Clef-des-Cœurs

Juste avant la neige et l'entrée de l'hiver, la saison donne brusquement quelques jours d'une limpidité extraordinaire. Ils sont précédés d'une semaine dont les nuits gèlent très dur. Ce gel apporte le silence. La forêt perd toutes ses feuilles. De matin en matin on voit se décharner les os des arbres. Le squelette de la forêt émerge peu à peu comme d'une eau trouble qui dépose ses limons sur la terre. Le ciel se clarifie de plus en plus bas à travers les branches, bientôt il entoure le tronc des chênes. Dans les cantons déserts, où les arbres sont serrés les uns contre les autres, on voit briller le jour, au-delà de la forêt, comme à travers une grille.

Rien n'habite l'étendue, sauf quatre fayards : les fayards de Gavary, ils sont tous les quatre au même endroit. On dit qu'un berger les a plantés là. C'est possible, parce qu'ils sont en droite ligne, à dix mètres l'un de l'autre ; et, si le vent les avait semés, il n'aurait pas semé que ces quatre. Ce sont les seuls fayards de toutes les Hautes-Collines. Le terrain ne convient pas. Mais juste là, il convenait. Il faut trois hommes, les bras en croix, pour embrasser chaque tronc, et la ramure est un enchevêtrement d'échelles fantastiques qui, sur le pas de ces terres dépouillées, monte dans l'épouvante même du ciel.

 

Marceau a attelé sa longue charrette bleue, il a chargé une bâche et il est parti pour les fayards de Gavary chercher de la litière de feuilles. A cet endroit-là il y en a toujours un lac formidable.

Le temps est clair. Dans les grands fonds commence déjà à monter une salissure blanche. L'hiver est venu. Le grand soleil d'aujourd'hui n'y fait rien. Il y a une autre volonté plus grande. Il fait froid.

Le cheval souffle de la fumée. Il marche vite, avec une grande énergie pour se réchauffer. La charrette vide danse derrière lui. Marceau allonge le pas. Ils sont déjà dans le grand large. La piste a été faite par les moutons. Elle serpente pendant longtemps dans les fonds, puis elle s'engage à flanc, et monte sur le mamelon. De là, elle suit les crêtes.

Le jeune soleil du matin est poussiéreux comme du blé mûr, et allume le gel des herbes. Le troupeau des collines nues est là tout autour, arrêté, dos contre dos. Ce qui reste de vent souffle sur la gelée comme sur de la braise. De temps en temps, les quatre fayards disent encore un mot ou deux. La bâche de la charrette se soulève et claque comme une voile molle. Le corps des feuilles mortes, étendu sur la terre, se gonfle et s'abaisse comme le halètement d'un grand renard fatigué. Le silence arrive. Plus rien ne bouge. Tout se tait, sauf la charrette. Du fond du ciel une vieille alouette tombe comme une pierre.

Devant les quatre fayards, il y a un creux. Habituellement, les feuilles s'entassent là. Sur une plus grande épaisseur que dans les autres creux. C'est une très bonne litière ; elle est encore plus sèche que la paille. Et il n'y a qu'à venir la prendre.

Vers les midi, Marceau arrive aux fayards. Il les a vus d'abord se dresser devant lui et il s'est mis tout de suite à parler au cheval. La bête avait entendu le bruit des arbres et dressé les oreilles. Comme on s'approche, elle secoue la tête et éternue. Elle regarde et quitte la piste ; Marceau l'y remet dedans en tirant sur le derrière de la charrette. Qui commande ici ? Le cheval s'arrête, Marceau le prend par la bride.

– Allez, viens, ce sont des arbres.

Le cheval suit pas à pas, mais il renifle, il éternue, il se met à hennir ; des corbeaux se lèvent de l'herbe, montent et volent du côté du village. Les arbres solitaires sont plus gros que les arbres des forêts. Ils sentent fort, ils peuvent déployer tous les muscles de leur corps.

En arrivant, comme on arrive ici par des ondulations qui les cachent, puis les découvrent peu à peu, on ne les voit pas sortir de terre mais descendre du ciel comme s'ils s'y ramassaient par tous ces minces rameaux pour venir se planter, comme la foudre, dans la terre. Et, à l'endroit où ils s'enfoncent, les troncs sont pleins de plis de cruauté.

On ne peut pas venir ici avec des mules. Il faudrait se battre avec elles. On peut risquer d'y venir avec un cheval : les nerfs d'un cheval s'apaisent.

Sous les fayards, il y a une petite construction en pierres sèches qui sert parfois d'abri aux bergers.

Marceau tourne sur le rebord du creux, plein d'une feuillade magnifique. Il aura vite fait son chargement. Il garde le cheval par la bride. Et il vient jusqu'aux arbres :

– Oui, va, renifle-moi la main. Oui, c'est moi. Si j'y vais moi-même, tu peux venir. Qu'est-ce que tu t'imagines que c'est ? C'est un arbre.

Et il l'attache même contre le tronc à une petite branche basse.

Le cheval frissonne.

– Ne va pas me faire croire que tu as froid. Tu n'as pas froid.

Mais il le couvre avec une vieille veste. Puis il s'assoit près de lui. C'est vrai que, quand on regarde en l'air, on dirait que ces arbres vont vous tomber dessus, tellement ils sont grands. Ça vient de ce qu'on est obligé de pencher la tête bien en arrière. Il s'assoit et il mange un quignon de pain et un morceau de ventre de porc salé.

