Le Crou

– Malgré l'hiver, dit Valérie qui rentrait les seaux, je ne peux plus m'approcher du bouc. Va un peu voir ce qu'il a.

Marceau descendit à l'étable.

C'était une grande bête noire avec d'admirables yeux fous. Elle était debout comme un homme, avec ses pattes de devant sur la mangeoire. Elle regardait la porte par où Valérie était partie.

« Ce qu'il a, se dit Marceau, c'est facile à voir. Il ne le cache pas. »

– Tu as aussi de grands yeux, dit-il à la bête, mais tu ne vois pas ce que tu regardes. Rends-toi compte un peu de ce que c'est dehors.

Il ouvrit la porte de la rue. Elle donnait sur un jour blême, sur de la neige et du silence. On avait, à toute force, envie de faire quelque chose pour vivre. Le bouc tourna la tête et regarda ce désert froid avec une tendresse immobile.

Les longues semaines de neige étaient venues.

Quand on arrive ainsi au plein de l'hiver, le fils Basile porte son père à l'Hôtel de l'Ouest. Il y a six ans, le père s'est brusquement paralysé d'en bas : du ventre aux pieds. Du ventre à la tête, ça va encore à peu près.

Le fils se met à genoux près du père, lui tournant le dos, et lui dit :

– Allez, venez, montez sur mon dos.

Il y a un escalier de cinq ou six marches qui arrive à une terrasse sous un auvent. La porte vitrée de l'Hôtel de l'Ouest est là, sous la terrasse, à deux mètres au-dessus de la neige. Celle qui tient la baraque, maintenant, c'est une veuve : les Jason ont vendu. Elle est d'une vallée. Elle est gracieuse, pour ceux qui aiment l'épais. Son visage est rond, très exactement rond, et, dedans, trois petits traits à la règle : les deux yeux et la bouche. Et ça, jamais ça ne bouge : ni quand elle parle, ni quand elle rit. Elle parle beaucoup, elle rit souvent, mais rien ne bouge : ni les trois petits traits ni le rond. On voit ses seins qui sautent de rire, mais son visage n'est pas là. Il y en a qui l'aiment beaucoup. C'est la femme sur laquelle personne ne dit rien dans le village : un mot plus haut que l'autre peut entraîner dans des histoires. Elle s'appelle Violette.

– Qu'est-ce que vous voulez boire ? dit Violette.

– Un mesuron de vin blanc, dit le père.

Il n'y avait qu'eux dans la salle du café. Le poêle ronflait. Père était assis là, au chaud, avec une chaise à sa droite et une chaise à sa gauche, pour qu'il ne puisse pas tomber ni d'un côté ni de l'autre. Violette était rentrée dans sa cuisine. On entendait claquer le feu de son âtre et du bois un peu humide qui soufflait dans les cendres.

– Qu'est-ce que tu fais là-dedans ? dit le fils.

– Mon petit dîner, viens voir.

 

Le grand Cather arriva. Il secoua ses souliers dehors sur le sol de la terrasse. Il dit que ça allait tomber, que le temps se chargeait du côté de Saint-Charles, qu'il y avait déjà comme un mur tout noir. Et, en effet, on voyait le temps s'obscurcir. Cather frottait ses gros yeux éblouis par la neige. Quand il put y voir ici dedans, le grand Cather vit tout de suite le fils. Il lui dit :

– Tiens, tu es déjà là, toi ?

Et il changea de direction pour venir s'asseoir près de lui. Il annonça qu'alors là-bas, dans la grange, on battait le blé rudement dur. C'était un temps pour ça ou pour venir ici.

– Alors pourquoi qu'ils ne viennent pas ? dit Violette.

– Il n'y en a pas pour longtemps, dit Cather.

Et juste à travers les vitres mouillées on les vit venir de là-bas du fond de la place. Ils étaient cinq ou six.

Marceau Jason entra derrière eux. Il était venu par une petite rue de traverse, il les avait rejoints quand ils secouaient leurs gros pieds de neige sur la terrasse.

Et ils demandèrent du café.

– Mais quelle heure est-il donc ? dit Violette.

