Les pillages
Marie-Chantal : « Sur le chemin d’en bas de la parcelle, on voyait toute la journée un long tracé de ramasseurs, pliant leur dos sous le fardeau de ce qu’ils venaient de piller. Ils suivaient comme un filet de fourmis derrière un déchet de nourriture. »
ÉLIE : Le soir après les tueries, les retrouvailles nous proposaient de la joyeuseté, le temps nous accordait de l’amitié. On se racontait notre journée, on partageait les boissons, on mangeait. On ne comptait plus ce qu’on avait tué, mais ce que ça allait rapporter. Les tueries nous rendaient bavards et gourmands. On ne se disputait que pour les partages, surtout concernant les parcelles, surtout les bananeraies. On devait se montrer très vigilants concernant les bananeraies intenses alignées sur les rives de l’Akanyaru.
ALPHONSE : Par la suite les banquets se sont répétés. Les jours de vastes opérations, les interahamwe et les militaires de communes avoisinantes s’accaparaient les pillages en priorité. Ils cumulaient les radios neuves, les grandes vaches, les fauteuils de confort, les tôles de première catégorie. Les cohabitants se partageaient ce qu’ils délaissaient. Les jours de petites opérations nous étaient plus profitables, puisqu’on se retrouvait au premier choix. Quand ceux de la bande pillaient ensemble, ça rapportait gros. L’abondance nous faisait oublier toute chamaillerie. Parfois, on devait bien payer l’aide d’une camionnette pour emmener tout ça.
Il y en a beaucoup qui se sont soudainement enrichis ; ils devenaient si riches qu’ils ne s’attardaient pas à compter. Sur le chemin, ils appelaient les tueurs de retour des pillages, ils leur proposaient une halte d’amitié, ils leur payaient des Primus sans compter, ils partageaient de la viande, ils distribuaient des radios pour apprivoiser ces gens qu’ils laissaient bredouilles de leurs nouveaux biens.
Les riches étaient les plus familiers en négociation, puisque c’était leur métier d’avant. Ils accumulaient des tôles et biens consorts pour des commerces d’avenir.
Nous, on se sentait insouciants et rassasiés. On ne marchandait pas. On n’était pas taxés par les commissionnaires. On buvait très bien grâce à l’argent qu’on dénichait. On mangeait la chair la plus goûteuse des vaches de ceux qu’on avait tués. On était gratifiés par les nouvelles tôles qu’on rapportait. On dormait confortablement, grâce à la bonne alimentation et la fatigue de la journée.
IGNACE : Le premier soir, le chef nous a rassemblés à Kibungo. Il a demandé à l’équipe de former un cercle. Il a exigé que, l’un après l’autre, on dépose au centre tout l’argent qu’on avait récupéré sur nos victimes. Il a dit : sans tricherie.
Quand il nous a vus très découragés, il a réfléchi et a repris la parole d’une voix aimable. Il a expliqué que, la première fois, il fallait faire une collecte pour acheter de la boisson et fêter ça ensemble ; mais que par la suite on allait bien économiser chacun pour soi. Cette promesse nous a donné satisfaction. Nous avons percé des bouteilles en guise de soulagement.
ADALBERT : Les tueurs traînards se laissaient éloigner des tueurs fervents pour accaparer du butin en avance, mais ils ne s’enrichissaient pas davantage. Le soir, les tueurs fervents se débrouillaient comme il faut, pour récupérer ce qu’ils avaient laissé échapper. Ils se savaient costauds.
Au fond, on ne se souciait en rien du tout de ce qu’on avait accompli dans les marigots ; seulement de ce qui nous importait quant au bien-être : les tôles amassées, les vaches rattrapées, les fenêtres entassées et tous les biens consorts. La gourmandise nous aiguillonnait, quand on croisait un avoisinant sur un nouveau vélo ou brandissant une radio. On inspectait les toitures en chemin. On pouvait devenir méchants si on entendait dire sur une parcelle fertile déjà accaparée dans son dos. On pouvait devenir plus mauvais que dans les marigots, même si on ne brandissait plus la machette. Moi, par chance, je suis fort et vigoureux, je m’étais fait chef. C’était une place avantageuse pour les pillages.
PANCRACE : Après le travail, on calculait le gain. L’argent que des Tutsis avaient tenté d’emporter sous leurs vêtements dans leur mort. L’argent de ceux qui l’avaient proposé de plein gré, dans l’espérance de ne pas souffrir. L’argent des biens amassés sur le retour ; et des tôles ou des ustensiles que tu pouvais vendre dans la mêlée, même à des prix dérisoires. On cachait dans les poches des rouleaux de billets.
Par exemple si tu attrapais deux vélos, tu ne te chamaillais pas pour en monnayer un ; tu le négociais à un prix perdant, et ensuite tu achetais des boissons calmement.
On buvait tellement que le prix des boissons était multiplié par trois ; même par cinq à un moment. Mais ça n’avait plus d’importance pour le buveur, grâce à l’argent des butins.
Il y a même des cultivateurs qui ont caché des Tutsis de connaissance pour une somme d’argent. Par après, quand les Tutsis ont déballé toutes leurs économies, ils les ont abandonnés dans les bras de la mort, sans rien leur rembourser évidemment. C’étaient des tractations véreuses.