A trois heures, il avait fini son chargement et il déplia la bâche pour le recouvrir. Comme il montait sur les ridelles pour attacher la bâche, il vit un homme qui passait sur la piste. Il venait des vallées et il allait au village. Il devait avoir passé au pas de Richaud, où personne ne passe plus depuis longtemps. C'est à peine bon pour les piétons. Ceux qui viennent ici ont meilleur compte de suivre la route et de demander à se faire porter par les voitures. Personne ne refuse. Celui-là marchait sur la piste, bon pas, les mains dans les poches. Il semblait gros. Il ne devait pas avoir vu l'attelage. Le cheval secoua son collier.

L'homme regarda. Il s'arrêta. Il quitta la piste et il descendit dans le creux. C'était un gros, maintenant que Marceau le voyait de face. Il cria, fit un petit geste et il arriva.

C'était un rigolo, avec une grosse figure bien rasée couleur de cochon et, dans le cou, au moins quatre mentons en plis qui, de chaque côté, allaient s'accrocher aux oreilles. Et des moustaches en accroche-cœur, noires, plaquées, cirées comme à la brosse à reluire. Il enleva son chapeau, pas pour dire bonjour, mais comme manière : il avait une belle raie au milieu de cheveux plats où l'on voyait toutes les dents du peigne. Il demanda si le village était loin.

Marceau lui dit que c'était onze bons kilomètres. Il avait des souliers fins à boutons. Marceau jeta la corde en travers du chargement et il allait descendre pour en faire le tour.

– Ne bouge pas, lui dit l'autre.

Il prit la corde, serra comme il faut et fit un nœud en première. Il avait des doigts comme des boudins.

– Si vous n'êtes pas pressé, dit Marceau, attendez-moi. Moi, dès que j'ai fini mon chargement, je pars doucement, à mon train.

– Si c'est comme ça, je t'attends.

Il avait l'accent clairon des basses vallées. Marceau n'aime pas qu'on le tutoie d'emblée. Il lui dit, avec beaucoup de politesse caustique :

– Et puis mon cheval peut vous porter : vous économiserez vos petits souliers. Ici, le dessus des pierres est coupant.

– Ce n'est pas la première fois que je viens ici dessus, dit l'homme. Mais tu fais bien de m'y faire penser. Il y a assez longtemps qu'ils me gênent. Je suis un imbécile de ne pas l'avoir fait plus tôt.

Il s'assit. Son ventre tombait entre les jambes. Il se pencha pour toucher ses souliers, et malgré la veste, on lui vit, sous le gilet, comme le gonflement de deux grosses mamelles. Il soupira. Il était vraiment obligé de se coincer le ventre comme dans des tenailles pour arriver à toucher son soulier. Mais, en soufflant, il y arriva et il les enleva, l'un après l'autre, et il retira ses chaussettes.

– Pieds nus, dit-il, je peux faire cent kilomètres sur des lames de rasoir.

Il avait, en effet, des pieds couleur de botte. Il enfourna ses chaussettes dans ses souliers.

– Tiens, dit-il, mets-les-moi dans ton caisson. Je n'aime pas porter les paquets.

Il remua ses doigts de pieds.

– Je te remercie, dit-il, me voilà à mon aise. On a le temps de faire une cigarette.

– Si tu as du tabac ?

– J'ai tout ce qu'il faut.

– Alors, fais-m'en aussi une, dit Marceau. J'ai les mains noires.

– Je te la mouille ? demanda l'homme.

– Mouille-la-moi, dit Marceau. Ta maladie n'a pas l'air grave. Si tu me la donnes, je l'aurai.

La charrette était prête. Il n'y avait plus qu'à enlever la vieille veste de dessus le cheval. Le soir mettait autour d'eux, à ras de terre, une couleur violette qui sentait son froid. Mais là, au fond du creux, il restait une bonne tiédeur. Marceau prit du feu à la braise de l'autre et s'assit pour fumer. L'homme tirait sa cigarette avec des fantaisies, le petit doigt relevé. Tous ses ongles étaient cassés au milieu.

– Tu es cardeur de laine ? dit Marceau.

– Oui, dit l'homme, ça se voit ?

– Tu viens trop tard, dit Marceau. Ici, nous tondons plus tôt que dans les plaines.

– Je ne viens pas pour ça, dit l'autre. D'ailleurs, ce n'est pas mon canton, et je ne fais concurrence à personne. Ici, vous devez avoir un nommé Bournette qui vient de Buis-les-Baronnies.

– Oui, dit Marceau, mais il se fait vieux.

– Raison de plus pour ne pas lui retirer le pain de la bouche.

– Hé, dit Marceau, je ne sais pas le reste, mais toi, au moins, tu as de bonnes paroles.

– La vérité, dit l'homme, c'est que moi, tu vois, mon vrai travail, ce serait plutôt inspecteur des travaux finis.

Il se mit à rire.

– Tu as des parents ici dessus ?

– Non, quoique, en réalité, je crois que j'ai un petit cousin à la Colle. Enfin, un homme qui s'est marié avec ma cousine. Mais s'il fallait faire vingt kilomètres à pied pour aller voir ceux qui se marient avec vos cousines...

– Et alors, dit Marceau, comme ça, tu vas au village. En passant.

– Malin, dit l'autre en clignant des yeux dans des pommettes grosses comme des tomates. Demande-le-moi donc tout de suite.

– Ici dessus, dit Marceau en riant, on ne voit pas grand monde, alors on s'intéresse aux étrangers.

– Il se trouve que ce que je viens faire ici n'est pas un mystère. Alors, tu n'as pas besoin de tourner, je vais te le dire. Tu connais un nommé Jason, Marceau ?

Marceau resta interloqué.

– Et toi, dit-il au bout d'un petit moment, tu le connais ?

– Non, pas du tout. Mais c'est lui que je viens voir.

C'était peut-être un client. Quoique ce soit drôle, avec ses moustaches de cirage et cet air plutôt cafetier. Et ce genre de venir à pied, par le pas de Richaud ; et tout. Même maintenant, sous la bandoulière de ses mentons, une cravate avec une épingle en fer à cheval.

