Marceau, dit Jason l'Entier, se lève. C'est encore nuit noire. La fenêtre est à peine un peu plus claire que le mur. Il marche avec son gros pas d'ours, pieds nus ; les poutres du plancher crient les unes après les autres. Aussitôt l'écurie qui est juste en bas dessous se tait. Le gémissement du plancher suit le pas. Qu'est-ce qu'on commence à voir dehors ? Ses énormes épaules bouchent la fenêtre, il reste juste un petit clair au-dessus de sa tête, dans ses cheveux de sanglier gris. Sa joue gratte la vitre. Il a dû pleuvoir cette nuit ; en bas devant, la route est noire ; de l'eau luit dans les ornières. Le ciel n'est pas beau. La tête rentre dans les énormes épaules ; l'œil s'approche de la vitre et regarde en l'air à ras des gros sourcils. Le ciel est laid. Le corps pesant respire ; le plancher craque en même temps ; le petit œil marron regarde le ciel.
Jason Mon Cadet habite dans les remparts mêmes du village. Il est directement contre les grands chênes ; les branches épaisses se tordent près de son mur. Tout à l'heure, une pluie raide qui frappait un quartier sonore des bois l'a réveillé. C'était à quatre ou cinq cents mètres là-bas dedans du côté de Pierre Rousse. C'est la pluie courante. Il s'est levé pour allumer du feu à travers un gros fagot dans la cheminée. Maintenant il s'est rendormi. Les flammes baissent. Le lit est haut avec son sommier neuf et son matelas neuf. La lumière du feu touche la longue moustache blonde du Cadet et, dessous, la courbe pliée de la bouche ; le nez droit comme sa mère, la paupière baissée avec les cils clairs qui luisent ; le sourcil doré qui ne se voit pas dans la couleur de la peau. Il dort à plat sur le dos, la bouche fermée, les bras allongés, les mains plates allongées, les jambes allongées – il a rejeté la couverture – elles marquent toutes longues le drap neuf. Depuis un mois, Mon Cadet est marié avec l'Esther des Jacomets. Elle est allongée à côté de lui dans l'apprêt tout raide d'une chemise du trousseau de noce.
Le jour s'écarte au-dessus de toute la forêt. La lumière descend le long des branches à moitié nues ; une clarté grise est tombée dans le sous-bois et coule de taillis en taillis. Des oiseaux sautent sur les derniers rameaux des chênes et s'envolent. Un chien trouve une trace de blaireau en travers d'une route et aboie. Un boggey léger danse dans des ornières grasses. Une voix retient le cheval. Les branches basses du chêne frottent contre la capote quand la voiture doit être en train de tourner juste sous les remparts pour prendre la grande allée forestière vers Lachau. La voix lance le cheval. Les rênes claquent. Le trot s'écarte et glisse dans la boue, et les ressorts crient pendant que la bête se lance, puis le trot s'éloigne dans la forêt, dans des échos qui font claquer des trottements d'ombre dans les vallons cachés sous les grands arbres. Le silence du matin craque dans la solitude.
On secoue la porte.
– Qui est-ce ? demande Esther.
– Moi. Mon Cadet est là ?
– Oui, dit Mon Cadet.
– Viens ouvrir.
Le Cadet se lève, entre dans son pantalon de velours et va ouvrir. L'Esther remonte la couverture et se la coince sous le menton. C'est l'Entier.
– Qu'est-ce qu'il y a ? dit Mon Cadet.
– La foire de Lachau.
– Vous allez à la foire, demande Esther, raide, sa couverture coincée sous le menton.
– Habille-toi, Cadet, on va à la foire.
– Tu y mènes les quatre grises ?
– Non, je n'y mène pas les grises. Qu'est-ce que tu voudrais mener des mules le jour de la course des chevaux ?
– Vous avez besoin de lui ? demande Esther.
– Oui.
– Qu'est-ce que vous allez faire à cette foire ?
– Rien.
– Où est ton gros bois ? demande l'Entier. On va faire du feu pour quand l'Esther se lèvera. Reste couchée, Esther, il fait un temps qui vous dégoûte. Je vais te faire du feu.
Le feu est plat ; sous la cendre un petit ver de braise se tord et se détord.
– Le bois coupé est dans la panière cassée, dit le Cadet.
– Parce que, dit l'Esther, mon frère devait venir aujourd'hui.
– Qui l'empêche ?
– Il voulait voir l'Ange.
– Il le verra une autre fois.
– Il veut s'entendre avec lui pour dessoucher la clairière des Grands Faillettes. Mon père nous la donne.
– Quel frère ?
– Mathurin.
– Il n'est pas assez fort pour la dessoucher tout seul ?
– Vous ne voudriez pourtant pas que mon père nous la donne et que mon frère nous la travaille.
– Et quand ce serait !... Ton fameux bois coupé, dit l'Entier, c'est du saule. C'est comme si tu voulais faire du feu avec une pattemouille. Tu n'as pas un bout de chêne par là ?
– Si, mais il n'est pas coupé.
– Donne, je te le coupe.
Il prend la cognée et il s'accroupit dans un coin sur le billot de bois pour le prendre et le porter près de l'âtre. Il a des épaules qui, de l'une à l'autre, font toute la largeur d'un arc de grande faux à seigle. Un jour il les a mesurées. Elles font le même arc que la faux ; elles gonflent en s'approchant de la tête, et le cou est fondu dans les épaules, et la nuque est enracinée directement dans les épaules par de larges racines couvertes de poils gris drus, durs comme un morceau de peau de sanglier. Pendant qu'il porte le billot de bois près de l'âtre. Un morceau de peau de sanglier qui lui couvre toute la tête descend autour de ses oreilles, s'amasse sur ses tempes, s'aligne coupée droite juste le long de deux épaisses rides du front très étroit. Il a comme ça des cheveux qui ne tombent pas, qui ne poussent pas, qui sont exactement des soies de sanglier sauvage ; même, si on les regarde de près, ils ont le fourchu au bout ; ce qui donne à la bête ce reflet bourru. Combien de fois a-t-il dit : « regardez-les de près », on les regarde et c'est du poil de sanglier, « touchez-les », on les touche, ça en est bien ! Et quand les bêtes muent, lui il a la tête comme couverte avec de la bure de moine ; après, peu à peu sa tête redevient de sa couleur grise. Ses sourcils en sont faits aussi. Qu'est-ce qu'il y a de largeur entre ses gros sourcils et ses cheveux ? Deux doigts à peine, juste la place des deux grosses rides qui sont l'obstination, qui sont gravées, qui ne se défont jamais. Pendant qu'il met la bûche de chêne sur le billot, se redresse, lève la cognée (Esther serre son souffle, ferme les yeux), abat la cognée, fend la bûche d'un coup, et pourtant elle était dans le sens des nœuds et en reprenant la cognée près du fer cette fois, d'une seule main, d'un petit coup il refend les moitiés en moitiés.
– On va pour affaire ? demande le Cadet.
– Non, on va voir les courses.
– Ce serait quand même plus utile, dit Esther, qu'Ange voie mon frère pour ces Grands Faillettes.
– Alors, tu crois que ça n'est pas utile pour un maquignon d'aller voir des courses de chevaux ?
L'Entier est accroupi devant le feu qu'il arrange, mais il s'est tourné vers le lit. Il a tourné vers Esther sa large figure plate avec son nez caché dans les moustaches de sanglier.
Il a de petits yeux et, dès qu'ils fixent, ils sont très acides.
– Mais, dit Esther, Ange n'est pas maquignon, lui.
Et elle n'a pas bougé, mais on sent qu'elle se serre sous sa couverture et qu'elle se musse dans son creux de matelas ; même la couverture lui fait maintenant un bourrelet devant la bouche.
– Qu'est-ce qu'elle dit ? demande l'Entier. Plains-toi, dit-il, je te fais un feu comme tu n'en as jamais vu.
Si, elle a dû déjà en voir, mais il l'arrange bien. Il penche la tête, sa bouche sort de dessous ses moustaches, il souffle et la flamme claque et s'allonge.
– Tu ne comprends pas, dit l'Entier, que c'est une chose très importante de voir courir des chevaux.
Il se redresse, frotte ses grosses mains contre ses pantalons de velours, s'approche du lit.
– Tu en as encore pour longtemps, Cadet ?
– Non, dit Mon Cadet, je regarde s'il y a encore de la soupe.
– La soupe est toute prête, dit Esther, tu ne vas pas manger de la vieille, quand même. Je t'en ai fait de la neuve. Dans le placard, à droite, derrière les petites jarres.
– Un cheval, dit l'Entier...
Et il s'appuie sur le rebord du lit.
– ... Un cheval ce n'est pas un mulet. Mais ceux qui regardent courir un cheval, moi, je vois s'ils ont besoin d'un mulet
Le poids de l'Entier fait pencher le lit. Esther est sur la pente pour rouler du côté où ça penche et elle se fait raide comme du bois pour se retenir.
– Ah ! trouve-moi cette soupe, dit l'Entier qui se relève.
– Dans la marmite rousse, dit Esther. Je t'ai dit à droite.
Ils ont mis la marmite au feu.
– Tu en veux ?
– Oui, dit Esther, mais alors donne-moi cette couverture-là, que je me couvre.
Elle va s'asseoir dans son lit. L'Entier la regarde d'un œil gauche, démesuré, pendant qu'il ferme à demi l'œil droit et avec une petite lèvre luisante qui dépasse la moustache, c'est sa façon de sourire.
– Que fait le temps ? dit-elle.
– Rien de beau.
– Pluie ?
– On ne sait pas.
– Tout à l'heure, il a plu dans la forêt. Une petite rage de cinq minutes.
– Il peut faire ça et il peut faire beaucoup d'autres choses.
– Le jour est drôle.
– Oui, c'est une espèce de drôle.
– On ne fera peut-être pas courir à Lachau.
– On fait toujours courir à Lachau, dit l'Entier. Qu'est-ce qu'on t'a appris à l'école ? On a fait courir avec la neige. Une fois on a fait courir avec dix centimètres de boue. On a fait courir en plein orage. Quand on a décidé de s'amuser, on s'amuse.
« C'est toi qui as fait cette soupe ?
– Oui.
L'Entier siffle dans ses moustaches.
– Tu es une fille en or.
– Vous l'aimez ?
– Oui. Verses-en encore un peu là-dedans, Mon Cadet.
– On n'en fait pas comme ça dans les auberges, dit Esther.
– Non, sauf à la « Dame Blanche ».
– On y va comment ? dit Mon Cadet
– Ah ! je n'ai pas mon boggey, j'ai cassé deux ressorts l'autre soir. Du côté de la Pélissière le chemin est un massacre. Je vais aller voir si Bellini veut me prêter le sien.
– Je crois qu'il s'en sert. J'ai entendu un boggey qui tournait là-dessous tout à l'heure.
– Dans quel sens ?
– Vers Lachau précisément.
– Ah donc ! Tu es sûr que c'est un boggey ?
– Oui, un moment j'ai cru que c'était toi.
– Je ne t'aurais pas laissé.
– Je l'ai pensé. Puis, c'est un cheval qui trottait.
– Diable ! Le voilà donc parti ! Et il y va !
– Je te dis, sûrement c'est lui. Il a mis le cheval au trot après le détour.
– Sûr. Ça ne peut guère être quelqu'un d'autre. Ça, Mon Cadet, alors, ça devient intéressant.
– Quoi ?
– Le Bellini qui va à Lachau.
– Vous n'allez pas vous mêler des affaires de l'Italien quand même, dit Esther.
Elle s'est de nouveau allongée sous les couvertures. Elle est avec son beau visage rond dans un oreiller qui lui retrousse tous ses cheveux noir d'encre sur les joues.
– On ne se mêle sûrement pas de ses affaires, dit l'Entier, mais qu'il soit allé à Lachau, ça me dit quelque chose. Allez, Mon Cadet, on y va.
– Couvre-toi, Ange, prends ta grosse lainière.
– Viens donc ! S'il est parti comme ça, il ne s'agit pas de rester loin derrière. J'avais compté d'y aller à pied s'il n'avait pas prêté son boggey, mais s'il y est parti, alors nous deux on va prendre une bête chacun.
– Méfiez-vous, dit Esther.
– On n'a pas à se méfier, ma fille, on n'a d'ailleurs rien à faire. Qu'est-ce que tu crois qu'on ferait ? Tu crois que je mêlerais Mon Cadet à des affaires ?
– Oui, Marceau, mais je vous dis, méfiez-vous. Soyez raisonnables. Couvre-toi, Ange, je te dis ! Prends ta lainière. Allez doucement. Ne prenez pas par travers bois, Ange. Non, sûrement, Ange, écoute-moi, Écoutez-moi, Marceau, ne le poussez pas à des choses qui ne soient pas raisonnables.
– Ne te fais pas de mauvais sang, Esther, dit l'Entier.
« Allons, il est avec moi, qu'est-ce que tu veux qu'il lui arrive !
– Oh ! dit Esther, je ne sais pas, n'importe quoi.
– Non, dit l'Entier, sûrement pas n'importe quoi. On t'a fait un bon feu, Esther. Et toi, va donc manger à ma maison. Valérie m'a dit : « Dis-lui qu'elle vienne. » Et passe donc l'après-midi là-bas, tu ne seras pas seule. Je crois qu'elles veulent faire la charcuterie, notre mère attend la Delphine de Lucian. Vous serez quelques-unes. Vas-y donc, Esther, et ne t'inquiète pas. Je vais faire prévenir ton frère pour qu'il ne se paye pas la route pour rien des Jacomets ici par ce mauvais temps.
– Couvre-toi, dit Esther à voix basse quand la porte a été refermée.
Chaque soir, maintenant, elle dénoue ses grands cheveux noirs : ils tombent, ils échappent à ses mains ; ils se reposent lourdement sur ses épaules ; ils restent là, épais et fins en train de délivrer leur odeur d'herbe sèche. Et le matin, comme maintenant, elle les reprend dans ses mains, elle les relève et elle les renoue. Elle aime s'occuper de ses cheveux. Ils sont lourds, mais tellement fins qu'à tout moment ils embrouillent les doigts et, quand on croit les avoir noués, ils s'échappent de partout, comme l'eau fuit d'une main qui serre. C'était impossible de faire ça aux Jacomets. Il fallait se coiffer serré. Ici, il a suffi de deux nuits de liberté pour qu'ils prennent leur nature : cette souplesse lourde. Et c'est aussi depuis qu'ils ont ce reflet bleu qui arrive, quand elle tourne la tête, juste au bord du front où elle passe ses doigts et, de dessous ses doigts, chaque fois le reflet brille comme de la glace ; et à mesure qu'elle bouge la tête ce bleu luisant court sur tout le globe des cheveux et va se cacher derrière la nuque. Elle en a même froid quand elle pense qu'elle a toujours eu envie de se coiffer comme ça, lentement, là-bas aux Jacomets. Père pouvait arriver sans bruit sur ses chaussons de sagne. Il a un visage bleu rasé et, ses joues, c'est un gros os rond et un creux de peau maigre ; en travers, sa bouche qui est un long fil très mince de jus de tabac. S'il parle, on n'a plus d'autre volonté que la sienne. Ce qu'elle entendait le matin, là-bas, c'était père en train de se racler avec ce gros rasoir qui faisait tant de bruit. Et il n'y avait plus qu'à se lever pour dire oui à tout. Tout. Les Jacomets sont tout à fait dans le fond des forêts. Après le « Grand Débat » qui est la dernière ferme, il y a encore neuf kilomètres de détours et de détours à travers des arbres qui se serrent de plus en plus les uns contre les autres, s'effondrent dans des fonds de sable verdâtres, se relèvent contre des hauts de grès blêmes avant d'arriver aux Jacomets, qui est la vraie dernière ferme. Car, de là au territoire de la commune d'après, il y a qui sait combien avant d'arriver, même pas à une autre ferme, mais seulement à des champs clairs où l'on puisse sentir l'homme. On n'entend que les renards ou des bêtes qui traversent le cliquettement des pierrailles plates, et tout se tait quand elles ont entendu votre bruit sur le chemin ; et parfois il suffit de votre odeur, même pas le frottement de votre jupe quand on revient des fois du village pour être allée chercher, toujours pareil, du sel, du sucre et du tabac. Et dans ces parages vous vous croyez seule, mais non, même sans bruit, même quand tout fait silence. Surtout quand tout fait silence. Les bêtes sont couchées près de vous, près de l'endroit où vous passez. Vous passez et elles suivent votre pas quand il s'approche, quand il passe, quand il s'éloigne, avec des yeux verts cachés dans les feuilles vertes ; et des oreilles vertes qui se pointent sur votre bruit, et des naseaux verts qui avalent votre odeur et qui se retroussent sur quelques dents blanches. Ce qui fait que, quelquefois, on les voit. Alors elles sautent, on voit du jaune en l'air et qui tombe et crève l'ombre des taillis et, après, même pas le bruit de les entendre partir loin de vous. Plus rien. Des fois on les voit et elles restent où elles sont, sans bouger, mais on distingue bien leur œil vert d'entre les feuilles vertes. Si on entend battre le bruit de la hache, c'est un de mes trois frères. Si j'entends un char qui marche sur le chemin, c'est un de mes trois frères. Si j'entends un arbre qui froisse des feuilles et puis tombe, c'est père qui est en train de déblayer des nouveaux champs.
Les Jacomets sont au milieu de la clairière que la ferme s'est taillée en pleine épaisseur des bois. Tout autour d'elle, aux abords de ses champs, les arbres sont tellement serrés les uns contre les autres et, derrière ceux-là, il y en a tellement de serrés pareils, qu'il n'y a plus ni verdure, ni feuilles, ni rien de ce qu'on peut appeler un arbre : il y a une profondeur sombre. Les corps de bâtiments sont énormes et bas, en pierre couleur de cire d'abeilles ; non seulement ils ne sortent pas beaucoup de terre, mais ils se confondent avec la couleur de la terre. Ils forment un carré et, juste en face du chemin, ils laissent une porte ronde où une charrette de foin passe sans toucher. En sortant des bois le chemin tremble entre deux ou trois champs, puis il entre dans la porte et il reste là dans la cour. Au-delà, il n'y a plus de chemin.
Elle a quelquefois essayé – elle aime toucher les cheveux, à l'école, elle touchait les cheveux de toutes les petites filles – quelquefois, dans le courant des après-midi, elle pouvait essayer. Elle était seule avec Man dans tout le large sombre des quatre corps de la ferme, généralement à côté de la fenêtre qui trouait le mur épais d'un mètre ; à coudre ; et avec la surveillance de la soupe ; ou bien à faire de la charcuterie. Man gouverne toutes les bêtes des écuries et des étables pendant le jour. C'est la maîtresse. Les brebis ne connaissent que son pas. Seule avec ma mère. Et Man s'en va gouverner les bêtes. Alors, on peut essayer de s'arranger les cheveux, de les toucher des fois, de vite les dénouer et de vite les renouer ; et comme c'est agréable ; et vers la fin de l'après-midi, il fait très sombre dans la salle, peut-être qu'on peut essayer de les laisser un peu bouffants, on ne le verra pas. Et Man rentre. Elle pousse le feu et alors ça éclaire. Elle me dit : « Viens ici. » Je ne sais pas comment elle fait pour me les tirer si plats. Elle les serre avec ses doigts durs.
Et maintenant, pendant qu'elle remue ses hanches pour les placer quand elle serre le lacet de sa jupe, quand elle place aussi ses seins un peu gros dans le corsage pendant qu'elle le boutonne, au moindre mouvement elle sent ses cheveux libres derrière sa tête. Elle a la bouche de son père : elle lui va d'une oreille à l'autre, mais elle, elle l'a très épaisse. Si tu veux rire tu as de bons outils, tu n'as plus qu'à te chercher des raisons. On n'a qu'à la regarder, disent les femmes, pour savoir qu'elle ne s'est pas mariée pour rien. Elle aura de la famille. Elle fait tout ce qu'il faut pour en avoir et elle aime faire tout ce qu'il faut. Que rien ne vienne se mettre entre son mari et Mathurin. C'est celui des trois frères qu'elle préfère. Lui aussi était bien d'accord avec elle. Et il est jaloux : c'est agréable. Il ne faudrait pas qu'il vienne pour rien aujourd'hui. Il trouve toujours que les autres ne travaillent pas assez. C'est bien pour moi qu'il le fait s'il s'est proposé pour aider Ange. Et que rien maintenant ne puisse empêcher père de comprendre pourquoi je me suis mariée : s'il a déjà fait cet effort de nous donner les Grands Faillettes. Mais tous les soucis ne sont pas là ; ça n'est pas non plus une grande chose qu'Ange parte comme ça pour la foire de Lachau ; depuis hier soir il devait y penser sans oser le dire (s'il s'imagine que je ne sais pas comment ils font !) Et justement, voilà qu'on entend trotter des bêtes sur la route ; sûrement ce sont les leurs ; Esther va à la fenêtre. Ce qui est une grande chose, c'est justement ces soucis qui viennent, on ne sait pas d'où et on ne sait pas pourquoi, au beau milieu de la tranquillité quand tout va bien. Comment voulez-vous guérir cette inquiétude, quand il n'y a pas de raison. Des fois c'est seulement le temps. Oui, les voilà là devant qui tournent sous le chêne pour prendre l'allée forestière de Lachau. Ange est monté sur la grande mule grise ; Marceau est à cheval sur le gros cheval de labourage ; les voilà partis. L'aîné fait des gestes comme s'il voulait tout massacrer ; le voilà maintenant qui secoue la bride, et le cheval n'y comprend plus rien et s'arrête, il le talonne, le voilà reparti au trot, toujours avec ces gestes à décorner les bœufs. Arrête-toi donc de gesticuler si tu veux que ton cheval y comprenne quelque chose. L'Ange conduit sa mule d'une main et son bras gauche pend gentiment ; il en a assez d'une main ; et même les jeux, et même cet écart des quatre fers qu'elle vient de faire, cette bête qui n'était pas sortie de l'écurie depuis plus de huit jours, même ces voltiges qu'elle fait avec le cul de travers – attention – l'Ange mène tout ça d'une seule main, sans se déranger, avec son bras gauche toujours en train de pendre gentiment. Ah ! le salaud, comme il va bien ! Et juste un peu avec sa main gauche il lui a touché la cuisse, se penchant en arrière, tirant la bride, arrêtant sa bête pour attendre le Marceau qui arrive avec toujours ses gestes : « Mais arrête-toi donc de gesticuler, Marceau, dit Esther contre la vitre, qu'est-ce que tu veux donc faire avec tes bras ? » Ils ont commencé à trotter régulièrement côte à côte dans cette longue allée forestière, toute droite entre les chênes. Maintenant, ils ne sont plus que deux cavaliers, là-bas, loin.
