre eux, à ce projet étrange indissociable de l’idée d’intégration : faire exister l’état de juif en le résorbant, de façon qu’il ait la teneur qui est celle des molécules bienfaisantes dans les remèdes homéopathiques. La mémoire de juif était censée se maintenir malgré tout, à la façon de la mémoire de l’eau.
Mais c’était s’aveugler sur le fait que le nom de juif s’était chargé, avec la montée en puissance d’un côté des États-nations et de l’autre du capitalisme, à la fois antagonistes et complices, d’une extension et d’une polysémie telles qu’il pouvait être attribué à peu près à n’importe qui et à n’importe quoi (par exemple, en substituant au qualificatif de « juif » celui d’« enjuivé », terme fréquent dans la littérature antisémite). Désignant tout ce qui rend manifeste l’ambivalence de la modernité nationaliste-capitaliste, telle qu’elle se déployait aussi bien dans les démocraties libérales que dans les États traditionalistes et autoritaires crispés dans la résistance au libéralisme, il a vocation à s’étendre bien au-delà des limites d’une religion, d’une tradition ou d’une ethnie. Il est le nom donné à tout ce qui circule en se jouant des frontières, qu’il s’agisse de personnes — banquiers ou anarchistes —, d’idées — du libéralisme au socialisme — ou, plus généralement encore, de marchandises et d’argent, c’est-à-dire à tout ce qui, faisant flux, traverse les territoires et, ce faisant, réduit à zéro les efforts déployés par les États pour faire le bonheur des peuples.
Il ne s’agit pas, on l’aura compris, d’accuser Buchan d’être un antisémite, ce qu’il était, probablement, mais ni plus ni moins qu’un grand nombre d’écrivains de son temps31. C’est la structure même du genre de récit qu’il met en place qui exige que soient nommés, identifiés et pourchassés les acteurs ou, plutôt, les facteurs sur lesquels repose la masse manquante de causalité, sans laquelle les événements deviennent incompréhensibles et absurdes. Et cela quel que soit le nom donné, à un moment déterminé de l’histoire, à cette causalité absente — cette causalité noire comme on parle de matière noire.
Buchan, qui est un homme de droite et un membre de l’establishment (il a terminé sa carrière comme vice-roi du Canada, après avoir été membre du Parlement et avoir brièvement servi dans l’Intelligence Service), et qui écrit son livre en pleine guerre, avec une visée évidente de propagande patriotique, n’invente rien, au moins sur le plan des dispositifs idéologiques. Il se contente d’introduire dans le roman d’aventures un trope politique qui, apparu dans le dernier tiers du XIXe siècle, connaîtra, au cours de la première moitié du XXe siècle, un grand succès, surtout dans les années 1930. La crise de 1929, et l’incapacité des États à en maîtriser les effets, donne du poids à l’idée selon laquelle les gouvernants officiels ne seraient que des marionnettes impuissantes face à la puissance réelle, mais cachée, de ceux qui tirent les ficelles du capitalisme, ou encore qu’ils ne seraient, en fait, que les chargés d’affaires et les complices des maîtres du capital. Une conception de ce genre peut circuler de droite à gauche. Mais, tandis qu’à gauche elle doit tenir compte des valeurs internationalistes d’une partie au moins du mouvement ouvrier, cette vision du monde constitue un élément central des croyances auxquelles adhèrent les mouvements qui se réclament à la fois de l’anticapitalisme et du nationalisme, comme ce fut le cas du fascisme et, dans une certaine mesure, du nazisme (dont le cœur idéologique était moins nationaliste que racial). Se proclamant au-delà de l’opposition entre la gauche et la droite, ces mouvements peuvent ainsi faire converger dans la figure de l’ennemi deux forces qui, en apparence, sont en lutte, celle du capital et celle des adversaires du capitalisme.
L’idée selon laquelle l’intégrité des peuples et des nations serait menacée par de vastes conspirations tramées par des collectifs plus ou moins secrets, dont les membres seraient disséminés dans différents pays et, particulièrement, dans des pays ennemis, accompagne ainsi, à la fois, la formation du nationalisme et les élaborations qui se donnent pour objet de dévoiler les causes des révolutions et, plus généralement, des méfaits de la modernité (dont le capitalisme). Les collectifs qui ont occupé la place de l’ennemi invisible ont été, historiquement, assez divers : d’abord, au XVIIIe siècle, les jésuites, puis, surtout, les Illuminati de Bavière, les francs-maçons, les intellectuels des Lumières, etc., ces différentes entités ayant en commun une indifférence supposée au fait national. Dans les pays où le nationalisme est associé au catholicisme (comme, en France, avec le gallicanisme), l’anticléricalisme imputé à la franc-maçonnerie est traité comme une tendance antinationale. L’histoire de ces constructions historico-idéologiques, dans lesquelles l’abbé Barruel (qui était lui-même jésuite) occupe, avec ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, une position de pionnier, est aujourd’hui largement documentée.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les juifs occupent dans ces constructions une place centrale. En eux s’incarne — on l’a vu — l’ensemble des forces réputées apatrides, c’est-à-dire, d’un côté, les forces de l’argent (dont les Rothschild sont le symbole), qui circule sans contrainte entre les territoires des États-nations, et, de l’autre, les forces révolutionnaires internationalistes (Marx) qui exportent d’un pays vers un autre la révolution sociale, conçue comme une limite extrême de la pathologie libérale.
Les protocoles des Sages de Sion joue un rôle important dans l’enchevêtrement des histoires sordides — allant de la fiction la plus extravagante au réel le plus cru et le plus tragique — qui ont contribué à forger les subjectivités européennes à l’aube du XXe siècle, dont on cherche à tirer ici quelques fils. Ce texte se présente comme le compte rendu de réunions judéo-maçonniques secrètes (qui visent l’Alliance israélite universelle), au cours desquelles un « Sage de Sion » s’adresse aux chefs du peuple juif pour leur exposer un plan secret de domination mondiale, après la destruction de la civilisation chrétienne. Ce plan comporte l’utilisation de la ruse, des guerres, des révolutions et du capitalisme. Les protocoles... se rapporte à notre objet sous plusieurs rapports différents. Il constitue, d’une part, un témoignage important de l’antisémitisme européen, dont il est un des produits, mais qu’il a également contribué à justifier et à répandre, jusqu’à jouer un rôle notoire dans le glissement de l’idéologie éradicatrice au passage à l’acte de destruction des juifs d’Europe. On peut penser, d’autre part — sans pouvoir en apporter la preuve —, qu’il est une des sources du récit de Scudder que rapporte Buchan ou, au moins, que Buchan se fait l’écho d’une thématique largement répandue dont Les protocoles... a été l’une des mises en forme les plus systématiques.
Mais la centralité des Protocoles pour notre propos ne s’arrête pas là. Les protocoles... est aussi au cœur du nœud de problèmes qui se constituent autour de la question du complot, dont on verra qu’elle a occupé, et qu’elle occupe peut-être toujours, une place centrale dans les disputes idéologiques, et dans les débats des sciences sociales, depuis plus d’un siècle. Les protocoles... se rattache à la question du complot, d’abord du simple fait qu’il prétend dévoiler un complot mondial, celui des juifs, et l’on connaît les conséquences qu’a eues ce prétendu dévoilement. Mais il se rattache aussi à la question du complot sous un rapport plus indirect. Lorsque, cinquante ans plus tard, s’est formé un courant dans les sciences sociales — dont nous examinerons plus loin la genèse — qui s’est donné pour objet général la croyance dans l’existence de complots, avec pour objectif de l’étudier mais aussi, le plus souvent, d’en dénoncer les méfaits, Les protocoles... a été considéré comme l’exemple le plus manifeste de théorie du complot. Il occupe, dès lors, le centre de cette catégorie, souvent invoquée par la science politique mais aussi par les personnes ordinaires, et en constitue, en quelque sorte, le symbole. Il s’ensuit que de nombreuses autres croyances — quelle qu’en soit la teneur —, identifiées et dénoncées depuis lors par des commentateurs qui les ont qualifiées de théories du complot, se sont trouvées touchées, au moins implicitement, par l’opprobre qui, à juste titre, affecte Les protocoles...
Ajoutons, enfin, que la reconstitution par les historiens de la manière dont Les protocoles... a été fabriqué, et celle de son parcours, conduit au cœur des dispositifs policiers et des dispositifs d’espionnage mis en place par les pays européens — la Russie et la France particulièrement —, à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle. De ce fait, Les protocoles... peut, tout à fait légitimement, être considéré comme le résultat d’un complot, en sorte que, au moins dans son cas, le recours à des explications du genre de celles qu’invoquent les constructions qualifiées de théories du complot est bien fondé. Quant à l’histoire même de cette reconstitution historique32 — qui se poursuit avec acharnement de nos jours —, on peut penser qu’elle trouverait facilement place dans un récit haletant relevant du journalisme d’investigation, voire dans un roman d’espionnage. Elle est si bien documentée et connue qu’on peut se contenter de l’évoquer rapidement.
Les protocoles des Sages de Sion est un faux fabriqué à Paris en 1897 ou 1898. Ce texte fut écrit en français par un activiste antisémite (identifié par l’historien russe Mikhail Lépekhine comme étant le publiciste Mathieu Golovinski) travaillant pour un agent de la police secrète de la Russie tsariste — l’Okrana — qui résidait à Paris (Pierre Ratchkovski). Ou, peut-être, comme le suggère Carlo Ginzburg dans un ouvrage récent, par ou avec la complicité d’Édouard Drumont33. Il fut traduit en russe et publié pour la première fois en Russie en 1905 par le « mystique » orthodoxe Serge Nilus proche de Nicolas II. Le texte fut ensuite largement diffusé en Russie, où il fut mis au service de la politique antisémite menée par l’État avec le soutien des milieux réactionnaires et des élites orthodoxes. Sa diffusion a probablement joué un rôle de soutien idéologique aux nombreux pogromes que connaît cette période. D’après Norman Cohn, l’un des précurseurs de l’histoire des Protocoles, ce faux n’était pas le premier du genre. Il avait été précédé, en Russie, par la publication, en 1869, du Livre de Kahal, un faux dans lequel l’auteur — Jacob Brafmann, un juif converti à l’orthodoxie — prétendait avoir découvert des comptes rendus de réunions secrètes de communautés juives, révélant que le Kahal (le conseil de la communauté) de « chaque ville s’efforçait d’aider les commerçants juifs à ruiner leurs concurrents chrétiens, afin de s’emparer en fin de compte de tous les biens et de toutes les propriétés chrétiennes ». Cet ouvrage, publié aux frais du gouvernement, fut distribué aux fonctionnaires russes34. Plusieurs ouvrages de même type suivirent. Plus généralement, les articles et les ouvrages dénonçant une conspiration mondiale juive et dévoilant un gouvernement secret entre les mains de sociétés secrètes juives se multiplient dans la plupart des pays européens à la fin du XIXe siècle, en Russie mais aussi en France et, plus encore, en Allemagne35. C’est dire que Les protocoles... n’aurait sans doute pas été accueilli avec si peu de discernement si les principaux thèmes, dont ils présentent une version particulièrement abracadabrante, n’avaient pas été déjà bien implantés dans la sphère idéologique des bourgeoisies européennes.