– Et, dit Marceau, qu'est-ce que tu lui veux ?

– Là, dit l'autre, c'est mon affaire... Et la sienne, dit-il après.

– Alors, c'est aussi la mienne. Jason Marceau, c'est justement moi.

L'autre serra la bouche dans tous les plis de ses lèvres, de ses mentons et de sa graisse. Il avait tellement ouvert les yeux que son front n'avait presque plus de place. Il regarda Marceau du haut en bas et de droite à gauche, et les épaules, et les bras.

– Hé, dit-il, il n'y aurait rien d'impossible. Mais ça serait rigolo.

– Alors, rigolons, dit Marceau, parce que ma mère ne pourrait plus s'en dédire.

– Non, dit l'autre, ne blague pas.

– Je ne blague pas.

– Alors, touche ! dit l'autre, serre-moi la main : bonjour, et bien content de te voir.

– Moi aussi, dit Marceau, et comment ça va ?

– Ça va bien, et toi ?

– Moi aussi. Bon.

– Alors ?

– Alors, voilà : tu n'as pas entendu parler d'un nommé Galissian ?

– Non.

– Tu as dû en entendre parler.

– Je ne crois pas.

– Galissian, dit Clef-des-Cœurs.

– Attends.

– Tu vois.

– Oui, attends, Clef-des-Cœurs, oui, le lutteur ?

– Justement.

– Clef-des-Cœurs. Bien sûr, j'en ai entendu parler. Tout le monde en a entendu parler.

– C'est moi.

– Bonjour, dit Marceau.

– Bonjour, dit l'autre.

– Alors, dit Marceau, il y a quelque chose que je peux faire pour toi ?...

– Tu peux faire beaucoup, dit l'autre, tu peux me contenter.

– En effet, si je peux faire ça, c'est beaucoup.

– Je vais t'expliquer. On m'a parlé de toi à la foire de Sorgues.

– Je n'y suis jamais allé.

– Tu n'as pas besoin d'y aller, ta réputation y est allée.

– C'est drôle, dit Marceau. Comment peuvent-ils s'intéresser à des mulets en bas dedans, c'est dans la plaine.

– Ce n'est pas à des mulets qu'ils s'intéressent : c'est à un cheval.

Marceau se mit à rire.

– Alors, tu dois te tromper, dit-il. Moi, tous les chevaux que j'ai, c'est celui-là. Et c'est loin d'être un pur-sang.

L'autre resta un moment sans rien dire. Il avait penché sa grosse tête, il fronçait tout son front pour agrandir ses yeux, il plissait deux mentons de plus, il n'était plus qu'un pli partout, sauf ses yeux grands ouverts, avec, il faut dire ce qui est, et c'est curieux, une sorte de tendresse. Il regardait Marceau.

– C'est la vérité, dit Marceau.

– Écoute, dit l'autre. Vous êtes de drôles de types, ici dessus. Parlons franchement. Tu n'as quand même pas oublié que tu as tué un cheval à Lachau ?

– Ah, c'est ça ? dit Marceau. Le cheval de Mornas. Oui, en effet.

– D'un coup de poing.

– Oui, d'un coup de poing.

– Eh bien, dit l'homme, tu vois, même si je n'étais venu jusqu'ici que pour ce que tu dis depuis un moment, je n'aurais pas perdu mon temps. Vous êtes vraiment de drôles de types, ici dessus. Tu as fait ça, et ça ne te paraît pas extraordinaire.

– Eh bien, si ! ça me paraît extraordinaire.

– Alors, tu ne penses pas tout le temps à ça ?

– Eh bien, non. Qu'est-ce que tu veux, il y a tellement de choses à faire.

– Il faut l'entendre pour le croire.

– Qu'est-ce que tu veux, je te dis : il faut vivre.

– Eh bien ! Qu'est-ce qu'il te faut, si ça ne te fait pas vivre.

– Ça ne fait pas bouillir la marmite.

– Peut-être, dit l'autre. Et encore. Mais est-ce que ça ne te contente pas ?

– D'un côté.

– Ah ! quand même !

– Bien sûr je suis content de l'avoir fait.

– Écoute, vous êtes de drôles de pistolets dans ce pays. Ils sont tous comme toi, ici dessus ?

– Sûrement non.

– Je ne veux pas parler du coup de poing. Je veux dire : est-ce qu'ils sont tous je-m'en-foutiste comme toi ?

– Je ne suis pas je-m'en-foutiste : j'ai tué un cheval, et après ?

– Cré tonnerre de Dieu ! dit l'autre. Après ? Après ? Après ? Je suis venu pour que tu te battes avec moi !

– Et pourquoi ? dit Marceau. Tu ne m'as rien fait.

L'autre resta un bon moment à souffler de toutes les manières. Il avait même une manière de se souffler dans le trou des narines qui faisait un bruit curieux.

– Tu ferais damner un saint, dit-il. C'est la première fois que je vois un homme comme toi. Je ne t'ai rien fait, c'est sûr. Qu'est-ce que tu vas dire là ? Et je ne te ferai jamais rien pour tout l'or du monde. Ce n'est pas là la question. Je te l'ai dit : est-ce que tu veux me contenter, oui ou non ?

– Si c'est possible, dit Marceau, je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas. Il n'y a pas besoin de s'emballer.

– Je ne m'emballe pas, je ne m'emballe pas contre toi, je m'emballe parce que je ne peux pas arriver à dire ce que je veux dire.

– Dans ces cas-là, dit Marceau, le plus simple c'est de le dire.

– Tu as entendu parler de moi. Tu sais qui je suis ?

– Oui.

– Tu connais ma vie ?

– Enfin, j'en ai entendu parler.