– Oh, il est presque une heure.

– Il faut que je le fasse, dit-elle. Vous avez bien un moment ?

– On a tous les moments que tu veux.

Marceau avait un petit visage maigre dans sa grosse figure ; il en restait juste un peu à partir des yeux, sous les yeux où on voyait que c'était soutenu par des os, le nez parce que c'était un os, et la bouche et le menton, mais tout autour, le surplus, où s'était fondue la graisse, n'était plus que de la peau grise qui pendait avec de la mauvaise barbe de plus de quinze jours.

– Comment va-t-il ? demanda Fauques.

– Mieux, dit Marceau.

– Il est sauvé ?

– Oui, il est sauvé.

Ils étaient restés près de la porte et ils regardaient tous les deux dehors.

– Voilà que ça recommence à tomber, dit Fauques.

Il y avait là, en plus du père Basile et du fils, Cather, Tallien, Granon, Voltaire, Arcadius et Dragon ; Fauques aussi prit une chaise. Ils étaient autour du poêle.

La neige était pendue devant les vitres de la porte comme un grand rideau en peau d'agneau.

Marceau allongea ses jambes vers le feu et posa ses mains sur ses genoux.

– Comment va le Cadet ? demanda Basile.

– Il est sauvé, dit Marceau.

Violette arriva avec une poignée de verres en gros verre et la débéloire de l'autre main.

– Donne, dit Marceau.

Elle ouvrit son pouce, et il prit le verre. Elle aligna les autres sur la table.

– Je me sens des froids un peu partout, dit Marceau.

Violette le servit le premier. Elle avait les yeux baissés, donc plus rien qu'un petit trait de bouche.

– Alors, as-tu cette fois fini ? dit-elle.

– Je crois, dit Marceau, puisque je suis là.

– Comment va-t-il ?

– Complètement bien.

– Qui te l'a dit ?

– Moi !

Il but d'un trait le verre de café bouillant.

– Pas sucré, dit Violette.

Il fit signe : « Ça ne fait rien. »

– Ah, dit-il, bon. C'est chaud. Tiens, verse-m'en encore un coup. Moi, je te le dis : s'il n'était pas bien, je ne serais pas ici.

– Oh, je sais, dit-elle.

– Alors, dit Voltaire, sers-nous un peu nous autres maintenant.

– J'avais froid en dedans, dit Marceau. Vous vous retenez, comme ça, pendant des semaines, puis, quand c'est fini, alors, ça lâche tout d'un coup et vous le sentez. C'est surtout de rester immobile la nuit, qui me fatigue. Et puis, le souci : et puis tout, et puis parce qu'en réalité il fait froid.

Il posa son verre sur le dessus émaillé du poêle rond.

– Je vais te donner de la fine, dit Violette.

– Tout à l'heure, dit-il.

Il frotta son briquet pour allumer sa pipe.

– Oui, dit-il, la nuit, tu te serres en toi-même. Tu es là sur une chaise. Tu as beau faire du feu, si ça flambe, tu te dis : « La lumière va le réveiller. » A des moments où tu donnerais tout ce que tu as pour qu'il dorme tranquille. Tu restes là, tu ne bouges pas. Tu as froid. Mais tu te serres. Tu as quand même un peu chaud sous les bras, contre les jambes et sous le cul, juste. Mais, chaque fois que tu te lèves pour aller voir, tu te regèles de partout. Et ça pendant des vingtaines de jours et de nuits. Vous avez beau dire et beau faire, la nuit, c'est fait pour être dans son lit, et pour dormir.

– Quand on peut, dit Violette.

– Et, au fond, qu'est-ce qu'il a eu, ton Cadet ?

– Le crou.

– C'est une maladie d'enfant.

– Oui, mais pour un enfant ou pour toi, la mort est pareille. Je me suis rendu compte. Ce qu'il y a de plus étonnant alors, c'est qu'avec ça un gosse puisse encore se débattre pendant quatre ou cinq jours.

– Tu veux dire le crou qui étouffe ?

– Mais, dis donc, ça se donne, ça.

– Oui.

– Tu l'as déjà peut-être attrapé, toi ?