Il faudra pourtant attendre les années 1920 pour voir Les protocoles... prendre une dimension vraiment internationale. Au cours de ces années, l’ouvrage est traduit dans différentes langues et migre dans la plupart des pays européens, l’Angleterre, la France (où il est publié en 1921 chez Grasset) et, surtout, l’Allemagne, où il constitua l’un des principaux arguments visant à soutenir le projet de destruction des juifs d’Europe conçu, puis réalisé, par les nazis. On prendra la mesure du crédit reconnu à ce texte en rappelant qu’il est cité comme une source digne de considération par le Times de Londres, en 1920 (dans un article qui a pour titre : « Le péril juif, un pamphlet dérangeant. Demande d’enquête »). Cela avant un démenti, l’année suivante, qui fait suite à une découverte, que l’on doit à M. Graves, correspondant à Constantinople de ce respectable quotidien, qui inaugure les recherches déployées depuis lors visant à dévoiler l’origine et à établir la traçabilité de ce faux. M. Graves s’aperçoit que les principaux arguments mis dans la bouche des prétendus dirigeants du complot juif international étaient en fait empruntés à un pamphlet contre Napoléon III, accusé de comploter pour s’emparer d’un pouvoir total, qui est tombé fortuitement entre ses mains (Graves avait pour ami un Russe émigré qui avait acheté à un ancien officier de l’Okrana, réfugié lui aussi à Constantinople, un lot de livres anciens). Ce pamphlet, intitulé Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, avait été publié, sans nom d’auteur, à Bruxelles en 1864, par un républicain, l’avocat français Maurice Joly, puis introduit clandestinement en France par des contrebandiers dont certains étaient sans doute des indicateurs de la police française36. Les exemplaires de cet ouvrage sont, alors, presque en totalité saisis et détruits par la police. L’auteur est identifié, arrêté et détenu à la prison Sainte-Pélagie, dont il ne sort qu’en 1867. Maurice Joly, après 1871, tenta de se rapprocher des républicains et, notamment, des frères Péreire (qui lui firent une place dans leur journal La Liberté) et de Jules Grévy, puis, entra en conflit avec eux, et, après quelques provocations en duel, fut condamné au silence. Le Dialogue... et son belliqueux et talentueux auteur furent totalement oubliés.
M. Graves fit faire des recherches au British Museum où l’on trouva un exemplaire de l’édition clandestine du Dialogue, et la correspondance entre des éléments figurant dans les deux textes permit d’établir solidement que Les protocoles... avait été écrit en décalquant le Dialogue. On remarquera que ces similitudes eurent un caractère d’autant plus convaincant qu’elles portaient souvent sur des détails (par exemple, une référence au « dieu hindou Vishnou37 »), conformément au paradigme de l’indice mis en lumière par Carlo Ginzburg en rapprochant la méthode établie par l’historien d’art Morelli et la découverte de la psychanalyse. La proximité entre les deux textes est surtout frappante, néanmoins, quand on examine les arguments mis dans la bouche de Machiavel, qui est, dans le Dialogue, le porte-parole de Napoléon III. Parmi ces arguments, les plus intéressants pour notre objet sont ceux qui défendent l’idée selon laquelle l’accès à la domination totale dépend de la capacité de manipuler conjointement, d’un côté, les forces financières et, de l’autre, les forces révolutionnaires, afin de diriger ensemble ces forces apparemment opposées vers une même direction qui est celle de la guerre. Machiavel déclare ainsi, par exemple : « J’instituerais d’immenses monopoles financiers, réservoirs de la fortune publique, dont dépendrait si étroitement le sort de toutes les fortunes privées qu’elles s’engloutiraient avec le crédit de l’État le lendemain de toute catastrophe politique » (Dialogue, p. 59). Propos repris dans Les protocoles..., sous la forme suivante : « Bientôt nous instituerons d’énormes monopoles, réservoirs de richesses colossales, dont les fortunes, mêmes grandes, des chrétiens dépendront tellement qu’elles y seront englouties, comme le crédit des États, le lendemain d’une catastrophe politique » (Protocoles, p. 42). Quant à la manipulation des révolutionnaires pour accéder à la puissance, Maurice Joly la décrit — par la bouche de Machiavel — dans ces termes : « À l’extérieur, il faut exciter, d’un bout de l’Europe à l’autre, la fermentation révolutionnaire que l’on comprime chez soi. Il en résulte deux avantages considérables : l’agitation libérale au-dehors fait passer sur la compression du dedans. De plus, on tient par là en respect toutes les puissances, chez lesquelles on peut à son gré faire de l’ordre ou du désordre. Le grand point est d’enchevêtrer par des intrigues de cabinet tous les fils de la politique européenne de façon à jouer tour à tour les puissances avec qui l’on traite » (Dialogue, p. 61).
Machiavel fait tenir son idée maîtresse dans une formule que ne désavouerait pas Scudder : « Pour résumer d’un mot tout le système, la révolution se trouve contenue dans l’État, d’un côté, par la terreur de l’anarchie, de l’autre, par la banqueroute, et, à tout prendre, par la guerre générale » (Dialogue, p. 61). C’est cette formule, destinée à figurer sous une forme ironique la politique de Napoléon III, que Les protocoles... placera dans la bouche de juifs. De même, le conseil que le sage donne aux juifs d’établir des représentations officielles du monde, de façon à dissimuler la réalité, est emprunté au Dialogue. Machiavel dit : « Dans ce que vous appelez le langage officiel, il faut un contraste frappant, et là on ne saurait affecter trop d’esprit de loyauté et conciliation ; les peuples qui ne voient que l’apparence des choses feront une réputation de sagesse au souverain qui saura se conduire ainsi. » « Le pouvoir que je rêve — ajoute Machiavel/Joly —, bien loin, comme vous le voyez, d’avoir des mœurs barbares, doit attirer à lui toutes les forces et tous les talents de la civilisation au sein de laquelle il vit. Il devra s’entourer de publicistes, d’avocats, de jurisconsultes, d’hommes de pratique et d’administration ; de gens qui connaissent à fond tous les secrets, tous les ressorts de la vie sociale, qui parlent tous les langages, qui aient étudié l’homme dans tous les milieux. Il faut les prendre partout, n’importe où, car ces gens-là rendent des services étonnants par les procédés ingénieux qu’ils appliquent à la politique. Il faut, avec cela, tout un monde d’économistes, de banquiers, d’industriels, de capitalistes, d’hommes à projets, d’hommes à millions, car tout au fond se résoudra par une question de chiffres » (p. 62).
C’est donc bien cette description pamphlétaire du pouvoir mis en place, en France, par Napoléon III, qui se trouve reprise, trente ans plus tard, et universalisée, en substituant à l’empereur les juifs et leurs sociétés secrètes et, à la France, le globe. Les conséquences économiques et sociales de ce que les historiens du capitalisme ont appelé la première globalisation, alors en cours, avec son cortège de crises, de chômage, de misères et de corruption, constituaient certainement un terrain favorable au renforcement du nationalisme et à la diffusion de conceptions de l’histoire reposant sur le dévoilement d’un complot mondial. Elles disculpaient les entités nationales et les bourgeoisies nationalistes de toutes responsabilités dans les malheurs du temps, attribués à l’action de forces souterraines et toutes-puissantes, apparemment composites mais en fait unies, s’exerçant à l’insu ou avec la complicité des gouvernants officiels. Précisément la conception de l’histoire que Scudder, au début des 39 marches, fait entendre aux oreilles de Richard Hannay, d’abord incrédule, puis convaincu de sa véracité par les événements dont il est le témoin avant d’en devenir, sans l’avoir voulu, l’un des acteurs.
Laissant momentanément de côté Les 39 marches, nous ouvrirons maintenant un autre roman d’espionnage, écrit vingt-cinq ans plus tard, Au loin le danger, d’Eric Ambler38. Ce roman — le dernier des six récits qu’Eric Ambler écrira entre 1936 et 194039 — nous intéressera parce qu’il constitue, en quelque sorte, une reproduction inversée des 39 marches. La trame ou la structure actancielle du récit sont très exactement maintenues. Mais le remplissement des actants est profondément transformé. Ce retournement a été délibérément opéré par Ambler : « Je cherchais quelque chose que je puisse changer et je décidais que ce serait le thriller d’espionnage que j’étais décidé à mettre sens dessus dessous en faisant du héros un homme de gauche et de gens du peuple les figures principales40. » Ambler, qui est socialiste et qui a vécu, à Paris où il réside alors, l’expérience du Front populaire, entend transformer le genre à la fois sur un plan littéraire et sur un plan politique en prenant pour objet les luttes qui déchirent l’Europe et en les abordant depuis la gauche. Le complot est toujours au centre du récit. Au cœur de ce complot, on trouve toujours les magnats de l’industrie et les banquiers, en tant qu’incarnations du capitalisme. Mais les associés des banquiers ne sont plus, comme chez Buchan, les socialistes, les anarchistes, les apatrides et les juifs. Il s’agit, au contraire, de nationalistes, de fascistes et, plus généralement, de membres des élites dirigeantes, l’ensemble composant ce que l’on peut appeler une classe dominante. Ainsi se trouve, à peu près pour la première fois, figurée explicitement dans le roman d’espionnage l’autre accusation de complot, celle qui, portée par la gauche révolutionnaire, a dénoncé la connivence entre la bourgeoisie, les élites au pouvoir et le « grand capital ». Cette opération de retournement dévoile, du même coup, le caractère réactionnel des accusations de complots sur lesquels reposent les ouvrages pris jusqu’ici pour objet.