– Mais tu sais que jamais personne n'a pu me battre ?

– Tout le monde le sait !

– Tu vois, on commence à s'expliquer.

– Continue.

– Moi, je n'ai pas ton genre. Moi, vois-tu, ce que je fais, ça me plaît. Rencontrer un type, se le coller sur le ventre, le déraciner, faire des ciseaux, et les tenailles, et les saucisses, et les nœuds, et le battre : c'est ma vie !

– Tu veux dire lutter ?

– Oui. C'est ça ma vie. J'aime ça.

– Ça se comprend, dit Marceau. Tu n'en as pas un sur la terre qui puisse mieux te comprendre que moi.

– Et pourtant, tout à l'heure, tu as cru que je venais pour t'acheter un cheval ?

– Parce que moi, dit Marceau, j'ai encore plus de passions que toi. Elles sont mélangées. J'ai de quoi choisir.

– Alors, dit l'homme, si tu veux me contenter, c'est facile : choisis-moi un peu celle qui m'intéresse.

Le soir rougissait sur les bords du creux.

– Quand j'ai entendu parler du coup de Lachau, dit l'homme, j'ai cru que c'était une blague. Attends ! je sais que c'est vrai. C'est un coup magnifique. Tu sais lutter.

– Non. Je sais frapper quand je me sens perdu. En tout cas, cette fois-là, j'ai su. Et perdu, je l'étais plus que ce que tu crois.

– Ce qui m'intéresse, dit l'homme, c'est la force : que tu l'aies fait pour une raison ou pour une autre, ça n'a pas d'importance, tu l'as fait. Suppose que ce jour-là tu ne sois pas allé à Lachau. La force que tu as, tu l'aurais quand même. Mais moi, je n'en saurais rien et je n'aurais rien à me reprocher. Maintenant, je sais que tu es fort. Alors : c'est naturel, je viens et je te dis : lutte avec moi pour savoir qui est le plus fort : toi ou moi. Tu vois : c'est simple.

– Qu'est-ce que tu as à gagner ?

– Énormément. De savoir que je suis plus fort que toi.

– Et si tu n'es pas le plus fort ?

L'homme se mit à rire sans bruit, rien que du blanc de toute sa bouche. Il avait toujours dans ses yeux cette bizarre gentillesse.

– Il y a ici un beau tapis de feuilles, dit-il. On ne risque pas de se faire mal en tombant. D'habitude je lutte sur de la paille.

– Oui, mais enfin, qu'est-ce qu'on va faire ? dit Marceau.

– On va s'enlever la veste, et le gilet, et la chemise.

– Je n'ai guère de goût.

– Tu en auras vite.

Il était en train déjà de se dénouer sa cravate : « J'ai le temps, moi, se dit Marceau. Je n'ai pas de cravate. » Il le regarda faire. Cet homme avait un col qui tenait à la chemise par de petits boutons de fer.

– Ça, on le place, dit-il. – Il les attrapa avec ses gros doigts et il les mit dans la poche de son gilet. – Alors, et toi ? dit-il.

– Vas-y, dit Marceau, moi, ça sera vite fait.

– Et attention à la montre, dit l'homme. Quand j'ai roulé le Poitevin, j'ai gagné cinquante francs, mais le cochon m'avait mis le pied sur une montre de cent francs.

Il chercha à placer son gilet par terre un peu plus loin.

– Pends-le à l'arbre, dit Marceau, et ça lui fit penser au chargement et au cheval.

Il ne faisait guère plus froid, comme ça arrive toujours. Le reste de vent était mort tout à fait au tomber du soleil. Les pierrailles plates avaient une respiration tiède. Le soir avait déjà fait plusieurs pas dans le ciel. « Ça ne durera pas longtemps de toute façon, se dit Marceau, parce qu'il ne tardera pas à faire nuit. » Au fond, il commençait à avoir envie de savoir, lui aussi. C'était curieux ! L'homme n'était pas si gros que ça. Il se développait de bras avec aisance. Sans col, les quatre ou cinq mentons qui lui remontaient jusqu'aux oreilles s'étaient fondus dans un cou, ma foi pas mal, et tout au moins solide.

– Tu pèses combien ? dit l'homme.

– Maintenant cent sept, dit Marceau.

– Ça va, dit l'homme, moi je fais cent neuf.

Il n'avait pas de ventre : c'est-à-dire un bidon comme il y en a, qui semble être des kilos de levure en travail. Non. Mais, des épaules aux cuisses, il était rond, d'aplomb, comme un tonneau. Il enleva sa chemise : il était blanc, propre, avec des mamelles musclées. Il était comme un gros bloc d'huile gelée.

– Dépêche-toi ! dit-il, on a oublié d'allumer le poêle.

Marceau enleva sa veste et tira sa chemise. Il apparut avec ses coussins de poils, ses seins de charbon, larges comme des assiettes à soupe et la barbe qui lui pendait de tous les côtés du corps.

– Tu es né à temps, dit l'autre ; dix minutes de plus, et ta mère faisait un singe.

– Vérité vraie, dit Marceau, je n'ai pas un centime de goût.

– Ça va venir, dit l'autre. Et, d'abord, faisons ça régulièrement. Attention ! Il ne s'agit pas de se frapper à coups de poing. Il s'agit de se renverser, de se faire toucher des deux épaules par terre.

– Je sais, dit Marceau.

L'autre joignit les talons et se redressa.

– Nous sommes, dit-il, les soldats de la noble force.

Il salua militairement, puis tendit la main.

– Nous jurons qu'il n'y a entre nous ni haine particulière, ni question d'intérêts.

– Oh, oui, dit Marceau.