– Quoi, dit Marceau, vous avez peur que je vous le donne ? N'ayez pas peur. Tenez. J'ai mis mon verre sur le poêle. Il ne se mélangera pas avec les vôtres. Buvez tranquilles. Et puis, c'est pas la lèpre. Et puis, ça serait la lèpre...

– Oui, dit Violette, qu'est-ce que ça ferait ?

Elle mit la main sur l'épaule de Marceau. Elle la laissa un moment visible, elle ne la retira que peu à peu.

– D'où crois-tu que ça peut venir ? dit Tallien.

– Je ne sais pas, dit Marceau. Il était allé aux Fongates l'avant-veille. Une terre qu'il a de sa femme. Il y en a encore trois journals de pas dessouchés. L'après-midi, il s'est mis un peu aux ronces. Presque rien. Sans enlever la veste, il a frappé juste deux ou trois coups, par-ci par là. Puis il est rentré, tranquille.

– Qu'est-ce que tu veux que ça vienne de Fongates ?

– Je ne te dis pas que ça vient de Fongates, je te dis ce qu'il a fait.

– La forêt est saine.

– Je ne te dis pas qu'elle ne soit pas saine. Et puis j'ai eu d'autres soucis. J'arrive, je lui dis :

– Tu as une drôle de tête.

Il me dit :

– Je ne me sens pas bien.

Je lui dis :

– Qu'est-ce que tu as fait depuis deux jours, que je ne t'ai pas vu ?

Il me dit qu'il est allé à Fongates, puis qu'il était resté dedans. Je lui dis :

– C'est de rester dedans, viens avec moi, il faut que j'aille à Saint-Charles. Lève-toi un peu de dedans les jupes, là !

Il me dit :

– Non.

– Qu'est-ce que c'est ? je dis.

Il était près du feu. Où je l'ai compris, moi, c'est à son regard. Je lui dis :

– Qu'est-ce que tu cherches ?

Il me répond :

– Je ne cherche rien.

Je lui dis :

– Si, tu cherches, tu regardes de tous les côtés, comme si tu avais besoin de quelque chose.

Il cherchait justement parce qu'il se sentait mal. Il me dit :

– Je ne cherche rien, je me sens mal.

Je l'avais vu, je lui dis :

– Donne-moi ta main : fraîche. Tu n'as pas de fièvre.

Il me dit :

– Non, ce n'est pas ça.

– Qu'est-ce que c'est, alors ?

– Rien.

– Mais quoi, rien ? je lui dis, il y a bien quelque chose pour que tu sois là comme tu es ?

Il me dit :

– C'est le gosier qui me fait mal en avalant.

Je me dis : « Mal en avalant ? Il a mal au gosier, voilà tout. Il est enrhumé, il a pris froid, il s'est refroidi, voilà tout. »

– Couche-toi.

Tout de suite il me dit :

– Oui, je vais me coucher.

Je dis à Esther :

– Chauffe-lui le lit.

Il dit :

– Non, ne le chauffe pas, je n'ai pas froid.

Je me dis :

– Drôle de rhume, il n'a pas froid

Je lui dis :

– Bois donc un coup d'eau-de-vie.

Il met la main à son cou, il me dit :

– Ah ! non, non, pas d'eau-de-vie. Non, non.

– Bien, qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire ? Quand on s'est refroidi, ça vous réchauffe.

– Je ne me suis pas refroidi.

– Allons, couche-toi !

Une fois couché, il me dit :

– Ça va maintenant ; pars, ne me bordez pas, ça me serre, ça m'étouffe. Bon, ça va.

Je lui dis :

– Je pars.

Mais je dis à Esther :

– Qu'est-ce qu'il a ? Regardez-le, comment il est ! Regarde, il a fermé les yeux. Il peine pour respirer.

Elle me dit :

– Je ne sais pas, il va moins bien que ce matin. Il avait les joues rouges comme du feu. Elle les touche et elle me dit :

– Elles sont froides.

Il ne bougeait pas, il semblait qu'il avait l'asthme. Je dis à Esther :

– Il a un bon rhume. Je pars, puisqu'il veut que je parte, mais viens me chercher si ça ne va pas.

