Denis Lafay.  Vous avez sillonné le monde, vous vous êtes confronté à l’indi­cible de la guerre, de la famine et des désastres humains, vous avez mené d’âpres combats politiques, institutionnels, idéologiques, littéraires en faveur de la ou de votre justice, vous vous êtes heurté à ce que l’individu a, au fond de lui, de plus barbare et de plus extatique, de plus cynique et de plus généreux. Cette expérience des âmes humaines et des systèmes – politiques, économiques, religieux – qui les façonnent, que vous invite-t-elle à penser du monde contemporain ?



Jean Ziegler.  Nous vivons sous un ordre absurde, et même cannibale, du monde. Karl Marx est mort, épuisé, le 14 mars 1883, dans son modeste appartement de Londres. Jusqu’à son dernier souffle, il a cru que le « couple maudit » du maître et de l’esclave allait cornaquer l’humanité pendant de nombreux siècles encore. Or, là, il s’est trompé. Le formidable emballement des révolutions industrielles, technologiques, scientifiques qui se sont succédé à un rythme inédit a potentialisé comme jamais auparavant la productivité, et c’est ainsi que pour la première fois dans l’histoire de l’homme – et cet événement est survenu au début de ce xxie siècle –, le manque objectif a disparu. Et pourtant l’horreur persiste. En témoigne le scandale le plus insupportable et le plus inacceptable de notre contemporanéité : le massacre quotidien perpétré par la faim. Selon le Rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde de la FAO, un enfant de moins de dix ans meurt de faim ou de ses suites immédiates toutes les cinq secondes. Le noma, cette terrible maladie qui gangrène le visage des enfants victimes de malnutrition, ne cesse de progresser en Afrique. Celle que provoque la faim est l’une des morts les plus douloureuses, que j’ai vue ronger puis emporter des enfants, du Guatemala au Bangladesh. Près d’un milliard d’êtres humains sont en permanence sous-alimentés, et ainsi interdits d’exercer une activité, un travail, une responsabilité familiale. Et ce désastre, cet assassinat au grand jour intervient alors que l’agriculture mondiale est à même de nourrir copieusement l’humanité entière. La FAO nous apprend que l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’êtres humains, donc presque le double de l’humanité actuelle. Le problème aujourd’hui n’est plus la production insuffisante de la nourriture, mais le manque d’accès pour tous. Quelques réformes structurelles suffiraient pour mettre fin au massacre : interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base ; fin du dumping agricole européen sur les marchés africains ; désendettement total des pays les plus pauvres afin qu’ils puissent investir dans leur agriculture ; etc.



Denis Lafay. – Votre combat a en partie pour théâtre l’ONU, et notamment le Conseil des droits de l’homme, dont vous êtes vice-président du comité consultatif depuis 2009 – après avoir été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation de 2000 à 2008. Ces dernières décennies, le droit de certains hommes a progressé, celui d’une grande partie des hommes a stagné, voire reculé. Que reste-t-il des Lumières, de Jean-Jacques Rousseau, dont le Contrat social aura inspiré les déclarations aussi bien d’indépendance américaine (1776) que des droits de l’homme de la Révolution française puis de l’ONU, et qui incarne le combat pour l’humanisation individuelle et collective de l’humanité ? L’humanité de l’Humanité a-t-elle atteint son plafond de verre ?



Jean Ziegler. – Jean Jaurès dit : « La route est bordée de cadavres, mais elle mène à la justice. » Incontestablement, l’humanisation de l’homme progresse. Voilà ce que mon expérience, mes observations indiquent. Mais elles enseignent aussi une autre réalité. En effet, comme l’étayaient les marxistes allemands composant l’École de Francfort dans les années cinquante, la justice fait l’objet d’une double histoire ; la première convoque une justice effectivement vécue, empiriquement vécue, la seconde recourt à l’eschatologie – l’étude de ce que la conscience revendique comme juste. Au premier niveau, celui de la justice effectivement vécue, la situation est terrible. Outre la famine, que faut-il penser de l’humanisation de l’homme lorsqu’un milliard d’êtres humains n’ont pas accès à une eau non toxique ? Lorsque la capacité des conglomérats pharmaceutiques de soigner voire d’éradiquer des maladies s’autolimite pour de basses raisons mercantiles, laissant alors les épidémies ravager les populations les plus vulnérables ? Pour les peuples du tiers-monde, la Troisième Guerre mondiale a bel et bien commencé. La consolidation du nombre de victimes identifiées par chacune des 23 organisations membres des Nations unies (Unicef pour les enfants, OMS pour la santé, BIT pour les conditions de travail, FAO pour le programme alimentaire mondial, hauts commissariats pour les réfugiés ou pour les droits de l’homme, etc.) s’est élevée en 2016 à 54 millions de morts. Soit l’équivalent du nombre total des victimes militaires et civiles recensées pendant la Seconde Guerre mondiale. En d’autres termes, l’humanité du tiers-monde perd chaque année dans le silence ce que cette boucherie effroyable a infligé à l’humanité entière pendant six ans.



Denis Lafay. – Pour autant, ce constat, imparable, de régression n’est pas synonyme de capitulation. L’espérance (doit) continue(r) de primer sur l’abdication…



Jean Ziegler. – Absolument. Mon espérance est réelle. Elle n’est nullement fondée sur un quelconque idéalisme ou de fallacieux arguments postulatoires, mais au contraire repose sur des éléments de sociologie démontrés. Parmi eux, retenons la formidable progression de ce que Theodor Adorno – philosophe et sociologue allemand [1903-1969] – nomme la « conscience adjugée » : ce que les individus considèrent individuellement « juste » se trouve un jour incarné dans une revendication collective, elle-même pierre angulaire d’un changement du monde. Voilà de quoi espérer. La problématique de la « faim dans le monde » illustre le paradigme. Il y a encore deux générations, la théorie de Thomas Malthus [1766-1834] dominait dans les milieux universitaires ou religieux, et même au sein de l’ONU : dans son maléfique Essay on population growth, le pasteur anglican et économiste britannique estimait que la mort par la pauvreté et la faim était un « mal nécessaire », car il protégerait la planète des risques de surpopulation. En d’autres termes, l’élimination des plus faibles, des plus vulnérables garantirait la prospérité aux plus aisés, aux mieux nés. Cette doctrine malthusienne de la naturalité, c’est-à-dire d’une gestion inhumaine de l’espérance de vie et des populations, servait nombre de causes. En premier lieu celles des pouvoirs coloniaux et des classes dirigeantes qui y concevaient une manière, certes contestable mais bienvenue, pour justifier leur monopolisation des richesses. Dorénavant, plus personne, pas même les réactionnaires les plus obtus, n’oserait promouvoir cette pensée. Et qu’il soit définitivement admis que la faim constitue une honte absolue, une ignominie intolérable, est ancré dans les consciences citoyennes, suscite l’indignation de la société civile, motive la colère d’une multitude de mouvements sociaux. N’est-ce pas là un progrès significatif ? La ligne de flottaison de la civilisation s’élève sans cesse. Reste l’obsession – la vôtre, la mienne, celle de tous les intellectuels – de l’incarnation. Dans quelles conditions une idée devient-elle une force matérielle ?



Denis Lafay. – Un éternel et insondable mystère… Progresse-t-on, là aussi, dans son éclaircissement ?



Jean Ziegler. – « On ne connaît pas les fruits des arbres que l’on plante », confient avec perspicacité et sagesse les paysans wolofs du Sénégal… « À quoi ont servi tous ces combats ? » me demandé-je souvent. Ce processus d’incarnation, c’est-à-dire de transformation, de concrétisation collective d’une idée en acte, demeure totalement mystérieux. Qui donc peut bien expliciter les ressorts intrinsèques du mouvement qui, au matin du 14 juillet 1789, conduisit les artisans ouvriers des faubourgs Saint-Martin et Saint-Antoine à Paris à saisir des armes sommaires, à marcher ensemble vers la Bastille, à s’emparer de la prison politique du roi, à libérer les détenus et donc à changer pour toujours la France et une grande partie du monde – son système politique, son organisation sociale, son architecture institutionnelle ? Comment une telle conscience revendicatrice de justice peut-elle atteindre le seuil culminant à partir duquel l’incarnation prend forme, comment une telle fraternité de la nuit, invisible, disséminée, désorganisée, parvient-elle à former une seule flamme qui va embraser bien au-delà – géographiquement et temporellement – des projections originelles ? Ce moment aussi mystérieux que magique, rien ne permet de l’anticiper ou de le quantifier.