Le jour ne se lève pas ce matin. Le jour se refuse à se lever. Ce qui se lève de tous les côtés, c'est l'ombre. De moment en moment c'est elle qui monte. Il y en a un entassement énorme du côté de l'Est. Le silence est si grand qu'on vient d'entendre tinter deux fers du trot des cavaliers – maintenant ils ont disparu. L'allée forestière toute droite est vide.
La vieille Delphine est arrivée à une heure de l'après-midi.
– Je ne t'attendais pas, dit Ariane.
– Le fait est, dit Delphine, qu'il faut être moi.
– Tu es donc venue de Lucian à travers tout ?
– Bien obligée.
– Que fait le temps ?
– Il ne fait pas de temps du tout.
– Tu es partie à quelle heure ?
– Neuf heures. Attendre plus, c'était se faire dire de rester là-bas. Je me suis dit : « Va-t'en avant de ne plus pouvoir t'en aller. »
Les femmes ont déjà fini de manger. Valérie se nettoie les dents avec le pointu du couteau.
– Donnez-vous de la soupe, dit-elle, ça vous réchauffera.
– Je n'ai même pas froid, ma fille, dit Delphine. Je n'ai rien. Si : j'ai faim, ça oui, mais enfin, je ne suis pas mouillée, je n'ai pas froid. Il ne pleut pas, il ne fait pas froid. Je me tire un peu près du feu parce que je sue plutôt, j'ai marché vite.
– Tu as toujours bon pied, dit Ariane.
– Oui, mais j'ai marché quand même un peu trop vite, je languissais d'arriver.
– Qu'est-ce qu'il fait ?
– Il ne fait rien, c'est sombre. Dire qu'il fait quelque chose, on ne peut pas le dire. Il ne fait rien, ni pluie, ni vent, ni froid. Mais, dès que j'ai eu dépassé la Désirade, je ne sais pas, la peur m'a prise.
– Mangez votre soupe tranquille.
– Oui, mange. Tu coucheras avec moi ce soir.
– Certes, ce sera vite nuit. C'est déjà nuit. C'était déjà nuit ce matin.
– Ils savent que tu es ici.
– Ils savent que je suis quelque part. Et puis, je n'ai plus mes jambes de vingt ans.
– Même de trente.
– Oui, même de quarante, tu peux le dire.
– Vos enfants vont s'inquiéter.
– Ils ne s'inquiéteront pas pour une vieille femme, va.
– Ils savent où vous êtes ?
– Et s'ils ne le savent pas, ils feront comme s'ils le savaient.
– Oui, dit Ariane, notre époque est passée.
– Mais, dit Delphine – elle a enlevé son fichu, elle a bu un peu de jus de soupe, elle mâche une pomme de terre dans les gros mouvements de sa bouche sans dents – vous avez la nouvelle belle-fille avec vous aujourd'hui ?
– Eh oui, bonjour madame, dit Esther.
– Bonjour ma fille. Vous êtes seule alors aujourd'hui ?
– Oui, mon mari est parti avec son frère.
– Elle n'est pas seule, dit Valérie, elle est avec nous.
– C'est vrai, dit Delphine, et, en vérité, les femmes n'ont que les femmes. Regardez-moi ça si maintenant le temps est sombre. J'aime mieux être ici que tout à l'heure du côté de la Désirade.
– Valérie, demande Esther, qu'est-ce que je te fais maintenant ?
– Qu'est-ce que tu veux faire, dit Valérie, tout à l'heure on débarrassera cette table et on y mettra le cochon mort. Puisque Delphine est venue on ne va pas lui faire perdre son temps.
– Et je suis venue pour travailler, dit Delphine. C'est tout haché comme je vous l'ai fait dire ?
– Haché et salé, dit Ariane.
– Saler et poivrer, je m'en occupe, moi, dit Delphine. Alors, on pourra faire les saucisses et les andouillettes.
– Ce que tu pourrais faire, Esther, dit Valérie, ça serait de me préparer un peu ces petits-là et puis de me les pousser dehors, qu'ils aillent à l'école. S'ils restent là, ils vont encore se gonfler de graillons et de panne crue.
– Ça, dit Delphine, le fait est que ton Jules, la dernière fois, j'ai bien eu peur qu'il en crève.
– Alors, dit Esther en lui mettant sa blouse, tu manges la panne crue ?
Jules est l'aîné, avec ses huit ans. Il a une grosse ride double dressée entre les deux yeux.
Après c'est Maurice, et puis Rose et Joséphine, et Marie la dernière qui a deux ans.
– Donnez la main à Marie, des deux côtés, dit Valérie, Rose une main et Maurice une main et toi, Jules, mène-moi ça à l'école. S'il pleut à cinq heures tu mettras ton frère et tes sœurs sous le préau et tu viendras me le dire. Ne revenez pas avant cinq heures. « Et maintenant, nous voilà tranquilles. »
Le feu flambe. Les flammes secouent les ombres jusque dans le fond de la salle, comme en pleine nuit. Ariane est partie dans le dedans de la maison.
– Tranquilles, dit Delphine... qui peut être tranquille ? Il y a ceux qui ont et ceux qui attendent. Ceux qui attendent ont à leur tour.
Ariane appelle qu'on vienne l'aider : « Esther », dit-elle. Delphine fait signe avec le doigt à Valérie : « Viens ici. »
– Approche-toi : combien de temps qu'elle est mariée ? dit-elle en montrant là-bas d'où Esther est sortie et où passe l'ombre des flammes dans la porte ouverte.
– Un mois, dit Valérie.
– Commencement, dit Delphine.
– Vous avez vu quelque chose pour elle ? demande Valérie.
– Je n'ai rien vu, dit Delphine. Je ne me suis pas occupée d'elle.
– Attention, dit Ariane dans le couloir, et Esther trébuche contre les pieds du pétrin.
Elles entrent ; elles portent ensemble une lourde bassine.
– Le sang.
– Venez le mettre près de moi, dit Delphine. C'est un beau sang.
Elle regarde Ariane, elle lui cligne de l'œil vers Valérie.
– Valérie, dit Ariane, va chercher la viande entière.
– Viens, dit Delphine, donne ta main, ma fille. – Elle prend la main d'Esther. – Ouvre-la, ouvre-la bien. Donne la bruyère, Ariane. – Ariane tire une branche de bruyère de la poche de son tablier. Delphine la trempe dans le sang. Elle fait tomber une goutte de sang dans la main d'Esther. – Ferme la main. Serre ton destin. Ouvre la main, ma fille. Fais voir.
Le sang écrasé a coulé dans les lignes de la main et il y fait des figures.
Delphine oriente la main d'Esther vers les flammes.
– C'est bon, dit Delphine, essuie-toi. Non, essuie-toi à mon tablier. Valérie est revenue avec un quartier de cochon.
– Allons, dit Delphine, dressons-nous et travaillons. Ne laissez pas tomber le feu ; il ne faut pas que le gourd puisse prendre la graisse, et apportez-moi tout le bataclan.
Elle déblaie la table et les autres trois vont à la resserre chercher et apporter les terrines pleines de viande hachée et le baquet où trempent des tripes de moutons. Quand elles retournent, Delphine est penchée sur la bassine de sang.
– Fleur ? demande Ariane.
– Fleur, répond Delphine. Fleur, dit-elle comme à elle-même, et avec son doigt elle dessine dans l'air les plis et les replis de la ligne qu'elles appellent fleur et qui est le dessin de la petite moire cristalline déposée sur le sang.
Elle s'arrange pour s'approcher d'Ariane.
– Ne touche pas le baquet de tripes, dit-elle, ne les laisse pas toucher. Il faut que je sois la première à y mettre la main.
– Qu'est-ce que tu as vu ?
– Rien !
– Alors, vous deux, ne touchez pas les tripes, dit Ariane. Delphine se les réserve.
– Tiens, place-moi ce tablier où elle s'est essuyé les mains et donne-m'en un autre. Non, plie-le en dedans, que rien ne touche la trace. Prête-moi un peigne.
– Il est derrière la glace, prenez-le.
Delphine dénoue le lacet qui attachait ses cheveux blancs en forme de queue de cheval.
Elle démêle ses cheveux.
– Le fichu vous emmêle tout si on marche un peu.
Elle les peigne, elle les tire en arrière, elle les lisse bien, elle attache dur le lacet, elle se tord un petit chignon gros comme le poing et dur comme une pierre. Elle s'est découvert un grand front, de larges oreilles et une nuque jaune et nerveuse comme le cou plumé d'une poule.
– Je me lave et je suis prête.
Elles ont installé la longue et large table devant le feu. Valérie l'a recouverte d'un vieux drap propre ; Ariane a démoulé les terrines de viande hachée. Le feu fait lever l'odeur sauvage de la chair crue. Elles sont toutes les trois en train de travailler la viande crue avec leurs mains ; et Delphine vient s'y mettre. D'abord elles ne parlent pas, elles pétrissent, écrasent soigneusement entre leurs doigts le gras et le maigre, puis de ce plaisir leur vient la pensée de la vie.
– Dernier vendredi d'octobre : foire à Lachau.
– Mes deux fils y sont partis.
– Vous saviez que l'Ange y partait aussi ?
– L'aîné était obligé d'y aller.
– Un drôle d'obligé. Mon mari n'a jamais vendu une seule bête à cette foire. Il y va les mains dans les poches.
– Il aurait bien fallu que l'Ange reste à la maison aujourd'hui. Il devait attendre mon frère.
– Quel frère ?
– Il ne s'agit pas de vendre. Tu es toujours après vendre. Tu manques de quelque chose ?
– Mon frère Mathurin.
– Je ne manque de rien, maman, mais ici nous sommes sept, vous comprise.
– Dans son métier, on fait de l'argent avec sa langue. On dirait que c'est d'hier que tu es avec l'aîné. Combien de fois ils sont venus avant le jour faire des affaires, en bas dans l'écurie, pendant qu'on les entend parler et reparler ? Il n'a pas toujours besoin d'être suivi de toute sa troupe de bêtes. Qu'il parle de sa troupe et les autres se dérangeront pour venir la voir sur place dans notre écurie.
– Ah ! Et puis, ma belle Valérie, les hommes sont des hommes. A l'âge qu'on a, Ariane et moi, on se dit bien que pas une fois on n'a compris, ni ce qu'ils pensaient, ni ce qu'ils faisaient.
– Pour Lachau, il n'y a rien à comprendre, il y va parce qu'il veut y aller.
– Ça, ma fille, c'est précisément la meilleure raison du monde.
– Mais moi, j'aurais bien aimé que l'Ange attende mon frère.
– Ce qu'on aime, ma fille, il faut se le chercher et se le trouver toute seule. Personne ne vous le cherche, personne ne vous le trouve.
– Donne-lui de mauvais conseils.
– Jamais de mauvais conseils, Ariane, tu le sais.
– Mon frère devait venir voir l'Ange maintenant. Ils étaient entendus.
– Il ne serait peut-être pas venu des Jacomets avec ce temps qui gonfle. Je ne vois rien de ce que je fais. On dirait que ça noircit encore plus sérieusement. Qu'est-ce que vous en dites ? Ariane, fais donc mettre du petit bois dans le feu.
– Mon frère serait venu par n'importe quel temps puisqu'il avait promis.
– Tu es bien d'accord avec celui-là, hé, petite ?
– Je suis d'accord avec tous, mais celui-là est bien gentil. C'est le plus près. Il y a trop de différence avec les autres. Celui-là n'a que deux ans de plus que moi.
– Il sera peut-être allé à la foire aussi.
– Mère, vous semblez croire que tout le monde est comme le mien et qu'on ne peut pas se passer d'aller à la foire.
– Dernier vendredi d'octobre, course de chevaux.
– Je suis sûre que Mathurin ne va pas à la course de chevaux et d'autant plus qu'il avait promis pour un travail.
– Toutes les années on me corne les oreilles avec cette course de chevaux.
– Ton mari vend des bêtes.
– Je le sais que mon mari vend des bêtes.
– Maman, il n'y a pas que ceux qui vendent des bêtes qui y vont. Ce matin, avant que l'Ange parte, j'en ai entendu un autre qui est parti d'ici de bien bonne heure.
– C'était qui ?
– Et même avant d'entendre chanter les paons.
– Les paons n'ont pas chanté ce matin, ma fille, tout au moins à Lucian ils n'ont pas chanté.
– Qui ?
– Bellini.
– Le vieux Bellini ?
– J'ai entendu tourner son boggey sous les chênes.
– Qu'est-ce que ça veut dire, Delphine, que les paons n'ont pas chanté ?
– Ça veut dire qu'il faisait sombre.
– Ça ne veut rien dire d'autre ?
– Sombre, ça veut tout dire.
– Écoute un peu, Valérie, au lieu de parler tout le temps. Tu entends ce que dit cette fille ? Le vieux Bellini est parti le premier ce matin.
– C'est donc pour ça qu'ils sont revenus chercher deux bêtes ?
– Oui, il a dit à l'Ange : alors, allons prendre des bêtes. Il ne faut pas rester loin derrière.
– Hier soir, le mien avait dit qu'il irait emprunter le boggey du Bellini, justement. Le sien, il a cassé les ressorts, l'autre soir.
– Tu y as cru, toi ma fille, qu'il irait emprunter quelque chose au Bellini ?
– Je ne sais pas, j'ai pensé que peut-être ils s'étaient mis d'accord.
– Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il y a entre ton fils et lui ?
– On ne sait pas, il t'en a parlé à toi, Valérie ?
– Il ne me parle jamais de rien. C'est votre fils.
– Allons, vous autres deux, finissez un peu de parler de fils ou de pas fils. On dirait qu'il faut tout vous apprendre. Ne savez-vous pas que les hommes sont toujours fermés ?
– Tu ne me l'apprends pas, Delphine, à moi qui suis de ton âge. Mais ce que je sais aussi bien que toi, sinon plus, c'est qu'ils ne se ferment jamais sur du bon. C'est toujours sur du mauvais qu'ils se referment.
– Ah ! ne me dites pas que vous craignez quelque chose, maman.
– Il n'est pas question de craindre, ma fille. Je sais ce que tu vas dire, Valérie.
– Oui, je vais dire que, quand elle sera mariée depuis dix ans, elle saura ce que maintenant elle ne sait pas.
– Ce que maintenant elle ne sait pas, elle ne le saura jamais. Farce que ce n'est pas une question d'apprendre. Si elle a du cœur maintenant, elle aura du cœur dans dix ans.
– Je sais que vous dites que je n'ai pas de cœur. Elle apprendra à connaître les Jason.
– Qu'est-ce que tu as à leur reprocher ?
– Rien.
– Vous allez voir, toutes les deux, qu'à force de vous gratter vous allez vous faire cuire.
– Rien, parce que je pourrais vous en dire jusqu'à demain.
– ... et pour vous, ça ne serait toujours que rien.
– Parce que je sais me tenir à ma place. De mon temps on nous avait appris la chose une fois pour toutes. D'un côté il y a ceux qui sont dans la vie, et de l'autre côté il y a nous, les femmes. Tu aurais beau dire et redire, moi je me redirai toujours : qui sait devant quoi ils sont pour qu'ils soient ainsi obligés d'être méchants ; qui sait ce qui les empêche, pour qu'ils soient ainsi obligés de faire tous ces détours où il semble que pour nous ils sont en train de tout faire de travers. Dire contre, c'est toujours facile, ma fille. Et sur celui qui vous touche de plus près, sur celui qui vit avec vous, dire contre c'est encore bien plus facile. De mon temps, du temps de Delphine, on nous avait appris à dire pour. On nous avait forcées à dire pour. Et toute notre vie nous avons rendu service.
– Un Jason ne peut aimer qu'un Jason.
– On aime qui permet.
– C'est pareil dans toutes les familles.
– Non, Delphine.
– Si, Valérie, dans toutes les familles, il y a quelque chose et on s'imagine que c'est le plus grand malheur de la terre. Mais c'est seulement le malheur de la famille.
– Qu'est-ce que vous voulez dire ?
– Je veux dire que, quand c'est le vrai malheur, alors nous tombons par terre et nous mourons.
– Laisse-la, Delphine ; n'est-il pas gentil avec toi, Esther ?
– Si, ma mère.
– Vous le demandez à celle-là qui commence. Qu'est-ce que vous voulez qu'elle vous réponde ? Demandez-le-moi, à moi qui suis en train de continuer.
– Je veux dire, Valérie, que le malheur véritable n'appartient pas à une famille ; ça n'appartient à personne ; personne ne peut s'en glorifier. S'il te tombait dessus, rien que d'en sentir le vent qui arrive, tu te mettrais à crier sans savoir si c'est toi qui cries ou une bête. Tandis que maintenant tu parles tranquillement. Ah ! Les voilà les jeunes, avec le malheur, le malheur ! Attendez de savoir ce que c'est.
– Je vous en prie, finissez de parler du malheur un jour où mon Ange est parti à travers la forêt par ce temps qui ferme toutes les routes.
– Elle a raison, et justement c'est ce temps qui nous a poussées à parler de choses noires. Moi, vous voyez, par des temps comme ça...
– Tu n'as pas dû en voir souvent des temps comme ça. En soixante ans, je n'en ai jamais vu. Regardez : c'est comme un mur devant la fenêtre. Écoutez ! Arrêtez-vous de pétrir ! Il ne faudrait même pas que le feu fasse du bruit ! Le village est mort, on n'entend plus rien ; ni un chien ni une chèvre. Tout le monde doit être dans le fond des maisons, près des feux.
– Oui, je disais bien, c'est le temps, mère peut le dire : si nous nous disputons c'est toujours quand le temps est sombre. C'est vrai que celui-là est très sombre, car ce que nous faisons n'est pas triste. Regardez-moi ces tas de viandes et de tripes, et ces seaux de sang. Qu'est-ce qu'il y a de plus beau que ça ? Qu'est-ce qu'il peut y avoir de plus beau pour nous ? Pour nous quatre ici ?
– Oui, c'est agréable de patouiller dans la viande et de préparer des choses.
– Oui, avec des épices, et du sel et du poivre.
– Oui, tiens, écrase le grain de poivre comme ça, et, quand ils y arrivent ils le mangent sans méfiance, et ça leur coupe le sifflet, la bouche ouverte. Ils en pleurent un bon moment sans pouvoir rien dire.
– Après ils se rattrapent pour dire tout ce qu'ils savent dire.
– Oui, mais ils ont eu ce qu'on voulait qu'ils aient.
– Leur préparer les choses.
– Là, mettez une pincée de muscade et dedans un grain de genièvre ; si vous voulez qu'ils vous fassent des politesses.
– Ou le girofle. A certains moments ça les décide.
– Tout ce qu'on peut faire avec de la viande et du sang !
– Mais rien que de la pétrir, sans rien faire d'autre.
– Ça me plaît de pétrir la viande.
– Au fond, c'est le temps qui nous faisait parler de choses noires.
– Aussi peut-être pour une raison que je sais.
– Quelle raison, Delphine ?
– On peut lire l'avenir dans le ventre des bêtes.
– Qu'est-ce que vous voulez dire ?
– Je veux dire l'avenir des gens.
– Lequel, le nôtre ?
– Nous n'en avons pas un pour nous tout seul. Le nôtre est avec celui de tous.
– Ne parlez pas de l'avenir comme ça ; quand vous en parlez, c'est une chose qui fait peur.
– Peur ou non, c'est l'avenir.
– Tout l'avenir ? Tout ce qu'on veut ?