– ... Et que nous allons nous battre loyalement devant vous pour l'amour de la lutte. Il n'y a pas de public, mais ça ne fait rien. C'est ce qu'on dit d'habitude. Et la règle, c'est la règle. Touchons-nous la main, voilà. Ah ! un mot : c'est défendu de s'attraper par les moustaches. Je te le dis parce qu'une fois il y en a un qui me l'a fait.

Ils restèrent un moment en face l'un de l'autre.

– Aucun goût, dit Marceau.

Mais l'homme, presque sans bouger, fit une petite feinte et Marceau répondit en pliant un peu les genoux. Une sorte de volonté dans la graisse jusque-là immobile faisait courir de légers tremblements d'une épaule à l'autre ; un creux se mit à noircir dans la peau blanche, à l'endroit où les côtes s'attachent ; les grandes mains pendues au bout des bras s'étaient ouvertes ; l'œil cherchait.

Marceau voulait rester bien en face de cet œil. Il comprenait tout de suite à quel endroit il regardait ; il n'avait qu'à se balancer un peu pour s'y mettre, il plia encore les genoux. Il avait aussi ouvert les mains. L'homme élargit lentement les bras. « M'échapper ? se dit Marceau. Non, n'aie pas peur, je ne veux pas m'échapper, au contraire. Élargis-les tant que tu voudras. » Il se sentait en train de durcir. Malgré le petit balancement qu'il était obligé de tenir pour que l'autre ne l'attaquât pas tout d'un coup à l'endroit où « il n'était pas ».

Il devenait comme un bloc entre les bras élargis de l'autre, qui ne s'approchait pas ; il se courba en deux, la tête en avant.

– Pas la tête, dit l'autre sèchement, c'est défendu. « Je t'aurai », se dit Marceau.

 

Il sentit une grande force contre son gosier et l'air lui manqua dans la bouche. Il vit, très vite, se pencher sur lui, à toute vitesse, le gros cou de l'homme, très net, sans graisse, avec deux énormes piliers de force de chaque côté. La terre noire emportant le soir rouge chavira comme un rayon de roue. Il vit la bouche ouverte et il sentit l'odeur de l'intérieur cru de l'homme.

Il voulait respirer. Il tomba. La terre fut tout de suite en plein contre son dos.

Il pouvait de nouveau respirer. L'homme s'était redressé. Il se redressa.

– Minute, dit l'homme.

Maintenant, en revoyant le rebord du creux tout noir et le soir rouge immobile aplatis à leur place l'un sur l'autre, il comprenait qu'il avait dû, lui, tourner en arrière et être renversé.

– Minute, respire. Attends, dit l'homme.

Oui, il lui semblait qu'il avait encore la terre collée à ses deux épaules.

– Voilà ce que j'aurais fait si nous avions lutté devant une galerie. Et maintenant, je serais en train de saluer et j'aurais gagné. Mais je n'ai pas gagné. Il n'était pas question de force, là. Je t'ai fait un coup de Trafalgar.

– Mais tu m'as renversé.

– Comme ça, dit l'autre, n'importe qui renverserait le pape. Oui, si tu étais venu me défier sur un pré de foire, c'était bon.

Il se gratta les oreilles.

– Écoute. Le coup est régulier. Mais ce qui n'était pas régulier, c'était le coup de tête que tu voulais me flanquer tout à l'heure.

– Je ne sais pas, dit Marceau, c'était naturel.

– Tout à fait, dit l'homme. Alors, je t'ai dit : « Pas la tête », et tu l'as redressée. Et j'ai pu mettre mon bras sous ton menton. Voilà l'histoire. Chaque fois que je lutte avec un nouveau, c'est pareil. Je sais, c'est naturel. Je l'ai eu, moi aussi, cet instinct dans le temps. Tu te vois un gros homme devant : « Et allez donc ! » tu te dis. Et alors, rends-toi compte, c'est justement ce qu'il ne faut pas faire. Tiens, tu vois, avec un type dix fois moins fort que toi, mais qui n'aurait pas fait ça... je serais encore en train de rouler par terre. Il ne serait pas battu.

– Alors, dit Marceau, la force n'a rien à faire.

– La force, dit l'homme, c'est le plus joli. Et voilà, justement ; écoute : fais que je parte maintenant, quand on me parlera de toi, je peux dire : « Jason ? Celui du cheval ? Il m'a fallu, tiens, attends... (il s'approcha de son gilet et tira sa montre) il m'a fallu une demi-minute pour lui faire toucher les deux épaules. » Et c'est la vérité. Personne ne pourra dire le contraire. Même pas toi. Mais, dans mon for intérieur, quand je me demanderai : « Est-ce que tu es plus fort que lui ? » je me répondrai : « Non, tu n'en sais rien, il est peut-être plus fort que toi. » Rappelle-toi ce que je te dis. La force ? maintenant, nous allons la voir ! Tu es reposé ?

– Oui.

– Mais dis donc, dit l'homme, et le goût ?

– Ça vient, dit Marceau.

– Je le savais ; approche-toi, dit l'homme, nous n'avons pas à nous jeter l'un sur l'autre comme des ours. Non, gentiment. Tiens, prends ma main. Là, en souplesse, et voilà...

Ils s'étaient empoignés. Ç'avait été cette fois plus rapide. « Nom de Dieu ! s'était dit Marceau, alors, merde ! attends ! » Il l'avait attrapé franchement comme un sac. « Cent neuf, se dit-il, mais je te... » Oui, mais ça n'était pas si facile.

Il avait dû se baisser pour le ceinturer, et l'autre avait les bras libres. Il les avait allongés et il avait saisi Marceau aux hanches. Il pouvait relever facilement cent neuf kilos, mais pas pendant qu'on lui serrait les côtés du ventre où il n'y a pas d'os pour se défendre. Il sentait qu'avec son pouce l'autre entrait là-dedans comme dans du beurre. Relever, c'est facile ; ça se fait avec un tour de reins ; mais ça doit s'appuyer avec les cuisses écartées, et dans ces hanches, justement où l'autre faisait mal, de plus en plus profond avec ce pouce-couteau.