Denis Lafay. – « Les murs les plus puissants tombent par leurs fissures », soutenez-vous avec Ernesto Che Guevara. L’espérance prend forme dans l’existence de ces fissures, et surtout dans la perspective de nouvelles fissures. Ces dernières, en repérez-vous ?



Jean Ziegler. – Absolument partout apparaissent de nouvelles brèches, et effectivement chacune d’elles est une raison supplémentaire d’espérer. Un phénomène planétaire inédit a surgi : la société civile. Des fronts de résistance et d’initiatives alternatives aux systèmes homogènes, aux oligarchies qui orchestrent le capitalisme financier globalisé et meurtrier, s’organisent. Une myriade de mouvements sociaux est en marche : Greenpeace, Attac, WWF, Colibris (de Pierre Rabhi), Amnesty International, le mouvement des femmes, ou encore le mouvement paysan international Via Campesina qui représente 121 millions de petits paysans, métayers et ouvriers agricoles journaliers, du Honduras jusqu’au Bangladesh, en quête de droits, etc. Qu’il s’agisse de son fonctionnement, de sa puissance, de son professionnalisme, cette société civile fait d’impressionnants progrès, et la révolution technologique lui fournit des armes d’une efficacité redoutable. C’est ainsi que cette fraternité de la nuit se constitue en sujet historique autonome.

La société civile voit son rayonnement grandir proportionnellement au déclin des États, qui ne sont plus des moteurs d’espérance. Sa raison d’être ? L’impératif catégorique de Kant : « L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi. » « Je suis l’autre, l’autre est moi » constitue son fil conducteur, et à ce titre honore la « conscience de l’identité » consubstantielle à l’homme, mais que fragilise l’obscurantisme ­néolibéral. Cette folle idéologie sacralise le marché, qu’elle substitue à l’homme comme sujet de l’histoire, l’homme n’étant plus qu’un rouage, une variable, un vassal du marché. Les despotes de ce marché possèdent un pouvoir qu’aucun roi, aucun empereur dans toute l’histoire n’a jamais détenu. L’une des plus grandes conquêtes de cette absolue omnipotence est la soi-disante impuissance à riposter qu’elle instille dans les consciences des peuples. Et c’est à libérer ces âmes, à les aider à s’affranchir de cette suzeraineté, à leur restituer la « conscience de l’identité » d’où découlera une politique de solidarité, de réciprocité, de complémentarité, que nous devons nous employer. Et à l’accomplissement de ce projet, la société civile contribue de manière capitale.



Denis Lafay. – Vous estimez que « les droits de l’homme sont une arme formidable aux mains de ceux qui veulent changer le monde, apaiser les souffrances d’autrui, briser le bras des prédateurs ». Ce que votre expérience de diplomate et d’intellectuel a accumulé de désillusions n’altère-t-il pas ce qui ressemble davantage à un vœu – voire à une chimère – qu’à une réalité ?



Jean Ziegler. – Lorsque, en mars 2017, le Programme alimentaire mondial ne parvient à recueillir que 270 millions d’euros des 4 milliards réclamés auprès des pays riches pour endiguer la famine qui frappe 24 millions de personnes dans cinq pays d’Afrique dévastés par la guerre, que dire, que faire ? Lorsque, dans le sillage de son président François Hollande, l’État français tout à la fois pleure les souffrances des civils au Yémen et vend à l’Arabie saoudite, pour 18 milliards d’euros, des armes qui servent à massacrer lesdits civils, que dire, que faire ? Lorsque les toutes-­puissantes multinationales des pays développés, qui déjà échappent à tout contrôle inter voire intra étatiques, parviennent à dissuader le Conseil des droits de l’homme – troisième plus importante instance onusienne, qui veille à l’application des cinquante et un droits humains, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels inscrits dans la déclaration universelle de 1948 – d’instaurer de nouvelles normes de droit international et de durcir la judiciarisation des entreprises coupables, que dire, que faire ?

Ce dernier cas témoigne de l’extra­ordinaire pouvoir du capitalisme financier, incarnation d’une violence structurelle. Qu’est-ce que la violence structurelle ? Jean-Paul Sartre répond : « Pour aimer les hommes, il faut détester fortement ce qui les opprime. » Le mot-clé est « ce ». La psychologie singulière, la subjectivité des oligarques du capital financier mondialisé importent peu. Ce qui compte, agit, est la violence consubstantielle du système capitaliste. Imagine-t-on les dirigeants de Nestlé se réjouir des morts provoquées par la police brésilienne venue casser les grèves menées par les salariés locaux du géant de l’agroalimentaire ? Non. Pense-t-on leurs homologues de Monsanto se féliciter des cancers que leurs produits diffusent chez les paysans du nord de l’Inde ? Non. Mais ces caciques ont en commun d’être les instruments d’une violence structurelle qui ne leur donne aucun autre choix que de produire, quel qu’en soit le coût humain, toujours plus de retour sur capital pour leurs actionnaires et les marchés boursiers. Au risque, sinon, d’être eux-mêmes débarqués. Alors, ils s’emploient à protéger au maximum le marché des contraintes, des normes, des sanctions. Pour eux, oser toucher au libre marché, c’est plus que jamais un péché capital.

Ces trois exemples le prouvent : bien sûr, le combat est très rude, bien sûr l’angélisme n’a pas sa place, bien sûr les déceptions, les contradictions, les hypocrisies, sont immenses. Mais faut-il pour autant baisser les bras ?



Denis Lafay. – « Un intellectuel n’est rien par lui-même, il n’accède à l’existence historique qu’en s’alliant à des mouvements sociaux », et pour cela il doit accepter les compromis, les renoncements, et des accords pour le compte desquels il expose son intégrité. « L’alternative aux mains sales, c’est la pureté, l’inaction, la contemplation passive de l’histoire qui se déroule sous nos yeux », poursuivez-vous. De quels fondamentaux constituez-vous des arbitrages qui éthiquement peuvent être douloureux ?



Jean Ziegler. – Blanc, éduqué, confortablement installé, dans une société libre : je suis extraordinairement privilégié, et suis dans la lumière quand une immense partie de la population est muselée dans la nuit. « Il n’est pas de commune mesure entre le combat libre et l’écrasement dans la nuit », jugeait si lucidement Antoine de Saint-Exupéry. Je voudrais essayer – avec beaucoup d’autres – d’être la voix des plus vulnérables, de tous ceux que la pauvreté ou la privation des droits et des libertés enferment dans le silence et la soumission, j’ai pour exigence de participer, même très modestement, même très imparfaitement, à leur émancipation. L’accomplissement de cette responsabilité et de cette exigence a pour axe cardinal l’efficacité. Laquelle, dans le cadre de mes fonctions onusiennes, signifie nouer des alliances, au prix, parfois, de détestables compromissions. Et celles-ci, je les assume. Si, pour améliorer les droits des paysans d’Afrique, je dois obtenir l’accord de l’ambassadeur d’Arabie saoudite ou des États-Unis, me demandé-je si je salis mes convictions, aux antipodes des cultures politiques de ces deux pays ? Non. L’avenir des enfants qui meurent de faim au Soudan doit-il être subordonné aux états d’âme d’un petit-bourgeois genevois ? Non. Ai-je regretté d’accepter les conditions médiatiques imposées par ce diable de Saddam Hussein au moment de négocier la libération de dix-huit otages suisses ? Non. Seul le but compte, peu importent les moyens d’y parvenir. Préserver ou non ma pureté d’âme n’est d’aucune importance à l’aune des enjeux pour lesquels je me bats.