– Ah ! Non. Tout l'avenir y est. Quand il commence, il n'y a pas de raison pour qu'il s'arrête, mais si on voulait le voir tout entier, on serait obligé de tout éventrer. Il y en a un peu dans chacun. Quand tu ouvres le ventre d'un lapin, tu regardes les tripes ; tu les regardes fumer ; et tu les vois bouger. Tu les vois, comment elles étaient nouées les unes sur les autres quand le ventre était vivant et tu les vois bouger maintenant que la mort met doucement la main pour les dénouer. Tout ça t'indique. Mais comment veux-tu que tout l'avenir du monde soit écrit dans le ventre d'un lapin ? Et pourquoi d'un lapin ?
– Et pourquoi pas d'un lapin, tu pourrais me dire – oui et non. Le ventre du lapin a sa part d'avenir, voilà tout. Tu regardes déjà ça. C'est déjà ça de pris.
– Vous me faites peur !
– Tais-toi, Esther, laisse-la parler. Alors ?
– Eh bien, alors, il n'y a pas d'alors, voilà.
– Oui, mais si ça ne vous dit pas ce que vous vouez ?
– Eh bien, vous vous mettez à vouloir ce que ça vous dit.
– Comment ?
– Ma fille, comment veux-tu que je te le dise. L'avenir, imagine-toi, c'est tout. Ce que tu voudrais savoir, toi, dans ce tout, ça n'est peut-être rien, tout petit, tiens, comme cette moulure de muscade là. Et il y a au contraire une chose à laquelle tu ne penses pas (l'avenir justement ce sont les choses auxquelles on ne pense pas) et c'est celle-là que tu vois, toute écrite dans le ventre du lapin. Tu crois que tu vas continuer à penser à ta moulure de muscade ?
– Vous me faites peur, madame !
– C'est pourquoi, je te dis, Valérie, tu cherches peut-être quelque chose, mais ce que tu trouves te fait passer l'envie de ce que tu cherches, il ne faut pas t'imaginer que tu marches là-dedans comme sur un chemin à midi. Tu entres dans ces choses-là comme dans une cave. Le ventre d'une bête est comme une cave. Et au moment où tu l'ouvres, quand précisément c'est le plus important, puisque du coup tu surprends la mort en train de dénouer l'écriture, le sang fait une grosse obscurité dessus le foie et les boyaux.
– Ne parlez plus, vous me faites peur !
– Laisse-la parler ! alors ?
– Toujours avec ton « alors » ! Alors rien. Un peu de l'avenir. Des fois assez pour que tu saches à peu près ce qui t'attend. Des fois pas assez, mais suffisamment pour que tu saches que quelque chose t'attend. Tu croyais que ça s'ouvrait comme un journal ! Il y a l'odeur du ventre, il y a la vapeur. Il y a ces nœuds de tripes qui se dénouent comme si on y allait doucement à les défaire sans que tu le voies. Mais tout n'est pas là. Si tu voulais tout savoir il te faudrait ouvrir le ventre de tout à la fois. Tu serais noyée dans les tripes de tout : ça monterait plus haut que les montagnes, l'odeur de l'avenir t'étoufferait et comment te retrouver, toi, dans la fumée que ça ferait.
– Vous me faites peur : j'aurais mieux fait de rester dans ma maison toute seule.
– Écoutez, mes filles, celle qui en sait plus que vous.
– Je ne cherche pas à savoir, moi, ma mère : je cherche à me tranquilliser.
– Les tripes des hommes aussi ?
– Bien sûr, les tripes des hommes. Ah ! Qu'est-ce qu'on pourrait apprendre si on pouvait regarder dans les tripes des hommes ! Je crois qu'on en apprendrait. Je crois qu'on en apprendrait trop.
La porte s'ouvre.
Un homme est sur le seuil. Derrière lui, le temps est plus noir que son corps ; sa veste de velours est presque claire contre la forêt épaissie de nuages.
– Ma sœur est là ? dit-il.
– Je suis là, crie Esther.
– Je viens de chez toi. Où est ton mari ?
– Entrez, Mathurin, la maison ne brûle pas.
– Je n'ai pas le temps d'entrer.
– Il est parti avec son frère.
– Parti ? Il avait dit qu'il m'attendrait.
– Entrez, Mathurin. Il est parti parce qu'il avait quelque chose de plus pressé à faire.
– Il m'a manqué de parole.
– Je n'ai pas besoin d'entrer. J'ai besoin de savoir pourquoi il ne tient pas plus compte de moi que d'un chien.
– Il m'avait dit qu'il te préviendrait.
– Il ne m'a pas prévenu.
– C'est qu'il n'a pas eu le temps.
– Et moi, j'ai le temps ?
– Nous n'avons pas à savoir si ceux des Jacomets ont le temps ou ne l'ont pas.
– Vous parlez de bien haut !
– Je parle d'où je suis.
– Je veux votre fils.
– Alors fais-le voir.
– J'arrive à travers tout ce temps.
– Il est parti pour son travail à travers le même temps que toi.
– Quel travail ?
– Ce n'est pas la peine de te répondre.
– Parce que ça serait difficile !
– Parce que je ne réponds pas aux insolents.
– Parce que le travail de votre race...
– Parce que je suis chez moi. Et que je suis la maîtresse. Et que je n'ai pas à répondre. Et que ce que nous faisons nous regarde. Et que notre race vaut la tienne. Et que nous n'avons de comptes à rendre à personne. Et que nous n'avons besoin de personne.
– Alors je me demande ce que ma sœur fait ici dedans.
– Elle est chez elle.
– Alors je la laisserai chez elle.
Il fait un pas en arrière.
Il est déjà fondu dans le noir du temps quand il ferme violemment la porte.
– Toujours s'imaginer d'être plus forts les uns que les autres ! Vouloir toujours commander les uns sur les autres ! Comme des boucs. Celui qui a mis deux hommes sur la terre s'est trompé. A tout moment, il y en a un qui trouve que les autres sont de trop. Mais moi, si on me croit vieille, on a tort.
– Il n'est pas méchant, mère.
– Tu pleures ?
– Non, je ne pleure pas, j'ai peut-être les yeux mouillés, mais je crois que c'est l'oignon.
– Il n'y a rien contre toi dans ce que j'ai dit.
– N'y pensez plus l'une et l'autre.
– Qu'est-ce qu'il voulait, somme toute ?
– Il voulait s'entendre avec l'Ange pour dessoucher la clairière des Grands Faillettes. Père nous l'a donnée.
– Le maître des Jacomets s'aperçoit donc que le monde existe.
– Vous avez aussi quelque chose contre lui, madame Delphine ?
– Rien contre lui, ma fille, au contraire. Nous avons été longtemps amis, on a dû te le dire. Et nous sommes toujours amis puisqu'on ne l'a plus vu ni entendu depuis plus de trente ans. S'il vous a donné les Grands Faillettes, ça veut dire qu'il a enfin soupiré, qu'il est enfin fatigué.
– Fatigué de quoi ?
– De ramasser toutes ces terres désertes. De s'enterrer dans son désert.
– Il l'a fait pour un bien.
– Tout le monde fait pour un bien ; tout au moins c'est rare. Et pourtant, s'il nous fallait mettre le mal sur une charrette...
– Moi, je dis que, puisqu'il leur donne les Faillettes... Toutes les Faillettes ?...
– Oui, toute la clairière, depuis Cotte-Longue jusqu'aux Décharmes.
– Alors l'Ange aurait dû attendre. C'est un beau cadeau.
– Je dois vous dire que Valérie ne m'a jamais étonnée. Pour m'étonner, il faudrait qu'une fois dans sa vie elle ne soit pas intéressée. Ne te fâche pas, je ne te le dis pas pour que tu te fâches. C'est une qualité, ma fille, mais je te le dis.
– Je ne me fâche pas, je dis seulement que cette terre travaillée et rendue propre ferait peut-être le plus grand champ de seigle de tout le pays.
– Ne parle pas de champ de seigle aujourd'hui. Venez voir à la fenêtre ; il me semble que le temps devient terrible. Ce qui m'inquiète c'est qu'il n'y a pas de bruit ; pourtant quelque chose monte et s'épaissit.
– Essuie la vitre.
– Ce n'est pas de la buée ; c'est tout l'épais qui est dehors.
– C'est donc le ciel, tu crois, qui a caché la forêt tout autour de nous ? On ne voit plus un arbre, mais plus un arbre !
– Sauf le gros châtaignier, là sur la place. Tout seul.
– Qu'est-ce que c'est qu'on voit de rouge, entre les trois branches qui n'ont plus de feuilles ?
– Ce doit être le feu d'une cheminée dans une des maisons en face.
– Je le sentais venir ce matin sur le chemin. Comme je suis arrivée sur les hauts d'Aurifeuille, j'ai regardé et on ne voyait plus le large de Silence et, à seulement cent mètres de moi, on ne voyait plus rien ni à droite ni à gauche.
– On ne peut pas le croire.
– Depuis des années que je regarde à cette fenêtre, c'est la première fois que je ne vois pas la forêt au-dessus de la maison de Pinto. Là, devant nous.
– Même on ne voit presque pas la maison.
– Tenez, on voit cependant quelque chose de rouge.
– Il ne fait pas froid, mais tout le monde a allumé de gros feux.
– Pourvu que mon frère ne soit pas reparti seul pour les Jacomets !
– Les maisons sont devenues grises et on ne sait plus s'il y a des gens dedans.
– Écoutez ! Nos voisins, est-ce que vous les entendez monter les escaliers ou descendre ?
– Non.
– Attendez, écoutez, est-ce qu'on ne les entend pas un peu avec leur marmite ?
– Non, non : pas du tout. Comme s'il n'y avait personne.
– Il sera tout seul dans la forêt, s'il est reparti tout de suite parce qu'il était en colère.
– On ne les entend pas. On n'entend pas non plus les bêtes en bas dans l'étable.
– Et il n'y a rien là sur la place. Le village est mort.
– Il ne pourra pas retrouver son chemin.
– Qui ?
– Mon frère.
– Il n'est peut-être pas reparti. Il a peut-être profité pour venir chercher du sel, et du sucre ; et du tabac.
– Il est capable d'être venu rien que pour moi.
– Il se retrouvera toujours : c'est un homme.
– Vous en parlez facilement parce que ce n'est pas un des vôtres.
– Les miens sont à Lucian, ils n'en sont pas mieux. Où est Lucian dans tout ce que tu vois là dehors ?
– Ils ont une maison.
– Il a sa colère, c'est mieux qu'une maison.
– Ne regardez plus : venez travailler.
– Mettez du bois sec dans le feu.
– Je pense à ce que tu viens de dire, Delphine.
– Quoi ?
– Tu crois donc, toi aussi, que quelque chose monte et s'épaissit ?
– C'est visible.
– Je ne parle pas de ce qui est visible.
– Moi, je peux te parler d'une chose : les paons n'ont pas chanté ce matin. Le jour d'aujourd'hui n'a pas été annoncé.
– Peut-être parce qu'il faisait sombre.
– Il ne faisait peut-être pas tout à fait aussi sombre qu'on aimerait bien se l'expliquer, ma fille. Nos paons se sont levés comme d'habitude. J'étais debout dans la cour avant eux. Ils sont allés jusque sous le portail pour regarder ce que d'habitude ils se mettent tout de suite à appeler. Allez-y mes petits gars, j'ai dit au bout d'un moment. Non. Et ils n'avaient pas plus de couleur que des pintades. Et savez-vous, après, ce qu'ils ont fait ? D'habitude, c'est le moment où ils se font voir. C'est le moment où ils s'élargissent et tu te dis : tu vas voir, ils vont péter comme des bulles de savon. Et savez-vous ce qu'ils ont fait ? Ils ont sauté sur une claie qui était contre le mur et, tout gris, sans couleurs, comme des rats, ils se sont allongés dans la lucarne de la bergerie et ils ont sauté chez les moutons là-bas dedans. Le matin était pourtant là dehors.
– Je m'approche de quelque chose qui me fait peur.
– La mort, comme tout le monde. Mais ce n'est pas ce qui empêchera la terre de tourner.
– Non, je sens venir quelque chose qui n'est pas le sort commun.
– Certes, il existe comme ça des personnes.
– Même s'il avait fait soleil aujourd'hui, même s'il avait fait le plus beau soleil de la terre, je me serais renfournée dans le fond de ma maison. Il me semble qu'à tout moment je vais parler pour maudire le jour où je suis née.
– Mère, vous ne voulez pas dire qu'il va arriver quelque chose ?
– Je n'ai pas besoin de savoir si les paons ont chanté comme d'habitude ou s'ils sont allés chez les moutons. Je me suis enfermée ici dedans et jusqu'à maintenant j'ai pu encore faire mes gestes à mesure que j'étais de plus en plus inquiète. Mais, peu à peu, je crois qu'ici même je ne vais plus oser ni bouger ni rien dire, tellement il me semble que ça s'avance aussi librement d'ici que si j'étais toute seule dans le large des terres découvertes.
– Jusqu'ici tu n'as eu que ton compte.
– Jusqu'ici ! Si le compte ne se fait pas plus lourd.
– Quoi qu'il devienne, c'est ton compte.
– J'ai écouté craquer le village autour de moi, contre mes murs, et maintenant je n'entends plus rien, comme si les autres pouvaient avoir peur de ce qui m'arrive. Et pourtant, tu sais qu'on n'a pas souvent peur du mal qui arrive aux autres. Ou alors il faut que ce soit un mal dont on n'a pas l'habitude.
– Rassure-toi, il n'y a pas de mal dont on n'a pas l'habitude.
– J'ai vu là, à l'instant, une violence qui a fait grossir ma peur en moi-même, brusquement, plus grosse qu'un chat et elle m'a sauté à la gorge.
– Si vous voulez parler de mon frère, je peux vous dire, moi qui le connais, qu'il peut bouder peut-être farouchement pendant des années, c'est possible. Mais il est incapable de faire du mal.
– C'est en effet de ton frère que je veux parler. Mais en vérité, il ne s'agit pas de lui-même. C'est au moment où nous nous sommes fait front l'un à l'autre. Ce n'est pas lui qui me fait peur. Quoiqu'il soit peut-être un plus gros signe que le beuglement des paons. Oui, c'est au moment où nous avons été dressés l'un contre l'autre. Il y a des sortes de raisons obscures dans ma peur qui sont brusquement devenues brûlantes comme de la glace.
– Je voudrais pouvoir vous rassurer, ma mère.
– Voilà maintenant qu'elle veut me rassurer. Toi qui avais peur tout à l'heure. Parce que c'est ton frère.
– Oui, parce que c'est mon frère et que je le connais.
– Je serais rassurée moi-même s'il ne s'agissait que de ton frère en effet, même si je le connaissais pour l'homme le plus méchant de la terre. Mais écoute : c'est une chose qui impose silence.
– Ça, Ariane, on a beau écouter, on n'entend pas plus bouger que dans des tombes. A moins que ce soit le bruit de notre feu qui nous empêche.
– S'il ne nous empêchait pas, tu entendrais peut-être le bruit d'un feu. C'est tout. Je l'ai entendu, moi, tout à l'heure. Je surveille pour voir si à la fin rien ne me rassurera. Rien ne me rassurera. Même pas d'avoir entendu le feu là, à côté. Parce que ça va tout doucement s'éteindre, et l'autre là-bas à côté, il se contentera de regarder ses braises ; comme ça va s'éteindre d'une maison à l'autre dans tout le village ; comme ça va s'éteindre ici, et ça sera le silence partout ; tout le monde sera devant sa braise à la regarder. Parce que c'est sur moi que ça s'avance.
– Vous êtes toujours la même. Vous croyez qu'il n'y a que vous dans le monde. Vous croyez toujours que le monde c'est vous.
– Pour ce qui vient, oui, je crois que le monde c'est moi.
– Tu sens peut-être venir une guerre.
– C'est le plus mauvais jour de ma vie. Pourquoi a-t-il fallu que je vienne ici aujourd'hui ; j'aurais mieux fait de rester dans ma maison toute seule.
– Écoute parler cette innocente. Il me semble en effet que celle-là fait partie de mon sort.
– Ça m'aurait étonnée si tu n'avais pas essayé d'entraîner les autres avec toi.
– Est-ce que c'est mon habitude ?
– C'est l'habitude de tout le monde.
– Mais moi, est-ce que je ne t'ai pas donné cinquante fois des preuves que je peux faire mon train toute seule, même quand il s'agit de grosses choses. Tu connais ma vie.
– Un moment vient où l'orgueil nous quitte, ma vieille.
– Il n'était pas question d'orgueil.
– Si, si, quand on supporte tout tout seul, c'est toujours par orgueil.
– C'était ma nature.
– C'était ta nature d'être orgueilleuse.
– Je crois, Delphine, que vous lui dites quand même des choses qu'on ne devrait pas lui dire.
– Non, Valérie, ce n'est pas pour ça que je viens de m'en aller d'à côté de vous et que je marche. Laisse-la parler. Je donnerais dix ans de ma propre vie pour voir clair.
– La nuit est complètement tombée, mère. Est-ce qu'il ne se fait pas tard ? Quelle heure est-il ?
– Tu crois que ma nature, c'était d'être orgueilleuse ?
– Je croyais surtout que tu le savais.
– Je ne sais rien.
– On n'a jamais dit du mal de toi, Ariane, mais ce qu'on a dit souvent, c'est que tu étais l'orgueil incarné.
– Qui l'a dit ?
– Tout le monde. Et il y a bien longtemps qu'on ne le dit plus, parce que ça n'apprend plus rien à personne.
– Ça se voyait donc ?
– Je m'étonne que tu le demandes. Est-ce que tu ne te souviens plus de ta vie ?
– Qu'est-ce que j'ai fait ?
– C'est vrai. Tu seras sûrement la dernière à t'en rendre compte.
– Revenez ici, mère. Arrêtez-vous de marcher comme ça.
– Laisse. Laisse-moi un peu seule et que malgré tout je vous entende me parler.
– Dire que tu as fait du mal, Ariane, non.
– J'ai fait ce que j'ai fait.
– Voilà que l'orgueil te retrouve.
– Où le vois-tu ?
– Dans ce que tu viens de dire.
– Allons, j'ai voulu dire : ce qui est fait est fait et qu'il n'y a pas à revenir sur ce qui est fait.
– S'il ne s'agit que de moi, je t'en donne volontiers quittance, mais, je sais ce que tu vas dire.
– Quoi ?
– Que tu te fous de ma quittance comme de l'an 40.
– Non.
– Mère, ne marchez plus de long en large comme si vous étiez dans une cage.
– Tu dis non, mais tu penses oui. Tu as l'air de le laisser entendre.
– Non.
– Allons, dis ce que tu as à dire.
– Je ne crois pas avoir commis de crime. Je ne croyais pas que moi je devais être jugée à part. C'est la première nouvelle. Que nous soyons tous pesés et soupesés et vendus d'un côté ou de l'autre, quand notre temps de jugement viendra, d'accord, puisque c'est ce qui doit arriver pour tout le monde. Mais je ne vois pas pourquoi moi je serais jugée vivante, et moi seule. Si ça se fait, que ça se fasse pour de grands coupables. Mais moi ?
– Tu as commandé toute seule une grande maison.
– La charge m'en a été donnée sans que je la demande.
– Mais tu ne l'as pas refusée.
– Comment le faire ?
– Comme tout le monde : en pleurant, en souffrant, en ayant peur.
– Est-ce que la charge m'aurait été enlevée ?
– Non, puisque de toute façon c'était ta charge, mais tu te serais moins satisfaite.
– Je n'aime pas les choses faciles.
– Ce n'est pas facile d'endormir le destin. Il est d'une jalousie terrible.
– Il n'y a pas de quoi.
– Il n'aime pas qu'on se mette à sa place.
– Mais, qui peut aller contre son destin ?
– Personne, seulement la volonté compte.
– Allons, à toi maintenant de dire ce que tu as à dire. Il semble que ta bouche est devenue comme un couteau. Tu me coupes là de trop petits morceaux d'un remède dont j'ai bougrement besoin. Et au fond tu as envie de parler autant que ce que j'ai envie d'entendre ; sinon plus. Allons, parle.
– Tu as toujours voulu gagner sur tout le monde.
– Sur quoi d'autre veux-tu gagner ?
– Je ne veux rien, je te dis ce que tu as fait.
– Et moi, je te dis ce que j'étais obligée de faire.
– Tu te serais faite couper en quatre plutôt que de n'avoir pas raison, à la fin.
– Parce que j'avais raison.
– Il a fallu que chaque fois tu sois la plus forte.
– Parce que j'étais la plus forte.
– Ah ! Ariane, non, tu as besoin de dominer. Tu es la domination des pieds à la tête. Chaque fois que tu t'es mêlée de quelque chose, dans la vie, tu as toujours été la première, la commandante, la propriétaire, tu m'entends, Ariane, la propriétaire, puisque tu faisais ce que tu voulais, de tout. Est-ce que tu es capable de te souvenir d'autre chose que de toi, Ariane ? Alors, souviens-toi, remonte un peu, tu verras de quoi tu as été tout le temps la propriétaire. Tu entends, Ariane, tu entends cadette, née la dernière, propriétaire de rien, fille en surplus, celle qui avait juste le droit de bâiller-mourir. Remonte, compte, compte sur tes doigts ; si tu as assez de doigts. Ne crois pas que je sois jalouse. Tu me connais : jalouse, Delphine ? Le monde rirait. Et tu le sais. Je ne te parle pas avec colère, tu le sais aussi. Il y a trop d'endroits par lesquels nous sommes pareilles et il y a trop longtemps que nous le savons pour que tu puisses te tromper, si quelquefois, parce qu'il faut parler clair, je parle raide. Et puis quoi, mesure pour mesure, s'il s'agissait de terre nous pourrions facilement nous confronter.