Résumons l’histoire que nous raconte Eric Ambler. Une compagnie de pétrole, la Pan-Eurasian Petroleum Company, est au centre d’un réseau international de banques qui ont leur siège à Londres et dont les membres appartiennent à la classe dominante anglaise et à la gentry (comme lord Welterfield, millionnaire propriétaire de mines de charbon et mécène sportif). L’homme qui dirige ce réseau, président de la Petroleum et d’une quinzaine d’entreprises, administrateur de trente autres, « gros ponte de la City de Londres », Balthergen, dont l’auteur suggère qu’il serait originaire du Proche-Orient (son secrétaire l’entend parler dans une langue qui semble « un mélange de russe et d’italien »), vit entre sa Rolls-Royce et son bureau, qui est décrit comme semblable au « salon d’une prostituée » parce qu’il est rempli d’objets coûteux et de mauvais goût. M. Balthergen a un homme de main, le colonel Robinson, qui n’a d’anglais que le nom. Il s’agit en fait de Saridza un agent provocateur, aidé par un tueur sadique, le capitaine Mailler, ancien policier des forces spéciales britanniques en Irlande. Lorsque débute le roman, Balterghen réunit le conseil d’administration de la Pan-Eurasian Company pour lui faire part de ses préoccupations. L’Italie, pour poursuivre son programme d’armement, a besoin du pétrole de la Roumanie. Balterghen fait pression sur le gouvernement roumain pour que soient votées au Parlement les lois rendant de nouveau exploitables les anciennes concessions que la Pan-Eurasian avait en Roumanie. Toutefois, le vote est retardé à cause d’un article publié dans un journal socialiste (« Les rouges ! s’exclama violemment lord Welterfield »). Cet article, intitulé « Les vautours se massent », dénonce les « exploiteurs capitalistes » et la corruption qui sévit dans les cercles gouvernementaux au profit de la Pan-Eurasian. Le héros du livre, Kenton, est un journaliste pigiste, de nationalité anglaise mais dont la mère est française et le père originaire d’Irlande du Nord. On le prendrait pour un « Américain ». Après une lourde perte au jeu, complètement désargenté, Kenton, qui a quitté Nuremberg pour rejoindre Vienne où il espère trouver de l’argent, rencontre, dans le train, un homme — Herr Sachs — qui se fait passer pour allemand et pour juif et qui se dit pourchassé. Cet homme lui confie, contre une forte somme, une enveloppe et lui demande de la déposer dans un hôtel de Linz. Herr Sachs est assassiné. Kenton est accusé du crime. Il rencontre alors deux agents soviétiques, Zaleshoff et sa sœur Tamara, qui cherchent à récupérer l’enveloppe. Cette dernière contient, en fait, des plans secrets et obsolètes d’invasion de la Bessarabie, qui, s’ils étaient découverts, serviraient les desseins de la Pan-Eurasian Petroleum Company. Sachs, qui est un ancien agent communiste devenu un traître, s’apprêtait à les livrer aux dirigeants de cette société. Kenton se trouve poursuivi à la fois par les hommes de main travaillant pour le compte de la Pan-Eurasian et par la police qui le recherche pour le meurtre de Sachs. Il fait cause commune avec Zaleshoff et Tamara qui, après de nombreuses et périlleuses aventures, parviennent à le sauver des griffes de l’infâme colonel Robinson et à récupérer l’enveloppe dont ils détruisent le contenu.
Les similitudes avec Les 39 marches sautent aux yeux. Le héros est un homme seul, à la fin de la prime jeunesse. Il est jeté malgré lui et par hasard dans une affaire qui le dépasse et il prend en main, au péril de sa vie, une cause d’importance politique majeure, sans être mandaté par aucun État. De son action dépend le destin de pays entiers qui risquent d’être plongés dans d’horribles conflits (la guerre de 1914, dans Les 39 marches, et, dans Au loin le danger, la guerre de 1939). Il fait la découverte d’une vaste conspiration et d’un monde parallèle. Il est aux prises avec une société secrète internationale, prête à tout pour aboutir à ses fins : « le fascisme en Italie, le national-socialisme en Allemagne, les Croix-de-Feu en France, le rexisme en Belgique (...) les symptômes apparaissent même en Grande-Bretagne avec le pouvoir croissant de la bureaucratie ». Ses adversaires changent constamment d’identité, en sorte qu’il ne sait jamais vraiment à qui il a à faire, ami ou ennemi (même l’horrible colonel Robinson, dans son « costume de tweed », semble « l’incarnation même du propriétaire terrien respectable »). Il agit spontanément, en fonction de principes moraux et de solidarités, qui sont, en quelque sorte, enracinés en lui. Il est pourchassé à la fois par la police officielle des États et par les agents de la conspiration dont il contrarie les desseins.
On notera, de même, que la métaphysique politique sous-jacente au récit — celle des deux réalités politiques, l’une manifeste mais fictive, l’autre réelle mais cachée — est commune à Buchan et à Ambler. « Le monde des affaires décidait du destin des nations bien davantage que les débats des hommes d’État. (...) les banquiers et ceux qui en dépendaient, fabricants d’armes, compagnies pétrolières et gros industriels (...) déterminaient le contenu de ces politiques. Le grand capital posait les questions qu’il voulait poser où, quand et dans les circonstances qui l’arrangeaient. Pour “comprendre” ces changements politiques, “il fallait, en réalité, enquêter sur les transactions bancaires à Londres, Paris ou New York”. (...) On ne pouvait jamais être sûr de rien. (...) Une partie de ce jeu se jouait dans l’atmosphère subtile des salles de conférence et des parties de chasse, une autre autour de personnages comme Sachs, dans les trains et les hôtels de troisième catégorie, dans les banlieues des grandes villes et les endroits sombres... » Quant aux membres de la bonne société — le vrai complot —, ils utilisent des tueurs parce qu’ils n’ont pas le courage de faire eux-mêmes le « sale boulot ». « Ce sont des hommes bons, qui aiment bien avoir la conscience tranquille. Ils se plaisent à penser que les gens qu’ils exploitent sont contents et heureux de se faire exploiter. Ils aiment s’asseoir à leur bureau et traiter en toute honnêteté avec d’autres hommes d’affaires. C’est là que Saridza (l’agent provocateur) entre en scène. »
Ajoutons enfin que, chez Ambler encore plus que chez Buchan, l’État est mis à mal. Miné, chez Buchan, par des taupes libérales ou même crypto-socialistes, qui l’empêchent de mener à bien sa mission, l’État est simplement, chez Ambler, complice de la classe dominante dont il n’est qu’un instrument. Si, à la fin de son aventure, Hannay trouve, dans l’État britannique, des personnalités courageuses qui l’aident à lutter contre les ennemis de la nation, il n’en va en rien de même dans le cas de Kenton. Il ne doit son salut qu’à l’action de communistes, considérés, dans le cours du récit, non comme les agents d’un autre État, l’État soviétique, mais uniquement en tant que militants libres, authentiquement dévoués à la cause des peuples.
De même que l’on peut considérer Les 39 marches comme la matrice de nombreux romans d’espionnage d’inspiration nationaliste, de même Ambler met en place une forme dont on peut voir les transformations à l’œuvre dans nombre de thrillers antifascistes des années 1940-1950. Ainsi, par exemple, dans Le ministère de la peur41 de Graham Greene, sans doute le plus célèbre ouvrage de ce type (dont Fritz Lang a tiré un film assez fidèle à l’esprit du roman), le héros, Arthur Rowe, est un homme seul et perdu. Sortant d’un asile psychiatrique où il a été enfermé pendant deux ans pour avoir empoisonné, par compassion, sa femme souffrant d’une grave maladie, il se trouve jeté dans Londres en proie au blitz. Dans une fête de charité il gagne, par erreur, un gâteau dans lequel se trouve caché un microfilm contenant le plan secret de défense des côtes anglaises. Après avoir fait l’objet d’une tentative d’assassinat, il entre en contact avec l’association qui a organisé cette fête (« Les mères du monde libre ») et avec ceux qui la dirigent, un charmant réfugié autrichien et sa sœur (encore plus charmante). Puis, après une suite de péripéties, il se retrouve dans une séance de spiritisme organisée par la démoniaque Mrs Bellairs et prend place dans le cercle spirite, symbole même du complot, puisque tous ceux qui le composent, lui excepté, sont des espions nazis. La lumière s’éteint. Un homme est tué. Il est accusé du meurtre et pourchassé à la fois par la police et par les espions dont le chef n’est autre que le charmant réfugié (mais, heureusement, à l’insu de sa charmante sœur) et dont la pièce maîtresse est le Dr Forester, un éminent psychiatre, qui, en tant que conseiller des services de sécurité, s’est introduit au cœur de l’État britannique.
Mentionnons encore, pour clore cette série, un roman un peu plus tardif (il a été publié en 1949 et se passe à New York juste après la guerre). Dans Le puits de velours (The Velvet Well) de John Gearon, le héros est un militant antifasciste qui, comme Arthur Rowe, sort d’une clinique psychiatrique42. Il se retrouve, seul et perdu, à la fois aux prises avec une organisation internationale, basée en Amérique du Sud, d’anciens nazis cherchant à s’emparer d’une valise contenant de l’uranium, et accusé par la police d’avoir tué le savant auquel la valise a été dérobée. On pourrait, cette fois encore, accumuler les exemples de ce genre.
Avec celle du retournement, on peut mentionner une autre figure de transformation du récit d’espionnage. Elle consiste toujours à se saisir de la question du complot, qui est constitutive de ce genre littéraire, mais en tentant d’échapper à l’alternative contraignant à dévoiler et à dénoncer, soit le complot associant au capitalisme les socialistes et/ou les anarchistes (et les juifs) depuis une position nationaliste, soit le complot associant au capitalisme la classe dirigeante et/ou les élites internationales depuis une position socialiste ou anarchiste. Ces tentatives visent donc à mettre en place des formes narratives permettant de décrire la réalité tout entière comme un vaste complot, et, par là, d’achever la transposition, dans le champ de la représentation littéraire, de ce que l’on peut tenir pour la figure dominante de la métaphysique politique du XXe siècle. Mais en s’en saisissant depuis un point de vue surplombant qui entend dépasser le conflit entre des interprétations divergentes de ce qui fait l’objet du complot, des acteurs qui s’y engagent et des forces qui les lient les uns aux autres. Ce déplacement suppose donc la construction d’une position d’énonciation depuis laquelle il est possible de se saisir simultanément des différentes expressions de l’accusation de complot.
Nous examinerons successivement cette opération sous trois formes très différentes. La première, que l’on peut considérer comme archaïque — elle apparaît au début du XXe siècle —, consiste à rapprocher différentes accusations de complot de manière à en dévoiler la convergence. La deuxième, qui se développe surtout pendant la guerre froide — cinquante ans plus tard —, tend à symétriser les différents complots, et à les traiter en parallèle, tout en conservant à chacun d’eux un caractère distinct. Enfin, la troisième vise à dégager la forme-complot dans ce qu’elle a de plus général, de façon à l’appréhender en quelque sorte pour elle-même — si l’on veut, en soi —, en tant que forme constitutive, non seulement de la politique, mais de la réalité tout entière, dans un cosmos arraisonné par la technique, mise au service, alternativement ou simultanément, de la toute-puissance étatique ou de l’ubris capitaliste. C’est-à-dire un cosmos sans échappatoire, dans lequel la possibilité de se soustraire à l’empire du complot et, même, de prendre à son égard une distance suffisante pour l’objectiver et pour en discerner les contours est proprement exclue.