Denis Lafay. – Ce refus du romantisme politique convoque en filigrane une citation du philosophe Régis Debray : « L’homme ne peut se contenter d’une existence sans hantise ni utopie. » Vous-même confiez que « l’homme vit en permanence une double histoire : celle qu’il vit concrètement et celle que sa conscience revendique sous forme d’utopie ». Quelle place, au cours de vos engagements, avez-vous réussi ou échoué à accorder à l’utopie ?



Jean Ziegler. – Qu’est-ce que l’utopie ? Quelque chose qui n’est pas encore réalisé, mais qui vit en nous sous forme de revendication. La conscience progresse, comme l’atteste la condamnation planétaire de faits autrefois universellement puis, au fil du temps et des combats, partiellement admis. L’esclavage en est un symbole signifiant. Quel est le moteur commun à toutes ces conquêtes cumulatives et définitives ? L’utopie. Elle dessine un horizon au départ inatteignable, que chaque lutte, chaque gain, va rapprocher un peu plus et enfin transformer en une réalité que l’on saisit de ses mains.



Denis Lafay. – Des maux qui affai­blissent notre contemporanéité, celui du déclin des utopies est-il l’un des principaux ?



Jean Ziegler. – Très certainement. L’uto­-
­pie a déserté les débats politiques. Et cette absence est l’illustration de l’absolue aliénation de la conscience collective. C’est ce que, d’ailleurs, le scrutin présidentiel français de 2017 a incarné : d’un côté, une fasciste adepte des ancestrales théories du complot et du bouc émissaire « étranger » ; de l’autre, le bras armé de l’oligarchie financière et dont la formidable puissance marketing a occulté sa responsabilité de ministre dans le désastre socio-­économique du quinquennat Hollande. Michel Rocard définissait l’utopie comme étant « le désir du tout autre » ; cette utopie semble avoir quitté la nation berceau des plus grands progrès humains, politiques et civilisationnels.



Denis Lafay. – L’impression que donnent l’auscultation du monde mais aussi les discordes sur la réalité ou la hiérarchie des maux civilisationnels, est que nous ne parvenons plus à contester, à dénoncer, à haïr, à combattre ce qui doit l’être, le pronom relatif concentrant l’ensemble des questionnements de justice, d’équité, d’éthique, d’universalité. Au-delà du déficit spirituel et de l’excès mercantiliste, quelles sont les causes de notre égarement ?



Jean Ziegler. – La folie néolibérale, les multiples agressions perpétrées par l’oligarchie financière, la théorie justificatrice d’un ordre du monde au nom duquel l’Homme n’est plus sujet de l’histoire mais vassalisé aux ravageuses lois de la marchandisation, font leur œuvre. Malgré cela, la « conscience de l’identité » connaît des progrès. Et même foudroyants, comme en témoignent la vitalité et la variété de la nouvelle société civile planétaire, la multiplicité des mouvements sociaux et des fronts de résistance, y compris en Occident – du parti espagnol Podemos à la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon. La manière dont l’Indien Evo Morales, triomphalement élu depuis 2005 à la présidence de la Bolivie, est parvenu à museler l’action impérialiste, socialement dévastatrice et irresponsable en matière environnementale, de 221 sociétés internationales exploitant gaz, mines et pétrole, est exemplaire ; il a réveillé chez ses concitoyens une identité collective grâce à laquelle l’intérêt général s’est imposé et a brisé l’aliénation.



Denis Lafay. – Dans quelle mesure œuvrer à la défense des droits de l’homme constitue-t-il un acte politico-­idéologique ? Lier aux objectifs onusiens – en particulier la lutte contre les exactions, les guerres, la famine, les discriminations, les inégalités – une motivation idéologique ou politique est-il inévitable et même souhaitable, ou cela peut-il desservir leur accomplissement – comme l’ont affirmé les détracteurs de vos prises de position contre la politique israélienne ou contre le comportement des banques suisses coupables de spoliation des biens juifs ?



Jean Ziegler. – Au printemps 1776, lorsqu’il perd la bataille de New York contre le corps expéditionnaire anglais, George Washington a une idée de génie : envoyer un messager à Philadelphie où se réunit le Conseil des treize États, et inviter les protagonistes à déclarer l’indépendance des États-Unis, avec pour préambule le texte, merveilleux, qui fondera plus tard la déclaration des droits de l’homme de la France puis des Nations unies. Et c’est ce qui advient le 4 juillet de la même année. Benjamin Franklin, l’un des rédacteurs du texte, est alors nommé ambassadeur auprès du roi de France, avec pour mission – réussie, puisque Lafayette embarque aussitôt – d’obtenir son aide militaire contre le monarque anglais. Un soir, Benjamin Franklin dîne au Procope, dans le quartier parisien de Saint-Germain-des-Prés, en compagnie de sa maîtresse Mme Brillon. Un jeune révolutionnaire – qui se révélera être Georges Danton – le tire par la manche et l’insulte, le traite d’hypocrite : « Vous êtes fêté comme le messager, le prophète des droits de l’homme… Mais moi, ici à Paris, je ne vois qu’humiliation, arbitraire, souffrance endurée par les gens. Où sont vos droits de l’homme  ? À quoi servent-ils ? » Et le docteur Franklin de répondre alors à l’impudent : « Détrompez-vous. Derrière ces droits rayonne une puissance bien plus grande que n’importe quelle autre puissance dans le monde : le pouvoir de la honte. »

En 2003, alors rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, je dois présenter mes recommandations à Genève au Conseil des droits de l’homme, puis à New York à l’assemblée générale. Le paragraphe 5 de mon rapport stigmatise le comportement des autorités chinoises, qui restituaient – pour une issue aisément imaginable – au régime de Pyongyang les exilés nord-coréens qui avaient trouvé refuge en Mandchourie. J’en fais part au secrétaire général Kofi Annan, lui-même usé par plusieurs années de négociations avortées pour que la Chine accepte d’accueillir des camps de réfugiés sous l’égide de l’ONU. « Foncez ! », me dit-il. Et quelques minutes avant que je ne présente mon rapport à l’assem­blée des ambassadeurs, un homme m’accoste dans le couloir : il m’implore de taire le fameux paragraphe 5, et s’engage à relancer aussitôt lesdites négociations. C’était l’ambassadeur de Chine. Mais au nom de quoi le représentant d’une puissance mondiale de 1,3 milliard d’êtres humains venait-il supplier un rapporteur spécial dont le pouvoir, confiné aux seules recommandations, est objectivement nul ? Là encore, le pouvoir de la honte.

Ces deux illustrations, à des époques si éloignées l’une de l’autre, qu’indiquent-­elles ? Le power of shame peut sembler abstrait, romantique même, voire angélique : il est pourtant une réalité, et plus que jamais une aide précieuse, une arme redoutable pour combattre l’incapacité juridique des organisations des droits de l’homme de sanctionner les violations puis d’appliquer la punition. Naming and shaming : nommer et créer la honte. Démasquer, jeter l’opprobre, et attendre que la société civile s’empare du sujet pour exercer, dans les démocraties, une pression et des représailles inédites. Voilà comment on peut espérer arrêter le bras meurtrier et obliger aux transformations.



Denis Lafay. – La préoccupation intrinsèque et militante pour les droits de l’homme est-elle transpartisane ? Transcende-t-elle les blocs idéologiques, ou doit-on juger que certaines convictions – ­libérales, conservatrices, marchandes, climato-sceptiques, technologistes – la dévoient fondamentalement ?