– Je sais qu'il ne s'agit pas de terre. Je donnerais toutes les terres du monde pour desserrer ce qui est là et qui m'empêche de vivre.
– Ne te frappe pas la poitrine. Les terres du monde ne sont pas à toi, et puis ce serait un paiement trop facile.
– C'est ce que je dis, mais là où je suis tu ne peux pas m'empêcher de le regretter.
– Je sais que tu donnerais facilement le monde entier pour te sauver toi, toute seule. C'est bien ce que je te reproche.
– Au fond, tu me reproches ce que vous faites tous, parce que je le fais mieux. Allons, tu ne m'as pas appris grand-chose. Sauf que je dois peut-être payer un prix terrible pour une vie simple comme tout.
– Que le jour est long, mère ! Comme c'est long aujourd'hui ! Comme il y a longtemps que nous sommes là ! Quelle heure est-il ? Voilà déjà un long moment qu'il fait nuit noire. Est-ce qu'ils ne vont pas bientôt revenir ? Mère, ne restez pas là-bas au fond, maintenant dans l'ombre, sans parler.
– C'est vrai, allons revenez. Tout ça vous a pris bien subitement. Vous n'en parliez pas tout à l'heure. Je ne vous ai jamais vue comme ça. Vous finiriez par me faire peur même à moi. Allons, revenez ici près de la table. Il y a toujours du travail. Ne restez pas cachée là-bas au fond sans rien dire. Qu'est-ce que vous faites là-bas ?
– Je n'ai pas voulu te faire de la peine, Ariane.
– Tais-toi, Delphine. Taisez-vous, vous deux, je viens tout d'un coup de comprendre le plus terrible.
– Parle. Qu'est-ce que tu as ? Parle !
– Mère, venez ici je vous en supplie.
– Laisse-moi seule ici.
« Que peut le sort contre moi ? Je suis vieille. Me faire souffrir, ça ne vaut pas la peine d'entreprendre un si grand travail sur si peu de viande maintenant. Au premier coup de marteau, il fendra l'enclume. Je me demande à quoi je pensais jusqu'à présent. Trembler pour une chose qui me menacerait toute seule ? Non, je ne risque rien, moi. Ce n'est pas sur moi. Moi, j'ai la mort, je n'ose pas parler. Il me semble que si par malheur je disais maintenant à quoi je pense...
– Parlez.
– Non, je te dis. Que je laisse sortir ce qui me gonfle la gorge et tout de suite je sais le nom de notre malheur.
– Allons, parlez.
– Mère !
– Ne me pressez pas. Ah ! vous deux, ne me pressez pas, vous deux surtout. C'est là. Je n'aurais qu'à dire un mot, non je ne le dirai pas, oh ! ça peut venir jusque dans ma bouche. Non je ne le dirai pas. Notre malheur se tiendrait debout devant nous comme un enfant.
– Parlez !
– Est-ce que je ne viens pas de parler d'enfant ?
– Si, vous venez juste d'en parler. Allons, vous voilà sortie de l'ombre là-bas au fond. Avancez-vous donc. Venez. Pourquoi vous arrêtez-vous ? Je ne vous avais jamais vue comme ça. Qu'est-ce que vous avez à nous regarder, Esther et moi ? Qu'est-ce que nous avons, qu'est-ce que c'est ? Parlez, ne restez pas maintenant sans rien dire. Oui, vous avez parlé d'enfant. Où sont les miens ? Où sont mes petits ? Esther, Delphine ?
– Ils sont à l'école.
– Mais l'heure a passé, mais c'est nuit noire. Mais quelle heure est-il ? Mais où sont-ils ?
Valérie court vers la porte ; Esther la regarde penchée en avant. Delphine, d'un mouvement de tête, interroge Ariane immobile et Ariane à voix basse lui répond :
– Non, pas ceux-là, les autres.
La porte ouverte, les cinq petits enfants sont là, assis sur le seuil.
– Qu'est-ce que vous faites ?
– Rien.
– Pourquoi n'entrez-vous pas ?
– On a entendu la mamé qui parlait. Elle nous faisait peur.
– Allons, je ne vous fais pas peur d'habitude, et ce n'est pas la première fois que vous m'entendez parler. Viens, Marie, j'ai un morceau de sucre dans la poche.
– Vous leur avez fait peur, voyez, ils n'y vont pas. Allons, lâchez ma jupe. Laissez-moi fermer la porte. Il fait mauvais dehors. Est-ce que ce n'était pas mieux d'entrer dans la maison ? Et vous ne dites plus rien maintenant. Ils n'oseraient pas rester ici ; vous voyez ce que vous faites.
– Je ne suis plus bonne qu'à faire peur.
– Comprenez donc que les enfants ont besoin d'une maison paisible. Je veux dire qu'il ne faut pas parler de tout devant eux.
– Valérie, regardez comme ces deux-là se frottent contre ma joue. Vous avez le petit front tout froid. Mouche-toi, Joséphine, tu t'essuies le nez dans mes cheveux. Laissez-moi me relever maintenant et vous prendre. Valérie, tenez, puisque je les ai sur les genoux, donnez-moi donc la soupe des trois filles. Viens Rose, je vais la leur faire manger.
– Si vous parlez au milieu des vôtres, les vôtres vous disent de vous taire. La vieillesse ne sert à rien !
– Ces filles ont eu froid. Ne renifle pas, Joséphine ; tu n'as pas de mouchoir ?
– Je n'ai pas de poche.
– Tu n'as pas de poche. Voilà mon mouchoir, souffle, ne te bouche pas le nez. Rien que d'un côté. Souffle de là puis de l'autre. Essuie-toi. Marie me regarde comme si elle ne savait pas que je suis sa tante. Vous autres deux, vous le savez. C'est la plus grande qui ouvre la bouche. Ouvre la bouche, Rose.
– C'est de la soupe de quoi ?
– C'est de la soupe de pois cassés.
– Avec du pain ?
– C'est Marie qui va avoir du pain la première parce que c'est la plus petite, voilà, et qu'elle veut devenir grande comme Rose. Plus grande. Encore ton nez, toi ? Valérie, celle-là s'est enrhumée.
– Ne t'inquiète pas : sur les cinq il y en a toujours un. Alors vous deux, ne vous mettez pas comme ça dans le feu tout de suite. Il y a longtemps que vous étiez là dehors ?
– Oui.
– Alors Jules, toi qui es le plus grand, tu aurais dû quand même les faire entrer.
– C'est lui qui nous a dit de nous asseoir. Il a dit : « Il ne faut pas entrer, il faut rester là. »
– J'ai dit : « Attendez un peu. »
– Maurice, cette fois tu mangeras toute ta soupe de pois cassés, ne raconte pas d'histoires et n'attends pas qu'elle refroidisse. Tu n'as que ça à manger, et si elle est froide, tu la mangeras froide, tu m'entends ?
– Qu'est-ce que tu cherches là-dedans avec ta main, Marie ? Qu'est-ce que tu me fouilles là-dedans mon corsage avec ta bouche, je n'ai pas de lait, moi. Regardez, Valérie, regardez ce qu'elle me cherche.
– Elle aimerait mieux téter que la soupe.
– Je n'ai pas de lait, ma fille, tu as beau chercher.
– Pourquoi tu n'as pas de lait ?
– C'est les mamans qui ont du lait.
– Fais-lui voir.
– Qu'est-ce que tu veux que je lui fasse voir, Rose ?
– Fais-lui voir tes mamons pour voir si tu n'as pas de lait.
– Attention, Esther, si tu lui donnes le bout et qu'elle s'enrage, elle peut te mordre.
– Ah ! non, ne mords pas, Marie. Tu vois, il n'y en a pas. Oh ! Elle pompe de toutes ses forces. Non, laisse-le maintenant, je le rentre. Non, il n'y en a pas, je n'ai pas de lait... Je n'en ai pas maintenant, quand j'en aurai je t'en donnerai.
– Rentre-le, Esther, les garçons te regardent.
– Oh ! Ils n'ont pas encore de gros yeux.
– Avant que la vieillesse arrive, on s'imagine qu'il y restera une joie ou deux. Il n'en reste pas, pas une. Toute la vie on fait ce qu'il faut pour devenir vieux et quand on l'est, on s'aperçoit qu'on a fait tout ce qu'il faut pour devenir comme ça, absolument rien. Si quelqu'un meurt à quarante ans tout le monde le plaint ; si quelqu'un continue à vivre à soixante-dix ans, on trouve que c'est bien. Et il est plus malheureux que s'il était mort. Quand on est mort, au moins on ne voit plus, on ne sait plus, on ne parle plus. On se mêle de ses propres affaires, on n'a plus besoin de se mêler des affaires des autres. Tout ce qui peut arriver arrive ; on n'a plus besoin de s'en occuper. Mais celui qui devient vieux au milieu d'une famille continue à avoir toujours besoin de tout faire ; il est comme un âne qui voudrait tricoter des bas. Oh ! la jeunesse est aussi bête. Est-ce que ça vaut seulement la peine de naître ?
– Que dites-vous, mère ?
– Et vous, Delphine, vous devriez vous reposer pendant qu'on donne à manger aux petits.
– J'aime mieux travailler. Mais c'est vrai, maintenant qu'il fait nuit on n'a plus à se demander s'il fait plus noir ou moins noir que ce qu'il doit faire Allons, les choses sont encore mieux arrangées que ce qu'on croit.
– Oui, peut-être qu'il s'agit seulement de faire comme des agneaux et de jouer à se casser les pattes.
– Tiens, Valérie, ce que j'aimerais par exemple c'est que tu me donnes à boire.
– Qu'est-ce que vous voulez boire, Delphine ?
– Si tu as de l'eau-de-vie blanche, donne-m'en dans un grand verre.
– Servez-vous.
– Sers-moi, j'ai les mains faites de viande. Tu peux verser. Mets-en, qu'il y en ait.
– Vous buvez vraiment ça comme un homme. Ça a l'air de vous avoir fait du bien. Vous voilà toute redressée.
– Oui, c'est bon pour les vieux. Ça tue cette espèce de froid qu'on a tout le temps dans le corps comme une amande. Vas-y donc un coup toi aussi, Ariane.
– Oh ! moi, j'en bois surtout quand je vais dehors.
– Eh bien ! il me semble qu'avec tout ce que tu dis, c'est comme si nous étions dehors. Bois un coup.
– Donne, tout compte fait. Ça vaut sûrement mieux que de manger à notre âge.
– Et pour ces petites, là, qu'est-ce que je leur donne après la soupe de pois cassés ?
– Va au placard et prends du beurre et fais-leur une tartine à chacune. Et mange un morceau toi aussi, Esther.
– Je n'ai pas faim, j'ai l'estomac serré, j'aurais plutôt envie de pleurer que de rire si ce n'étaient pas ces trois-là. Regarde-moi ça si ça mange !
– Allons, tu as raison, Delphine, c'est notre pain en bouteille. Donne-m'en encore un peu. Pour nous autres qui sommes vieilles, cette bouteille, c'est notre cœur.
– Alors, ne commencez pas à vous servir de votre cœur comme si c'était votre main ou votre bras, ou n'importe lequel de vos membres d'usage. Ça n'est pas du tout pareil, et allez doucement. Si vous voulez durer longtemps, ne vous mettez pas à vous servir tout le temps de votre cœur. Il me semble que ça en fait encore un bon plein verre.
– Occupe-toi de tes affaires, je t'ai déjà dit que toi, ça n'est pas le cœur qui t'étouffe. Les femmes comme toi, ça les endort. Mais laisse donc, les femmes comme nous, ça nous réveille.
– Ne parlez pas si fort, Marie vient tout d'un coup de s'endormir sur moi et je crois que les deux autres vont tomber la bouche pleine.
– Je ne suis pas ici pour vous plaindre l'eau-de-vie de votre fils.
– Oui, laisse-le me donner encore quelque chose, ne serait-ce que ça. Qu'il me donne donc du cœur avec une eau-de-vie qu'il a faite. Qu'il me donne donc de quoi le supporter.
– Je crois, Delphine, que vous avez eu une drôle d'idée de demander de l'eau-de-vie.
– Ça peut te paraître drôle, mais je t'ai demandé exactement ce qui me faisait besoin. Tu as de bons paquets de graisse, toi, pour te couvrir la poitrine ; nous, il n'y en a pas l'épaisseur d'un papier et, dessous, il ne fait pas chaud suivant le vent qui souffle.
– Vous ne pouvez pas savoir.
– On sait plus que ce que vous croyez. C'est toujours la même chose. Vous vous imaginez d'être les seules. C'est facile de dire que les autres, rien ne les touche.
– Alors, bois un coup toi aussi.
– Mais nous, en même temps, il faut que nous fassions la soupe. Et il faut que nous fassions les lits de tous. Et nous n'avons pas le temps de gueuler, la patte en l'air comme un chien qui s'est pris dans un piège. Nous, c'est le temps qui nous manque. Autrement, toutes vos histoires, on les connaît aussi bien que vous.
– Chut ! Valérie, regarde donc tes trois filles. Qu'est-ce qu'elles ont récolté comme sommeil ! Viens m'aider.
– Attends, je viens. Soutiens donc la tête de la petite : elle va s'engorger, elle tousse et elle se réveille. On va aller coucher ces trois-là. Méfie-toi que Joséphine ne te glisse des bras. Elle dort tout de suite comme un plomb. Donne-la. Laisse-la aller maintenant sur mes genoux. Pousse-moi un peu la Rosette là, que je la prenne aussi, je peux les porter toutes les deux. Soutiens la tête de la Marie. Quand les grandes se réveillent, elles se rendorment tout de suite. Mais la petite, si elle quitte son sommeil on ne la rendormira pas de la nuit.
– Tu ne vas pas pouvoir porter ces filles-là ensemble.
– Je peux très bien les porter, là, couchées dans mes bras. Vos enfants ne sont jamais lourds. Tenez, vous autres deux, rendez-vous compte si nous pouvons faire des fantaisies, nous, avec des enfants dans les bras. On va les monter. Ouvrez-nous la porte sans faire de bruit si vous êtes encore capables de faire simplement quelque chose.
– Ne parle pas tant toi-même.
– Elle a du bec.
– Ça ne lui manque pas.
– Alors, maintenant, dis-moi ce que tu crains.
– Je n'ose pas parler. Il y a encore les deux garçons là.
– Tu n'as pas besoin de le crier. Viens là à côté de moi. Travaille et parle.
– Je voudrais le crier que tout le monde l'entende.
– Dis-le-moi doucement. Tu crains un malheur ?
– Je crains un grand malheur.
– Tu as parlé d'enfants tout à l'heure, mais pas ceux-là. Alors, lesquels ?
– Les miens.
– Tes hommes ?
– Oui : l'Entier et l'Ange.
– Si ça regarde l'Entier, alors comme tu dis, ça pourrait être quelque chose !
– Ce que je sens venir nous fera maudire la vie.
– Ça a du rapport avec l'Italien ?
– Non.
– Tu es bien catégorique.
– L'Italien, qu'est-ce que tu veux que ce soit ? Je ne sais même pas s'il y a entre eux de quoi avoir envie de le tuer. Et quand ça serait ? Il m'en faut plus pour me glacer comme je suis maintenant. Touche mes mains.
– Tu me fais peur. Ici dedans vous parlez de tuer comme si c'était naturel. Vous êtes quand même une race ! Ne vous étonnez pas si le malheur vous cherche.
– Ne sois pas si fière, le malheur me cherche mais il finit par trouver tout le monde.
– Tais-toi, elles sont là.
– Et si un soir l'Ange passait la nuit dehors (je ne dis pas ça pour qu'il le fasse, mais si c'était malheureusement obligé) il faut me prêter ta petite Marie ; je la couche avec moi.
– Dès qu'elle est dans le lit, elle a tout de suite ses petites mains en coquilles.
– Et elle m'a frotté ses cheveux contre ma bouche ; on dirait des plumes de pigeon.
– Et vous, les deux garçons, dans un moment vous allez aussi me ficher le camp à la chambre.
– D'autant plus qu'il a l'air d'être tard.
– Le jour a passé vite.
– Jamais il n'a été si long.
– Attendez, le jour n'est pas encore fini.
– On ne peut pas savoir l'heure qu'il est ? Rien ne le dit.
– Seulement, moi je dis que l'Ange devrait être revenu maintenant. Il sait qu'il m'a laissée toute seule. Et puis, il fait nuit aussi à Lachau.
– Il ne fait jamais nuit à Lachau.
– Il fait nuit partout.
– Oh ! non, il ne fait jamais nuit dans Lachau. En 5, quand mon plus jeune s'est cassé la jambe, on l'a mené de nuit à Cosmes voir M. Gallician. On part d'ici : la nuit. Dans la forêt : la nuit ; rien que notre charrette. Au col de Mévouillon : la nuit. A Saint-Charles-de-la-Descente : la nuit. Dans la plaine : la nuit. Dans les champs plats : la nuit ; rien que nous qui marchions au pas. Mon plus jeune s'est cassé la jambe à deux endroits et il crie. Albéric mène le cheval par le museau ; moi je pleure derrière la charrette. La nuit. Partout où nous passons c'est la nuit. Mais tout de suite après l'embranchement pour Cosmes nous entrons dans Lachau. C'était l'heure où ici plus rien ne bouge. C'était peut-être minuit sonné. Nous passons le pont. Il y avait des lumières sur la place. Dessous les arcades le Bar Pernod était ouvert. En entendant crier mon plus jeune, ils sortent tous. Il y avait au moins quinze rouliers et leurs charrettes étaient attelées de chevaux tous réveillés sous les platanes du large endroit où les routes partent dans toutes les directions. C'était l'heure où ici plus rien ne bouge et où les chevaux dorment, et notre cheval dormait en marchant. Là, ils étaient tous réveillés avec leurs grands colliers à clochettes et à tout moment ils faisaient sonner leurs colliers en remuant les pattes et en secouant la tête, parce que c'était plein de mouches comme ici en plein jour. Il y avait des lumières dans les feuilles des platanes. Les oiseaux étaient tous réveillés. Ils venaient manger la saleté des chevaux et jusque dans les sacs d'avoine. Albéric a failli marcher sur des pigeons. C'était plus de minuit. C'était la nuit. C'était au moment où ici plus rien ne bouge. Ni ici, ni dans la forêt, ni à Mévouillon, ni à Saint-Charles-de-la-Descente. Le patron du Bar Pernod est sorti avec son tablier bleu. Ils nous ont fait arrêter. Ils nous ont demandé ce qui arrivait. Ils ont dit à mon plus jeune de ne pas crier. Ils nous ont apporté trois cafés tout prêts, tout en train de fumer ; bouillants ; à minuit passé ; sans attendre le temps de le faire chauffer. Il était tout bouillant, tout prêt, à minuit passé. Trois tasses : une pour chacun. Le feu ne s'éteint jamais. Les oiseaux se battaient dans les platanes. Les chevaux étaient raides prêts à partir, tous réveillés. Tout le monde était réveillé. Les rouliers nous passaient de l'un à l'autre, de l'Albéric, à moi, à mon plus jeune. Ils allaient de l'un à l'autre. Ils me parlaient, ils lui parlaient, ils parlaient à mon homme, à moi, à mon plus jeune, à mon homme ils demandaient si ça faisait mal, ils disaient que M. Gallician allait arranger ça. Ils me disaient qu'il fallait que je boive un bon coup de blanche, moi, parce qu'une femme, et puis la mère, ça me remonterait, à cause du mauvais sang. Ils allaient, ils parlaient, ils faisaient tout ce qu'il y avait à faire autour de moi, et d'Albéric et du cheval, tous les trois – nous autres un peu endormis malgré tout, parce qu'on est d'ici, où à cette heure-là plus rien ne bouge. Bien que le plus jeune se soit cassé la jambe en deux endroits, oui, ils m'ont forcée à boire. Ils nous ont dit d'aller maintenant. Qu'on n'en était plus qu'à six kilomètres, que la route était plate, que ça n'allait plus sursauter tout le temps dans des ornières et faire mal au petit. Il y en avait qui partaient et qui arrivaient tout le temps sur la place, qui attachaient les chevaux aux arcades, qui entraient au Bar Pernod et trois autres tout ouverts aussi, pleins de lumières, qui venaient voir, qui nous parlaient, qui ont dit à Albéric de mettre un gros sac plié sous la jambe du plus jeune, qui ont aidé à le faire avec des mains bien réveillées, doucement. Ils avaient dit : « Nous ne te ferons pas de mal. » Ils n'ont pas fait un centime de mal. Il y en a trois qui ont détaché leurs charrettes et qui ont dit qu'ils partaient avec nous. Et ils sont partis avec nous pour leur roulage, pour nous accompagner jusqu'à Cosmes. C'était leur route. Pour que nous ne soyons plus seuls. Un devant avec sa charrette et son gros fanal, et il criait : « Daïzé ! » pour prévenir quand la route était mauvaise. Les deux autres nous suivaient et ils venaient me tenir compagnie, et parler au plus jeune qui ne criait plus. On a comme ça traversé tout Lachau, de haut en bas, du pont de la place des Arcades, puis la rue des magasins. Il y en avait encore d'ouverts, des bourreliers pour vendre des longes de fouet, des courroies, des cordiers avec des rouleaux de cordes. C'était bien plus de minuit sonné. On a passé devant un cordonnier qui battait la semelle sous sa lampe. On a passé dans la rue des Hôtels. C'était tout ouvert, depuis la grande porte charretière noire ouverte sur les grandes écuries, avec, là-bas au fond, deux ou trois lanternes qui vaquaient un peu de côté et d'autre, et des fourchées de foin éclairées, jusqu'à la porte d'entrée de la table d'hôte, en haut du perron, ouverte sur le corridor avec une plante verte. Les fenêtres toutes éclairées, avec la salle là-bas dedans, on entendait le bruit des cuillères et des fourchettes. On sentait l'odeur du bœuf en daube tout le long de la rue. J'avais faim. Il y avait plus de cuisine qu'ici à midi. Et c'était dépassé minuit depuis longtemps. Il y avait plus de fourneaux de cuisine allumés dans cette nuit que chez nous dans les matinées de fête. J'avais faim. J'avais plus faim dans cette nuit qu'ici le jour, après un gros jour de travail. Tout le long de la rue on entendait le bruit des assiettes. Sur la porte de la Croix-de-Malte, il y avait la femme de cette époque : une grosse qui prenait le frais. On nous fit arrêter. Le roulier qui me tenait compagnie demanda une cuisse de lièvre pour moi. La femme me l'apporta toute chaude avec un bout de pain. Après, j'ai donné l'os à sucer à mon plus jeune. C'était beaucoup plus de minuit. A cette heure-là, ici tout le monde dort et rien ne bouge. Tout le roulage avait commencé à marcher derrière nous dans cette rue. C'était le roulage qui monte. Les gens sortaient des hôtels comme tu sors ici après midi. Les hommes fumaient des cigares sur le pas de la porte. Dans les grandes étables les charrettes bougeaient pour sortir, avec leurs petites lanternes qui se balançaient en haut des ridelles. On était là, nous, avec mon Albéric ; on ne pensait plus à notre plus jeune qui s'était cassé la jambe en deux endroits. On ne pouvait plus croire que c'était la nuit. On ne pouvait pas s'imaginer qu'on était parti d'ici déjà à la nuit, tout le monde renfermé dans les maisons, plus de lumière, plus rien ; puis les arbres de la forêt et le noir de la forêt et nous deux, Albéric et moi, qui marchions seuls sur la route avec notre charrette portant notre plus jeune avec sa jambe cassée à deux endroits, par ces chemins pleins d'ornières, la nuit, seuls, sans y voir : avec la crainte et mon petit qui criait : la nuit ; et puis, tout d'un coup, tout ce monde, ces charrettes, des lumières partout, les hôtels, les cuisines, du café bouillant, de la daube, la cuisse de lièvre qui fumait, autant d'hommes qu'on voulait pour se faire aider en quoi que ce soit. Au moment de sortir de la ville, on a entendu le bruit du roulage descendant. Il passait par la rue Maraîchère. Et dans cette rue, c'étaient encore des lumières, et des hôtels éclairés, des écuries ouvertes, des boutiques éclairées. Et alors, maintenant, c'était bien plus de minuit sonné. On a commencé la petite montée vers Cosmes ; en me retournant, j'ai vu tout Lachau en dessous de moi, avec toutes ses rues, ses croisées pleines de lumière comme un gril sur de la braise.