Il essaya quand même. Rien à faire. Il y avait là une douleur de feu. Avec l'effort, c'était presque à crier, et le mal lui fit même desserrer les bras. Mais là, dès qu'on cédait, l'autre prenait tout de suite avantage. Il l'avait vite compris, mais il sentit quand même avec colère que l'autre passait les bras sous son ventre. Maintenant, c'était lui le sac. Là, comme ça, il allait être relevé en cinq sec. Il s'était mis en mauvaise position. C'était facile.

L'autre avait tous les avantages. Il le tenait dans ses bras comme avec une sous-ventrière de sangle. Il n'avait plus qu'à se redresser, ce qu'il faisait. Marceau perdit terre d'un pied, puis de l'autre. Il avait beau faire de grands pas dans le vide, il était relevé en poids comme un sac. Mais il employa vraiment sa force et tout se renversa.

– Arrête, cria l'autre.

C'était un cri terrible, qui s'était fait tout de suite obéir. En s'arrêtant de se battre, c'était facile de se redresser. Le soir était venu dans un très large silence, doux. Les ailes d'un très grand ciel sombre battaient en apportant doucement la nuit.

– Qu'est-ce qu'il y a ? dit Marceau.

– Rien, dit l'autre. (Il se relevait.) C'est défendu, dit-il en soufflant.

– Qu'est-ce qui était défendu ?

Les coups de genou qu'il donnait dans le ventre.

Lui ? Il avait donné des coups de genou dans le ventre ?

– Oui.

Jamais de la vie. Il en était sûr.

– Si, si, si.

– Voyons, non, dit Marceau.

Il se le disait à soi-même. Franchement, il essayait de se dire : « Non. » Il se souvenait bien : « Sûrement non. Voyons, non. » Il avait ramené ses cuisses en grenouille – très doucement, peu à peu.

– Pas du tout. Je n'ai jamais donné de coups de genou.

– Tu m'as flanqué des coups de genou dans l'entre-jambe. Tu vas encore dire que c'est naturel. A force d'être naturel, je vais finir par me mettre en colère ! Ça aussi, ça sera naturel. Ce n'est pas un massacre, c'est de la lutte.

Oh ! là, là ! Mais qu'est-ce qui arrivait ? Il était pourtant capable de se souvenir de tout ce qui s'était passé ! Voyons, c'est bien facile, on allait voir, puisqu'il le prenait au sérieux.

– D'abord, tu m'as pris par le dessous du ventre, et tu m'as soulevé en l'air la tête en bas. Rends-toi compte, à ce moment-là, je n'ai pas pu te donner des coups de genou dans le ventre.

– Si, si.

Comment, si ! si !

Au lieu de souffler de droite à gauche et de ne pas écouter et de répondre : « Si, si », il ferait mieux de bien écouter ce qu'on était en train de dire.

– J'avais la tête en bas et les jambes en l'air, et 'avais justement ma tête presque sur ton ventre. Comment veux-tu que je t'aie flanqué des coups de genou !

– Oui, peut-être, mais après.

– Après, eh bien, c'était encore facile à voir. Je ne risquais pas de te donner des coups de genou, j'avais bien trop peur de bouger mes jambes. Avec une, je te tenais ton bras, et justement, alors là, tu ne pourras plus rien dire, mon autre jambe...

– Je n'aime pas qu'on discute quand j'ai dit quelque chose. Est-ce mon métier ou est-ce le tien ? Est-ce que je sais ce que je dis ou est-ce que je suis un imbécile ? Est-ce que je vais t'apprendre à charger ta charrette ? Non ? Alors ne cherche pas à m'apprendre à lutter, je connais mieux mon métier que toi. Et je vous connais, vous autres, vous aussi. Et je sais ce que vous faites quand vous vous sentez perdus, quand vous en sentez un qui est plus fort que vous : vous aimeriez mieux le tuer plutôt que de perdre.

Quoi, perdre ? Oh ! mais alors, ça c'était drôle ! Il y avait quelque chose de louche là-dessous.

– J'étais perdu, moi ?

– Oui, quand vous êtes perdus, vous frappez comme des hypocrites. Ça ne vous fait rien de tuer un homme ! Il n'y a plus rien de loyal, il vous faut sa peau. Je te connais.

– Stop, dit Marceau.

Il y avait vraiment un très grand silence.

La nuit noire se posa brusquement à côté d'eux.

– Est-ce que tu veux dire que j'étais perdu, dit Marceau, et que je t'ai fait exprès des coups en vache parce que j'étais perdu ? Allons, réponds !

« Et maintenant, qu'est-ce qu'il dit, ton for intérieur ? Tu t'es mis à gueuler comme un veau pour que je m'arrête au moment où tu as senti que j'allais te battre. Voilà la vérité. »

C'était vraiment la nuit très noire. Où était-il, l'autre ? On ne le voyait plus. Ça n'était pas catholique.

« Bouge donc, toi là-bas, se disait-il, et parle, que je sache où tu es. Jusqu'à présent, il m'a monté le coup. Attention ! Qu'est-ce qu'il prépare ? C'est une belle clef des salauds au lieu d'une clef des cœurs. »

Il se rendait compte de la manigance. Mais ça l'aurait beaucoup étonné que ça finisse comme ça. Ça avait l'air, maintenant, dans le silence de la nuit, de prendre sa vraie tournure. Le sournois de la chose était tellement clair que ça devenait comme une sorte de franchise. Instinctivement il se tira un peu de côté, et juste en même temps l'autre lui sauta dessus.