Jean Ziegler. – Pour l’heure, rien apparemment ne semble incompatible ou même seulement conflictuel. La défense des droits de l’homme est universelle, et on assiste simplement à une escalade des hypocrisies. La Chine est au premier rang mondial des nations pratiquant les exécutions capitales, et dénonce l’Amérique de Bush retirant sa signature de la convention qui interdit la torture. La France, qui se revendique patrie historique et symbolique des droits de l’homme, s’oppose aux conventions destinées à contrôler les multinationales ou à améliorer les droits des paysans – ces derniers escroqués par des multinationales comme celle de Vincent Bolloré qui, dans les pires conditions de corruption, raflent des dizaines de milliers d’hectares de terres arables en Afrique occidentale pour produire du palmier à huile. Lorsque, pour espérer mettre fin aux massacres du Darfour, le Conseil des droits de l’homme a suggéré, en 2016, une commission d’enquêtes sur les exactions perpétrées par le dictateur islamiste du Soudan Omar al-Bashir à l’encontre des peuples Fours, Zaghawa et Masalit dans l’ouest du pays riche en pétrole, son émissaire à l’ONU s’est élevé, et en substance a déclaré : « Quelle arrogance coloniale ! Les Blancs veulent de nouveau nous condamner et nous envoyer des soldats alors qu’ils laissent en toute impunité les Israéliens jeter la terreur sur Gaza et brûler des enfants palestiniens. » Le double langage occidental n’est pas détestable seulement au plan moral ; il fournit aux pires régimes violateurs les arguments pour se soustraire aux droits de l’homme, et même pour défier les droits de l’homme. In fine, il affaiblit considérablement les droits de l’homme, et donc freine les progrès civilisationnels.



Denis Lafay. – « Les exécutions extra-­judiciaires relèvent de l’arsenal terroriste », estimez-vous. Le débat aux États-Unis ou en Israël sur la pratique de la torture ou desdites exécutions ciblées questionne bien au-delà : l’éradication du mal justifie-t-elle tous les moyens ? Ce que vous appelez à ne pas perpétrer « au nom de l’État de droit » ne participe-t-il pas au contraire à consolider l’État de droit ?



Jean Ziegler. – George W. Bush avait décrété avant même l’invasion de l’Irak un executive order, qui ne fut pas révoqué par Barack Obama et est revitalisé par Donald Trump. Cette loi relevant de la compétence du Président américain signifie que les États-Unis ont retiré leur signature des traités interdisant l’usage de la torture, qui constituent pourtant l’une des grandes conquêtes civilisationnelles, une manifestation incontestable du progrès humain. Cet executive order, que signifie-t-il ? Que les États-Unis (re)légitiment les pratiques inhumaines, nivellent et alignent leur comportement, leur philosophie, leur éthique, sur ceux des terroristes qu’ils pensent museler par la torture. Ils se rabaissent à ceux-là mêmes qu’ils combattent, ils accomplissent un acte aussi arbitraire et aussi immoral que celui de leur cible, et ainsi donnent au monde un message implacable : il est préférable d’être au plus bas dans l’échelle de la morale plutôt que de travailler à porter celle-ci toujours plus haut. Et les effets collatéraux sont tout aussi dévastateurs ; car si l’État de droit se place sur un même niveau d’abjection que les terroristes combattus, comment peut-il revendiquer faire grandir l’humanité de chaque humain ? Au nom de quoi devrait-on alors interdire de considérer le tortionnaire américain l’« égal » du djihadiste syrien ? Imagine-t-on les arguments qu’une telle situation suscite au sein de la propagande terroriste ? C’est, pour elle, du pain bénit, car chaque écart moral – torture, massacre des civils, humiliations – des Occidentaux est instrumentalisé et se diffuse subrepticement dans les consciences de jeunes musulmans. La torture, c’est l’abdication, la paresse, la facilité. Et surtout, c’est le suicide. L’État de droit est une conquête de civilisation qu’absolument aucune réduction, aucune entaille, aucun compromis ne doit contester et fragiliser.



Denis Lafay. – L’égalité des droits de tous les hommes est certes une règle, mais elle constitue aussi un dilemme. Est-elle toujours une réalité dans votre conscience ? Un djihadiste pris au piège de l’armée syrienne et un enfant de Somalie tous deux rongés par la faim ne sont sans doute pas de même « valeur » à nos yeux d’hommes ; est-il moral qu’ils le soient à ceux des organisations onusiennes ?

Jean Ziegler. – Au moment où nous parlons, quarante et un villes et villages – y compris quatre quartiers de Damas – sont encerclés par l’armée du tyran sanguinaire Bachar al-Assad. Tous sont soumis à la diète noire, cet ­effroyable dispositif consistant à couper tout approvisionnement en nourriture, en eau et en médicaments, et ainsi à laisser mourir la population de faim, de soif, de maladie. Parmi ces territoires ciblés, certains sont sous contrôle islamiste. Doit-on, pour cette raison, les reléguer dans la hiérar­chie de nos priorités ? Bien sûr que non. Qu’il soit un enfant dont le père adhère à Daesh ou un enfant soudanais livré à lui-même, tout être humain en danger de mort est un être humain égal à tout autre aux yeux de ceux chargés de leur venir en aide.

Selon les normes du droit international de guerre régi par plusieurs conventions et protocoles additionnels, ni le génocide, ni le viol collectif, ni le déplacement de population, ni la torture, ni l’emploi du gaz ou des bombes à fragmentation, ni bien sûr cette fameuse diète noire – assimilée à un crime contre l’humanité – ne sont admis. Quels que soient l’auteur, le contexte de guerre, l’identité des belligérants. Un djihadiste torturant un soldat de l’armée syrienne est condamné de manière exactement similaire à un soldat de l’armée syrienne torturant un djihadiste. L’universalité de la normativité internationale est fondamentale. Si l’on tolère le moindre écart, c’est tout l’édifice qui s’écroule.



Denis Lafay. – Ce qu’« est » l’humanité du xxie siècle met-il particulièrement en péril cette universalité de la norme et, au-delà, l’universalité de l’espèce humaine, du respect et de la considération sanctuarisés de l’homme ? Si même les droits de l’homme ne sont plus un bien commun, comment peut-on fonder l’espérance d’un vivre-ensemble et d’une solidarité revitalisés ?



Jean Ziegler. – Certaines situations sont, objectivement, intolérables, dans le sens où elles ébranlent toutes nos convictions, même celles que l’on pensait insubmersibles. Les parents, frères, sœurs, époux, conjointes, enfants, amis des victimes des assassins du Bataclan, peut-on s’étonner qu’ils puissent considérer comme des sous-hommes, des barbares, ceux qui ont perpétré l’innommable ? Peut-on contester qu’ils puissent souhaiter pour les tortionnaires survivants une riposte d’égale horreur ? Je le comprends. Je sais, au fond de moi-même, combien l’intangibilité des droits de l’homme fait l’objet de lézardes sous le coup de l’indicible. Pour demeurer solide, pour sortir victorieux des combats intérieurs auxquels cet indicible expose, on peut se remémorer le procès de Nuremberg. Dix-neuf hauts dignitaires du IIIe Reich furent condamnés à mort ou à perpétuité, à l’issue d’une longue, minutieuse et exemplaire procédure. Plus près de nous, en Afrique du Sud, ce que la commission Réconciliation et vérité réussit à cautériser dans les corps et les âmes des victimes de l’apartheid fut, là encore, remarquable. Dans les deux cas, le droit avait triomphé, conférant aux verdicts une légitimité universelle.