– Il ne fait jamais nuit à Lachau, ma fille.
– Oui, mais c'était en 5.
– A plus forte raison maintenant. J'y suis peut-être retournée quatre fois. La troisième fois je n'ai rien reconnu de ce que j'avais vu. Ça avait tout changé. Je passais dans des rues où je me disais : mais il me semble qu'elle n'était pas si longue. Je me perdais ; ça s'agrandissait de partout. C'était un endroit où toutes les routes passaient ; et c'est encore un endroit où toutes les routes passent. C'est préparé exprès, à l'intérieur il y a des cheminées qui ont été faites pour ça, et des grands fourneaux de cuisine ; et des batteries de cuisine avec de grosses casseroles en cuivre. Et les écuries des hôtels, tu ne peux pas les remplir de notaires. Il ne peut pas faire nuit à Lachau. Il ne peut pas y avoir autre chose que ces lumières que je te dis, ces portes toutes ouvertes, ces gens réveillés qui viennent de tous les côtés, qui mangent, qui fument, qui partent, qui arrivent, qui se couchent, qui se lèvent, qui trafiquent à n'importe quelle heure ; n'ayant pas, comme nous, quelque chose à faire qui commence le matin et finit le soir, mais tout le temps occupés avec quelque chose qui les tient à toutes les heures, que ce soit le jour ou que ce soit minuit passé. Ici, nous autres, dans nos forêts, nous ne savons rien, nous ne sommes pas grand-chose. Qu'est-ce qu'on sait : le bois, la terre, gouverner des arbres. Qu'est-ce que c'est ? Rien ! Évidemment, ça va du matin jusqu'au soir et puis, le soir tu te couches et tu dors. Tout le village dort. Qu'est-ce que tu voudrais qu'il fasse ? Le bois, la terre, les arbres ne s'en vont pas. Ils restent là. Ce soir tu les quittes, demain, tu les retrouves. Laisse vivre ta maison. Mais les hommes sont pleins de travaux de toutes sortes. Alors, là, tu les vois qui les entreprennent de tous les côtés. Même s'ils avaient une maison, qu'est-ce que tu veux qu'ils en fassent ? Ils n'en ont pas besoin. Ils sont obligés d'occuper les heures d'un côté et de l'autre. Lachau c'est une maison, elle se prête comme maison en passant. Ils y arrivent là tous ensemble et ils la louent pour le temps qu'ils vont rester, avec les cuisines, les écuries, les femmes, les servantes, les ouvriers, les commis, les valets, les tables, les chaises, les lits. Ils se servent de tout. Ils partent, d'autres arrivent. Ils s'en vont sur leur route. Ils retrouveront comme ça d'autres maisons à louer pour des heures avec encore tout ce qu'il faut : les femmes, les servantes, et tout, la cuisine et le café bouillant à midi, à minuit, n'importe quand, c'est toujours ouvert. Il ne fait jamais nuit à Lachau.
– L'eau-de-vie vous a bien nettoyé la langue.
– Oui, et donne-m'en encore un verre de ta sacrée blanche. Elle a un coupant qui vous réveille comme il faut. Alors, toi, tu n'es jamais allée à Lachau ?
– Non. Je n'ai jamais bougé des Jacomets. Et jamais personne de nous autres n'en a bougé. Ce n'est pas notre genre. Et moi j'ai quitté la ferme rien que pour me marier.
– Un jour ton mari t'y mènera. Les hommes d'ici finissent toujours par y mener leurs femmes.
– Je n'y tiens pas.
– Mais tu y tiendras. Tu préféreras y aller avec lui, plutôt que de le laisser aller tout seul.
– Peut-être que lui non plus ne voudra pas y aller. Pourquoi imaginez-vous les choses qui vont m'arriver selon qu'elles vous sont arrivées à vous autres ? Vous ne savez pas comment nous sommes, lui et moi. Ce matin il n'y aurait pas pensé, si son frère n'était pas venu le chercher.
– Lachau, c'est la ville rouge.
– Mère, ne vous en mêlez pas. Je ne suis jamais sortie des Hautes-Collines, mais ce pays, je le connais bien et je suis souvent allée jusqu'au sommet de la montagne de Buc. J'y ai passé des journées à garder les moutons. J'ai vu en bas Saint-Charles-de-la-Descente et j'ai suivi toute la route à travers la plaine, à travers les champs et les bois de bouleaux. Je la connais comme si je l'avais faite. Et je sais quand elle passe à côté des fermes cachées dans de grands ormes, et je sais aussi qu'à un moment elle entre dans une longue allée de platanes, et après, tout de suite elle est à Lachau. On voit Lachau dans les verdures des arbres. Avec ses remparts et sa grande porte, et son clocher et des tours. En effet, on la voit toute rouge au-dessus de la verdure des arbres. Mais c'est parce que le mortier est rouge dans ce pays d'argile, voilà tout.
– Si tu l'as vue du haut de Buc, c'est comme si tu la connaissais jusque sous ses jupes. C'est une putain qui s'est toute couronnée de rouge. Tout simplement. Il n'y a pas besoin d'y venir pour la connaître. On en apprend autant de loin que de près.
– Oh ! vous, vous n'êtes jamais partisane de rien, n'empêche que c'est une belle ville. Moi j'ai aimé les quelques fois où Marceau m'a menée. Il nous faisait prendre par le petit chemin qui passe sous l'aqueduc ; les mulets marchaient, un derrière l'autre à travers les grands caniers. On arrive en face les remparts, près de la grande porte. Alors on monte sur la route et on entre. Les rues sont fraîches.
– Il ne t'a pas menée au grand café qui est sur la place du marché ?
– Les Mille Colonnes ? Si ! une fois qu'il faisait froid. On est entré boire le café le matin, mais ça me fait tourner la tête toutes ces colonnes de verre et ces glaces. Marceau voulait me faire asseoir. Moi je me disais : « Qui est celle-là, là-bas ? » Je voyais une femme. Quand nous étions entrés il n'y avait personne. Marceau m'a dit : « Assieds-toi, courge, tu ne vois pas que c'est toi que tu regardes ? C'est toi qui es dans la glace. »
– Quand mon second s'est fait sa hernie, on est allé quelquefois à Lachau. On allait voir M. Verrier qui venait tous les mercredis dans les salons de la Croix-de-Malte. Il avait fait une ceinture sur mesure. Mais mon second a les hanches fortes. Il a deux gros os. Il y avait un ressort qui le blessait tout le temps. C'était bête d'avoir donné cent vingt francs. Oh ! j'ai entendu une fois la chorale qui chantait sur la place des Arcades. C'était noir de monde. J'en voyais un là-bas au milieu, maigre, avec une petite barbe noire. Il ouvrait la bouche, il la fermait, il l'ouvrait. Ils chantaient tous ensemble. Ça devenait fort à vous déchirer le cœur, puis ça diminuait comme du vent. Un homme monté sur l'estrade faisait un geste avec la main et pan, c'étaient toutes les femmes qui prenaient ensemble ; puis les hommes, puis les petites voix ; puis les grosses, puis tous ensemble ; puis les arcades grondaient comme des corridors ; puis il faisait un petit geste, ça devenait petit comme un petit vent ; on n'entendait presque plus rien. On entendait le vent dans les platanes. Ah ! C'était beau. Moi j'étais là contre le mur ; si j'avais bougé, j'aurais pleuré. Je ne voulais plus partir.
– Pourquoi les hommes ne sont-ils pas de retour maintenant ? Il est tard !
– Oh, moi, il faut un peu que je vous dise ce qui m'est arrivé une fois. C'étaient les premiers temps de notre mariage. Je l'étais du Jules, mais je ne le savais pas encore. Marceau me dit : « Fais tes affaires, moi j'en ai poux tout le jour. » Mes affaires étaient vite faites. Après, je me promène, mais on se fatigue ; je regarde les magasins mais ça me faisait envie. Je passe et je repasse dans les rues et puis, quoi faire tout le jour : passer et repasser, rester sur ses jambes, je me fatiguais. C'était long. Je passe finalement, justement rue Maraîchère dont tu parlais tout à l'heure et je vois une pancarte « Bal » et j'entends de la musique. Je n'avais pas plus l'intention de m'arrêter. C'était dans les grandes écuries de l'Hôtel des Deux Mondes. Les portes rondes étaient ouvertes et devant, dans la rue, c'était plein d'hommes arrêtés qui regardaient là-bas dedans. J'essaye de regarder, moi ; on ne voyait rien du tout. C'était noir là-dedans. On les entendait danser avec leurs pieds. Tout ce qu'on voyait, c'était une fumée de poussière qui sortait de la porte. Je me sens attraper par la taille. Je me retourne. C'était un blond avec de grands yeux. Il me fait signe : allez, dansons. Il dansait déjà sur place des épaules, sans bouger les pieds, en me tenant, et il riait. Moi je croyais qu'on allait danser là. Je me tourne, je le prends. Quand on est jeune ! Alors il me serre, il me met devant lui, nous dansons, mais il pousse, il me pousse, les gens s'écartent et petit à petit nous entrons. Je luis dis : « Non, restons là, je n'ai pas le temps. » Il me dit : « On a toujours le temps, et puis il faut entendre la musique ; ici on ne l'entend pas. » Ah ! celui-là, pas moyen de le lâcher. Je n'y ai rien compris. Le temps de le prendre, là dans la rue, il m'avait prise et déjà nous étions dedans. C'était plein de monde ; on dansait collé, serré de partout. On était attaché dans des jambes et dans des bras et de tout qui se frottait contre vous, partout. Un noir d'encre avant de s'habituer et je voyais la grande porte là-bas au fond qui s'en allait avec son clair de la rue de plus en plus loin. Chaque fois que je faisais un tour, j'étais de plus en plus enfoncée dedans avec la grande porte là-bas loin qui diminuait comme si j'avais été emportée à toute vitesse. Et quoi faire, on ne pouvait rien remuer. J'avais ce grand blond collé si fort sur mon devant que je sentais bouger le plus petit de ses os, et de tous les côtés je commençais à voir maintenant, on n'aurait pas pu jeter une épingle. J'entendais la musique. Il y avait un tambour qui frappait des coups comme sur mon estomac et une grosse caisse qui me frappait comme sur mon ventre, je vous jure, c'est exactement ce que je sentais. Et, je ne sais pas, une espèce de piston qui me déchirait les oreilles. C'était comme un couteau pointu qui me coupait l'oreille le long du cou, et tout le long ; j'avais froid, j'avais chaud, on ne pouvait pas respirer, j'avais les moustaches du blond qui me couvraient le nez et je voyais son gros œil comme un œil de bœuf contre mon œil, et je tournais la tête, et je voyais dans le fin fond du noir... un rond de clair, pas plus gros que cent sous : la porte. (Notez que je devais l'être au moins de deux mois, eh oui ! puisque c'était au printemps, vers la fin mai, et que j'ai eu mon Jules un mois avant la Noël la même année.)
« Et alors, voilà mon blond qui commence à me faire des manières, qui commence à essayer, qui commence à me toucher. Et quoi faire ? Quoi faire ? Je ne pouvais pas bouger les bras. J'avais beau me remuer, je ne pouvais pas me cacher de ses doigts. Savez-vous qu'il était à son affaire, celui-là ! Oh ! il m'y avait amenée, il n'y a pas à dire. Je lui disais : non, et je m'arrangeais quand même pour qu'il sente que c'était non, mais entre la musique et tout, quoi faire ? Il était là à me trafiquer, il soufflait comme un bœuf, à moins de crier, mais il y en avait des femmes qui criaient de partout et je me disais : “A quoi ça les avance !” Il y a quand même des fois où il vous arrive de drôles de choses ! Et qu'est-ce qui serait arrivé à la fin, allez savoir, le salaud ! Mais voilà, qu'est-ce qui se passe, je ne sais pas. On se bouscule, j'ai le coude du blond qui me fait mal dans la poitrine. Je lui crie : “Vous me faites mal.” Il me crie : “Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?” Ça se bouscule dur, la musique s'arrête. J'entends crier des hommes qui se parlent. Puis, tout le monde crie et ils courent. Je n'étais pas foutue de rien savoir, juste de mieux respirer. Le blond m'avait lâchée. Le blond n'était plus là, ça se desserrait. J'étais à côté d'une femme qui pleurait. Et tout d'un coup je suis devant un large vide et je vois deux hommes qui se battent en se roulant par terre. On ne pouvait pas voir ce qu'ils se faisaient. On entendait des coups qui frappaient dans du mou. Il devait lui frapper dans la figure. Celui qui était dessous criait de toutes ses forces. Il remuait les jambes, puis il ne remue plus. Celui de dessus se dresse. L'autre reste étendu. Celui de dessus se met à lui écraser la tête avec le soulier. Moi, la femme se cachait la figure dans mon ventre. Moi, je m'entends encore, je lui disais : “Ce n'est rien, ce n'est rien”, je me sentais blanche comme du papier. J'entends craquer. Je vois alors, ça je le vois, un bâton qui tourne sur le clair de la porte. Je l'entends frapper sur la tête de celui qui était debout. Il fait “ah !” comme s'il allait dormir et il tombe. Alors, tout le monde s'approche. Je dis à la femme : “Laissez-moi.” J'avais mal au cœur. Tout le monde se pousse pour sortir, sans quoi je serais tombée sur place. Mes pieds ne me portaient plus. Ils m'ont poussée comme ça jusque dehors en même temps que celui de par terre qu'on emportait. En arrivant dans la rue, au jour, je vois qu'il n'avait plus ni nez, ni œil, ni rien, dans sa tête qui ballottait comme un melon de sang. Je peux juste me tirer de côté et je me mets à vomir ; ça m'arrachait, mais je vomissais. J'avais toujours ce melon de sang devant les yeux. Ça me remontait le ventre comme avec la main.
– Pourquoi les hommes ne sont-ils pas de retour maintenant, dites, il est très tard.
– Oh ! les batailles, alors ça, ça arrive ; ça alors, Lachau c'est la ville des batailles. Que ça soit les lavandiers, qui sont presque tous des Piémontais, ou bien les montagnards qui descendent se louer – sauf les bergers – ou même que ce soit nous autres des Hautes-Collines – ils ne sont pas moisis ceux-là non plus – tout ça alors, je t'assure que s'ils ont l'occasion de s'épousseter ils ne s'en font pas faute. Quand mon aîné à moi s'est planté la faux dans la cuisse, on y est descendu en plein été, à trois heures de l'après-midi et à toute vitesse alors. Il avait déjà perdu au moins deux litres de sang. On avait serré, là, avec un linge mouillé tordu et une corde et un bâton passé et tourné dans les deux. J'étais dans la charrette et je tenais le bâton de toutes mes forces. Et il ne fallait pas lâcher. On aurait dit que les mouches le savaient. J'avais les mains noires de mouches. Si je faisais seulement semblant de lâcher un peu pour les faire partir, le sang sortait encore, tout d'un coup, raide, droit, comme une plante. Comme ça jusqu'à Lachau. Tu me vois. Enfin, tout ça s'arrange. A l'hôpital on me dit tout de suite : « Ne vous inquiétez pas, madame, maintenant c'est fini, ça va ; laissez-le encore deux jours, après-demain vous pourrez le reprendre. » Quoi faire ? On était rassuré, mais quoi faire ? Il fallait rester deux jours. On avait tout laissé sur l'aire, toutes les portes ouvertes, partis comme on était. Je dis à l'Albéric : « Remonte, toi. – Ah ! il me dit, non, je ne le laisse pas, je ne te laisse pas, non. » Tu vois si des fois tu as raison de dire qu'il vous arrive de drôles de choses. C'est alors qu'un des petits docteurs habillés de blanc me dit : « Télégraphiez à quelqu'un qui s'occupera là-haut de vos enfants et de ce que vous avez laissé. » C'est ce qu'on a fait. On a télégraphié à mon frère. Enfin, ça ce n'est rien.
« On est resté deux jours. On ne savait pas. On était allé à l'Hôtel de l'Univers, dans la rue de l'Ours. Tu nous vois tous les deux, on était parti sans rien, moi j'avais juste un vieux corsage et Albéric pas de veste. On nous dit : “Vous avez des bagages ?” Je te demande si nous avions des bagages ! “Allez, dors”, me dit Albéric une fois couchés, mais va dormir avec le souci. Rien que le changement de lit, c'est comme si j'avais voulu dormir sur une herse. J'entendais sonner toutes les heures. J'entendais rentrer, sortir dans le couloir. J'entendais passer dans la rue ; j'en entendais qui venaient se coucher sous notre plancher et sur notre plafond, et à droite, et à gauche, et près de ma tête, et près de mes pieds. Les servantes portaient des brocs d'eau et tapaient aux portes. Des femmes disaient : elle n'est pas assez chaude, allez me chercher de la chaude. Des femmes jetaient leurs petits souliers par terre. Des hommes se faisaient cirer les bottes. Ils riaient, ils criaient, ils se taisaient tous ; ils écoutaient, je les entendais qui se disaient : écoute, écoute donc ; ils marchaient pieds nus ; ils allaient écouter au mur ; ils se taisaient tous. C'était un lit qui craquait et quelqu'un qui criait comme un petit chien. Des rires, et puis des voix basses. Et puis les lits contre ma tête, et à ma droite, et à ma gauche, et des femmes à voix basse, et des hommes à voix basse : et craque, et démonte tout, et plains-toi, et crie, près de ma tête, juste de l'autre côté du mur ! Mais qu'est-ce qu'ils font comme ça avec ces plaintes ; on dirait des petits chiens qui s'enragent sur des mamelles vides. Moi, je pensais à mon aîné. Il me semblait qu'il était encore sous ma main et que je n'avais plus la force de serrer, et qu'il s'en allait en se plaignant avec sa plante de sang poussant sur sa cuisse ; qu'il se vidait ; qu'il était perdu ; qu'il se tordait sous ma main avec sa pisse de sang ; j'en étais pleine : entre mes doigts, sur ma figure, chaud, qui collait partout, criant comme un petit chien ; incapable de surmonter ! Ah, taisez-vous !