C'était trois heures. A neuf heures elle arrive. Elle me dit :

– Venez vite !

Je dis :

– Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?

Valérie dit :

– Vous en faites des histoires pour un rhume !

Je lui dis :

– Toi, ne nous emmerde pas. File, Esther, j'y vais.

– Ça se déclare vite, alors ?

– Oh, comme déclaration, c'est vite fait, tu sais. Quand un assassin te saute au cou, qu'est-ce que tu veux qu'il te déclare ? Il t'assassine. A peine rentré, j'entends sa respiration. J'y avais pensé tout l'après-midi. Maintenant, c'était un bruit terrible. Je lui dis :

– Ça ne va pas ?

Il avait des yeux comme des œufs, sortis de la tête. Il regardait sans s'arrêter, de droite à gauche, de droite à gauche, de droite à gauche. Je dis :

– Mon Cadet ! Oh ! Mon Cadet !

Rien.

– Oh ! Mon Cadet, mon pauvre Cadet ! regarde-moi, Cadet.

Rien.

Toujours ses yeux de droite à gauche. Et le bruit de sa respiration. Un bruit terrible. J'aime mieux tout entendre plutôt que ça. Tout, vous m'entendez, tout !

– Oh ! dit Esther, courez, courez vite chercher le docteur.

– Je cours, je lui dis, je cours !

Sur la porte je croise Valérie, qui quand même avait voulu voir. Elle me dit :

– Où vas-tu comme un fou ?

– Au docteur.

– Avec ce temps !

– Le temps ! Merde, le temps !

C'était le fameux vendredi.

– Tes enfants, me dit Valérie, pense à tes enfants !

– Mes enfants ! Qu'est-ce que ça veut dire : mes enfants ?

– Ah ! C'était donc le fameux vendredi où la neige a commencé à tomber ?

– Oui, c'était dans la nuit de vendredi, où il y avait plus d'un mètre de neige.

Je n'avais rien vu. Je cours. Je m'enfonce jusqu'aux genoux. La neige, la neige. Je n'avais pas vu le temps. Je vais quand même jusqu'à la maison. Puis je me dis : « Non, impossible, pas le cheval. Qu'est-ce que tu feras du cheval ? » J'appelle ma mère, je lui dis :

– Vite, allez chez Mon Cadet.

Et je pars à pied.

– Seul, dit Fauques. Pourquoi n'es-tu pas venu me le dire ?

– L'orgueil, dit Tallien.

– Non, pas l'orgueil. J'étais seul. Et puis, qu'est-ce que tu aurais fait, toi ? Qu'est-ce que j'ai fait, moi ? Perdu au bout de cinq minutes. Touché des arbres. De la neige dans la figure. Tombé dans un trou. Enfoncé jusqu'aux épaules. Mais, neige de la nuit, la salope ! J'en suis sorti. Couru ? J'ai couru enfoncé jusqu'aux genoux. Oui, j'ai couru, et longtemps. Je me souviens bien. Je me disais : « Vingt-trois kilomètres jusqu'à Lachau, vingt-trois kilomètres. » Je me suis dit : « Arrive seulement jusqu'à Saint-Charles, après ce sera moins épais. » J'ai dû me trouver dans les pentes de Draille, j'ai senti que ça pendait. J'ai glissé. La neige est descendue avec moi. La salope ! J'avais la gorge en feu. Mon pauvre Cadet. Je suis dans un fond. Je me dis : « Où es-tu ? Rien, rien. De quel côté ? Perdu ! » Et alors, ça tombait ! La salope. Mon pauvre Cadet ! Mon pauvre Cadet ! Et quoi faire ? Où aller ? Où descendre ? Et même, si j'étais arrivé à Lachau, comment faire pour remonter en pleine nuit ? Avec ce qui tombait... On entendait un bruit dans la nuit. Il ne fallait pas attendre. Juste prendre le docteur et remonter. Comment ? A pied ? Le vieux père Clairin. Jamais, jamais il ne remontera à pied. Alors, comment ? Je me dis : « Non, non, remonte. Retourne, c'est de la folie. Retourne, et puis tant pis. Retourne, ne laisse pas ton Cadet tout seul. » Ça m'a tiré par la main. Je suis retourné avec un mal terrible.