Denis Lafay. – Il ne peut exister d’« œuvre » civilisationnelle universelle sans qu’au préalable une conception commune des droits et des libertés ait été édictée et partagée. Ce postulat est d’une grande fragilité, et la profusion d’agressions – d’ordre économique, énergétique, géopolitique – le vulnérabilise davantage. L’équilibre semble osciller constamment entre progression et régression… et pénalise la gouvernance internationale…



Jean Ziegler. – Une anecdote incarne bien cette réalité, d’ailleurs source de tensions et de conflits « tactiques » majeurs. La convention internationale sur les réfugiés remonte à 1951, et circonscrit à trois le nombre de causes autorisant l’invocation d’un droit d’asile : les persécutions religieuses, ethniques, politiques. Alors rapporteur spécial du droit à l’alimentation, j’ai émis le souhait de refondre et de réécrire cette convention, notamment en ouvrant ces causes à la faim. Faut-il distinguer, dans l’échelle de l’horreur, la mort par la faim de la mort par une balle ? Cette extension, c’est-à-dire la définition du « réfugié de la faim », était d’ailleurs aisée à délimiter ; grâce aux cartographies établies chaque trimestre par satellite, les régions du monde où ni ensemencement ni récolte ne sont possibles pendant un certain nombre de mois consécutifs sont répertoriées, ce qui permet de distinguer les populations concrètement menacées de mort de celles « seulement » affectées par la dégradation de leurs conditions d’existence. Un dimanche, alors que depuis plusieurs mois je remuais ciel et terre pour informer, sensibiliser, créer des alliances – préalable indispensable à toute offensive juridique au sein des Nations unies –, je reçois un appel du haut commissaire pour les réfugiés (HCNUR), António Guterres – secrétaire général des Nations unies depuis le 1er janvier 2017. Cet ami, catholique de gauche, d’une incontestable exemplarité – il avait enseigné gratuitement les mathématiques dans les bidonvilles de Lisbonne après avoir été Premier ministre du Portugal –, me somme alors d’interrompre mes démarches. « Toi, António, tu me demandes de mettre fin au projet ? » lui demandé-je. « Oui. Car cela signifierait rouvrir l’ensemble des accords qui charpentent la convention originelle. Or franchement, à l’aune des pressions xénophobes, ségrégationnistes et nationalistes qui s’exercent partout en Europe, je ne suis pas sûr que même le droit d’asile ne se trouve pas menacé de remise en cause, voire de disparition. Bref, pour l’extension si pertinente que tu proposes, nous risquerions de perdre tout le reste », me répond-il.



Denis Lafay. – C’était en 2002. Une quinzaine d’années plus tard, ses prophéties n’ont jamais été autant crédibles…



Jean Ziegler. – Le contexte a même empiré.



Denis Lafay. – Cette dégradation supplé­mentaire a plusieurs origines. Notamment l’intensification et la propagation des radicalisations religieuses. L’islam rigoriste, qu’incarnent les disciples du wahhabisme, du salafisme, des Frères musulmans, mais aussi du chiisme iranien, on le retrouve dans des pays qui autrefois étaient très pauvres, aujourd’hui devenus, pour certains, des puissances financières considérables. À l’instar de la Turquie que Recep Tayyip Erdoğan est parvenu à reconfessionnaliser et à asservir à son obsession despotique, même des pays que l’on croyait protégés par leur histoire et leur enracinement laïc sont désormais contaminés : l’islam constitue-t-il un obstacle au progrès de l’universalité des droits de l’homme ? L’extraordinaire complexité de sa réalité politique confère-t-elle à l’islam d’être un obstacle à un ordre mondial équilibré et apaisé ?



Jean Ziegler. – L’islam est la troisième religion monothéiste, il partage avec le christianisme et le judaïsme un même Dieu, et ses textes théologiques sont à l’image de ceux de la Bible : pleins de contradictions, mais surtout de tolérance et d’amour. Bref, il appelle un absolu respect, et en premier lieu à cesser d’être aussi scandaleusement assimilé aux dérives fondamentalistes incarnées par les talibans, les disciples fous d’Al-Qaeda, de Boko Haram ou de Daesh. La diffamation de l’islam tout comme l’éradication de ces terroristes qui instrumentalisent le Coran à des fins terroristes doivent faire l’objet d’une lutte sans relâche.

Pour autant, des réalités ne doivent pas être niées. Certains préceptes mis en avant par des États occidentaux contreviennent à la religion musulmane. La liberté de religion constitue l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 que l’Organisation de la coopération islamique (OCI) refuse de reconnaître. Dans ces pays musulmans, se convertir à une autre religion est considéré comme un acte d’apostasie et puni de la peine de mort. Et aux exigences de l’OCI, et particulièrement de ses membres les plus déterminés (Iran, Turquie, Arabie saoudite…), réclamant la reformulation dudit article, il est impératif de ne pas céder. Car alors ce serait ouvrir la boîte de Pandore, et mettre concrètement en danger la reconnaissance universelle du droit international.

Le droit des femmes fait, lui aussi, l’objet d’entailles parfois d’une inquiétante gravité. Ce que la charia contraint dans leur liberté (d’expression, de mobilité, d’émancipation, de travail), et même impose en matière de châtiments corporels – jusqu’à la lapidation pour les femmes « infidèles » –, est absolument inacceptable. Là encore, il ne faut consentir aucun compromis, aucune reculade, et même il faut intensifier les efforts de sensibilisation. Et d’ailleurs, cela porte ses fruits, petit à petit. Dans les pays wahhabites où coexistent des gouvernances religieuses d’une intransigeance insupportable et des directions politiques aveuglées par les profits les plus extravagants, la jeunesse commence à faire siennes la considération et l’appropriation du progrès des droits humains.



Denis Lafay. – La géographie planétaire des droits de l’homme peut-elle alors constituer une indication sur la situation, et peut-être la hiérarchie des civilisations ? À l’aune de ces droits des femmes et de cette liberté confessionnelle, la civilisation occidentale peut-elle être considérée comme « plus avancée » que celle des pays musulmans rigoristes ?



Jean Ziegler. – Ce double questionnement oblige à se plonger dans l’histoire. Les Lumières européennes ont engendré les républiques américaine, française et pour l’essentiel occidentales, qui forment le modèle sociétal le plus abouti à ce jour. Ces républiques sont nées avec les droits de l’homme et la séparation des pouvoirs, ce qui permet d’ailleurs de situer géographiquement (Occident) et temporellement (xviiie siècle) ces avancées capitales. Mais il faut se souvenir qu’il a existé un « islam des Lumières ». Nos contemporains savent-ils qui étaient les intellectuels, aussi bien philosophes que mathématiciens, qui rayonnaient du xie au xiiie siècles à Grenade, à Cordoue ou à Aranjuez ? Qui plus tôt avaient traduit Aristote, diffusé en Europe l’héritage grec, « éduqué » les sauvages celtes ? Ils officiaient au sein des émirats ou dans les prestigieuses universités musulmanes de la péninsule Ibérique. Ces musulmans constituaient l’avant-garde de l’humanité. Et avant eux les peuples d’Afrique qui édifiaient les pyramides pendant que l’Europe était le terrain de combat des tribus barbares. Voilà qui ramène à de justes proportions nos considérations civilisationnelles contemporaines.



Denis Lafay. – Le capitalisme financier et spéculatif, incarné dans son paroxysme par les fonds vautours qui exploitent la dette des pays pauvres et en voie de développement, a atteint un niveau de performance et de puissance despotique inédit. Ceux qui composent son oligarchie se sont largement imposés au périmètre de compétences et de contrôle des États, parvenant à liquider la normalisation et le contrôle étatiques. Doit-on considérer ce capitalisme comme le coupable ou le bénéficiaire principal de la déliquescence de légitimité des États ? L’individu dans son individualité, dans son rapport aux autres, dans sa demande de et sa contribution à la société, dans la réalisation de l’intérêt général, sait-il ce que cette dissolution des souverainetés provoque ?