 

Cette fois, c'était la vraie bataille.

Oh ! oui, heureusement qu'il avait eu ce petit mouvement de côté au moment où l'autre attaquait, sans quoi il recevait le coup en plein ventre. Ça lui avait, malgré tout, coupé la respiration, mais il étouffait surtout de colère. Il était en même temps agrafé en bandoulière par l'étreinte des deux bras qui lui serraient la poitrine en travers. Le poids des épaules de l'autre lui défonçait le haut du bras droit ; de ce côté, toute sa force était coincée : il ne pouvait même pas remuer ses doigts et, en même temps, ce salaud d'homme le serrait avec ses mains jointes dans le tendre gauche de son ventre. Il ne lui restait que son bras gauche de libre. Mais il n'y avait rien en face de lui ; il ne pouvait pas frapper : l'autre l'avait attaqué de côté, et il essayait de le casser en deux de droite à gauche.

Il fallait se tourner. Il affermit ses pieds dans les feuilles. L'autre aussi ; et il avait dû écarter les jambes.

« Ah ! tu ne veux pas que je me tourne ! »

Il fallait dénouer ces deux poings joints qui lui écrasaient la rate. Il ne pouvait pas y arriver avec sa seule main. Il devait recevoir des coups aussi. Ça ne lui faisait pas trop mal, mais en essayant de desserrer les poings il les sentait soubresauter et il entendait des coups dans son ventre. L'autre devait lui donner des secousses pour lui faire mal dans la profondeur. Il entendit un grand bruit de feuilles. Sans se rendre compte, il avait dû continuer à faire effort pour se détourner et il y était arrivé, mais il avait entraîné l'autre dans ses jambes écartées, et c'était encore pareil. Sauf qu'il avait été quand même assez fort pour le traîner tout entier rien qu'en tournant les hanches.

Il cria un bon coup. Il venait d'avoir vraiment mal sous les poings qui le crevaient ; et une flèche rouge avait traversé ses yeux comme de la lumière. Il essaya de frapper un coup avec son poing vers la droite, mais il se frappa lui-même et il n'avait pas beaucoup de force de cette façon. Il gonfla sa poitrine. Son bras droit était comme de l'étoupe, mais, enfin, il réussit à le gonfler aussi contre les épaules qui le coinçaient.

La tête de l'autre, avec son menton dur qui lui cassait l'os du bras, glissa un peu sur le côté. Il frappa encore un coup avec son poing gauche. Cette fois, ça y était. Il avait senti quelque chose en dessous. Et le menton qui essayait de revenir en arrière.

Mais ça avait mis de la vie dans son bras droit. Il y gonfla encore tant qu'il put tous ses muscles pour empêcher que la tête ne s'écarte de cet endroit qu'il pouvait atteindre avec son poing gauche et il frappa encore un coup. En plein, cette fois, sur son oreille de cochon : il l'avait sentie craquer. Et encore une fois : ça portait ! Et encore une fois : il entendit gémir.

« Tu les desserreras, tes bras ? Tu finiras par me crever le ventre, oui ? »

Il frappait toujours sur cette oreille. Qu'est-ce que c'était ? Il avait senti un chaud de fer rouge qui entrait dans le gras de son bras dur.

« Qu'est-ce que c'est ? tu vas mordre à présent ? »

Oui, il mordait. Il frappa un coup sur ce qui, cette fois, dut être l'œil de la tête tournée pour mordre. L'autre se mit à crier comme s'il pleurait. Un si gros corps, avec ces cris ! Mais lui aussi poussa un beuglement, comme une vache : il venait d'en recevoir un de premier ordre dans ce côté de ventre déjà tout irrité, une châtaigne de lumière s'écarta devant ses yeux, avec une bogue de piquants rouges très pointus.

Mais l'autre l'avait lâché et il put se tourner pour lui faire face. Il avait encore des élancements de sang lumineux dans les yeux. Il tourna ses bras autour de lui, en aveugle, et il toucha un morceau de l'autre qui s'écartait en froissant les feuilles. Ça devait être un morceau de ses hanches au moment où il tournait, pour, peut-être, le prendre par-derrière.

Marceau fit volte-face dans ce sens et, en même temps, il essaya de s'accrocher dans cette chair qu'il avait touchée, sans plus penser, ni à du loyalisme ni à quoi que ce soit, mais tout simplement à s'accrocher le plus dur possible pour tenir n'importe comment et pour frapper n'importe où. Il planta ses ongles dans de la chair qui s'arracha.

– Fils de salope, dit l'autre.

Marceau frappa de toutes ses forces dans la voix, dans le vide ; il trébucha en avant. Il reçut encore un coup, et, de nouveau, le dedans de ses yeux s'illumina. Il frappa en fauchant de toutes ses forces avec son bras droit et, cette fois, il toucha quelque chose.

Il entendit vaguement, comme dans du coton, les cris de porc saigné de l'autre ; et qu'il courait dans les feuilles. Il s'élança pour le poursuivre : il le croyait loin, il était là, tout près, plié en deux, à s'appuyer les mains sur l'endroit où il avait reçu le coup. Il le heurta en plein élan, le renversa et tomba sur lui. Il roula sur lui, le perdit, tomba dans les feuilles. Il se redressa, reçut un coup qui éclaboussa ses yeux de lumière.

Il chercha l'homme, le trouva, le fit tomber, le perdit, frappa le vide, reçut un coup dans le ventre : sa tête se mit à sonner comme une cloche battue par des poignées de terre. Il se redressa, tourna sur lui-même, se pencha, accrocha l'épaule de l'autre, tira, le fit tomber, se jeta sur lui, le perdit, courut à genoux, le retrouva, l'enjamba, le serra dans ses genoux. Sa main gauche remonta le long de la poitrine de l'homme. Il toucha le cou, le menton, la tête. De l'autre main, il frappa un bon coup dans cette tête. C'était fini. L'autre accepta tout de suite ; ses bras et ses jambes s'allongèrent.

