De bon matin

En avril, les pluies nocturnes laissent souvent en partant des nuages noirs qui masquent les premières lueurs du soleil. Rose Kubwimana connaît le retard de l’aube en cette saison, sur les marais. Ce n’est pas cette luminosité grise qui l’intrigue.

Rose est accroupie près d’une mare brunâtre, pieds nus, son pagne relevé sur les cuisses, ses mains calleuses posées sur les genoux. Elle porte un chandail de laine. À côté sont couchés deux jerricans en plastique. Elle vient tous les matins puiser dans cette mare, parce que sa profondeur rend l’eau moins boueuse et que son bord, tapissé de palmes, est plutôt moins spongieux qu’ailleurs.

La mare est dissimulée par des branchages d’umunyeganyege, espèce de palmiers nains ; derrière s’étendent sur une immensité d’autres mares, flaques ou bourbiers entre des bosquets de papyrus. Rose respire l’odeur fétide et familière des marais, particulièrement humide ce matin. Elle reconnaît aussi le parfum des fleurs blanches des nénuphars. Depuis son arrivée, elle devine une bizarrerie dans l’air et comprend enfin que ce sont les bruits. Les marais ne bruissent pas normalement ce matin-là.

On entend bien les clameurs des ibis, les sifflements des talapoins, mais très loin. C’est aux alentours que les marais semblent s’être tus. Aucun froufroutement furtif de sitatungas ni grognement grincheux de cochons pour la faire sursauter ; les touracos verts, d’habitude si matinaux sur les branches des ficus, n’émettent pas leurs éclatants et ponctuels kô kô kô ; peut-être se sont-ils dispersés comme les autres habitués du petit matin.

Rose Kubwimana est une dame un peu âgée, d’allure maigre, grande et robuste. Ses cheveux sont grisonnants. Sa maison se situe à une heure de marche dans la forêt. Depuis vingt ans, elle vient puiser l’eau de la famille et n’a jamais auparavant perçu ce silence, ni lors des grandes sécheresses qui durcissent la vase, ni lors des pluies diluviennes qui l’inondent. Cela ne vient pas du ciel, elle le sait. Elle est inquiète, mais pas vraiment surprise.

La veille, descendant au stop-camion du carrefour, elle est passée devant l’église de N’tarama ; elle a vu le campement. Elle sait que, depuis trois jours, les familles tutsies des environs s’y rassemblent. Elle sait aussi, parce qu’elle en a aperçu, que de nombreux Tutsis se sont réfugiés plus bas dans l’école de Cyugaro, ou qu’ils sont descendus jusqu’aux abords du fleuve pour s’y cacher, sans doute pas très loin de sa mare.

Plus tard, de ce matin suspendu, elle dira simplement : « Pour là-haut, je pensais que de terribles coupages s’apprêtaient et que l’existence allait être bouleversée absolument. Mais pour les marais, vraiment, je ne pensais pas que les lames et le chaos devaient descendre jusque-là. Je ne pensais pas, mais j’ai deviné. » Elle se contentera d’ajouter : « Le temps veut se montrer bien secret sur ces choses depuis le premier jour. Moi, je me range derrière lui à présent. »



Ce premier jour est le 11 avril 1994. Pour mémoire, le 6 avril, en fin de soirée, le président de la République du Rwanda, Juvénile Habyarimana, a été assassiné dans l’explosion de son avion. Les massacres du génocide ont commencé la nuit même à Kigali, puis dans des villes provinciales, et quelques jours plus tard sur les collines, comme ici, dans la région du Bugesera.



Rose remplit les jerricans, elle en cale un sur sa tête, qu’elle maintient d’une main, porte le second de l’autre à bout de bras et remonte la pente à travers les enchevêtrements de brousse et de lianes. Dans sa cour de terre, ocre comme les murs de la maison et comme les champs, elle aperçoit Adalbert. Il s’est réveillé plus tôt que d’ordinaire et fume une cigarette, assis sur un minuscule tabouret.

Adalbert est le plus costaud de ses fils. Ses épaules d’une largeur impressionnante semblent transmettre à ses bras une agitation fébrile. Il est vaillant au travail, bavard et rigolard au cabaret. Il n’a pas encore choisi son épouse. Autoritaire, il décide de tout dans la maison. Ce matin, il porte des claquettes aux pieds, un bermuda et une chemise, et, autour de la taille, une curieuse sacoche ; signes qu’il n’ira pas aux champs.

Adalbert se fait couler de l’eau sur les mains, se frotte le visage, boit et recrache. La veille il s’est couché tard, ivre. Il ne mange ni la bouillie de sorgho ni les haricots qui chauffent sur les braises, il ne parle guère sauf à son frère et s’en va. « Il a quitté très chaud », dira Rose plus tard.

Le chemin longe la colline ; en contrebas, à gauche, la vallée marécageuse du fleuve Nyabarongo où sa mère a puisé l’eau plus tôt ; en haut, il y a la forêt d’eucalyptus. Adalbert ne remarque aucun silence anormal, il est trop pressé. Lorsqu’il débouche sur la maison de Pancrace, toutes les femmes et filles de la famille sont déjà au travail ; certaines dans la cour, d’autres dans la plantation. Il échange avec elles quelques mots de bienvenue et quelques plaisanteries ; Pancrace sort de la maison torse nu et le rejoint en trois bonds.