– Tu n'as plus froid ? dit Violette.

– Non, je n'avais plus froid. Je suais à pleine eau.

– Je veux dire, maintenant. Tu n'as plus froid ?

– Non, mais donne-moi de la fine quand même.

– Et en retournant, tu t'es retrouvé ?

– Non. Mais tout de suite j'ai été là. Et j'ai dit aux femmes :

– Allez, déblayez. Toi, Esther, reste. Eh, qu'est-ce que tu veux, ma belle, on va se débrouiller. Ne pleure pas, nom de Dieu !

– Il est perdu ! dit ma mère. C'est le crou. Écoute-le : il le dit.

En effet, en respirant, il faisait : « Crou, crou ! »

Valérie me dit :

– Marceau, allez, filons. C'est le crou. Viens, rentre, ne reste pas là, ça se donne, tes enfants.

– Encore, mes enfants !

« Et vous, mère, j'ai dit, ne commencez pas à vous mettre les mains sur la tête. Si vous devez rester ici pour nous emmerder, filez aussi. »

Elle m'a dit :

– Un peu de calme. Ça ne sert à rien de crier. (Oui, non. Quand on vient du dehors, ça sert.)

Ah ! J'aurais donné je ne sais pas combien pour que ça me reste, cette irritation contre les choses. Mais non. Esther me dit :

– Qu'est-ce qu'on fait ?

Quoi faire ? Oh, Mon Cadet, oh, mon pauvre Cadet ! Cadet, réponds-moi. Ah, il n'y avait plus personne. Il ne bougeait pas. Chaque fois qu'il respirait, il sursautait. Qu'il respirait ? Il ne respirait pas. Il tirait de toutes ses forces en pinçant le nez. Et il n'en passait guère. Mon pauvre Cadet !

Je lui dis :

– Ouvre ta bouche, que je voie. Je vais te l'enlever. Ouvre la bouche.

Oh ! Rien. Pas plus que cette table. Je dis :

– Esther, viens m'aider. Viens, mets-toi là et serre-lui le nez.

Moi, j'avais le briquet à la main.

– Je veux voir, tu comprends ? Et puis, on verra ce qu'il faut faire. Allez, vas-y, serre le nez.

Il a fait un saut qui nous a tout fait sauter des mains, briquet et tout.

– Il faut lui faire ouvrir la bouche, monte sur le lit.

– J'ai peur !

– Monte, je lui dis. Il faut le tenir. Il faut voir, il faut faire quelque chose. Il faut. Il va mourir, monte, Esther.

Elle est montée. Elle a tenu les épaules. Je tenais les jambes.

Il a ouvert la bouche.

– J'ai vu. Descends, va, laisse-le. Oui.

– C'était donc vendredi soir, ça ?

– Plutôt le samedi matin. Ça devait être dans les quatre à cinq heures. Je me suis dit : « Il va mourir. »

– Alors ?

– Alors rien. J'ai dit : « Mère ? » Elle était droite, près de la cheminée, elle n'a pas bougé un doigt. Elle m'a dit :

– Qu'est-ce que tu veux ? Alors, il va mourir ?

– Oui.

Si tu avais vu le dedans de son gosier ! Tout autour, il lui avait poussé une couenne de deux doigts, comme du gras de jambon. Sale comme de la poussière de route.

Je me suis souvenu que ma mère avait parlé une fois du petit de la Faustine.

– Qu'est-ce qu'on lui avait fait ? Dites-moi.

– Tant pis ! On l'avait nettoyé.

– Avec quoi ?

– Avec un poireau.

– Comment, avec un poireau ?

– On épluche la première peau et on passe le poireau dans le gosier comme dans un verre de lampe.

– Vous n'êtes pas folle ?

– Non.

– Ça a réussi ?

– Non.

– Bon. On reste là.

– Il tirait pour respirer ! Ah ! N'importe quoi ! mais lui enlever ce qu'il a dans la gorge ! Qu'il respire ! Qu'il meure s'il veut, mais qu'il respire ! Allez ! le poireau !