Pour saisir les différences entre ces figures, il faut prendre en compte la position, qui n’est pas, généralement, déclarée explicitement dans les récits eux-mêmes, depuis laquelle les complots antagonistes sont considérés et aussi jugés. Cette position surplombante est en effet toujours normative. Mais, dans le cas des récits les plus anciens, il s’agit d’une position que l’on peut qualifier de radicale, ou d’extrémiste, ou encore, si l’on veut, d’eschatologique. La réalité existante, et les complots qui l’habitent, sont considérés depuis un point de fuite qui est celui d’un jugement dernier. C’est sans doute la raison pour laquelle les premiers récits dans lesquels cette possibilité est exploitée ont plus ou moins le caractère d’utopies tirant vers le fantastique.
Dans les expressions de ce schème qui se développent durant la guerre froide, et qui prétendent au réalisme, les complots antagonistes sont considérés depuis une position normative surplombante, que l’on peut qualifier d’humaniste et/ou de libérale (dont on examinera plus en détail l’assise dans le chapitre suivant). Elle décrit les deux complots, en tenant compte surtout de l’action des services secrets dépendant des puissances en lutte — les États-Unis et leurs alliés, et l’URSS et ses alliés. Complot communiste et complot démocratico-capitaliste, ou contre-communiste, sont envisagés dans ce qu’ils ont de similaire mais sans les rabattre l’un sur l’autre. Ils sont alors traités comme s’il s’agissait de deux dérives pathologiques des États, arraisonnés par des bureaucraties inhumaines et envahis par des extrémismes également condamnables, bien qu’à des titres et parfois à des degrés différents.
Enfin, le troisième cas de figure a pour position normative implicite quelque chose que l’on pourrait désigner provisoirement comme une nostalgie des relations humaines authentiques, au sens où elles seraient susceptibles d’échapper à la médiation des appareils et des États, en sorte qu’elles sont souvent figurées par référence au face-à-face, à la rencontre fortuite et imprévisible, à la dérive et, par là aussi, en nombre de cas, à l’amour. Il s’agit donc — si l’on veut — d’une tentative, qui se donne elle-même pour désespérée, visant à suspendre la différence entre ce que nous avons appelé la réalité, considérée en tant que réalité construite, notamment par la contrainte qu’exercent les formats d’origine étatique, et le monde, envisagé comme étant « tout ce qui arrive ». Le monde, en surgissant, par le truchement de l’expérience personnelle et particulièrement via la sexualité, dans le cours de vies enfermées jusque-là dans le cadre contraignant de la réalité, vient l’ébranler et en découvre la facticité qui est celle des complots, et des accusations de complot, sur lesquels elle repose. Ces positions narratives, dont nous donnerons quelques exemples, se fraient un chemin compliqué dont le tracé est loin de passer seulement par le récit d’espionnage proprement dit. Elles se forment dans les années qui entourent la Première Guerre mondiale, se généralisent dans la période 1950-1970, et poursuivent leur développement jusqu’à nos jours.
Pour distinguer ces différentes tentatives visant à prendre pour objet la figure du complot, tout en résistant aux antagonismes implacables qu’elle suppose et suscite, nous parlerons, dans le premier cas, de spécularité, dans le deuxième, de symétrisation, et, dans le troisième, de dévoilement.
Deux récits, situés aux confins, sinon du roman d’espionnage proprement dit, au moins de l’abondante littérature mettant en scène des histoires d’anarchistes, nous aideront à dégager la figure de la spécularité. Ils ont pour particularité de se saisir des accusations et des contre-accusations de complot jusqu’à les faire coïncider, comme pour briser l’ordonnance apparente de la réalité et en dévoiler l’ambiguïté et l’étrangeté. Développant jusqu’au bout l’idée d’un grand complot et l’existence, sous la réalité apparente, d’une réalité cachée, ils mettent en place une machinerie fictionnelle qui, à la façon d’un ruban de Möbius, rabat chacune des accusations sur l’autre jusqu’à les rendre indistinctes. G.K. Chesterton dans Le nommé jeudi et Jack London dans Le bureau des assassinats feignent d’abord de vouloir entraîner le lecteur dans un ténébreux récit de complot anarchiste, conforme à la thématique qui s’est mise en place dix ou vingt ans plus tôt et qui, déjà développée dans de nombreuses fictions, met en scène les dangers que l’anarchisme fait courir à l’ordre social. Mais cette thématique est progressivement subvertie, d’abord en présentant la lutte entre les défenseurs de l’ordre et les fauteurs de désordre sous la forme de deux complots symétriques. Les uns et les autres se dissimulent de la même façon et utilisent des méthodes similaires. Puis, en révélant que ces deux complots — celui qui vise la destruction de l’ordre et celui qui entend défendre l’ordre — comportent les mêmes agents. Ce sont les mêmes acteurs qui sont à l’œuvre, sous des identités différentes, dans l’un et dans l’autre. Et les uns et les autres sont également impuissants, aussi bien à instaurer le désordre qu’à défendre un ordre qui n’est lui-même qu’une forme de désordre.
L’idée de deux réalités et de deux pouvoirs — l’un apparent mais fictif, et l’autre, dissimulé mais réel — n’est donc posée que pour être développée d’une façon qui en fait voir à la fois la vérité et l’absurdité. Les hommes d’ordre ont raison de dénoncer, sous l’ordre apparent, l’action du complot socialo-anarchiste, et les anarchistes ont raison de dénoncer, sous l’ordre apparent, un vaste complot qui est celui des capitalistes et de la classe dominante (la « haute société »). Il n’existe donc rien qui puisse être qualifié d’ordre social, mais les ennemis de l’ordre ne sont pas moins inexistants. Cette démonstration, qui se présente sous les dehors du scepticisme le plus absolu, puisqu’elle entend suspendre la distinction entre l’ordre et le désordre, échappe au nihilisme parce qu’elle est orientée vers un point de fuite qui, dans ces deux récits, demeure implicite et qui est, chez Chesterton, le christianisme intégral et, chez London, la révolution totale. L’un et l’autre enferment bien la possibilité d’une exigence normative depuis laquelle la réalité existante peut être jugée, et condamnée, dans sa totalité. Mais cette assise normative ne peut être décrite, ni même désignée, dans la mesure où elle est si étrangère à la réalité telle qu’elle se donne, dans la situation présente, que nul ne peut concevoir les transformations de la réalité et, avec elle, des contours de la morale, qui suivraient l’incorporation de l’une ou l’autre de ces orientations à la texture du monde réel, compris, dans le premier cas, par l’intermédiaire du terme de chair, et, dans le second, dans la rhétorique du matérialisme. Christianisme intégral et révolution totale n’agissent, pour l’instant, qu’à l’état de fantômes, susceptibles de soutenir l’indignation et la critique face au scandale de la réalité, mais sans l’ouverture vers un futur proche, serait-il dessiné sur un mode utopique43.
Le nommé jeudi, de G.K. Chesterton, publié en 1908, peut donc être envisagé comme une allégorie de cette situation spéculaire au sein de laquelle se renvoient accusations de comploter et surtout de croire que les autres complotent. Lucien Gregory, poète tenté par le nihilisme, introduit son ami Gabriel Syme, un homme d’ordre, dans la société secrète à laquelle il appartient. Syme en devient à son tour membre — sous le nom de Jeudi —, avant de confier, sous le sceau du secret, à son ami Gregory, qu’il appartient, en fait, à la police et, plus précisément, aux services secrets chargés de traquer les anarchistes. Mais Syme se rend compte, progressivement, que c’est également le cas des six autres membres du conseil — portant les noms des jours de la semaine — qui gouvernent cette société secrète, à l’exception de son mystérieux président — le nommé Dimanche. On ne connaît ce dernier que par sa voix qui se fait parfois entendre dans une chambre obscure, mais personne ne l’a jamais vu. Or, ayant enrôlé les autres membres, qui appartiennent tous à la police, il se révèle être à la fois le chef de la police et le chef des anarchistes. L’ensemble constitué par les anarchistes, hommes du chaos, comprend donc les mêmes éléments que l’ensemble formé par les membres de la police, représentants de l’ordre. Ordre et chaos sont indissociables.
C’est à peu près à la même époque — sans doute vers 1910 — que Jack London entreprend d’écrire Le bureau des assassinats, roman qu’il laissera inachevé. Il sera découvert dans ses papiers après son suicide en 1916. Robert L. Fish en écrira le dénouement d’après les notes laissées par London. Le personnage principal est un Russe, richissime, ancien anarchiste disciple de Kropotkine qui, après de nombreuses et périlleuses aventures, a pris l’identité de son beau-frère mort et est parti vivre aux États-Unis en compagnie de sa fille Grounia encore bébé, qu’il élèvera en lui faisant croire qu’elle est sa nièce. Ce personnage a deux identités. Celle de Serge Constantine, patron de la grande société russe d’importation S. Constantine & Co, et celle d’Ivan Dragomiloff, patron d’une autre entreprise, secrète celle-là, le Bureau des assassinats, qui réalise, moyennant finance, des meurtres pour le compte de clients. Cette seconde entreprise, très efficiente, est organisée et gérée rationnellement comme le serait une firme capitaliste. Mais sa particularité est d’être soumise à une morale rigoureuse, bien plus rigoureuse que la morale libérale dont se réclame le capitalisme. Cette morale est mise en œuvre, d’une part, pour prendre, ou non, la décision de tuer les cibles indiquées par les clients et, de l’autre, pour gérer la relation contractuelle que le bureau établit avec eux. Les clients peuvent être aussi bien des membres de la haute société — par exemple des capitalistes désireux de se venger d’un adversaire qui n’a pas respecté ses engagements — que des anarchistes qui veulent se débarrasser de policiers ou d’agents des firmes capitalistes. Dragomiloff reproche à ces anarchistes d’être des utopistes, des rêveurs, incapables de mener à bien leurs entreprises subversives et, au fond, trop humains et trop faibles pour se décider à faire couler le sang. Lui, veut être à la fois un moraliste et un homme d’action. Avant d’accéder au désir du client, Dragomiloff mène une enquête. La cible n’est exécutée que s’il parvient à la conviction qu’il s’agit d’un être qui a commis une faute grave ou qui est nuisible pour la société. Grounia, sa fille (supposée nièce), devenue grande est une socialiste humanitaire à qui Dragomiloff, immensément riche, donne les fonds nécessaires à ses actions bienveillantes (qu’il juge vaines). Elle rencontre Winter Hall et les deux jeunes gens tombent amoureux. Winter Hall, qui a hérité de ses parents une fortune respectable, est lui aussi socialiste et lui aussi humaniste. Pour acquérir des compétences lui permettant de mener à bien ses œuvres sociales, il a fait des études universitaires d’économie et de sociologie. Sa doctrine est le pragmatisme social. Ignorant les liens de Grounia et de Dragomiloff, il forme le projet de détruire le Bureau des assassinats dont il est parvenu à découvrir l’existence. Hall rencontre le chef du Bureau des assassinats et lui demande de tuer quelqu’un. De qui s’agit-il ? De Dragomiloff lui-même. Dragomiloff accède à sa requête mais exige que, conformément à la règle qu’il s’impose, son propre assassinat soit justifié. Hall et Dragomiloff, tous deux fanatiquement moraux, se mesurent alors dans une dispute ayant trait à l’éthique du crime. Finalement, Hall l’emporte. Dragomiloff admet que son entreprise d’assassinat est moralement condamnable. Mais, refusant, comme Hall le lui demande, de dissoudre le bureau, il exige que la seconde de ses règles soit respectée, c’est-à-dire que, le contrat ayant été signé, le bureau mette tout en œuvre pour tuer son chef, autrement dit pour le tuer. Si au bout d’un an, durée de l’engagement, il est parvenu à survivre, le contrat sera résilié et il aura le droit de vivre. Durant cette période, il charge Hall, non seulement de prendre soin de sa fille Grounia, mais aussi d’assurer, en tant que secrétaire mandataire, la bonne marche du bureau.