Jean Ziegler. – Je ne le pense pas. Et d’ailleurs, sans doute est-ce là un symptôme supplémentaire de cette aliénation. Pierre Bourdieu considérait l’idéologie néolibérale comme la théorie obscurantiste la plus efficace que l’humanité ait connue. Elle concentre dans une seule main invisible, celle du marché mondialisé, le soin de distribuer le « pain » et les forces qui animent ce marché obéissant aux lois de la nature. Il en est ainsi du capital, qui s’oriente spontanément là où le profit est maximalisé, s’assurant une accumulation qui enfle naturellement et rapidement. Si bien que l’homme n’a pas d’autre choix, pour survivre, que de s’exécuter devant lesdites lois. J’ai été pendant longtemps membre du Conseil exécutif de l’Internationale socialiste. Je me souviens d’une séance à Berlin, dans une salle sombre du Reichstag. C’était à la fin des années 1990. L’Allemagne était secouée par des grèves, des manifestations du puissant syndicat IG-Metall. Il protestait contre la délocalisation des grandes entreprises de l’industrie lourde en Pologne, à Taïwan, en Bulgarie, où les salaires étaient beaucoup plus bas qu’à Düsseldorf, Essen ou Hanovre. Gerhard Schröder et son SPD étaient au pouvoir à Berlin. Le syndicat demandait au gouvernement d’interdire les délocalisations d’entreprises rentables. Gerhard Schröder refusait. Il nous expliquait : « On ne peut rien face aux forces du marché qui dictent aux dirigeants d’entreprise ce qui est leur intérêt économique et financier. Ces forces commandent tout. On ne peut que s’y adapter, et pour cela réaliser des réformes périphériques, à la marge. » Quel aveu de soumission…



Denis Lafay. – Les chiffres sont implacables : en 2015, les 500 plus puissantes sociétés contrôlaient 53 % du produit mondial brut (données Banque mondiale), le 1 % de personnes les plus riches de la planète possèdent des valeurs patrimoniales supérieures à celles des 99 % restants, les avoirs des 62 premiers multimilliardaires dépassent ceux de 50 % des habitants de la planète. Le monde est bel et bien « engagé dans une spirale infernale ». Cette effarante accélération des inégalités est toutefois modérée par la décélération de la sous-alimentation : les 805 millions de personnes concernées représentent 11,3 % de la population mondiale contre 18,7 % au début des années quatre-vingt-dix (données FAO). L’accroissement de richesse des plus riches et l’irruption de très riches dans les pays en devenir semblent constituer un levier d’appauvrissement de la pauvreté… En d’autres termes, l’inflation des inégalités sert l’élévation des plus pauvres…



Jean Ziegler. – Cette démonstration n’est que partiellement juste ; tout dépend des valeurs retenues. En chiffres absolus, le nombre des victimes augmente. Mais en relation avec la population globale, le chiffre recule. Pour une raison simple : le nombre des affamés augmente moins rapidement que la population globale.La pression démographique considérable (environ 2,7 % par an) concerne essentiellement les pays vulnérables. Par ailleurs, il est possible de mettre en doute la stricte véracité des démonstrations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture ; les fonds qu’elle collecte sont indexés sur les résultats de ses programmes d’action… Enfin, et quelle que soit l’exactitude des chiffres, est-il tolérable de considérer de la sorte, c’est-à-dire de manière si déshumanisée, le sort de chacun des humains, de chacun des enfants victime de cette abomination ? Dans l’ouvrage de conversations avec Andréa Tornielli, Le nom de Dieu est miséricorde (Robert Laffont, 2016), le pape François évoque une nouvelle catégorie d’hommes qui ont fait irruption ces dernières années et qui sont encore en dessous des opprimés : ce sont les exclus. Sans véritable toit et sans nourriture suffisante, ils n’ont aucune perspective de travail, ils n’ont aucun espoir d’exercer une fonction, ils sont définitivement exclus. Le pape les assimile à des « déchets ». Des « déchets » dont le nombre est estimé à un milliard. Est-ce cela, le progrès ?



Denis Lafay. – De l’égoïsme à la cupidité, ce que sécrètent le capitalisme et le libéralisme dérégulés constitue un affadissement, même une destruction d’huma­nité. Tout aussi incontestable est que, tempérés, ces mêmes capitalisme et libéralisme sont sources d’épanouissement, d’accomplissement de soi, de volonté de bâtir et d’entreprendre. Stigmatiser sans nuances le mal est aussi inepte que glorifier sans nuances le bien…



Jean Ziegler. – C’est vrai. La concentration des pouvoirs, que symbolisent les grandes entreprises transcontinentales, relève d’une logique féodale. Mais assimiler sans discernement ces entreprises à des suzerains exerçant leurs droits despotiques est inadapté. Car nombre d’entre elles sont à l’origine de progrès scientifiques, médicaux, technologiques et même sociaux incontestables. Reste que la transformation marchande et mercantile de ces formidables découvertes dérape immanquablement ; lorsqu’une molécule révolutionnaire se retrouve réservée aux seuls pays et consommateurs capables de les rémunérer, est-ce moral ? Est-ce humainement acceptable ?



Denis Lafay. – Les Occidentaux étant privés d’exercer la violence par les armes, ont-ils trouvé dans le capitalisme spéculatif et, au-delà, dans l’inflammation consumériste, compétitrice, marchande, un moyen d’exercer « autrement » leur pulsion belliqueuse ?



Jean Ziegler. – L’étude lexicale des discours des capitalistes est révélatrice de dérives pathologiques. « Combat », « guerre », « conquête », « victoire », « domination », « suprématie »…, voilà ce qui compose leur vocabulaire, et même la Silicon Valley si souvent plébiscitée pour son supposé progressisme culturel et managérial en est le théâtre. L’« iconique » Steve Jobs n’exhortait-il pas ses salariés à se transformer en « soldats du Bien » mobilisés dans une « guerre économique mondiale » inédite ? Ces éléments de langage et de communication bellicistes convoquent les pires instincts de la nature humaine, qu’ils détournent et manipulent pour combattre, asservir, détruire. Tout concurrent est adversaire, tout compétiteur est un rival et un obstacle qu’il faut « neutraliser. » Et « l’efficacité » du système capitaliste résulte en grande partie de cette machination rhétorique et comportementale.



Denis Lafay. – À l’automne 2015, le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki Moon, confiait à la seconde épouse de l’ancien émir du Qatar et mère de l’actuel souverain, le soin de présenter l’Agenda 2030 de l’ONU – stratégie de lutte contre les tragédies humaines sur la planète. Une absolue hérésie si l’on considère le comportement social, humain, des dirigeants wahhabites, incarnation du totalitarisme. Une absolue évidence si l’on retient pour critère de désignation la puissance énergétique, financière, politique de l’Émirat – capable d’obtenir l’organisation de la Coupe du monde de football puis d’en construire les infrastructures dans le déni des droits humains les plus élémentaires. Ce cas en semble symptomatique : la géoanalyse du capitalisme mondial forme une grille de lecture pertinente de la géopolitique internationale…



Jean Ziegler. – Elle est, effectivement, d’un enseignement sidérant. Le tiers du territoire du Qatar, producteur incontournable de pétrole et de gaz naturel, constitue une sorte de concession américaine dévolue à une base militaire éminemment stratégique. Ce qui induit un niveau de satellisation aux intérêts économiques, financiers, énergétiques américains inédit. 80 % de la population qui réside dans le pays est étrangère, en provenance d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh, du Sri Lanka ou du Maghreb. Tous assujettis, exerçant leur métier dans des conditions sociales, pécuniaires, matérielles qui relèvent de l’esclavagisme moderne. Et par le truchement d’un entrecroisement extrêmement sombre de compromissions et de collusions internationales, ce régime accélère son processus de « légitimation » de la dynastie wahhabite aux yeux de l’Occident, par exemple en achetant l’organisation de la Coupe du monde de football. Laquelle met à l’œuvre des dizaines de milliers de ces esclaves du xxie siècle sans que sourcille aucun des États occidentaux, muselés par ledit entremêlement opaque des intérêts. L’entrisme, parfaitement accepté, des fonds souverains qataris dans le sport, les médias, les entreprises français, en est une autre démonstration. Ce funeste spectacle illustre toute l’hypocrisie de cette diplomatie internationale totalement inféodée aux intérêts mercantiles et, à ce titre, capable de taire les pires atrocités. Dans ces conditions, avoir confié à une monarque représentant l’un des pays les moins respectueux des droits humains la responsabilité, si grande, de conduire un Agenda 2030 destiné à lutter contre les tragédies humaines est absolument ubuesque. C’est, là encore, la confirmation de l’extraordinaire pouvoir, de l’extraordinaire violence, de l’extraordinaire immoralité que porte le capitalisme.