La prochaine étape sur ce chemin qui surplombe le fleuve et les bananeraies est la maison de Fulgence. Celui-ci en sort chaussé de sandales de cuir blanc, qu’il ne quitte jamais, sans doute parce qu’il est ecclésiastique à temps partiel. Fulgence est fluet, sa voix aussi. Il s’entretient un bref instant avec Adalbert. De quoi ? Il s’en souviendra plus tard : « J’avais repéré une purulente anicroche sur la patte d’une chèvre. Toutefois Adalbert m’a dit que ça devrait bien patienter jusqu’au soir. »

Ensuite apparaît la maison de Pio, un garçon plus jeune. Comme Adalbert, il déborde d’énergie. Mais il est d’un caractère plus doux. Sa passion est le football. Sa mère tend un bidon d’urwagwa aux jeunes gens qui le boivent à longues gorgées entrecoupées de remerciements. Cette fois, le groupe quitte le chemin du fleuve, tourne le dos à la vallée pour grimper entre des remparts d’arbres kimbazi à fleurs jaunes, vers le sommet. Le chemin est beaucoup plus encombré que les matins de marché à Nyamata et, à la différence de ces jours-là, on n’y double que des hommes.

Encore plus d’effervescence les attend en haut, à Kibungo. La cour de l’école est peuplée comme le jour d’une rentrée scolaire, mais d’adultes. Plus loin, les gens déambulent sur le terre-plein où sont groupées les boutiques – murs de pisé ocre, toits de tôles. On parle des événements de la veille ; on entend des engueulades et beaucoup de plaisanteries.

Le groupe se dirige vers un cabaret et se fait une place sur le muret de la véranda. Des femmes s’affairent dans l’arrière-cour au-dessus d’un feu duquel émane un fumet de viande grillée. D’un geste de la main, Pancrace fait venir une des femmes et commande des brochettes qui arrivent aussitôt sur un plat de fer-blanc, assorties de rondelles de banane, de sel et de piment. Ils vont chercher des bouteilles de Primus qu’ils décapsulent l’une contre l’autre, mangent et boivent d’un appétit joyeux. Alphonse, qui passe par là, les aperçoit ; il claque la main de chacun, s’intercale sur le muret et saisit une brochette.



Au même instant, sur le versant de la colline d’en face, dans le village de N’tarama, Jean-Baptiste sort de chez lui. Il porte son costume vert pâle de fonctionnaire. Il adresse des recommandations à quelqu’un à travers la porte qu’il ferme curieusement à l’aide d’un cadenas, comme s’il enfermait son interlocuteur. Il appelle un garçon adossé à un arbre dans le jardin, lui glisse des consignes à l’oreille, un billet roulé dans la main et s’en va en direction de Kibungo.

À une trentaine de kilomètres de là, à la même heure, Léopord et le vieil Élie grimpent dans la benne d’un camion qui traverse Nyamata. La grand-rue est sillonnée de militaires, on aperçoit un cadavre sur la place du marché. Le long de la piste qui mène à Kibungo, le camion dépasse à coups de klaxon un incessant cortège d’hommes à pied ou à vélo.

C’est aussi à coups de klaxon que le chauffeur du bourgmestre, traversant Kibungo, donne le signal du rassemblement sur le terrain de football. Adalbert et ses potes achèvent leur viande, saisissent chacun une bouteille de bière dans un casier et suivent le mouvement. Le terrain de football est l’un des rares endroits plats du paysage, sur la crête entre Kibungo et N’tarama. On le remarque dans une clairière grâce aux buts faits de troncs d’eucalyptus. Des cars, des camions militaires, des camionnettes se suivent et stationnent tout autour. Une foule d’hommes l’envahit peu à peu. Au centre du terrain, on reconnaît la forte silhouette de Joseph-Désiré Bitero, vêtu d’un costume kaki, entouré d’hommes de main armés de fusils.

À l’écart, où ils se trouvent, le tumulte empêche les copains d’écouter les harangues, à peine s’ils parviennent à reconnaître les orateurs qui grimpent à tour de rôle sur le capot d’une camionnette. Ils vident leurs bouteilles qu’ils jettent dans l’herbe, ne cessent d’échanger des saluts avec les uns et les autres, en particulier avec Ignace qui les cherchait. Quand la foule s’ébranle, Adalbert fait signe à tous de rester groupés, puis de le suivre ; ils s’éloignent sur un chemin qui traverse la forêt vers le hameau de Nyarunazi.

La plupart des maisons semblent déjà à l’abandon. Ils retrouvent Célestin sur la véranda de la sienne. Célestin est un guérisseur renommé. Il leur apporte une nouvelle platée de brochettes et un bidon d’alcool de banane, muni d’une paille, à laquelle ils aspirent à tour de rôle ; mais il prétexte des affaires pour ne pas les accompagner. Son âge et le bidon d’urwagwa convainquent les autres, qui se remettent en route.



Des coups de fusil et des sifflets résonnent au loin. Le groupe ne rejoint pas le gros de la troupe qui déjà fouille la brousse et les plantations. Pancrace dira : « On savait que c’était peine gâchée, que notre tâche principale devait patienter plus bas. » Familiers des marais, ils pressentent que des Tutsis sont déjà allés se cacher dans leurs profondeurs, c’est pourquoi ils y parviennent les premiers. Une averse drue nettoie la brume de l’horizon, et surgissent des marigots de papyrus à perte de vue. Sans l’ombre d’une hésitation, les gars quittent le sol ferme et s’enfoncent jusqu’aux genoux dans la vase, une main tenant la machette, l’autre écartant les feuillages.



En avril 2000, j’ai écrit un livre de récits de rescapés de cette commune de Nyamata, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais. Il débutait par cette phrase :

« En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 heures et le samedi 14 mai à 14 heures, environ 50 000 Tutsis, sur une population d’environ 59 000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 heures, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda. Voilà le point de départ de ce livre. »

C’est encore le point de départ de ce deuxième livre, à la différence que celui-ci a pour sujet les tueurs des parents de ces rescapés, leurs voisins ; plus précisément des tueurs habitant les trois collines de Kibungo, N’tarama et Kanzenze – qui bordent ces marais.