– Tu rigoles !

– Non !

– N'importe quoi. Donnez-moi n'importe quoi ! Un bâton, un couteau, avec les doigts. Je veux lui enlever ça. Je ne vais pas le laisser étrangler devant moi. Donnez-moi un poireau.

Ma mère a dit :

– Il a fallu trois hommes pour tenir le petit de la Faustine.

J'ai dit :

– Ici, je le tiendrai seul ! Avec Esther.

Elle dit :

– Non.

Je dis :

– Si, si. Esther, ma petite, viens, on va le délivrer. Viens, ma belle petite, allez, tu n'as qu'à faire comme tout à l'heure, on va faire ce que l'on doit faire. Tiens-lui les épaules et serre-lui le nez.

Moi, je monte sur le lit. Je me mets à genoux, sur ses jambes. J'avais le poireau dans ma main, blanc, propre.

– Serre comme il faut, Esther, n'aie pas peur. Tiens-le bien et serre bien. Ne le faisons pas souffrir pour rien. Tu y es ?

Elle aussi était blanche. Il ouvre la bouche. J'enfonce et je tire. Il nous a fait sauter tous les deux. Il s'est presque dressé sur le lit. Il vomit le sang.

Il s'arrête de vomir le sang. Il retombe dans le lit. Plus de bruit. Plus rien. Il est mort ? Non. Il respire. Non, je ne l'ai pas tué.

– Bois ta fine.

– Non, je ne l'ai pas tué.

– Tu ne l'as pas tué. Bois ta fine.

– Voilà l'histoire.

– Et, ça a été fini ?

– Non, je l'ai fait cinq fois. Chaque fois, j'arrachais la couenne. Elle repoussait. Je l'arrachais. Et je la jetais dans le feu. Jusqu'au dimanche, et là, vers les quatre heures du matin, il reposait. J'ai reçu comme un coup de bâton sur la tête. Je me suis endormi. Esther aussi et ma mère aussi. Et le grand jour m'a réveillé. Aveuglant, avec la neige. J'ai dit :

– On l'a laissé mourir.

Je me suis approché. Il respirait doucement. Il a ouvert les yeux. Il a dit :

– A boire !

Mon Cadet ! Je lui ai dit :

– Mon Cadet, attends, ouvre la bouche.

Il l'a ouverte.

– Laisse-moi regarder.

J'ai allumé le briquet. Cette fois, il n'y avait presque plus de couenne. Juste un petit bout, presque rien. Comme quand j'avais nettoyé la dernière fois. Elle n'avait pas repoussé. J'ai réveillé les femmes :

– Allez, debout, réveillez-vous. Il est guéri, faites de la tisane. Il a soif. Il parle. C'est fini.

Ça n'a pas été fini tout de suite. Mais c'était fini.

On entendait toujours le ronronnement des fléaux battant le blé, malgré l'épaisseur de neige qui descendait lentement, un peu assourdie. Le poêle ronflait. Il faisait chaud.

– Il n'y a rien à faire ici, dit Marceau.

– Qu'est-ce que tu veux dire ? dit Violette.

– Je veux dire qu'il n'y a rien à faire avec ce temps. Rien, on ne peut pas bouger. On ne peut rien faire, quoi.

Un tout petit peu de chair rouge se montra à la bouche de Violette, et le trait de ses yeux s'épaissit aussi un peu en noir.

– Non, en effet, dit-elle, tu ne sais pas quoi faire, hein ! Il ne te vient rien à l'idée ?

Elle s'en alla doucement vers sa cuisine.

– J'ai envie de bouger, dit Marceau.

Il se servit un autre verre d'eau-de-vie en regardant l'eau-de-vie couler dans le verre.

– Envie de remuer. Besoin de remuer.

Il but d'un coup tout son verre. Il se dressa.

– Tonnerre de Dieu ! Oui, j'ai une envie terrible de bouger maintenant.

Il sortit.

Un peu après, Violette revint de la cuisine et s'assit près du feu, à la place qu'il avait laissée.