Denis Lafay. – Du haut d’une expérience de sociologue, d’élu et de diplomate débutée il y a une soixantaine d’années, observez-vous une détérioration accélérée de cette moralité – ou plutôt, dans le sillage de votre croyance idéologique, une nocivité croissante de cette immoralité ?



Jean Ziegler. – Charles Dickens, dans cette formidable analyse sociologique du capitalisme qu’est Oliver Twist, l’affirme : c’est un enfer d’être pauvre (It’s hell to be poor). Ce texte retraçant le déracinement et le dépérissement des populations rurales happées par la révolution industrielle, il l’achève en 1839. Près de cent quatre-vingts ans plus tard, l’adage est incroyablement contemporain. Seule véritable différence, fondamentale, entre ces époques d’une exploitation et d’une violence comparables : au xixe siècle, il existait une grande proximité entre bourreaux et victimes. D’autre part, ce qui incarne la conquête capitaliste, l’argent, avait une valeur palpable, concrète, parfois même affective. Dorénavant, l’internationalisation du capitalisme, les mécanismes – incroyablement complexes, abscons, et même délictueux – des flux financiers transfrontaliers, la suprématie des canaux informatiques et digitaux, la massification des entreprises, enfin la mondialisation des identités et des centres décisionnels desdites entreprises, ont tout à la fois érigé une barrière invisible, une distance insaisissable entre bourreaux et victimes, et rendu l’argent si virtuel, si désindexé de la réalité, qu’il est dépourvu de toute matérialisation. Cet argent n’est plus une substance, il est un outil abstrait de domination et d’asservissement. Et combien d’ouvriers voient aujourd’hui leur usine fermer sans parvenir à mettre un visage, un nom, une voix sur ceux qui, aux commandes des fonds d’investissement, ont décidé à l’autre bout du monde de mettre fin à leur travail ? Quand l’invisibilité – de l’ennemi et de ses armes – croît, la violence éprouvée par les victimes augmente elle aussi.



Denis Lafay. – De la gouvernance internationale, l’Europe constitue un organe clé. Elle est pourtant (très) malade, même agonisante. L’Europe, non seulement du Marché commun, mais plus encore d’un gisement unique d’épanouissement, d’huma­nité, d’exemplarité tel que Stefan Zweig l’espérait dans ses Appels aux Européens ou que ses fondateurs le dessinèrent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, peut-elle être sauvée ?



Jean Ziegler. – En 2017 a été célébré le soixantième anniversaire du traité de Rome, constitutif de la Communauté européenne et embryon de l’Union européenne. Que reste-t-il de la formidable communauté de valeurs initiée puis modelée par Konrad Adenauer, Jean Monnet, Robert Schuman ou Charles de Gaulle ? Initiée, ou plutôt ressuscitée – tant elle fut une incontestable réalité au long de l’histoire, notamment au siècle des Lumières –, cette communauté de valeurs est dissoute, ou, plus exactement, cette extraordinaire communauté de nations, de cultures, d’humanités a liquidé ses valeurs. L’Europe n’est plus qu’un marché, un terrain de jeu pour multinationales, une institution dévolue à la maximalisation des profits. Elle s’emploie méticuleusement à se déshumaniser, à enterrer ses formidables trésors civilisationnels.

Pour preuve, parmi d’innombrables, la lâcheté de ses dirigeants de Bruxelles face aux politiques antimigratoires ignomi­nieuses des ex-pays de l’Est – Pologne, République tchèque, Slovaquie, et en premier lieu la Hongrie. La Commission européenne a autorisé leurs gouvernants non seulement à ériger des murs et à emprisonner des enfants, mais pire : à transgresser la loi. En effet, la Convention des réfugiés de 1951 stipule que toute personne victime de persécutions de nature raciale, religieuse, politique, dans son pays est en droit de traverser les frontières et de faire une demande d’asile dans l’un des 189 États signataires – demande dont bien sûr il revient ensuite aux autorités domestiques d’arbitrer de manière souveraine l’issue. Or là-bas, même cette démarche, qui a pour valeur juridique de casser le principe d’illégalité migratoire, n’est plus possible. Sur cette négation absolue des droits de l’homme universels, l’Union européenne a fait le choix de fermer les yeux et la bouche.



Denis Lafay. – Cet exemple d’opprobre jeté sur les valeurs de l’Europe, est-il encore possible d’y remédier ?



Jean Ziegler. – Une grande partie des ressources publiques de ces États provient de l’Union européenne, via des contributions de solidarité qui, pour le seul régime fasciste de Viktor Orbán, représentent annuellement 6,5 milliards d’euros. Suspendre le versement de ces contributions ne ramènerait-il pas à la raison les gouvernements coupables ? Les caciques de Bruxelles sont incapables d’exercer la moindre réaction morale et d’arbitrer en fonction d’enjeux humains ou civilisationnels. Et pour cause : une telle exigence est incompatible avec l’obsession d’assurer la meilleure performance capitaliste, libérale et financière. Les campagnes menées au printemps 2016 en Grande-Bretagne avant le référendum sur le Brexit furent elles-mêmes symptomatiques : les partisans du maintien au sein de l’Europe avaient pour seuls arguments l’intérêt économique et marchand, pas une seule fois l’enjeu moral, humain, civilisationnel, ne fut énoncé. Faut-il alors s’étonner de l’issue du scrutin ?



Denis Lafay. – « Je suis habité par la terreur de la mort et ses vertiges récurrents. » Cette obsession de la mort – « elle m’impose la conscience de la finitude de mon existence, elle confère à chacun de mes actes une incomparable dignité, et à chaque instant qui passe son unicité. Sans elle, je ne serais, au sens précis du terme, personne » –, chez vous nourrit empathie, altruisme, résistance, chez d’autres est apaisée par l’accomplissement matériel, consumériste, asservissant, égoïste. Cette élasticité signifie-t-elle que sans sens, sans perspective, sans support spirituel, cette conscience universelle de la finitude convoque le pire comme le meilleur ?



Jean Ziegler. – Comment ne pas être réduit, c’est-à-dire en premier lieu ne pas se réduire à ses simples fonctionnalités ? Explorer cette question, fondamentale, permet d’investiguer la vôtre. Car ainsi on s’emploie à circonscrire la raison d’être de cette finitude. La conscience de cette dernière est capitale pour saisir que l’on agit dans un temps fractionné, qu’aucune décision ne peut être effacée, que chaque acte est irréversible. La perspective de la mort, la conscience d’être mortel convainc d’inscrire son existence dans une durée déterminée, mais aussi d’être en obligation de responsabilité et en obligation de sens puisque ainsi embarqués dans un destin, nous sommes ce que nous faisons. Nous sommes ce que nous initions, bâtissons, osons, partageons. Et dès lors, nous sommes en conscience du principe, fondateur de toute civilisation, de singu­larité. Conscience de la singularité de soi, et donc de la singularité de chaque autrechaque autre étant chacun de ceux qui nous ont précédés, chacun de ceux qui sont nos contemporains, chacun de ceux qui nous succéderont. La conscience de cette singularité est déterminante si l’on veut contribuer à construire non seulement une actualité mais aussi un avenir qui dépassent notre finitude et embelliront l’actualité de chaque autre dans vingt, cinquante ou cent ans. Et à cette condition, on s’épargne de s’étourdir dans la consommation immédiate, de se perdre dans le contentement exclusivement personnel, de s’abrutir dans la domination ou l’exploitation, de se corrompre dans la jouissance irresponsable.



Denis Lafay. – « Un livre est une arme formidable contre la mort », confiez-vous, faisant référence pour cela à un anonyme du Nouvel Empire égyptien qui écrivit sur un papyrus : « L’homme périt, son corps redevient poussière ; tous ses semblables retournent à la terre ; mais le livre fera que son souvenir soit transmis de bouche en bouche. Mieux vaut un livre qu’une solide maison […] ou qu’une stèle dressée dans un sanctuaire. » De toutes les formes qu’a prises votre combat humaniste, est-ce celle de l’écriture qui aura le mieux œuvré, mais aussi le mieux colmaté vos vulnérabilités, soulagé vos peurs, désarmé la mort ?