– Il est tard.
– Et toute la nuit entendre, et attendre et attendre. Puis le matin, qui, à la fin, les assomme quand même les uns après les autres. Une dernière fois une servante qui a marché toute seule dans le couloir et monté les escaliers : un, deux, trois, quatre paliers. Elle a ouvert sa porte et fermé sa porte. Le matin. Mais, même en plein été il n'arrive pas vite. En bas dans la rue j'ai entendu passer des hommes habillés de fer. J'ai cru que c'était mon sommeil. Mais, le lendemain, nous sortons et Albéric me dit : « Attention, ne sors pas seule, les moissonneurs sont arrivés. » Les moissons étaient finies dans les plaines, toutes les équipes remontaient dans la montagne. C'étaient des bandes de quatre : trois hommes et une femme ou trois hommes et un enfant. Mais la femme, tu aurais dit une louve et l'enfant, rencontre-le seul au coin d'un bois. Ils avaient touché les payes et ici c'était l'étape des partages avant de se séparer pour remonter chacun de son côté. Il y en avait dans tous les cafés. On avait mis de grandes tables sous les platanes, sous les arcades, sur les places, même le long des rues. Ils étaient assis par équipes, dès le matin, encore tranquilles ; le gros pochon aux sous était sur la table au milieu d'eux et un y mettait la main et partageait entre quatre. Ils avaient des litres de vin pleins, et bouchés, et des verres encore vides ; du pain non entamé, du jambon non coupé encore et du fromage ficelé. Tout le long des tables ils partageaient l'argent : sous les platanes, sous les arcades, sur les places, même le long des rues où nous passions, Albéric et moi. Sans trop de bruit, pleins de faux, de faucilles, de faucillons, de couteaux, de lames et pierres à aiguiser pendues à leurs ceintures, avec juste ce bruit de fer qui m'avait fait entendre leur arrivée du matin, à mesure qu'ils tiraient devant eux toute leur part, un sou après l'autre. « Tout à l'heure tu verras », me dit Albéric. On mettait même des tables devant des maisons qui n'étaient pas des cafés mais qui avaient du vin à vendre. Et, dès qu'elles étaient mises, des moissonneurs enjambaient les bancs, s'asseyaient, commandaient le vin, le pain, le jambon, tiraient le pochon et partageaient, penchés sur la table, avec ces têtes de loups cuits, ces cheveux de fil, ces yeux sans repos, ces mains maigres, ce bruit de fer. Et il n'y eut pas autre chose tout le matin – on n'avait pas voulu nous laisser entrer à l'hôpital – que ce que je vous dis là. Sans que je puisse comprendre pourquoi l'Albéric ne voulait pas que je sorte seule ; sauf deux qui se chamaillèrent surtout en paroles, à part un bon coup de poing de l'un à l'autre sur la place aux Œufs, mais on les sépara tout de suite : et sauf deux autres qui allèrent peut-être un peu plus loin, avec l'un un bras déchiré d'un coup de couteau et le sang qui lui coulait jusque dans sa main et tombait des cinq doigts comme cinq petites fontaines, et sauf quelques-uns qui s'emmêlèrent tous ensemble au coin de la rue Maraîchère, dont à la fin ils sortirent avec des nez comme des mûres écrasées, et sauf cependant, il faut le dire, deux plus sauvages qui allèrent tout seuls, sans rien dire à personne, s'éventrer à coups de faucille dans les caniers sous l'aqueduc, où on les retrouva vers le soir, morts comme vous pensez, ayant tout arrosé autour d'eux avec du sang et jeté leurs tripes sur l'herbe. A l'embranchement de la route de Cosmes, un trombone commençait à jouer des rigodons.
« Mais, l'après-midi ! La dame de l'hôtel me dit : “Au moins, madame, vous n'allez pas sortir ! – Oh ! je lui dis, sûrement non, madame, et pourtant j'ai mon petit malade à l'hôpital. – Qu'est-ce qu'il a ? – Il s'est planté la faux dans la cuisse. – Vous n'en êtes pas pourtant ? – Oh ! non, nous sommes des Hautes-Collines, nous sommes arrivés hier soir.” Elle me dit : “Je sais, mais comme vous dites qu'il s'est planté une faux... – Oh ! je lui dis, nous autres nous sommes des fermiers, nous ne sommes pas de ces gens. – J'aime mieux, dit-elle, tenez, entendez-les !” Dehors, on aurait dit des sauvages. Elle cria de fermer les portes. Et si tu avais vu, on se dépêcha. Tu peux dire qu'ils avaient dû boire ! Les commerçants rentraient les étalages et fermaient leurs grandes portes. Ils ont des grandes vitres qui coûtent les yeux de la tête si on les casse. Ils étaient restés ouverts jusqu'au dernier moment pour faire des affaires, mais maintenant ils fermaient à toute vitesse, sauf ceux qui étaient coincés avec chez eux une bande ou deux en train de choisir des pantalons de velours, et ils se déculottaient devant tout le monde, ou en train d'acheter des melons, et ils mordaient dedans à travers l'écorce pour tout recracher ; ou ceux qui achetaient des montres chez l'horloger en les frappant dans le plat de la main pour les faire marcher. Alors, il n'y avait pas moyen de fermer. “Dépêchez-vous, dépêchez-vous”, tu avais beau le dire, ils avaient le temps, ils riaient, ils disaient cent mille grossièretés à Jésus-Christ et à sa famille, cent mille vérités aux commerçantes et à leurs filles, cent mille cochonneries et, à la fin, ils disaient : “Vous voulez que nous nous dépêchions ? Vous allez voir !” Et alors tout entrait en bombe, les paniers de légumes, les pièces de drap, les montres et les horloges, et tout le bataclan. Et ton épicière, c'était vite fait de te la renverser sur le comptoir, de lui relever les jupes et de te lui bâtir un fromage de pommes d'amour écrasé entre les cuisses et de lui battre le cul avec des morues plates, oui, je te dis. Et tu avais beau crier, et ton linge et ta balance et tes boîtes de rubans, et tout, et tes vitres, et ta fille – sauf les sous. Ils ne touchaient pas aux sous, à moins d'exception : ils te les jetaient à la figure ; ils te déchiraient ton arrière-boutique, tes rideaux, tes tapis ; ils te faisaient sauter les globes des pendules comme des œufs. Ce sont des gens qui n'ont pas de maison, sauf une petite noire au fond des montagnes.
« Mais le soleil se couche et alors ils se mirent à chercher garouille de tous les côtés comme des boucs. Albéric qui était resté bien sagement dedans me dit : “Maintenant, je sors.” Je lui dis : “Je vais avec toi.” Il me dit : “Reste là, toi ; moi je vais enfin voir ce que fait l'aîné, je languis. – Eh ! je lui dis, mais c'est mon aîné aussi, et moi je languis aussi et enfin, dis-moi, qu'est-ce que tu crois, je suis de taille.” Alors, il dit : “Eh bien, arrive, tant pis.” En sortant je lui dis : “Qu'est-ce que tu crois avec ton tant pis, tu crois que je suis de celles qui se laissent faire ? – Non”, et il me dit : “Moi non plus”, et je vois qu'il avait emporté le gros frein de la charrette, une barre comme mon bras cerclée de fer. J'avais repoussé le tant pis, mais il ne m'a pas fallu aller loin pour le regretter. Non pas qu'ils m'aient fait quelque chose, non, et j'aurais préféré. Quand les choses arrivent, on ne voit rien, on est échauffé, la colère vous couvre les yeux. Mais là, ce qu'on voyait, c'était froid ; c'était en dehors de la colère. Tu parles de sang ! Pitoyable. Tu parlais de guerre tout à l'heure, Ariane : c'était la guerre qu'ils se faisaient entre eux, sans raison, aussi malheureux les uns que les autres. Qu'ils sont bêtes, les hommes. Des commerçants, tu n'en voyais plus pas un, tous cachés, fermés, verrouillés. Plus personne, sauf à peine le garde champêtre, un vieux, qu'ils avaient décoiffé et trempé deux ou trois fois dans le bassin de la fontaine, et puis après, va te sécher. Et c'est ce qu'il avait couru faire. Il n'y avait plus personne, mais plutôt que de ne pas se battre, ils se battaient entre eux. Il semblait que, s'ils n'avaient pas pu se battre ils seraient morts de faim. Va chercher quel malheur ils se déchiraient comme ça les uns aux autres dans cette rage de se battre entre eux, sans raison ? maintenant que le travail était fini, la peine finie, les sous gagnés, et qu'ils n'avaient plus qu'à remonter dans leurs maisons paisibles. Ce que toi ou moi nous aurions fait. A moins que leur maison ne soit pas une chose dont on languisse.
« Je crois que c'est la force du sang. Et pourtant, le sang qui était en gros paquets sur les trottoirs ou à des endroits épais autour des pavés, il n'avait plus beaucoup de force là par terre, sauf pour les mouches du soir. Je crois surtout que ce qu'il y avait dans la bataille, c'était la ville : c'était tout ce commerce arrangé, toute cette façon de peser dans des balances et de mettre des sous dans des tiroirs, devant ces hommes qui jouent toujours le tout pour le tout. Et puis toute cette odeur, mon Dieu ! des hôtels, qui m'avait tourné la tête toute la nuit avec ses chiennes, pour des gens qui, dans leur pays, comme dans le nôtre font tout avec raison. Oh ! tu vois, je les excuse. Mais nous marchions avec Albéric par des rues que nous languissions de quitter. Et je n'avais pas fait cent pas de l'hôtel que je m'étais mise à vomir, comme toi, mais sans m'arrêter en marchant, et moi je n'étais pas enceinte. Tu disais une ville rouge, Ariane ? Ah ! oui, rouge ! Ce que j'ai vu, c'est : un assis par terre, contre un mur, les pieds tournés, les bras pendants, la bouche deux fois plus grande que celle d'un vrai homme, toute bouchée par une motte de sang caillé, les deux yeux grands ouverts, blancs comme de la craie. Et j'en ai vu un autre, touché je ne sais pas où, plié en deux, les mains au ventre, sautant de côté et d'autre comme un ressort, tapant de la tête dans les murs, tombant, se relevant, sautant, tout seul dans un coin, près de la mairie, jetant du sang autour de lui comme un chien mouillé jette l'eau. Alors nous avons couru, Albéric et moi. Et enfin nous arrivâmes.
– Pourquoi les hommes ne sont-ils pas de retour maintenant ? Il est tard ! Pourquoi mon mari n'est pas retourné ? Si l'aîné veut rester, lui, dans cette ville, il n'a qu'à le laisser, il n'a qu'à retourner seul. Moi je l'attends ici. Il n'a qu'à retourner seul. C'est tard, déjà.
– Tu crois que mes fils retourneraient l'un sans l'autre ? Comment veux-tu que l'aîné laisse son cadet, même pour qu'il retourne ? Crois-tu que le cadet laissera l'aîné tout seul, même pour retourner ? Quand tu seras vieille, ma fille, tu sauras ce que c'est une famille. Certes, je ne te demande pas de le savoir maintenant, et c'est très juste que tu penses à un seul homme, c'est naturel puisque c'est celui-là qui va te donner toute ta famille à toi, et tous tes soucis. Appelle-le, mais n'espère pas qu'il va répondre juste parce que tu as besoin de lui et parce que tu l'appelles. Les choses se font autrement. Tu parlais d'argile rouge tout à l'heure. Tu as entendu ce qu'elles disent ces deux-là ? Tu vois la drôle d'argile ? Tu vois le drôle de mortier rouge. Tu la vois maintenant ta ville, que tu regardes du haut de ta montagne, avec ses remparts rouges au-dessus des arbres ? Et qu'est-ce que c'est la bataille des moissonneurs une fois par an ? Il y a mieux que ça. Ça serait commode si les batailles étaient marquées sur le calendrier. Faites le compte des rancunes, quand on ne sait même pas comment elles viennent, quand elles sont petites comme des piqûres de puces au début et qu'après, si elles grandissent, c'est dedans, dans l'ombre. Moi je suis capable de te rire gentiment devant le nez pendant cent ans et d'avoir envie de te tuer jusqu'au moment où ça ne sera plus possible de rire. Qui le saura le moment juste ? Toi ? Même pas moi. Qui va me le marquer sur le calendrier : tel jour, telle heure ? Qu'est-ce que c'est cette ville là-bas ? N'allez pas vous imaginer qu'elle est quelque chose, quelque chose d'autre que ce que je vais vous dire : ce qu'elle est, c'est un lieu de rencontre. C'est l'endroit où on se cherche et où on se trouve. Fais le compte de ceux qui se cherchent ; fais le compte de ceux qui se trouvent. Dis-moi un peu si celui-là va à la ville pour boire son café ou s'il y va pour tout autre chose ? Est-ce qu'il le sait lui-même ? Demande-le-lui. Il te dira peut-être qu'il y va boire son café. Et c'est la vérité. Mais qu'est-ce qu'il rencontre là ? Quel est celui qu'il rencontre tout d'un coup, là, sans s'y attendre ? S'il n'y avait que des affaires de bal ou que des bandes de moissons, il n'y aurait qu'à s'en aller, quand on entend la musique, ou bien à cracher à la figure de celui qui vous y tire. Tu n'as pas pensé à lui cracher à la figure, Valérie, c'était pourtant vite fait et ça dit bien ce que ça veut dire. Quand on veut le dire – hé, le sang ne fait vomir que celles qui ont le ventre plein. Mais le sang de ton fils, Delphine, celui-là il t'a serré la bouche au heu de te l'ouvrir. Comme tu devais bien le garder ce sang-là ; je suis sûre que tu devais serrer de toutes tes forces. Je suis sûre qu'elle n'a pas dû pousser souvent, ni seulement germer, cette plante de sang, d'ici à Lachau, pendant que tu serrais avec tes mains mangées de mouches. Une chose est de se détourner et de vomir ; une autre chose est le sang des vôtres. Tu n'as pas assez de mains pour le cajoler. Dans ces moments-là, même si tu voulais vomir, tu n'aurais pas de ventre et tu n'aurais pas de bouche. Tout est employé à boucher le trou par où coule le sang des tiens. Ton ventre bouche le trou, ta bouche couvre le trou, tes mains, ta tête, tout. Tu sens que quelque chose, au fond de toi, appelle les plus petits morceaux de toi pour qu'ils viennent se cimenter sur l'embouchure de cette fontaine. Le sang, ma fille, le sang, vous autres, dites-moi, mais c'est quelque chose ! Ah ! vous la voyez donc comme ça, la vie qui les quitte, la vie qui s'en va de tout ce que vous avez dans la vie – voilà la question. Vous n'avez que ça, dans la vie : ce fils, ces fils, celui-là, quoi, ceux-là qui saignent là ! C'est tout ce que vous avez dans la vie. S'ils n'y étaient plus, vous n'auriez plus rien. Et les voilà là devant vous, qui se vident de leur vie. Leur vie, la voilà qui coule dans la poussière de la rue. C'est un petit tonneau. Arrêtez donc ça ou bien tout de suite ça va être vide et rien ne pourra plus le remplir. Ah ! le bon sang ! Ah ! le bon vin ! Arrêtez donc ça, tournez donc le robinet ! Les voilà qui meurent comme un tonneau qui se vide ; entendez gronder le vide de la futaille qui se vide. Encore deux, trois fois que ça gargouille et ça va être la dernière gargouille.
« Ah ! alors, voilà maintenant une drôle d'argile ! Alors voilà maintenant par terre un drôle de mortier rouge ! Alors, bâtissez maintenant avec ça. Mettez-vous donc à rebâtir, recommencez. Je suis trop vieille, maintenant, moi, pour être encore bonne à faire la truelle.
– Pourquoi les hommes ne retournent pas, dites ? Vous savez quelque chose ? Ce n'est pas la première fois qu'ils partent, dites ? Vous les avez déjà vus partir ? Est-ce qu'ils restent toujours si tard ?
– Ariane, le sang des miens, je sais ce que c'est, tu n'as pas besoin de me le dire.
– Delphine, le sang des miens, je le connais aussi.
– Ariane, là-dessus on ne peut rien m'apprendre. Souviens-toi de la mort d'Albéric.
– Delphine, Albéric est mort en un jour. Moi j'ai vécu vingt ans avec Jason. Et je me souviens qu'une fois Bellini est venu me dire...
– Je vous demande pardon, mère, ne parlez plus, ne dites plus rien, ne parlez plus, ni les unes ni les autres. Il y a à peine un mois que je suis mariée. Mon mari ne m'a jamais quittée jusqu'à aujourd'hui. Il y a à peine un mois que les noces sont finies. Je ne suis jamais venue dans votre maison, mère. Je ne connaissais pas votre maison, Valérie, je ne connais pas votre mari, Valérie, je sais seulement qu'il ne peut pas passer un jour sans mon mari. Et je le connais juste parce qu'il m'a fait danser le jour de la noce. Je ne vous connais pas, vous savez, je ne vous connais qu'à peine, c'est vrai, connaître je veux dire vivre longtemps ensemble, vous me comprenez, mère ; j'ai envie de bien faire, je voudrais vous faire plaisir. Je voudrais être votre fille comme l'Ange est votre fils. J'arrive de la forêt, moi, je suis toute seule. Je n'ai que mon mari, je n'ai que vous autres. Alors, voilà le premier jour que je passe avec vous. Soyez gentilles, ne me faites pas peur. J'air peur, je vous demande pardon, je suis inquiète. Il est tard. Ils sont partis. Ils ne sont pas revenus. Ils ne reviennent pas. Il est très tard. Vous avez parlé, vous ne vous en êtes pas aperçues. Il est très tard. Ils devraient être là. Je vous demande pardon. J'ai peur. Excusez-moi, je suis inquiète.
– Elle a raison.
« Tu as raison. C'est vrai. Nous n'avons pas fait attention. Le temps a passé pendant que nous parlions. Moi aussi je commence à être inquiète. C'est vrai, Marceau ne vient jamais si tard, quand il n'a pas ses mulets avec lui. Jules, va un peu voir s'il y a de la lumière chez Bellini. S'il y a de la lumière, monte l'escalier, frappe à la porte et tu lui demandes s'il a vu ton père à la foire.
« Et toi, Maurice, va te coucher.
– Je vous demande pardon, Valérie, mais mon inquiétude était plus forte que moi.
– Tu as bien fait, Esther. Il faut y penser maintenant. Je ne sais pas si c'est ce temps extraordinaire, mais je crois que c'est très tard. Il n'y a pas de raison pour qu'ils ne soient pas là maintenant.
– Je sais que je ne devrais pas m'inquiéter comme ça. Je sais que les hommes ont à faire de leur côté. Oh ! je sais bien que c'est parce que je suis jeune et que je n'ai pas l'habitude comme vous, mais je vous demande pardon, vraiment.
– Non, maintenant, Esther, il n'y a plus de raison pour qu'ils ne soient pas là. Ils devraient être là.
– Je sais que votre mari est l'aîné, Valérie, je sais qu'il aime son frère. Je sais qu'avec lui Ange ne risque rien.
– Malgré tout, on ne peut pas dire que Marceau soit prudent. Ce qu'il veut surtout, c'est faire à son idée. Quand il a une idée dans la tête il n'y a pas de risque qui puisse l'empêcher de suivre son idée.
– Il est habitué à sortir, Valérie, il est habitué à être seul sur les chemins pendant la nuit et ce n'est pas la première fois qu'il va à Lachau. Il en a l'habitude.
– Oui, il vaudrait mieux qu'il n'ait pas autant l'habitude. Il y a des choses qui ne lui semblent rien et qui sont beaucoup.
– Quand on attend, on se fait toujours de mauvaises raisons.
– On peut être là tranquilles pendant qu'ils sont dans de mauvais moments.
– Ne vous mettez pas à faire de l'imagination toutes les deux.
– Il y a pourtant une raison pour qu'ils ne soient pas revenus à cette heure-ci.
– C'est peut-être une raison bien simple.
– Ce n'est pas la simplicité qui me rassure, je ne cherche pas de raisons compliquées. En effet, il y a une raison bien simple ; mais que ça ne serait pas le plus beau.
– Tu vas toujours chercher à l'extrême. Voilà Jules.
– Allons, entre vite, toi ; si tu as sommeil, c'est avant qu'il fallait dormir. Allons parle. Tu l'as vu ?
– Oui.
– Il est déjà rentré, lui ?
– Oui.
– Il m'a dit que j'étais un enfant de cochon.
– Qu'est-ce que tu lui avais dit, toi ?
– Je lui avais demandé s'il avait vu mon père.
– Comment, il t'a dit ça ?
– Il a ramassé son soulier par terre et il me l'a lancé dessus.
– Allons, quelle histoire as-tu fait ? Tu n'as pas demandé poliment ?