De cette histoire — il faut bien le dire abracadabrante, mais racontée avec le plus grand sérieux —, on peut tirer plusieurs leçons. La première est — ce qui est coutumier chez Jack London — un déni de la morale — justification hypocrite dont se servent les faibles pour se protéger des forts — au privilège de la force, de la pure force vitale, selon une conception plus ou moins inspirée de Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra était un des livres favoris de London). Dragomiloff est d’une force herculéenne et son désir de vie est immense, comme le montrera la suite de l’intrigue consacrée à la chasse menée par le bureau pour avoir la peau de son chef. Mais c’est aussi une mise en équivalence des conspirations anarchistes et des intrigues, non moins secrètes, sur lesquelles reposent, en sous-main, le fonctionnement du capitalisme et, plus généralement, la vie de la haute société. Dans cette parabole, les socialistes (« à cheveux longs ») sont des humanistes ridicules qui ne font que contribuer à perpétuer les misères sociales qu’ils prétendent amender. Les anarchistes utopistes ne sont que des incapables, incapables même de semer le moindre désordre. Quant aux capitalistes, membres de la haute société, ce sont des criminels, comme est criminel l’ordre social dont ils bénéficient. Et Dragomiloff lui-même met en œuvre les mêmes dispositions, c’est-à-dire un mélange de force brute et de moralisme abstrait, dans son commerce légal, mais criminel — comme l’est toute entreprise capitaliste —, et dans ses activités criminelles et illégales.
Pour présenter rapidement la figure de la symétrisation, nous prendrons surtout appui sur le livre de John Le Carré, L’espion qui venait du froid, publié en 196344. On peut considérer que c’est dans cet ouvrage, presque immédiatement adapté au cinéma et promis à un succès planétaire (vingt millions d’exemplaires vendus dans le monde), que la figure de la symétrisation trouve sa forme la plus accomplie, plus tard fréquemment imitée, et aussi largement exploitée par l’auteur lui-même, dont L’espion..., une œuvre de jeunesse, est le premier roman entièrement consacré à l’espionnage. Il faut noter, toutefois, que de nombreux traits qui appartiennent à la figure de la symétrisation ont été dégagés par des auteurs antérieurs et, notamment, par Somerset Maugham (Le Carré a d’ailleurs reçu pour L’espion... le prix Somerset Maugham), puis par Graham Greene, écrivains qui, comme John Le Carré, ont mis à profit dans leurs écrits littéraires l’expérience acquise durant les années où ils ont eux-mêmes fait partie des services secrets britanniques.
Somerset Maugham, auteur alors très célébré de romans et de pièces de théâtre, publie, en 1927, des nouvelles d’espionnage, sous le titre Ashenden or the British Agent45. Ashenden, agent britannique opérant en Suisse pendant la Première Guerre mondiale, est le double de l’auteur qui, sans doute en partie dans l’intention d’enrichir le stock des expériences dont il pourrait plus tard nourrir son travail d’écrivain, a accepté d’occuper, au cours de la guerre, un poste dans les services secrets britanniques46. L’innovation introduite par Somerset Maugham a consisté à diminuer la taille du personnage principal. L’agent mis en scène par Maugham est un homme ordinaire qui, au moins la plupart du temps, accompli des tâches ordinaires, routinières, bureaucratiques et ennuyeuses, mais qui, par la même occasion, côtoie et utilise des individus louches pour monter des opérations sordides. Et il le fait avec une certaine distance, sinon avec un certain amoralisme confinant au cynisme. Les nouvelles ne contiennent pas de critiques explicites des services secrets, moins encore de l’État et de la raison d’État, mais, en mettant en scène la banalité de l’espionnage comme modalité de la banalité du mal, elles contribuent à diminuer l’aura dont bénéficiaient jusque-là les histoires d’espionnages relatées sur un mode héroïque.
L’un des apports principaux de Graham Greene au roman d’espionnage, largement repris par Le Carré, consiste, selon une thématique qui évoque le personnalisme catholique, dont Graham Greene était proche, à raconter des histoires qui engagent des entités de grande taille, comme le sont les États, et qui s’inscrivent dans la grande Histoire, depuis le point de vue de personnes. Ces personnes décrites dans ce qu’elles ont de plus intime, de plus vulnérable, tranchent par leur fragilité, par le désarroi de leur vie affective et par la confusion ou l’ambivalence de leurs sentiments, avec la figure du héros ou même avec la force qui émane nécessairement de personnages dotés d’une personnalité claire, nette et bien trempée. C’est le cas, par exemple, de D., le personnage principal de L’agent secret (The Confidential Agent, publié en 1939), émissaire du gouvernement républicain espagnol qui vient négocier secrètement en Grande-Bretagne un achat de charbon vital pour l’économie de son pays, naguère professeur respecté, aujourd’hui un homme ravagé et traqué par L., l’envoyé des fascistes, aristocrate introduit dans la bonne société anglaise47. C’est le cas également d’Arthur Rowe, l’anti-héros du Ministère de la peur dont nous avons rappelé plus haut les aventures. On pourrait trouver des exemples comparables dans plusieurs romans publiés par la suite par Greene se rattachant, à des degrés divers, au genre du roman policier et/ou d’espionnage, tels que Le troisième homme (1950)48 ou, beaucoup plus tard, Le facteur humain (1978)49 dont l’action conjugue un niveau micro et un niveau macro. Elle est centrée à la fois — au plan intime — sur l’histoire d’un couple dont l’homme est un Anglais et la femme une Africaine et — au plan de la grande politique — sur le récit d’une manipulation impliquant les intérêts britanniques à l’égard de l’Afrique du Sud. On peut voir dans ce roman, qui se situe dans les services secrets, une sorte d’hommage de Graham Greene à John Le Carré, dont l’œuvre doit elle-même beaucoup aux livres de son illustre prédécesseur. Un résultat de cette focalisation sur la fragilité de la personne humaine est de tirer un effet dramatique des jeux d’échelle. Les êtres humains, minuscules et désarmés, sont manipulés et broyés par des entités immenses, qui, tout en étant semblables à des machines, sont dotées d’une intentionnalité puissante, mais insondable. Il s’ensuit que ceux qui sont les victimes de ces manipulations ne peuvent avoir d’autre intention que celle de leur résister, sans savoir, le plus souvent, ce qu’on leur veut vraiment, qui sont leurs amis ou leurs ennemis, et donc, généralement, en vain.
Dans L’espion qui venait du froid, les différents thèmes que l’on vient d’évoquer sont coagulés de façon à esquisser une critique, relativement nouvelle dans le roman d’espionnage, qui est celle des bureaucraties en tant que complots. Elle esquisse, sans la porter à son terme, une critique plus radicale, que nous évoquerons tout à l’heure, consistant à dévoiler l’État, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, en tant que complot. Chez Le Carré, plus encore que chez ses prédécesseurs venus eux aussi de l’univers des services secrets, l’espionnage est traité comme un métier, dont l’exercice prend place au sein de puissantes organisations d’État. Ceux qui exercent ce métier sont, au même titre que les autres agents de l’État, soumis à une discipline mesquine et tatillonne, dont l’auteur ne nous épargne aucun détail (notes de frais, points de retraite, mutations humiliantes, supérieurs obtus, temps de service imposés, etc.). Mais ce métier est la mort. Plus encore que les militaires, et de façon plus immorale parce que plus cachée, les membres de ces armées secrètes risquent leur vie et éliminent leurs adversaires, c’est-à-dire les adversaires supposés des États qui les emploient. Pourtant, les bureaucraties antagonistes qui donnent du travail à ces professionnels ne sont pas simplement des instruments de la raison d’État. Elles sont à elles-mêmes leur propre fin ou sont plutôt — pour reprendre une expression que nous avons empruntée à Kracauer à propos du roman policier — des finalités sans fin. Et ces finalités objectives qui les habitent et les meuvent n’ont d’autre but que de faire proliférer le complot. Le complot est à la fois ce qu’elles fabriquent et l’énergie dont elles se nourrissent.
Enfin, chacune de ces bureaucraties en lutte est le reflet inverse de l’autre. Leur organisation, leurs normes, la façon dont elles fonctionnent, leur brutalité, leur mépris des hommes qu’elles utilisent, manipulent et détruisent, sont semblables. L’une des dimensions originales du contrat de lecture que Le Carré met en place, et qui est sans doute en grande partie à l’origine du succès qu’a rencontré le livre, est d’établir une complicité avec le lecteur allant dans le sens du relativisme. Il existe bien deux complots différents, mais chacun d’entre eux ne se justifie que par référence à l’autre, en sorte qu’ils sont complices (conformément à un paradigme, celui du fort et du contrefort identifié par Michel Serres en analysant le tableau de Carpaccio représentant la lutte de saint Georges et du dragon50).