– Voilà, dit Marceau au bout d'un moment.

Il était resté à souffler. Il commença à se redresser.

– J'ai dit : « Voilà ! » reprit-il en secouant l'autre.

– Oui, dit l'autre.

Debout, il appela le cheval ; la bête bougea son collier. Il marcha vers sa charrette, cherchant sa chemise et sa veste. Il les trouva tout de suite. Il n'y avait pas de vent, et pas d'étoiles. La nuit, complètement sourde de tous les côtés, avait dû se couvrir et s'abaisser. Il y avait cette odeur très particulière des nuages bas, cette lourdeur qui sent l'allumette rouge.

Il fit tourner sa charrette. Il chercha la piste en tâtant avec son pied. La terre semblait molle ; elle roulait sous ses pas comme un ventre de vache morte, comme s'il venait de se soûler. Mais la piste était quand même là. Il tira la bête.

Dès les premiers pas, il lui sembla qu'il marchait à une vitesse d'oiseau. Malgré la lenteur des balancements des roues dans les ornières et les secouements du museau du cheval, il avait l'air de s'en aller en tenant un faucon par la bride. Une pierre siffla près de ses oreilles. Il s'arrêta, tourna la tête.

– Veux-tu te taire ? cria-t-il.

Il entendit l'autre qui pleurait là-bas avec de petits sanglots aigus. Et il se mit à descendre le mamelon. Deux ou trois fois, le cheval tira sur la main qui le conduisait pour se remettre dans la piste. Marceau se laissa mener.

Il remonta de l'autre côté de la combe : la charrette voguait paisiblement, le cheval allait au pas. La piste s'en allait à peu près droit le long des crêtes. Le cheval avait compris que la main ne tenait pas le mors, mais s'appuyait sur la bride. Il reniflait fort pour sentir l'odeur du chemin, et de temps en temps, il éternuait pour se garder les naseaux clairs. Enfin, il prit sa vraie allure de marche, il avait senti nettement devant lui tout le long développement de la piste. Le chargement ne pesait pas.

Marceau obéissait à sa direction. Il avait toujours de petites flammes qui battaient dans ses yeux, et son sang n'était pas encore redevenu silencieux, il faisait toujours claquer de hautes vagues dans ses oreilles. Il ne pouvait rien faire d'autre que d'obéir au cheval et de s'appuyer dans la bride.

La nuit était murée de partout, mais il entendait la roue qui tournait derrière lui, et le poussait à marcher, et chaque pas faisait allumer dans ses yeux ses propres étoiles. Il fallait attendre que son sang se taise et se couche dans ses ruisseaux habituels ; pour l'instant c'était une marée extraordinaire qui le lançait en vagues terribles d'un côté et de l'autre. C'était bien de marcher, pendant ce temps.

La bête le remettait à chaque instant dans le droit chemin, à petits coups de bride. A un moment, il crut apercevoir une étoile. C'était un petit point rouge, fixe dans la nuit : mais il regarda par terre, et le point rouge était là aussi. Il était dans son œil. Comme une étoile un peu voilée. Mais elle était à droite et à gauche : on ne pouvait pas s'en débarrasser. Il fit quelques pas, cliquetant dans les grandes pierres plates. D'un petit coup de tête, le cheval le tira dans la piste. Droit devant il y avait cette étoile de son œil. Il essaya de passer à côté : la roue lui toucha le bras. Et, de l'autre côté, le cheval le tirait par la bride pour le remettre dans le droit chemin.

A force de regarder ce point rouge, il se dit :

« Ce salaud m'a fait mal au ventre ! »

Le ventre se mit à lui faire mal. Au bout de trois pas, la douleur était soudain devenue si forte qu'il arrêta le cheval et resta un moment debout à souffrir.

« Ce salaud m'a crevé, se dit-il. Il n'y a qu'à voir si je ne pisse pas du sang. »

Il passa son bras dans la bride pour ne pas la perdre et il s'éclaira avec son briquet :

– Eh bien, non ! dit-il ravi : c'est clair comme de l'eau de roche.

Il se remit facilement en route. Tout allait bien, il n'avait plus cette étoile rouge plantée dans son œil. Deux ou trois fois encore des sortes de flammes palpitèrent devant sa vue, puis il marcha à côté du cheval, dans un noir d'encre. Il s'aperçut que son sang s'était complètement apaisé en entendant écarter un renard. Puis, malgré les bruits de la charrette, il entendit le petit énervement d'un jappé qui devait s'adresser à une femelle.

Longtemps après, il vit loin devant lui les lumières du village. Il ne s'appuyait plus dans la bride. De temps en temps, le cheval dormait, et il le réveillait d'une secousse dans le mors. Il pensa à l'autre et il se dit :

« S'il est toujours en train de pleurer, ses moustaches doivent être dans un bel état... »

C'est seulement quand il arriva à la dernière montée, sous le village, qu'il se souvint du caisson et des souliers. Il s'arrêta.

Il lui revenait maintenant qu'au moment où il était parti de là-bas, l'autre s'était mis à gueuler, comme pour lui réclamer quelque chose. Ce devait être ça. Il resta là à balancer un bon moment. Puis il se dit :

« Je ne vais pas quand même refaire dix kilomètres et même vingt, aller et retour, pour les lui rapporter !... Et, puisqu'il a des pieds de fer, se dit-il enfin, qu'il ait au moins le plaisir de s'en servir ! »

Il tira les souliers du caisson, et il les jeta vers les fumiers du village.