– Si. Il y avait de la lumière. Je suis monté. J'ai tapé à la porte, je suis entré. C'était plein de monde. Le Bellini est couché dans son lit. Il a un linge entouré autour de la tête. Il a tout le bras empaqueté. La Marianne lui lave l'épaule. On lui en a lavé toute une cuvette de sang. Je lui ai demandé : « Vous n'avez pas vu mon père ? » et il m'a crié : « File de là, enfant de cochon » et il m'a lancé son soulier.
– Allons, va te coucher.
– Taisez-vous, j'entends le pas d'un cheval.
Il faut bien écouter, mais peut-être, en effet, on l'entend. Valérie marche doucement jusqu'à la porte. Les quatre femmes ont ouvert la bouche pour respirer sans faire de bruit. Valérie relève doucement la clenche et tire doucement la porte. C'est le pas d'un cheval. Dans les hauteurs de la nuit où doit se trouver caché le large dôme de la forêt, le petit écho du pas s'approche en frappant de branche en branche. Il y a plus de vérité dans le bruit qui vient dans les arbres que dans le bruit qui vient sur la terre. Esther s'est aussi approchée de la porte sans bruit, sans respirer ; elle penche sa tête vers la nuit ; elle regarde en l'air : elle écoute. De l'autre côté de la porte, Valérie regarde aussi en l'air et écoute. Le cheval marche pas à pas là-haut dans les voûtes de la forêt, au sommet des branches.
– Un seul.
– L'autre doit marcher dans les feuilles mortes.
– Non, c'est un cheval seul.
– Oui. Et c'est un cheval qui ne porte personne.
– Ou qui porte l'Ange qui ne pèse rien.
Le cheval s'approche ; il est descendu des arbres ; il entre dans le village ; il marche au pas ; c'est, en effet, le pas d'un cheval sans cavalier. La nuit est gonflée d'un noir extraordinaire. On ne voit rien. On voit de la suie plate. Plus on regarde, plus on voit de la suie, plus la nuit est plate contre l'œil. Mais il y a un silence démesuré et rien que les pas de ce cheval. Il est entré dans le village. Il va arriver sur la place. Il y arrive. Il s'avance d'ici. Non. Il a obliqué avant le gros châtaignier. Il se dirige vers l'autre rue. Il y entre. Il marche.
– Venez ici, dit Ariane. Fermez et écoutez.
Elle est là avec un doigt en l'air. Elle a parlé à voix basse. Elles sont revenues de la porte. Ariane fait signe d'écouter. A travers la maison en entend, en bas, au fond de l'épaisseur des murs, les pas du cheval qui marche par là-bas derrière.
– Il va à l'écurie, dit Ariane.
– Ils seraient d'abord venus directement ici.
– Si le cheval est seul il retournera droit à l'écurie. Le pas s'arrête.
– Il y est.
Esther va crier.
Au fond de la maison on entend une grande porte qui s'ouvre.
– Il n'est pas seul ! On ouvre la porte.
Esther avale son cri : un grand cri avec beaucoup d'air, dur à avaler en silence. Ses lèvres tremblent.
– Quelqu'un est avec le cheval. Quelqu'un a ouvert la porte.
– L'Ange qui ne pèse rien. Il était sur le cheval.
– Quelqu'un parle. Écoutez ! C'est l'aîné. C'est la voix de l'aîné.
– Il parle à l'Ange.
– Non, il parle au cheval.
– Tenez, il ne parle pas au cheval maintenant. Écoutez ce qu'il dit.
– Il parle seul, il a dû boire.
On entend une voix. Elle interroge. On l'entend à peine ; mais on sent qu'elle interroge autour d'elle. On l'entend un peu mieux ; on va peut-être comprendre ce qu'elle dit en bas dedans au fond des murs. Elle éclate, on a presque compris un mot. Elle interroge autour d'elle, elle pose des questions. Elle demande. Elle est devenue toute basse ; elle continue à poser des questions autour d'elle, à attendre la réponse. C'est le silence. Puis elle interroge encore :
– Il doit parler à l'Ange qui ne répond pas.
– Il parle à ses bêtes. Il va de l'une à l'autre dans l'écurie et il leur demande ce qu'elles ont fait tout le jour sans lui.
– Allons, vous trois, Ariane et les deux filles, si vous êtes inquiètes, ne restez pas toutes plantées. Appelez-le. Carrément une bonne fois pour toutes.
– Tais-toi !
Écoute comme l'écurie lui obéit. Les bêtes viennent de chanter. Il leur dit de se taire. Elles se taisent.
C'est mon aîné.
Mais qu'est-ce qu'il a fait de son frère ?
– Son frère n'est pas à lui.
– Tais-toi.
Il vient. Tais-toi.
Il monte l'escalier. Tais-toi.
Il vient ici, ne dis rien, ne parlez pas. Silence.
Écoutez-le. Tais-toi.
Le pas monte lentement l'escalier qui vient de l'écurie par le long dedans de la maison. C'est un passage tout tortueux qui monte à travers les murs. Il traverse les murs extraordinairement épais de cette vieille maison qui est un ancien château paysan. Le pas vient à travers les murs de pierre épais de deux mètres qui ont été construits dans le temps pour que le paysan soit à l'abri de la vie. Le pas monte à travers les murs ; le pas cherche les marches, traîne dans l'ombre et s'approche. Il vient d'en bas. Tout fait silence ; il n'y a plus que ce pas qui monte à travers les murs du château paysan. Le bruit d'une grosse main qui se guide en frottant contre le mur. Il est là derrière la porte. Il respire. Il cherche la targette. Il ouvre. C'est de l'ombre. Il entre. C'est une ombre.
– Qu'avez-vous fait de l'Ange ?
– Qu'est-ce que c'est ces quatre femmes-là ? Il faut donc parler avant d'arriver ? Vous avez une drôle de façon de dire bonsoir, à peine entré on vous demande des comptes. Qu'est-ce que c'est ça ici, un tribunal ? Qu'est-ce que vous vous figurez que je fais ? Qu'est-ce que vous croyez que je suis ? Alors, vous vous imaginez qu'on peut tout faire sans qu'à la fin rien ne vous écoute ? Est-ce que je suis de fer ? Et même si je suis de fer ! Vous voudriez faire danser tout le monde à votre contredanse.
On le voit maintenant au fond de l'ombre avec un long fardeau sur son épaule. Un gros poids. Quelque chose qui est dans un long sac, une chose molle et lourde qui pend de chaque côté de son épaule et qu'il porte en bombant le dos.
– Savez-vous où vous êtes à la fin du compte ? Vous êtes ici-bas ! Voilà la vérité. Ici-bas, ne le perdez pas de vue avec vos gros yeux qui n'y voient pas. Et qu'est-ce que ça veut dire, ici-bas ? Ça veut dire que personne n'est le dessus du panier.
Il jette la chose par terre où elle s'allonge avec un bruit de linge mouillé.
– Tenez, venez voir : voilà ce que je vous apporte. Allumez votre lampe et venez voir. Allons, venez crier maintenant. Ce que j'ai fait de l'Ange, madame ? J'ai envoyé Mon Cadet faire une commission, madame. Je l'ai envoyé en avant faire une commission pour mon compte, madame. Il est allé chez le vieux diable. Il est allé inviter la vieille canaille. Il est allé lui dire de ma part que j'avais deux mots à lui dire. Voilà la vérité, il est allé faire le représentant. Il est allé représenter la famille chez le vieux diable. Il y a assez longtemps qu'on est en guerre avec celui-là. Il est allé lui dire : faisons la paix ; touche là, j'en ai assez. Tu es un vieux salaud et nous aussi. Nous aussi, les Jason, nous sommes des salauds. Allez, toute cette histoire est finie, viens à la maison ce soir, tout de suite, tel que tu es ; on te portera s'il le faut. Viens manger une bonne tranche de cheval rôti.
« Allons, ma mère, viens un peu regarder ça, toi ; je te vois là-bas au fond en train d'allumer la lampe. Voilà bien une chose pour la vieille Ariane.
– J'y vais, mon fils, je vais aller voir ce que tu apportes. Qu'est-ce qu'il peut bien y avoir encore, sur terre, qui soit pour la vieille Ariane ?
– Eh bien, il doit bien rester encore un ou deux tours de force pour toi sur la terre. Viens voir celui-là, de tour de force. Allons, les femmes, n'approchez pas trop, vous autres. Ne marchez pas dans ce qui coule. C'est du sang, ou alors vous allez me foutre du sang dans toute la maison.
« Ce que j'ai fait de Mon Cadet ? Voilà, viens voir, ma mère, laissez-la s'approcher avec sa lampe.
« Mon Cadet, je l'ai envoyé chez Bellini. J'ai fait la paix avec Bellini. Je fais la paix avec tout le monde. Je ne veux plus de guerre avec personne. C'est fini. Je ne veux plus que des amis. Il n'y a rien de plus beau que l'amitié. L'amitié gouverne le monde. Il est clair que ce qui réjouira la plus grande partie de l'homme le gouvernera. C'est la vérité ; qui se fait obéir de tout le monde ? La réjouissance. Et qu'est-ce qu'il y a dans l'homme ? Il y a la tête et le corps. Coupe-toi la tête : qu'elle est petite ! Mets ton corps à côté : qu'il est gros ! Qu'il a de mécaniques ! Que ça s'engence là-dedans de tous les côtés, une chose faisant marcher l'autre. Il est clair que si quelque chose te réjouit le corps, quelle réjouissance dans toute cette mécanique. Qu'est-ce que c'est que ta tête ? On n'y comprend rien. Et qu'est-ce qu'il y a dedans comme mécanique ? Une cervelle. Et qu'est-ce que c'est cette cervelle ? C'est comme du charbon blanc : ça s'échauffe. Et qu'est-ce qui réjouit le charbon ? Le feu. Voilà ce qui réjouit le charbon qui le brûle. Voilà la domination. Que fait la domination ? Elle réjouit la tête. Il y a le plaisir d'abattre et de gagner. Il y a le plaisir de démolir et de renverser. Il y a le plaisir de tuer et c'est le plaisir de dominer. Mais domine une fois, domine mille fois, c'est toujours pareil. Tu peux t'amuser à tuer cinquante choses, c'est toujours pareil. Tu peux démolir tout ce que tu voudras, ça n'est que démolir. Ça te fait toujours le même effet, ça ne change pas. Et qu'est-ce qui ne change pas, à part la domination ? A part la domination, ce qui ne change pas c'est le feu. Le feu est toujours pareil une fois allumé. Il n'y a pas du feu de chêne, du feu de châtaignier, de noyer, de broussaille et de charbon. Il y a le feu, un et unique. Et il fait toujours pareil, il brûle et la domination fait toujours pareil : elle domine, un point c'est tout. L'incendie, voilà ce qui réjouit ta tête. Pourquoi ? Parce que l'incendie éclaire. Voilà la triste vérité. Mais qu'est-ce qu'il y a dans l'homme : il y a la tête et il y a le corps. Et qu'est-ce qui réjouit le corps ? C'est l'amitié. Qu'est-ce qu'elle fait, l'amitié ? Elle va du cœur aux boyaux, des boyaux au ventre, du ventre aux mains et des mains aux pieds. Et qu'est-ce qu'elle met dans tout ça ? De l'amusement. Et qu'est-ce que c'est l'amusement ? C'est la réjouissance. C'est la danse. Et qu'est-ce qu'il arrive alors ? Il arrive que les amis se réjouissent de l'amitié. Et qu'est-ce qu'il arrive encore, alors, à la fin ? Eh bien, il arrive que les amis vont comme ça par le monde.
« Écartez-vous, voilà ma vieille Ariane qui arrive avec sa lumière de loup. Allons, fais attention, toi aussi, de ne pas marcher dans le sang. Mais regarde.
« Les voilà toutes les quatre penchées là-dessus comme des fouines avec leurs nez pointus. Allons mes chattes, allons mes chiennes, allons mes carnassières, halte-là et bas les pattes. Laissez faire la femme du loup. Elle va être à son affaire, vous allez voir. Si quelqu'un sait se débrouiller là-dedans c'est ma vieille mère. Ouvre le sac et regarde-moi le beau tour de force qui est dedans. Attends. Je vais t'aider. Tiens ta lampe et éclaire-moi. Et toi, la jeune, ne frotte pas de tous les côtés comme une belette. Qu'est-ce que c'est que cette affamée ! tu auras bien le temps de voir ce qu'il y a dans ce sac. A bas les pattes. Regardez-moi les yeux de chouette qu'elle fait. A ton tour. Laisse-moi faire. Tu regarderas en même temps que les autres. »
Les voilà maintenant collées sur cette chose pleine de sang comme des huppes dans de la glu. Elles ne peuvent plus s'en dépêtrer. Si j'avais dit que c'est un sac d'éponge et que ce qui coule est de l'eau elles seraient toutes à me jacasser autour de la tête comme des pies avec toutes leurs histoires. Mais c'est du sang, elles se taisent, elles attendent, elles regardent, elles écoutent, elles ne bougent pas, elles restent là, on pourrait les prendre toutes les quatre sous un chapeau. C'est du sang : elles voudraient déjà danser plus vite que la musique. Il ne s'agit plus de leurs histoires, c'est du sang. Quelle histoire ! La plus grande histoire du monde. Il n'y en a même pas d'autre. Baisse ta lampe, ma mère ; éclaire un peu que je dénoue la corde. Il y a une grosse fortune à faire. Il ne s'agit pas de travailler. Il faudrait avoir un homme qui saigne et le montrer dans les foires. Le sang est le plus beau théâtre. Tu ferais payer, ils emprunteraient pour y venir. Le dégoût ? non, il n'y a pas de dégoût ; oui, au moment où ça commence à couler, mais, qu'est-ce que c'est ? C'est parce qu'on voit cette vie qui s'échappe dans la campagne et qui va faire la folle de tous les côtés. Ça, c'est une histoire ! Attends. Au début, oui, tu es blanc comme un linge, mais tout de suite tes yeux te mangent la figure tellement tu les ouvres pour tout voir. On voit des choses extraordinaires dans le sang. Tu n'as qu'à faire une source de sang, tu verras qu'ils viendront tous. Tu peux faire payer cher. Ils s'enlèveront le pain de la bouche pour venir. Tiens, toi, va seulement crier dehors : « Venez voir le sang. » En cinq minutes tout le village est ici dedans. Sur le moment ils sont timides, mais tout de suite après ils reviennent ; ça les intéresse ; ils regardent ; ils ne sont plus timides ; ils se rétablissent ; ils reprennent leur vie, ils la serrent, ils l'attachent ; ils lui mettent un collier ; ils la mettent à la chaîne. Ils la tiennent à la main, enchaînée comme un chien. Ils l'ont raisonnée. Il n'y a pas de raison pour qu'ils ne soient pas maintenant tranquilles à regarder celle-là, déchaînée, qui s'échappe dans la campagne. Je te dis que ça, c'est le théâtre. Quel phénomène ! C'est un artiste.
– Celui qui a fait ce nœud n'était pas manchot. Il l'a noué mouillé et le sang s'est séché dedans. C'est une belle corde. Je ne perds pas le nord, je ne vais pas la couper. J'y resterai cent sept ans s'il faut, mais je la dénouerai. Baisse la lampe. Ah ! voilà qu'il s'en donne, je crois.
Et il y a encore mieux que ça à faire. Prends ton homme qui saigne, tu le mènes en haut d'une montagne. Tu le fais asseoir dans les pierres. Tu le laisses saigner ; tu laisses couler son sang jusqu'à ce que ça fasse des ruisseaux de tous les côtés. Tu les laisses couler jusqu'à ce qu'ils coulent à travers les forêts et qu'ils aillent dans le monde. Alors, tu seras le propriétaire du monde. Tu verras ce que je te dis. Ils peuvent voir cent mille ruisseaux d'eau bonne à boire, ils ne bougent pas. Arrive le ruisseau de sang. Ils n'en ont pas pour cinq minutes pour se mettre à le remonter à la piste. Ils ne font pas de baluchon, ils ne vont pas prévenir chez eux, juste le temps de mettre le collier à leur vie et de la tenir solidement à la laisse, et en avant, un traînant l'autre, tenant leur vie enchaînée à leur main comme un chien. Toi, là-haut, tu ne tarderas pas à les voir arriver. Et qu'est-ce qu'ils feront ? Ils resteront là autour de moi, sans bouger, avec leur chienne de vie à la laisse à côté d'eux. Ils regarderont le théâtre du sang. Sans bouger, comme endormis. Ils sont tous à toi. Laisse seulement que le sang coule assez d'abord, et après qu'il ne s'arrête pas de couler. Tu me dis : il n'y en a pas assez dans un seul homme. Tu n'as qu'à organiser ça. Tu es assez riche tout de suite. Prends des domestiques, fais-toi amener des hommes et des hommes. Les uns après les autres ; quand un a fini de couler, tu en ouvres un autre. Et ainsi de suite.
– Voilà, c'est dénoué, je détortille. Et maintenant, hausse ta lampe. Vous allez voir.
Ce n'est pas exactement un sac, c'est une toile de sac qui emmaillote la chose sanglante. C'est lourd, mais l'Entier se penche, relève le poids et défait le maillot épais. Il découvre un énorme morceau de viande de bête. Il doit y en avoir au moins cinquante kilos, et la bête tout entière doit être au moins cinq fois plus grosse que ça. D'un côté il y a encore la peau. Le poil est beau et ras, lustré ; il a dû être brossé, lavé et caressé à la main. Il est toujours beau à regarder aux endroits où il n'est pas boueux de sang. Au moment où la chose s'est découverte Mon Cadet le blond entre. Il a eu juste le temps d'ouvrir la porte et de la refermer : il est tellement blond et clair qu'il a marqué la nuit. Et ici dedans les reflets du feu se lancent sur lui, l'entourent et l'enveloppent comme s'il était le seul être vivant de la maison.
– Tu as vu Bellini ?
– Oui. Il vient. Il va venir. Il s'est levé. Il est en train d'essayer de passer sa veste sur ses pansements et il arrive. Il en a assez, lui aussi. Il m'a dit : « Dis à ton frère que c'est basta, fini. »
– Angelot, tu es là ?
– Oui, Esther, où veux-tu que je sois ?
– Je veux que tu sois là pardi, que je te voie.
– Regarde.
– Tu as les cheveux mouillés.
– Non.
– Ils m'ont mouillé la main.
– C'est le brouillard.
– Où es-tu allé traîner ?
– Et toi, qu'est-ce que tu as fait ?
– Rien.
– Ta joue est devenue toute rouge juste sous ton œil et c'est quand tu dis des mensonges.
– Non, on n'a rien fait : on est resté là à attendre.
– Mais, vous n'avez pas dû vous priver de parler de tout ce que disent les femmes quand elles sont seules. C'est pourquoi tu deviens toute rouge maintenant en me regardant.
– Nous n'avons rien dit.
– Quatre femmes, ça m'étonnerait !
– Elles ont parlé de ce qu'elles voulaient.
– Mais toi, bien entendu, comme tu es au-dessus de tout ça, tu n'as rien dit.
– Non, monsieur, presque rien. Et ce n'est pas parce que je suis au-dessus, c'est parce que je suis bête : c'est parce que je pensais à toi.
– La noisette dit presque rien. Qu'est-ce que ça a dû être, ce presque.
– Je te dis non, imbécile Je ne suis pas encore bien habituée à cette maison.
– On n'est peut-être pas encore bien mariés, qui sait ?
– Moi, je sais que si.
– Ah ! tu le sais ? Et à quoi tu le sais ?
– Ne fais pas l'imbécile, je t'arracherais les yeux.
– Doucement. Et qu'est-ce que je ferais sans yeux ?
– Tu resterais avec moi, tu n'irais plus courir.
– Courir ? Avec mon frère ?
– Courir, c'est quand tu es avec n'importe qui, sauf avec moi.
– Alors, je me ferai vite bon à la course.
– Pourquoi, tu as l'intention de partir encore ?
– Pas maintenant, mais j'ai l'impression que, dans la vie, il me faudra peut-être aller avec quelques personnes à part toi. Dans cent ans de vie, jusqu'à ce que j'aie cent vingt ans.
– Cent vingt ans !
– Oui, cent vingt ans, j'ai l'impression que, d'ici là, il me faudra encore courir pas mal de fois. Si tu appelles ça courir.
– Alors pars tout de suite.
– Attends. Maintenant j'aime mieux aller coucher avec toi.
– Moi non. Pars tout de suite puisque tu dis que c'est obligé. Pars, je coucherai seule. Pars, je vais aller me mettre au lit. Pars, je sais ce que je garde.
– Oh ! Et tu le garderas pour qui ?
– C'est mon affaire.
– Ça s'ennuiera tout seul.
– Je lui trouverai des compagnons.
– Allez, noisette.
– Ah ! noisette, maintenant tu m'appelles noisette.
– Oui, j'ai pensé à toi après-midi, j'aurais mieux aimé être avec toi. Si, ce matin, j'avais fait ce que je voulais faire, je serais resté avec toi. Mais je ne pouvais pas puisqu'il est venu me chercher. J'ai passé tout le jour avec toi. Et j'aurais voulu y être. J'ai passé tout l'après-midi à languir d'être avec toi. Tu dis que nous sommes bien mariés. Si j'étais resté avec toi cet après-midi, nous aurions encore été bien plus mariés. Mais tu n'as rien perdu pour attendre, noisette, attends ce soir.