Cette complicité est mise en scène, dès le début du livre, lorsque Control confie à Leamas la tâche d’éliminer Mundt, le chef du contre-espionnage d’Allemagne de l’Est, « un tueur » dont la brutalité justifie l’assassinat. « Nous avons une éthique, dans notre métier — dit Control —. Une éthique basée sur une seule présomption : que jamais nous ne serons des agresseurs. (...) Si bien que nous faisons de temps à autre des choses désagréables mais toujours strictement défensives, si je puis dire. Et j’estime que ça aussi, c’est correct. Nous faisons des choses pas agréables pour que les gens puissent dormir en paix. Trop romantique, à votre goût ? Bien sûr, de temps en temps, nous commettons même des actes franchement répréhensibles. (Il eut un sourire enfantin). Et question immoralité, je crois que nous ne craignons personne. Mais, après tout, on ne peut pas comparer l’idéal d’un camp aux méthodes de l’autre, non ? (...). Je veux dire, reprit-il, qu’il faut comparer méthodes et méthodes et idéal avec idéal. Et j’estime que, depuis la guerre, nos méthodes et celles de l’adversaire sont devenues à peu près identiques. Je veux dire que vous ne pouvez pas vous montrer moins brutal que l’adversaire sous prétexte que votre gouvernement a adopté une politique disons, euh... tolérante, n’est-ce pas ? (Il eut un petit rire en aparté et ajouta : ) Alors là, ça ne ferait pas du tout l’affaire ! (...) Voilà pourquoi j’estime qu’il faudrait essayer de se débarrasser de Mundt » (pp. 26-27).
En prolongeant la voie vers laquelle nous a mené la description de la symétrisation on aboutirait à une dernière figure, plus radicale, mais dont l’analyse nous obligerait à franchir les limites du roman d’espionnage, bien qu’on puisse en trouver des ébauches dans des œuvres publiées autour des années 1970, notamment chez Jean-Patrick Manchette. Cette figure consiste à décrire non pas les services secrets comme des fabriques de complot, mais l’État lui-même, associé à la technique, et au capitalisme de façon assumée ou déniée, et par là, dans toutes ses expressions et toutes ses dimensions, comme un vaste complot.
C’est, selon nous, une des façons dont on peut comprendre un livre comme 198451, de George Orwell, publié en 1950, qui se présente comme un récit de science-fiction. Il n’est pourtant pas difficile de voir que cette œuvre occupe une position intermédiaire entre la littérature d’imagination et l’analyse quasi sociologique du fonctionnement des sociétés modernes. On interprète généralement 1984, avec de bonnes raisons, comme un pamphlet dirigé contre les régimes totalitaires et, particulièrement, contre les régimes staliniens52, voire, certainement à tort, comme une critique du socialisme en général53. Il ne serait toutefois pas très difficile de montrer que des lecteurs pourraient se saisir de nombre de traits de la société imaginaire présentée dans 1984 pour interpréter la société dans laquelle ils sont, ou ont été plongés, et cela même dans les cas où cette société, loin d’être étiquetée comme totalitaire, se réclame de la démocratie, dans son association avec le capitalisme. Ce sont peut-être les incarnations modernes du projet étatique, dans ce qu’il a de plus général, que vise le tableau apocalyptique brossé dans 198454. L’univers dans lequel se trouve plongé le lecteur de 2010, quand il pénètre dans 1984, est, pour cette raison, loin de lui paraître étranger au point qu’il ne puisse y reconnaître des traits, certes poussés à la limite, d’un cosmos politique qui lui est devenu familier, sans doute, à la fois, par l’intermédiaire de l’expérience et par le truchement des analyses critiques qui l’ont aidé à orienter et à organiser son expérience. Nous en relèverons deux, particulièrement pertinents pour notre propos.
Le premier concerne la relation entre la réalité et sa représentation. Elle rejoint les nombreuses analyses d’inspiration constructionniste et/ou déconstructionniste qui, s’inspirant tantôt de la philosophie analytique du langage, tantôt de la théorie de la connaissance développée par l’École de Francfort, ou encore de la mise à mort de la métaphysique par la technique et de la destruction heideggérienne, ont mis l’accent sur le peu de réalité de la réalité. La réalité est construite. Cette assertion, devenue banale, va bien au-delà de l’insistance sur la tromperie et sur le mensonge généralisé comme pulsions fondamentales des êtres humains, telle qu’elle se trouve mise en scène par la littérature satirique à l’articulation du désenchantement des moralistes du XVIIe siècle et de la critique sociale à l’âge des Lumières. Elle dépasse aussi largement la dénonciation du mensonge d’État, qui a constitué la matière principale du genre pamphlétaire comme genre littéraire dominant, au moins au sens où il a été l’un des lieux principaux d’innovation stylistique, particulièrement en France, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle55. Et, faut-il ajouter, on ne saurait la réduire non plus à la critique des idéologies se réclamant du marxisme, qui, au moins dans ses expressions ordinaires, a le plus souvent pris appui sur une conception positiviste et même scientiste de la vérité. Ni même aux effets de l’appropriation littéraire de la topique freudienne tenant pour acquise et généralisant, en s’autorisant encore une fois des acquis de la science, la domination de l’inconscient sur le conscient.
Poussée aux limites, l’idée selon laquelle la réalité est construite ne fait pas que proposer un nouveau slogan aux croyances qui se généralisent à « l’ère du soupçon », c’est-à-dire dans un temps où les valeurs de la science et celles de la démocratie d’opinion deviennent dominantes, et qui, à ce titre, demeurent malgré tout des croyances. Elle dissout la réalité dans les opérations multiples qui concourent à la construire et, du même coup, ne permet plus de la distinguer de sa représentation, et de la représentation de sa représentation, entraînant un processus de mise en abyme qui détruit l’assise métaphysique sur laquelle repose la compréhension de l’histoire (et par là, également, du social en général) et aussi, par voie de conséquence, l’auto-interprétation de l’expérience personnelle, c’est-à-dire la causalité. L’établissement de relations de causalité a pour outil principal — comme nous l’avons suggéré au premier chapitre — l’attribution en tant qu’elle permet la mise en relation d’événements et d’entités. Or ce processus suppose qu’au moins un des deux termes de cette mise en relation soit stabilisé. Mais, si les entités pertinentes sont construites en fonction des événements auxquels il semble politiquement nécessaire, à un moment du temps, de les attribuer, et si les événements sont eux-mêmes construits de manière à incriminer telle ou telle entité à laquelle ils sont attribués, la tâche fondamentale de l’explication historique et aussi de l’analyse sociologique se dissout dans un mouvement circulaire dont il est impossible de fixer l’arrêt56. « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu57. » Or, cette dissolution de la réalité, présente et passée, dans sa représentation, obtenue par des manipulations suscitant une série d’interprétations qu’il est impossible de clore, est précisément l’un des effets principaux de la logique du complot dans ses expressions romanesques. Le roman s’en saisit, à la fois pour le dénoncer, et pour susciter chez le lecteur un vertige, associant peur et jouissance, mais sur un mode ludique qui, d’un même geste, l’excite et le désamorce. Et ce vertige est celui que suscite la possibilité pour tout un chacun d’être jeté dans un environnement social qui, échappant au principe de causalité, ferait de toute réalité vécue le résultat d’une manipulation, montée par des inconnus, eux-mêmes, d’ailleurs, manipulés, et ainsi de suite, selon des modalités sérielles ou stochastiques.
Dans 1984, le complot est au cœur de l’État — le complot est l’État —, et cela de différentes façons. Une des spécificités de l’art sociologique d’Orwell est de parvenir, précisément, à intégrer dans une même configuration politique la contrainte patente que fait peser sur les personnes l’hyperorganisation de l’État, avec ses règles, ses hiérarchies et ses codes disciplinaires, et la menace diffuse que fait peser sur elles la façon dont le pouvoir se distribue secrètement entre des instances et des individus dont la situation est elle-même labile et souvent opaque, y compris pour eux-mêmes. Il est donc impossible de savoir qui est ami ou ennemi (« Winston n’avait jamais pu savoir avec certitude si O’Brien était un ami ou un ennemi » [p. 39]), qui est subordonné ou supérieur, soumis ou rebelle, en sorte que le cours de l’existence, dans ses aspects les plus quotidiens, est à la fois strictement déterminé et absolument imprévisible. Dans cette représentation du politique, le pouvoir absolu de l’État est obtenu, d’une part, par le complot et, d’autre part, par la menace que des complots constamment mis en scène font peser sur la survie de la société.
Le complot a pour objet la construction de la réalité. Il consiste, d’un côté, à formater la réalité, y compris dans ses dimensions les plus apparemment contingentes, comme pour la durcir à l’extrême et la rendre inébranlable, et, de l’autre, à en modifier sans arrêt les contours, qu’il s’agisse du présent, du passé ou du futur (« La mutabilité du passé est le principe de base de l’Angsoc » [p. 310]). Les acteurs qui, avec des moyens et des extensions très divers, concourent à produire cet effet ignorent eux-mêmes l’orientation des manipulations documentaires qu’ils sont dans l’obligation d’accomplir et qui, toujours parcellaires, ne prennent sens que rapportées à la totalité qui émerge d’une multiplicité morcelée d’actions dont la coordination est opaque. Le « contrôle de la réalité » (p. 53) est l’instrument principal du pouvoir. Il se dit en « novlangue » la « double pensée » : « Connaître et ne pas connaître. En pleine conscience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux. (...) Oublier tout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout appliquer le même processus au processus lui-même » (p. 53).
Orwell paraît d’abord associer le totalitarisme à une société strictement organisée dont le centre serait occupé par un être à la fois tout-puissant et invisible, Big Brother. Mais ce dernier est démuni de présence physique et doté seulement d’une présence médiatique. S’il est bien constamment là, y compris dans les situations les plus intimes, c’est par l’intermédiaire d’écrans présents en tous lieux, qu’ils soient publics ou privés, déposés dans chaque logis, comme le sont aujourd’hui les écrans de télévision, mais qui, à la différence de nos instruments familiers, fonctionnent dans les deux sens (ce qui est d’ailleurs devenu le projet explicite de la téléréalité). Or ce que découvre Winston, une fois entre les mains d’O’Brien, est que Big Brother n’existe, lui aussi, comme tout le reste, que sur le mode de l’artefact (« Big Brother existe-t-il ? / Naturellement il existe (...) / Existe-t-il de la même façon que j’existe ? / Vous n’existez pas »), comme c’est le cas également de Goldstein, l’auteur du livre de vérité, le critique par excellence. On peut lire 1984 comme le roman d’éducation d’un monde social qui a fait la découverte de sa propre construction et même celle du caractère dérisoire de toute entreprise de déconstruction. Comme dans le rituel du Tambaran chez les Arapesh de Nouvelle-Guinée — étudié par Donald Tuzin58 — où le dernier secret, livré à la fin d’un parcours initiatique long et pénible, est l’inexistence du secret, au sens d’un savoir ultime sur lequel reposerait l’ordre social, c’est-à-dire l’inexistence de tout fondement, la seule croyance exigible, dans l’univers décrit par Orwell, est qu’il n’existe rien qui mériterait d’être cru59. Ou, si l’on veut, qu’il est inutile et autodestructeur de prétendre accéder à un monde situé au-delà de la réalité en tant que réalité construite. C’est sur cette croyance, ou sur cette absence absolue de croyance, que repose la possibilité de la survie. Ainsi, le maintien de l’ordre le plus contraignant peut se passer, lui aussi, de la présence d’une organisation structurée et cohérente, et même de l’incarnation du pouvoir dans un personnage doté de toute-puissance. Des effets similaires peuvent être obtenus par l’agrégation mécanique d’actions dont chacune se déterminerait par référence aux autres, selon le principe de la sérialité, et qui se coordonneraient de proche en proche, sur le modèle de la contagion.