Jean Ziegler. – Immense est, j’insiste, le privilège de pouvoir exercer librement ledit combat, et pour cela de pouvoir employer différentes voies : le mandat parlementaire, les conférences-débats, l’enseignement universitaire, les interventions au pupitre des Nations unies, les responsabilités au Conseil des droits de l’homme… Chacune d’elles est une arme, un levier de sens et d’utilité que je déploie au gré des circonstances. Dans cet éventail, la parole que je distille dans les livres occupe une place très particulière. On n’absorbe pas la parole lue comme la parole entendue ; la première investit comme nulle autre la conscience de celui qui activement la reçoit, qui a fait l’effort de la chercher, a pris le temps de l’interpréter, a décidé de la retenir dans sa mémoire. Enfin, ce qui lie l’auteur au lecteur est si merveilleusement mystérieux… Ce dernier, je ne sais rien de ce qui a motivé son emprunt ou son achat, des conditions dans lesquelles il s’y plonge, des réactions qu’il éprouve, des enseignements qu’il retire. Tout livre est un objet a priori non vivant, or chaque lecteur lui donne vie, car il se l’approprie, il se met en mouvement, il lui confère ainsi un sens et une utilité très singuliers. Enfin, aucun médium intellectuel n’est plus puissant que le livre pour faire rempart à l’un des poisons les plus redoutables de la déconstruction civilisationnelle : l’éphémère.



Denis Lafay. – Vous considérez avoir « reçu et éprouvé tant d’amour » au cours de votre vie qu’il vous est « impossible de ne pas croire en Dieu ». De retour des camps de concentration et d’extermination, Sam Braun, auteur de Personne ne m’aurait cru alors je me suis tu [Albin Michel, 2008] considéra, de son côté, que « Dieu est mort à Auschwitz ». Vous avez éprouvé, certes non dans votre chair mais dans votre âme, l’atrocité de la barbarie humaine. N’a-t-elle jamais lézardé votre foi ?



Jean Ziegler. – L’amour, viscéral, que je ressens pour mes proches ne peut résulter, selon moi, que d’une source autonome, transmatérielle. Ce raisonnement vaut aussi pour la barbarie. Le tortionnaire le plus abject agit-il ainsi selon son seul système nerveux ? Je ne le pense pas. Une détermination exogène contribue à déclencher l’acte émotionnel, qu’il soit le plus pur ou le plus inhumain. Mais pourquoi, alors, cette source autonome du Bien ne s’impose-t-elle pas à celle du Mal ? Je l’ignore, nous l’ignorons tous, même les plus éminents théologiens, les plus réputés exégètes l’ignorent. Et c’est là le Grand Mystère, le plus insondable des mystères.

Je crois toutefois aux significations, qui constituent une approche de compréhension. Le sacrifice du Christ se laissant crucifier puis ressuscitant au nom de l’amour de Dieu et des hommes en fut une ; la conscience cumulative, c’est-à-dire la juxtaposition des connaissances, des compétences, des émotions grâce à laquelle notre humanité individuelle progresse et se libère, en est une autre…



Denis Lafay. – À l’humanité participent la préservation de la biodiversité et la sauvegarde d’un climat aujourd’hui en péril. À l’aune de l’accélération irrémédiable du réchauffement climatique, David Carlson, directeur du programme mondial de recherche sur le climat de l’Organisation météorologique mondiale [OMM, émanation onusienne], affirme implacablement : « Nous sommes désormais en territoire inconnu. » La lutte contre le réchauffement climatique est essentiellement « un problème de riches », et susceptible d’entraver en premier lieu la dynamique de croissance des pays en voie de développement. Comment peut-on gérer ces injonctions contradictoires ?



Jean Ziegler. – Le président équatorien Rafael Correa voulut mettre fin aux pratiques des entreprises, locales et étrangères, exploitant sans retenue, ou plutôt pillant sans vergogne, les trésors de la forêt. Des trésors essentiels à la défense de la biodiversité, à la sauvegarde des populations autochtones, à la sanctuarisation de toute l’histoire de ces territoires. En contrepartie, il avait demandé et obtenu de la communauté internationale des subsides. Jamais cette compensation ne fut versée. Et la mort dans l’âme, sans autre choix au regard des risques de paupérisation sociale et économique, il rouvrit les autorisations d’exploitation.

Ce cas est doublement symptomatique : d’une part, des moyens, simples, de remédier aux dérives ; d’autre part, de la couardise, irresponsable et même suicidaire, d’instances internationales aveuglées par la nécessité de produire plus et immédiatement dans le déni des réalités – développement de nouvelles maladies, dégradation de la planète, disparition d’espèces végétales et animales, réchauffement climatique… Que faire…



Denis Lafay. – … si ce n’est stimuler et organiser cette fameuse insurrection collective ? D’ailleurs, n’est-ce pas cette sauvegarde de la planète végétale, animale, climatique, qui peut cristalliser le combat, transcender les cloisonnements – géographiques, sociaux, générationnels –, libérer des totalitarismes – productiviste, consumériste –, réinitialiser un sens existentiel universel fondé sur cette réciprocité et cette solidarité aujourd’hui moribondes ?

Jean Ziegler. – Cette perspective semble solide. Surtout si elle est confrontée à l’impressionnante prise de conscience de la jeunesse, notamment des pays les plus coupables, pour cet enjeu. Partout en effet se mobilisent des mouvements de réflexion, de conscience, de lutte, altruistes. Et chacun d’eux, et plus encore chaque âme humaine qui y participe, est une raison d’espérer. Oui, je crois que le possible peut triompher de l’apparent impossible.



Denis Lafay. – « Plus l’horreur, la négation et le mépris de l’autre dominent à travers le monde, plus l’espérance, mystérieusement, grandit. » Vous le percevez, le ressentez, l’affirmez : l’insurrection collective des consciences, germe d’une révolution civilisationnelle inéluctable, semble donc bel et bien proche…



Jean Ziegler. – « Le révolutionnaire doit être capable d’entendre pousser l’herbe » ; « la révolution avance sur les pas d’une colombe » : ces pensées, confiées respectivement par Marx et Nietzsche – deux des plus fins observateurs du processus révolutionnaire –, invitent leurs disciples d’aujourd’hui à faire preuve d’une extra­ordinaire attention à chaque bruissement, à chaque opportunité de composer un peu mieux, un peu plus cette insurrection collective. Oui, « je suis l’autre, et l’autre est moi » : la conscience de cette réciprocité, elle-même constitutive de la conscience de l’identité, concentre une naturelle et formidable condamnation de tout ce que le capitalisme et le néolibéralisme charrient de maux humains : la loi du plus fort, celle de la concurrence sauvage, celle de la hiérarchie des succès, celle du classement humain selon les biens acquis, celle de l’exploitation incontrôlée des ressources naturelles, celle du massacre des espèces animales et végétales… In fine, cette conscience de la réciprocité est ce qui doit paver la marche en avant vers ladite insurrection, car de cette dernière dépendent d’abord l’émancipation, l’autonomisation, la libération de chaque conscience, puis le déploiement d’une solidarité et d’une complémentarité universelles – et non d’une égalité des hommes : celle-ci n’a d’existence que sur le fronton des établissements de la République ; et pour cause, elle n’est pas compatible avec la conception singulière, une et indivisible, de chacun des 85 milliards d’êtres humains qui ont peuplé la terre depuis 2,8 millions d’années –, enfin la conscientisation d’une œuvre collective respectueuse de l’Homme et de son environnement. « De chacun selon ses capacités, pour chacun selon ses besoins » : cette exhortation de Marx illustre parfaitement le combat politique, social, environnemental qu’il faut mener. Georges Bernanos [1888-1948] a écrit : « Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres ». Ou bien c’est nous qui abattrons cet l’ordre cannibale du monde, ou c’est personne.