– Lâche-moi, tout à l'heure. Parlons fort maintenant, ou bien ils vont se demander ce que nous disons. Viens là-bas.
– Venez un peu ici, vous deux, vous aurez le temps de vous parler toute la nuit.
– Mon frère est venu après-midi. Et je te l'avais dit, il s'est mis en colère.
– Nous l'avons vu, ton frère. Marceau, tu ne lui as pas dit que nous venions juste de voir son frère ?
– Je n'ai rien dit, moi, depuis que je suis entré ici dedans. Elles m'ont sauté sur le poil tout de suite. Tenez, mes chattes, regardez celui-là de poil s'il est joli. Touchez s'il est doux à la caresse. Regarde, Valérie, c'est un poil qui a été plus caressé que le mien, celui-là.
– Reste à la maison, cochon, au lieu d'aller courir et on te le caressera le poil à toi aussi. Je n'ai pas une main qui va d'ici à Lachau et je n'ai pas un bras de fil de fer pour faire tout le détour de tes routes et aller te caresser là-bas au bout. Si tu veux qu'on te fasse comme aux autres, fais comme les autres.
– Minute, c'est une façon de parler. Celle-là, si tu lui parles de caresse, elle fait comme s'il pleuvait et elle se met tout de suite les jupes sur la tête. Un peu de sévérité, Valérie, s'il te plaît.
– Mais, dites, vous avez vu mon frère ?
– Oui, j'ai vu ton frère.
– Quand ?
– Maintenant.
– Qu'est-ce qu'il faisait
– Il achetait des clous.
– Ange, tu lui as parlé ?
– Bien sûr que je lui ai parlé. C'est Marceau qui lui a parlé.
– Qu'est-ce que vous lui avez dit ?
– Je lui ai tout dit. Mais je lui ai surtout dit qu'on ne le voyait pas assez souvent et qu'il devrait venir un peu ici, manger du cheval rôti, que ça nous ferait plaisir à tous.
– Quand ?
– Ce soir, maintenant, tout de suite.
– Et qu'est-ce qu'il a dit ?
– Il a dit oui. Il arrive. Il va venir.
– Il est content ?
– Bougre ! s'il est content ! Pourquoi veux-tu qu'il ne soit pas content ? Il va venir ici. Gai comme un pinson. Et Bellini va venir aussi comme un autre pinson. C'est le soir des pinsons, ce soir.
« On va tirer la table au milieu et allumer la grosse lampe. On va faire un gros feu. Il faut qu'il ronfle et qu'il soit large. On va déboucher une bonbonne de vin.
« Et toi, Valérie, au lieu de penser aux caresses avec ton derrière comme un coffre à blé, tu vas me prendre une poêle d'un mètre et tu vas nous faire frire cette viande de cheval ; dans de la belle épaisseur ; qu'elle soit tendre, avec tout son sang. Il faut que nous soyons les maîtres de ce qui doit arriver. Il faut diriger notre vie. Il faut, à la fin, se donner la tranquillité et la paix. Si nous ne le faisons pas nous-mêmes, qui le fera ? Si tu te reconnais des ennemis, tu reconnais toi-même qu'il y en a pour t'affronter. Et alors, c'est ça ta force ?
« Ton frère va venir ici, avec son cou de taureau et sa tête carrée, avec sa mâchoire aussi large que son front. Et Bellini va venir avec sa vieille couenne de chêne. Et nous serons tous là à table : le grand blond, là, moi, quatre petits pinsons.
– Quand tu iras encore à Lachau, ne bois plus le même vin, Marceau. Celui-là a plutôt l'air de te rester sur l'estomac. Qu'est-ce que c'est que cette viande de cheval dont tu parles tout le temps ? Et quel cheval ?
– Celui qui est là au pied de mes jambes. Qu'est-ce que tu croyais que c'était ? Du sanglier peut-être, ou du loup ? Un doux petit sanglier coquet, passé à la tondeuse, ou bien un de ces loups gentils de trois ou quatre cents kilos que toutes les grandes femmes de Lachau gardent dans leur chambre, et qu'elles font monter sur leurs genoux pour les caresser. C'est pourquoi ce poil est si doux, touche. Qu'est-ce que tu veux que ce soit ce poil-là, toi ? On voit encore les traces de la main. C'est du poil de loup, bien sûr. Tout le monde sait qu'à Lachau c'est plein de loups. Si tu veux du loup tu vas à Lachau. Tu dis : donnez-moi cinquante kilos de loup, et on te donne cinquante kilos de loup. Ah ! mais tu dis alors : donnez-moi du loup avec un poil bien caressé, et alors on te le choisit et des fois même on te le parfume. Regarde ça ; regarde avec tes gros yeux. Qu'est-ce que ça te dit ce poil où on a dépensé peut-être cent francs de brosse ? Ça dit amitié ; ça dit aimable ; ça dit : ah ! que je suis content de t'avoir ; ça dit : je te soigne comme la prunelle de mes yeux ; ça dit : tu es la plus belle bête du monde ; ça dit : cheval. Le voilà, le cheval.
– Tu as acheté du cheval ?
– Mon fils, tu as peut-être alors commencé quelque chose qui nous mènera loin.
– Non, mère, ça ne nous mène nulle part, ça nous mène ici où il va y avoir tout à l'heure quatre amis autour d'une table. Mais je comprends ce que tu veux dire. Tu as déjà vu que ce devait être une belle bête. C'était peut-être la plus belle bête de toutes les vallées là-bas derrière. Et je l'ai tuée. C'est moi qui l'ai tuée ; en pleine rue ; devant tout le monde.
– Oui, c'est mon frère qui l'a tuée, et maintenant à Lachau, les langues doivent marcher là-dessus ; et d'un bon moment elles ne s'arrêteront pas de marcher.
– Oui, je l'ai tuée. Et si son propriétaire était encore vivant, il me remercierait. Mais il est mort. Nous avons attendu à Lachau jusqu'à ce qu'il soit mort. Vous croyez que j'ai bu. Oui, j'ai bu, un peu. Mais si je parle, c'est parce que j'ai été remué par autre chose. Maintenant, je peux être ami avec tout le monde. C'est fini. Bellini peut aller voir mes clients s'il veut. Il peut aller faire la tournée en se cachant dans la nuit ; il peut y partir dans le plein jour. Je ne lui dirai plus rien. Je lui dirai : « Fais ta place au soleil, Marceau Jason te laisse libre. » Si vous avez quelque chose à me reprocher, qui que vous soyez, dites-le franchement, n'ayez pas peur, je vous écoute. Je suis le calme en personne. J'ai tué le cheval dans la rue Maraîchère. Presque devant l'hôtel. Il est arrivé là dans le monde ; il a sauté par-dessus des femmes renversées et je me le suis vu sur moi. Il me semble qu'il est encore en l'air. Je le vois toujours. Une seconde au-dessus de moi. Il avait de grands yeux noirs de larmes et un peu de vapeur dans les narines. Entre ses deux sabots de devant dressés, une poitrine pointue comme un devant d'oiseau plumé. J'ai vu qu'il était fou. J'ai vu qu'il était nu, sans bride ni mors. Je me suis dit : « Quoi faire ? » Je ne sais pas. Le temps d'un éclair. Imaginez-vous : il est là en l'air et moi je me sens devenir de plomb là devant. Je pousse Mon Cadet. Il tombe.
– J'ai glissé.
– Alors, je me sens vraiment de plomb. La rage. Je n'entends plus rien, le silence. Il me semble que le cheval retombe, doucement comme un cheval de plume. Il bascule. Je vois son cul qui se relève derrière lui comme un drap plein de vent. Tout d'un coup sa grosse tête me remplit les deux yeux. Alors, je frappe. De toutes mes forces.
– Qu'est-ce que tu as ? Tu pleures.
– Les nerfs. Non. En me voyant. En pensant. J'ai encore les nerfs croisés sur la poitrine. Je suis devenu un plomb. Je n'ai pas bougé d'un pas. J'ai frappé, je suis resté là. C'est après que j'ai essayé de relever une de mes jambes. Il me semblait que j'étais planté dans la terre jusqu'aux genoux. Qu'est-ce que j'ai fait après ?
– Tu m'as appelé.
– Je t'ai appelé, oui.
– Et le cheval ?
– Oui, je t'ai appelé. Je ne savais plus où tu étais.
– J'étais debout derrière toi. Je te criais : « Je suis là. »
– Oui. A ce moment-là j'avais recommencé à entendre le bruit. Il me cornait dans les oreilles. Le cri des femmes et le cri d'une femme. J'ai recommencé à entendre au moment où j'ai essayé de tirer ma jambe de ce poids de plomb qui m'enfonçait dans le pavé. Et le cheval ? Je ne voyais plus rien. Tout le monde était mélangé. Et il n'y avait plus de cheval. Il n'était plus en l'air. Et je t'ai entendu derrière moi ; tu m'as dit : « Je suis là. » Puis, qu'est-ce que j'ai fait alors ?
– Rien, tu restais planté.
– Oui, planté. Drôle de chose, ce plomb qui m'a changé le sang tout d'un coup en même temps qu'il m'éclatait une rage à me foutre par terre. Mon bras pesait mille kilos.
– Je t'ai vu frapper. J'étais renversé par terre, moi. Quand tu m'as poussé, j'ai glissé. J'étais tombé par côté. J'ai vu où tu as frappé. Tu n'as même pas fait un gros geste. Tu as frappé juste à côté de l'oreille ; entre l'oreille et le front. J'ai entendu crier. Je me suis dit : il a écrasé un enfant. C'est le cheval qui a crié. Il a jeté sa tête de côté comme s'il refusait. A ce moment il arrivait par terre. Parce que quand tu l'as frappé, il était encore en l'air. Je ne sais pas comment tu as fait, si tu as sauté. Moi je ne t'ai pas vu bouger, mais quand tu l'as frappé le cheval était encore en l'air ; ses sabots ne touchaient pas terre. Le coup l'a poussé de côté. Et comme il a mis ses sabots par terre, ses jambes se sont pliées, je l'ai vu rouler. J'ai entendu sa tête frapper le pavé. Je me suis relevé comme un ressort parce qu'il allait me rouler dessus. J'ai entendu son ventre se coucher par terre. Au moment où je le voyais encore tout noué en l'air, il s'est dénoué par terre. Il est mort en l'air. Il est mort quand tu l'as frappé.
– Je ne l'ai frappé qu'une fois.
– Il n'y avait plus de bruit. Il n'a même pas râlé ; il s'est allongé. Il y a un moment où plus personne n'a rien dit, même pas la femme.
– Alors, qu'est-ce que nous avons fait ?
– Toi, tu t'es mis à gueuler comme un veau.
– Oui, qui avait laissé partir ce cheval nu ? Quel est l'imbécile qui avait lâché ce cheval fou à travers la foire ? S'il avait eu un mors ou une bride, j'aurais essayé de l'arrêter, mais j'avais vu tout de suite qu'il n'y avait rien à prendre. Il était lisse de partout comme une goutte d'eau. Va t'accrocher là-dessus, accroche-toi à de l'huile pour te faire crever. Il n'y avait pas autre chose à faire que ce que j'ai fait.
– Et ça a été vite fait.
– Moi, j'ai l'impression que ça s'est fait très lentement. Il me semble qu'on aurait eu le temps de faire dix parties de cartes. Et j'aurais préféré. C'est une affaire d'imbécile. Le cheval était à un nommé Mornas, un Mornas des vallées. Son beau-frère tient le moulin de Villefranche. Il gardait cette bête comme une relique. Il l'avait soignée et préparée. Il l'a amenée à Lachau et elle a gagné les trois courses. Toutes les trois. Et bien gagnées, loin devant. Maintenant, on dit qu'il était arrivé à Lachau depuis deux jours et qu'il a arrosé l'avoine du cheval. Il était à l'Hôtel de France. Naturellement, à l'Hôtel de France on dit qu'il n'a pas arrosé l'avoine. D'ailleurs ce qu'on dit aussi bien d'un côté que de l'autre... La vérité, c'est qu'il a gagné. Mornas le rentre à l'écurie. Et là : la jalousie. Avant la course, c'était un cheval de Pierrisnard qui devait gagner. Pierrisnard vient à l'écurie de l'Hôtel de France. « Alors, tu vois, dit Mornas. – Oui. » Pierrisnard met sa main dans la mangeoire, prend une poignée d'avoine, il la sent, puis il dit aux autres : « Tenez, sentez. – Quoi ? – Sentez, dit Mornas, qu'est-ce que ça sent ? – Ça sent l'eau-de-vie. Tu as arrosé son avoine. » D'un mot à l'autre : arrosé, pas arrosé, Pierrisnard lui dit : « Tu ne le monterais pas maintenant ton cheval. Tu ne le monterais pas nu. Tu ne le monterais pas sans selle, ni bride, rien, les mains dans les poches, pour faire voir si vraiment c'est un agneau. » Il va dire ça à un homme qui a gagné trois courses à la file, même s'il a arrosé l'avoine. Le plus bête, c'est l'autre qui dit oui. Oui. Et on le sort. Nu. Et l'autre monte. Et il part. Sur le champ de foire. Vous voyez le champ de foire noir de monde. Et mon grand couillon sur sa bête nue en train de faire son fait d'armes au milieu de tout le monde. Maintenant, bien sûr, personne ne dira : « C'est moi » ; ils étaient toute une bande à suivre par-derrière. Pour moi qui connais les bêtes, il y a eu deux choses : d'abord un marchand de couvertures qui crie dans un porte-voix ; ensuite au moins deux cents bœufs qui piétinaient là sur place depuis le matin et qui sentaient venir le soir. Le forain faisait l'andouille pour faire marcher son commerce ; c'est son métier. Exprès ou pas exprès, c'est à un poil avec un homme comme ça. Il souffle comme un taureau dans son instrument. La bête se dresse. Qu'est-ce que tu veux que l'autre couillon fasse ? sans bride ? Les bœufs répondent. Mornas s'accroche des deux bras autour du cou du cheval. Celui-là avait peur et il se sent étouffé. Qu'est-ce qu'il fait ? Il fait ça, il se secoue. Mornas serre, mais il glisse, il tombe sur un piquet de fer ; il se traverse le ventre. Le cheval saute dans un étalage, un tablier rouge lui tombe sur la tête. Il devient fou. Tout le monde crie et se renverse. Il leur galope dessus. Il leur galope dedans. Il tombe dedans, il se relève. Alors, il est mille fois fou avec ce tablier pendu à sa tête. Tout de suite l'odeur du sang. Ils étaient deux ou trois touchés de partout. Les bœufs qui se mettent à corner tous ensemble de tous les côtés et voilà mon cheval saoulé en plein et franc comme le vent qui s'enrage droit devant lui. Ils sont neuf à l'hôpital. Un qui essaye de l'attraper. Va l'attraper sans mors ! Un coup dans le ventre. A l'autre. Un autre qui essaye encore de lui sauter au museau. A quoi vas-tu t'accrocher ? A la tête ? Et puis après ? Un cheval fou, une tête d'huile : il faudrait des crampons de fer ! Il le traîne ; il lui casse la cuisse. Un autre. Ils étaient fous ! Ils ne voyaient pas qu'il était nu. Celui-là n'a fait que le toucher ; il a été envoyé promener comme un boulet de canon. Et alors, les plus bêtes ! Il arrivait à la route de Cosmes. Il allait partir dans les champs ; là il avait du large. Non. Ils étaient trois ou quatre, ils se mettent en travers ! Qu'est-ce qu'ils espéraient faire ? Le cheval s'est bloqué devant eux comme un jet d'eau. Un des quatre a pris un fer de devant dans la mâchoire. Il va être beau celui-là, le cheval saute en même temps que tous les pavés étaient pleins d'étincelles comme de la braise.
– Tu l'as vu tout ça ?
– Non, je sais. Et alors il entre en plein galop dans la rue Maraîchère. La rue, à deux heures de l'après-midi, avec des hommes, des femmes et des enfants, serrés là-dedans comme de l'eau dans un siphon !
« J'ai frappé un seul coup. Ma main ? On dirait qu'elle n'a rien fait. Souple comme avant. J'enfilerais une aiguille du premier coup. Mon bras ? Rien. Comme s'il avait raconté une histoire. Le cheval ? D'un seul coup il a été jeté par terre. Il n'y a que ce plomb qui est encore un peu resté. Je suis calme. Il me semble que je n'entends pas très bien non plus. Ce n'est pas ça. C'est une sorte de silence et comme le bruit d'un morceau de bois vert qui siffle dans le feu. Quand vous parlez, c'est derrière ce sifflet.
« Qu'est-ce qu'on a fait après ? On a remonté la rue, Mon Cadet et moi. De temps en temps, je lui demandais : “Tu es là ?” Il me répondait : “Je suis là.” Le monde nous suivait. Là, dans la rue, une femme avait l'épaule cassée. Mon Cadet m'a dit : “Tu n'as rien ?” Je lui ai dit : “Non, je n'ai rien.” Sur le champ de foire nous avons vu tout ce qu'il avait fait. Mornas est mort. Le troisième qui a essayé d'arrêter le cheval, celui qui a essayé juste avant moi, va mourir. Il a la tête cassée. On dit aussi qu'une femme va mourir, sans compter ceux qui ne comptent pas, Bellini par exemple, qui a été roulé sous les pieds en courant avec les autres. J'ai dit à Mon Cadet : “Bon, qu'est-ce qu'on y fera maintenant, Mon Cadet ? Viens, on va le revoir.” Je voulais voir comment j'avais pu le tuer. Nous arrivons à l'emplacement où il était. Il n'y était plus. Il y avait le garde. On lui dit : “Tenez, c'est celui-là.” Il me demande : “C'est vous qui l'avez tué ?” Je lui dis oui. Il me dit : “Vous avez rudement bien fait.” Bien sûr. Il aurait pu se passer de me le dire. Je lui dis : “Qu'est-ce que vous en avez fait ?” Il me répond : “J'ai dit à Charlot de l'emporter. – Quel Charlot ? – Le boucher. – Ah ! bon, vous ne perdez pas le nord, vous ! – Qu'est-ce que vous en auriez fait, vous ? Il est sain ? – Bougre, je vous crois, il n'avait pas la moindre moisissure, ça, je peux vous l'assurer. Il n'avait pas l'air de sentir le renfermé. – Oui, dit-il, vous avez la permission de rire, mais ceux qui rient, là autour, ils ne faisaient pas tant les fiers tout à l'heure. Et puis, il y a mort d'homme, ce n'est pas risible.” Je lui dis : “Ne vous fâchez pas et indiquez-moi où il est votre Charlot, je voudrais un peu me rendre compte. – Mon Charlot est là, en face, tenez. Merci beaucoup de votre obligeance.” Son Charlot m'a fait voir. Il a pris son petit couteau, il a coupé la peau entre l'oreille et l'œil. Il a essayé de désosser. C'était déjà désossé, l'os était en miettes. Moi, j'ai regardé surtout l'œil du cheval ouvert, tout mouillé de larmes encore, tu as vu Mon Cadet ? l'air de dire ces choses tellement cheval, que moi-même je n'ai jamais pu les comprendre ; quand ils regardent bien plus loin que tout ce que tu leur dis, gentillesses ou quoi que ce soit. En parlant de cheval, autre chose : le matin, j'ai vendu la mule presque sans le vouloir. Comptant. C'est ce qui m'a engagé. Les sous sont dans la veste, Valérie.
– Viens, dit Ariane à Delphine à voix basse, et elle appelle aussi Valérie. Ne faisons pas d'histoires, mais moi je ne tiens pas à voir Bellini. Je monte me coucher. Viens, Delphine. Ne dis rien, Valérie, donne-nous du fromage et du pain, nous mangerons là-haut dans notre lit. C'est mieux comme ça. Qu'est-ce que tu en dis, Delphine ? Je prends le bougeoir.
Et dans l'escalier elle s'est arrêtée et elle s'est penchée vers Delphine qui monte derrière elle.
– Tu ne dis rien ?
– Je n'ai rien à dire, je ne suis pas chez moi.
– Qu'est-ce que tu as voulu dire tout à l'heure, quand tu m'as répondu : « Tu ne l'emporteras pas en paradis ? »
– J'ai voulu dire : Prie le bon Dieu qu'un jour ne vienne pas où tu désireras être plus vieille.
– Je n'ai pas voulu te blesser, nous sommes du même âge.
– Moi non plus je n'ai pas voulu te blesser. Alors nous ne sommes pas blessées ni l'une ni l'autre.
– Tu vois, le frère d'Esther, c'est arrangé. L'aîné va lui donner quelques kilos de viande. Avec ceux des Jacomets quand on donne on est amis. Et avec Bellini, il a raison. Il n'y a qu'à faire la paix. Si je m'en vais, moi, c'est pour autre chose. Nous avons trop lutté. Je ne veux pas que du premier coup, il croie que c'est arrangé. Et voilà, cette journée prouve bien qu'on a parfois de grandes craintes et rien n'arrive.
– D'autres fois, on ne craint rien et tout arrive.
– Passe ta colère mais viens. De quel côté aimes-tu mieux coucher, du côté du mur ?
– Non, du côté du vide.
– Allons, montons. Les vieilles vont se coucher et dormir.
– Oh ! dormir, Ariane, tu te flattes ! Essayer !