Et il en va de même des complots, dont la réalité est indiscernable de leur mise en scène. Les menaces de complot, rendues palpables par des actes sporadiques de terrorisme savamment orchestrés, ont pour résultat d’entretenir, par la peur, la croyance diffuse dans la présence d’un ennemi à la fois menaçant, caché et multiforme (« ennemis étrangers » et « traîtres de l’intérieur » [p. 307]). Étant, par construction, indéfinissable, cet actant peut être rempli par n’importe quelle entité, selon les exigences des circonstances politiques, ce qui permet de justifier la répression et une guerre permanente qui est l’état ordinaire de l’État et hors duquel il ne peut prospérer (l’un de ses slogans est : « La guerre c’est la paix »). Mais cette guerre perpétuelle est — comme on dirait aujourd’hui — « de basse intensité », en sorte que « le mot guerre lui-même est devenu erroné » car, « en devenant continue, la guerre a cessé d’exister » (p. 289). D’ailleurs, ceux qui appartiennent aux « masses amorphes » ne sont « que par intermittences conscients de la guerre (...) ». Aussi peuvent-ils « oublier pendant de longues périodes que le pays est en guerre » (p. 313).
Le second trait sur lequel nous voudrions mettre l’accent concerne la relation entre l’intention uniformisante du pouvoir et l’exacerbation des différences sociales dans la construction politique développée par Orwell dans 1984. La société qu’il décrit est à la fois très fortement et même violemment hiérarchisée, sur le mode oligarchique, et selon des modalités qui diffèrent de la « classe au sens ancien du mot » (p. 304), tout en prenant appui sur le principe selon lequel il revient à l’État d’assurer, sinon le bien-être, au moins la survie biologique des masses, ce qui exige un contrôle constant. Les formes de contrôle, de récompense et de sanction, décrites dans 1984 sont celles d’un État dont les principes et les justifications sont d’ordre biopolitique. C’est parce que la vie — la « vie nue », comme dirait Agamben60 — est l’objet même de l’État qu’il est tenu de s’immiscer dans les moindres interstices de l’existence quotidienne. « La réalité n’exerce sa pression qu’à travers les besoins de la vie de tous les jours, le besoin de manger et de boire, d’avoir un abri et des vêtements (...). Entre la vie et la mort, entre le plaisir et la peine physique, il y a encore une distinction, mais c’est tout » (p. 288).
Toutefois, et c’est là une des intuitions sociologiques les plus perspicaces d’Orwell, les membres de cette société de surveillance sont, à la fois, d’autant plus étroitement contrôlés et d’autant mieux dressés au contrôle réciproque et à l’autocontrôle qu’ils occupent des positions plus élevées dans la hiérarchie. Plus les personnes sont haut placées, plus fortement doivent-elles avoir « non seulement des opinions convenables, mais des instincts convenables » (p. 307). Dans le dressage de ces « instincts convenables », la répression du désir sexuel, entreprise « dès l’enfance », joue un rôle de premier plan (« ce n’était pas tellement l’amour, mais l’érotisme qui était l’ennemi » [p. 97]). L’engendrement est la seule justification biopolitique admise de l’acte sexuel, (bien que le pouvoir ferme les yeux sur la prostitution « pour laisser une soupape aux instincts qui ne pouvaient être entièrement refoulés » [p. 96]). À l’inverse, les « prolétaires » (95% de la population) sont beaucoup moins contrôlés, car on ne leur demande rien d’autre que de continuer « à travailler et à engendrer » (p. 105). Ils sont quasiment hors loi, hors morale, et parfaitement libres d’agir comme ils le souhaitent sur le plan sexuel. Comme le dit un autre slogan, « les prolétaires et les animaux sont libres » (p. 107).
Dans une société de ce type, dont le complot, le complot d’État, est le principe de fonctionnement, et où la différence entre la réalité et sa représentation devient indiscernable, la seule position possible d’extériorité, à partir de laquelle ce cosmos puisse être considéré pour ce qu’il est — sans parler même de critique —, est offerte par des rencontres fortuites entre personnes, entre visages, entre corps. Comme l’est la rencontre entre Winston et Julia, dans une clairière, entourés de jacinthes et de grives, près d’un ruisseau — dont l’intensité atteint son maximum dans l’échange sexuel. C’est l’amour, envisagé dans sa dimension sexuelle, qui constitue ainsi la seule réserve d’authenticité et, par là, la seule ressource authentiquement politique. Car ce n’est que dans l’immédiateté d’une relation qui engage le désir et les corps que peut être surmontée l’aliénation dont les êtres humains sont la proie quand ils sont livrés à la médiation qui les arrache à eux-mêmes. Même si, comme le dévoile le dénouement désespéré de l’histoire de Winston et Julia, l’accès à l’authenticité que procure l’amour est destiné à s’abîmer lui aussi dans la trahison, c’est-à-dire dans l’assentiment à la réalité en tant que réalité construite.
La médiation, qui subordonne la présence à des opérations menées à distance, n’est pas en elle-même complot, mais sa pente naturelle est de tendre nécessairement vers le complot. Tandis que la présence enferme la possibilité d’une certitude, directement issue de l’expérience, la distance, qui contraint chacun à ne former des croyances en prenant appui sur rien d’autre que sur la parole d’autrui, ouvre la possibilité d’une manipulation, c’est-à-dire d’une opération par laquelle d’autres agissent intentionnellement de façon à susciter la formation de certaines croyances chez certaines personnes. Comme l’a montré James Mileham, analysant, en s’inspirant de Greimas, la figure de la conspiration dans l’œuvre de Balzac, le genre d’intrigue qui fait fond sur l’existence d’une conspiration repose toujours sur au moins trois actants, dont l’un est en position médiane par rapport aux deux autres. Un actant, dans l’intention d’agir sur un autre, n’exerce pas directement sur lui son pouvoir, mais opère par l’intermédiaire d’un troisième, en position de médiateur, averti ou inconscient de ce qui se trame à travers lui61.
On aura reconnu dans l’opposition entre l’authenticité de la présence et la duplicité de la distance, et dans la critique de la médiation, une thématique, analysée par Derrida62, dont Rousseau a été l’un des grands maîtres d’œuvre et qui est, par exemple, au principe de sa répugnance à l’égard de la démocratie représentative au profit de la démocratie directe. Mais sans doute cette figure n’a-t-elle jamais été aussi fréquemment et aussi intensément réinvestie qu’au XXe siècle, c’est-à-dire dans une époque dominée par la tentative désespérée des États-nations pour s’emparer de toute la réalité déployée sur un territoire afin de la déterminer à distance. Faut-il rappeler qu’elle est largement au principe de la posture surréaliste (avec l’intensité de l’accent mis sur l’amour et sur la rencontre fortuite — comme dans Nadja de Breton — en tant que chemin principal vers l’authenticité), et qu’elle est prolongée et approfondie par la critique situationniste qui ne cesse de dévoiler le peu de réalité de la réalité mise en scène par les instruments du pouvoir, singulièrement, par l’État, et d’en dénoncer les complots.
1. Voir, sur ce point, David Seed, « The adventure of spying : Erskine Childers’s “The Riddle of the Sands”, dans Clive Bloom, Spy Thrillers, op. cit., pp. 28-43.
2. Que l’on pense par exemple à la description saisissante de la débâcle de 1940 que brosse Antoine de Saint-Exupéry au début de Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1972 (1942).
3. Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986 (1966), pp. 178-180.
4. Voir Giorgio Agamben, État d’exception, op. cit.
5. Clive Bloom, Spy Thrillers, op. cit., Introduction.
6. Si l’on en croit la thèse développée par Simon Winder dans le livre qu’il a consacré à Ian Fleming, la création, en 1952, du personnage de James Bond marquerait la clôture du cycle qui lie le roman d’espionnage, dans ses expressions conservatrices et nationalistes, à l’histoire coloniale de l’Empire britannique. D’après Simon Winder, l’invention de James Bond, agent secret flamboyant au service de Sa Majesté, et le succès fracassant qu’ont immédiatement connu les ouvrages qui le mettent en scène doivent en effet être compris comme des réactions aux humiliations suscitées par le déclin de l’Empire et, plus généralement, par la médiocrité de la Grande-Bretagne d’après guerre. Voir Simon Winder, James Bond, l’homme qui sauva l’Angleterre, Paris, Demopolis, 2008.
7. Les renseignements biographiques concernant John Buchan sont empruntés à Denis Butts, « The hunter and the hunted : the suspense novels of John Buchan », dans Clive Bloom, Spy Thrillers, op. cit., pp. 44-57.
8. Les trois premiers ouvrages de cet auteur prolifique sont demeurés les plus célèbres. Il s’agit de : King Solomon’s Mines (1885), Allan Quatermain (1887) et She (1887), que l’on peut lire dans la collection Penguin Popular Classics. L’influence de Haggard sur la littérature populaire du XXe siècle a été considérable (avec notamment, comme imitateur illustre, Edgar Rice Burroughs). Ses romans ont fait l’objet de nombreuses adaptations au cinéma et à la télévision.
9. Richard Hannay est le héros de quatre autres romans publiés après Les 39 marches : Greenmantle (1916), Mr Standfast (1919), The Three Hostages (1924), The Island of Sheep (1936).
10. Erskine Childers, The Riddle of the Sands : A Record of Secret Service, Harmondsworth, Penguin Classics, 2000 (1903) (trad. française : L’énigme des sables, Paris, Phébus, 2008).
11. Geoffrey Household, Rogue Male, Londres, Orion, 2002 (1939). Rogue Male a été adapté à l’écran en 1941 par Fritz Lang sous le titre de Man Hunt.
12. Agatha Christie, Les quatre, Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1967 (titre original : The Big Four).
13. Florent Brayard, La « solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2006.
14. Sur l’origine des « idées » de Hitler et du national-socialisme, voir Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique (trad. Jacqueline Carnaud et Pierre-Emmanuel Dauzat), Paris, Gallimard, 1995 (1991), pp. 35-50.
15. Florent Brayard, op. cit., p. 468.
16. D’après le Journal de Goebbels, cité par F. Brayard, op. cit., pp. 467-470.
17. Ibid., p. 468.
18. Discours de Hitler du 13 juillet 1934, cité par F. Brayard, op. cit., p. 443.
19. Ibid., p. 445.
20. Article de Carl Schmitt de 1934, cité par F. Brayard, op. cit., pp. 443-445.
21. Ibid. cité par F. Brayard, op. cit., p. 444.
22. Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. 1885-1914, Paris, Gallimard, 1997 (1978).
23. Sur le rôle très important joué par Dickens en tant que critique social, voir Gertrud Himmelfarb, The Idea of Poverty. England in the Early Industrial Age, New York, Alfred Knopf, 1984.
24. Dans Erewhon (1872) qui, dans la tradition des voyages imaginaires, renferme une critique féroce de la société victorienne, et aussi dans Ainsi va toute chair, publié trente ans plus tard (1903), qui décrit, de façon réaliste, ironique et impitoyable, les mœurs de la bonne société anglaise (les deux ouvrages ont été traduits par Valéry Larbaud dans l’entre-deux-guerres et publiés chez Gallimard).
25. Jack London, Le peuple d’en bas (trad. François Postif), Paris, Phébus, 1999 (1903) (titre original : The People of the Abyss).
26. Jack London, Les mutinés de l’Elseneur (trad. Charles-Noël Martin), Paris, Phébus, 2004 (1914) (titre original : The Mutiny of the Elsinore).
27. John Buchan, The Thirty Nine Steps, Harmondsworth Penguin, 1994, p. 8.
28. On ne peut pas ne pas être frappé par les similitudes entre la façon dont la littérature européenne antisémite présente la figure du « juif », à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, et la façon dont la littérature islamophobe construit de nos jours l’image de « l’Arabe » vivant en Europe. Dans les deux cas, une population est stigmatisée non seulement en tant qu’elle est supposée être étrangère aux « cultures » et aux « valeurs » « nationales », mais aussi en tant qu’elle est censée incarner à la fois une richesse scandaleuse (les « rois du pétrole » prenant la place de la « haute finance juive »), une pauvreté répugnante (les « ghettos » d’un côté, les « banlieues » de l’autre) et un danger politique majeur (l’« islamisme » se substituant à l’anarchisme et au communisme). On doit à John Le Carré d’avoir récemment inscrit dans la trame d’un roman d’espionnage une description critique de l’islamophobie contemporaine, particulièrement dans ses expressions policières (voir John Le Carré, A Most Wanted Man, Londres, Sceptre Books, 2009).
29. Zygmunt Bauman, Modernity and Ambivalence, op. cit.
30. Voir Jeffrey Alexander, The Civil Sphere, Boston, Oxford UP, 2006, pp. 459-500.
31. Des remarques antisémites peuvent être relevées dans d’autres ouvrages de John Buchan, notamment dans Greenmantle, publié en 1916, dont l’action se situe au Moyen-Orient, et dans The Three Hostages. Le père d’un des otages, Mr Julius Victor, un milliardaire américain, est ainsi décrit comme « le plus blanc des juifs depuis l’apôtre Paul » (The Three Hostages, Londres, Nelson, 1924, p. 27). On notera que, encore une fois, cette remarque est omise de la traduction française de l’ouvrage (Arthaud, 1962). Discutant l’antisémitisme de Buchan et, en quelque sorte pour le disculper, Miles Donald croit bon de remarquer d’une part qu’il avait, dans sa vie personnelle, des « amis juifs », d’autre part qu’il a écrit « avant l’holocauste », enfin qu’il fait, dans ses livres, des portraits « équilibrés » des personnages juifs, dont certains ne sont pas entièrement mauvais (Miles Donald, « John Buchan : the reader’s trap », dans Clive Bloom, Spy Thrillers, op. cit., pp. 59-72). Mais, effectivement, l’attitude de Buchan n’a rien d’anormale et l’on pourrait en trouver l’équivalent chez un grand nombre, pour ne pas dire chez la plupart, des écrivains populaires français ou anglais de la fin du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle.
32. Une étape importante en a été la publication en 1939 de l’ouvrage de Henri Rollin, qui était membre du deuxième bureau français, L’Apocalypse de notre temps (Paris, Allia, 2005). Le livre avait été mis au pilon par les Allemands en 1940.
33. Carlo Ginzburg, Le fil et les traces. Vrai, faux, fictif, Paris, Verdier, 2010, pp. 175-203.
34. Norman Cohn, Histoire d’un mythe. La « conspiration » juive et « Les protocoles des sages de Sion » (trad. Léon Poliakov), Paris, Gallimard, 1967, p. 58.
35. N. Cohn, op. cit., p. 44.
36. Maurice Joly, Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, Paris, Calmann-Lévy, 1968 (1864).
37. Ibid., p. 167.
38. Éric Ambler, Au loin le danger (trad. Benjamin et Julien Guérif), Paris, Rivages/Noir, 2006 (1941) (titre original : Background to Danger).
39. Il s’agit de : The Dark Frontier (1936) ; Uncommon Danger (1937) ; Epitaph for a Spy (1938) ; Cause for Alarm (1938) ; et enfin The Mask of Demetrios (1940), son livre le plus célèbre, ayant pour cadre les conflits qui ont déchiré la Turquie au début de l’entre-deux-guerres.
40. Propos cités dans Brett F. Woods, Neutral Ground. A Political History of Espionage Fiction, New York, Algora, p. 61.
41. Graham Greene, The Ministry of Fear, Harmondsworth Penguin, 1973 (1943).
42. John Gearon, Les puits de velours, Paris, Gallimard, 1949.
43. Voir Bernard Yack, The Longing for Total Revolution, Berkeley, University of California Press, 1992.
44. John Le Carré, L’espion qui venait du froid (trad. Marcel Duhamel et Henri Robillot), Paris, Gallimard, Folio, 2007 (1963) (titre original : The Spy Who Came In from the Cold).
45. Reprises dans Somerset Maugham, Collected Short Stories, Harmondsworth, Penguin Books, 1977.
46. Somerset Maugham a surtout opéré en Suisse, mais il a également accompli une mission en Russie qui avait pour objectif de sauver le gouvernement de Kerensky. Voir Brett F. Woods, Neutral Ground. A Political History of Espionage Fiction, op. cit., pp. 54-60.
47. Graham Greene, L’agent secret, (trad. Marcelle Sibon), Paris, Seuil, 1948 (1939).
48. Graham Greene, Le troisième homme (trad. Marcelle Sibon), Paris, Robert Laffont, 1952 (1950). Ce texte a été écrit par Graham Greene pour servir d’argument au film éponyme de Carol Reed.
49. Graham Greene, Le facteur humain (trad. Georges Belmont et Hortense Chabrier), Paris, Robert Laffont, 2002 (1978).
50. Michel Serres, Esthétiques sur Carpaccio, Paris, Hermann, 1978, pp. 34-45.
51. George Orwell, 1984 (trad. Amélie Audiberti), Paris, Gallimard, 1950 (les références de pages renvoient à l’édition du Livre de Poche de 1966).
52. Sans doute en partie inspiré par le livre d’anticipation écrit par Eugène Zamiatine en 1920-1921, considéré comme prophétique, Nous autres, Paris, Gallimard, 1971. (Merci à Éric Vigne de m’avoir fait lire ce livre que je regrette d’avoir si longtemps ignoré.)
53. John Newsinger, dans l’ouvrage qu’il a consacré à Orwell, passe en revue les études dans lesquelles 1984 a été dénoncé comme un livre marquant la rupture d’Orwell avec le socialisme, en prenant surtout pour argument les usages qui ont été faits de cet ouvrage par des personnalités ou des associations violemment anticommunistes ou d’extrême droite. Il montre que les intentions d’Orwell n’étaient pas de s’opposer au socialisme mais de le poursuivre par d’autres moyens. Mais sa mort, intervenue juste après la publication du livre, ne lui a pas laissé le temps de rectifier publiquement les interprétation erronées de 1984 (John Newsinger, La politique selon Orwell, Marseille, Agone, 2006, pp. 211-217).
54. 1984 se distingue ainsi, par l’extension beaucoup plus générale donnée à la critique, de La ferme des animaux (Paris, Gallimard, 2007), ouvrage écrit en 1943-1944, qui se présente clairement comme un pamphlet contre l’Union soviétique, depuis un point de vue anarchiste ou trotskiste, comme Orwell le précise lui-même dans une lettre à Dwight Macdonald (voir John Newsinger, op. cit., p. 206). En ce sens, La ferme des animaux se situe directement dans le prolongement des expériences d’Orwell dans les rangs du POUM au cours de la guerre d’Espagne (voir George Orwell, Hommage à la Catalogne, Paris, Champ libre, 1982).
55. Voir Marc Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982.
56. Sur la façon dont des discussions portant sur la « réalité » des phénomènes observés ont envahi les débats qui prennent pour objet les « données » statistiques, depuis la multiplication des palmarès (benchmarking) utilisés non seulement comme outils d’enregistrement, mais aussi et surtout en tant qu’outils de gouvernance, voir Emmanuel Didier, « L’État néolibéral ment-il ? “Chanstique” et statistiques de police », Terrain, no 57, septembre 2011, pp. 3-14.
57. Titre d’un ouvrage de Jean Baudrillard publié aux Éditions Galilée en 1991.
58. Voir la livraison de la revue Incidence (no 2, octobre 2006) consacrée à l’analyse des formes de croyance que mettent en place les parcours initiatiques, avec plusieurs textes de Donald Tuzin, Octave Mannoni, Claude Lévi-Strauss.
59. On notera que cette figure — celle de l’inexistence soupçonnée du secret désiré et, en même temps, de l’impossibilité d’en abandonner la quête, qui fait corps avec la vie — est au centre du roman inachevé de Franz Kafka, Le château, dont la rédaction précède de plus de vingt-cinq ans 1984. Ainsi, le mystérieux personnage de Klamm, que l’aubergiste n’ose même appeler par son nom, et dont dépend le destin de K., l’arpenteur, finalement aperçu à travers un trou ménagé dans la porte, se révèle dans sa banalité et dans sa médiocrité, « avec ses joues tombantes », son « pince-nez posé de travers », « son cigare dans la main droite » comme « la caricature du bourgeois installé ». Klamm n’existe, dans sa grandeur, que comme absence, « ombre » ou « masque ». La quête instaure une situation sans issue. Chercher Klamm est « vain », mais renoncer à le chercher est « pire ». (Voir, pour une interprétation qui met l’accent sur l’impossible recherche du « sens », la notice de Claude David, dans Franz Kafka, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, Pléiade, 1976, pp. 1128-1138.)
60. Giorgo Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1995.
61. James W. Mileham, The Conspiracy Novel. Structure and Metaphor in Balzac’s « Comédie humaine », Lexington, French Forum, 1982.
62. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.