JOSEPH-DÉSIRÉ : Les autorités n’avaient plus capacité à planifier, à canaliser. Elles ordonnaient à des oreilles vides. C’était devenu des massacres extraordinaires qui se passaient bien de raison.
Les plus ardents, quand ils tuaient, ils s’emparaient des biens des tués ; ils voulaient tout, tout de suite, sans s’attarder à les achever. Les pillages les excitaient suffisamment pour les dispenser de conseils et d’encouragements. Leur gourmandise se propageait à ceux qui suivaient, qui devenaient fous à leur tour.
Les plus démunis étaient excités par les butins. Les plus riches aussi, parce qu’ils avaient assez d’argent pour les leur racheter et les stocker. Tout le monde se trouvait solidaire de ces tueries qui rapportaient.
Clémentine : « Les miséreux qui ne possédaient rien avant, ils accaparaient soudainement un toit en tôle, des habits, des ustensiles de cuisine ; parfois aussi une parcelle délaissée s’ils s’étaient montrés débrouillards. Le bien-être leur tendait les bras.
Il y a même des vagabonds qui abandonnaient leur vagabondage. Leurs bras se montraient soudainement tout aussi capables que d’autres. Ils devenaient riches avant de savoir le faire. Ils profitaient des butins amassés pour bien se choisir une épouse de fortune, qu’ils n’auraient jamais osé côtoyer auparavant. Grâce aux tueries, ils gagnaient soudain des apparences très appréciables aux yeux d’une femme. »
Valérie : « Depuis la chute de l’avion, des interahamwe rôdaient la machette à la main, autour de la maternité. Le premier jour des tueries, des militaires sont arrivés. Ils ont déclaré : “Si vous nous donnez de l’argent, on les empêche d’entrer.” Ils exigeaient la somme de deux cent mille francs exactement. Nous, on n’avait plus guère d’argent, parce que les sœurs blanches avaient emporté toutes les économies dans les véhicules blindés de la Minuar. Mais on était nombreuses. Il y avait des femmes accouchantes, des femmes accoucheuses, et beaucoup de mères qui étaient venues se réfugier parce que c’était la maternité Sainte-Marthe. On a fait une collecte, on a ramassé toute la somme, on a payé.
Le lendemain, ils sont venus, ils voulaient la même contribution. Il y en a même qui exigeaient de l’argent suisse. On a payé grâce à des femmes qui avaient dissimulé des rouleaux de billets dans leur pagne.
Le troisième jour, on ne pouvait plus payer une pareille somme. Les militaires ont dit que ça n’avait pas d’importance, parce qu’ils ne pouvaient plus rien pour nous. Juste après leur sortie, les interahamwe sont venus. Ils étaient très nombreux, parce qu’ils savaient que cette maternité suisse avait été achalandée en opulence : avec des sacs de grain, des matelas ressorts, de l’eau distillée et médicaments consorts. Ils ont d’abord amassé tout ce qu’ils trouvaient sans rien laisser ; ensuite ils ont tué tout ce qu’ils rencontraient sans épargner personne ; enfin ils ont fouillé les cadavres des femmes de bonne qualité, pour être sûrs de ne rien oublier. »
LÉOPORD : On commençait la journée par tuer, on terminait la journée par piller. C’était la règle de tuer à l’aller, et de piller au retour. On tuait en équipée, on pillait chacun pour soi ou par petits groupes d’amitié. Sauf les boissons et les vaches, qu’on se plaisait à partager. Et bien sûr les parcelles, qui se discutaient avec les encadreurs. Moi, en tant que chef de secteur, j’avais obtenu une vaste parcelle fertile, que j’escomptais semer quand tout serait fini.
Ceux qui tuaient beaucoup avaient moins de temps pour piller ; mais comme on les craignait, ils se rattrapaient par leur force. Personne ne se trouvait avantagé, personne ne se trouvait volé.
Celui qui ne pouvait piller, parce qu’il devait s’absenter, ou parce qu’il se sentait lassé par tout ce qu’il avait fait, il pouvait envoyer son épouse. On voyait des femmes qui fouillaient dans les maisons. Elles se risquaient jusque dans les marais, pour dénouer les pagnes des malheureuses qui venaient d’être tuées. Ça pillait tout, les bassines, les tissus, les cruches, les images pieuses, les images de mariage ; partout, dans les maisons, dans les écoles, sur les morts.
Ça pillait les vêtements sanglants sans crainte des lavages. Ça pillait dans les culottes à cause des cachettes d’argent. Sauf dans l’église toutefois, à cause des pourritures de cadavres oubliés depuis le massacre du premier jour.
ALPHONSE : Il y a des tueurs qui s’appropriaient des filles dans les marigots ; ça les contentait et leur faisait oublier les pillages. Ils pensaient qu’ils se rattraperaient le lendemain.
Concernant les économies, on ne menait pas une existence aussi bien calculée que celle d’auparavant. Les marchandages perdaient en sérieux, les chiffres voltigeaient joyeusement. L’abondance nous soulageait de nos petits problèmes. Des anciens murmuraient que ces pillages tourneboulaient nos esprits dans un mauvais sens. Que l’avenir nous tendrait un guet-apens. Mais à regarder ces prémices confortables, qui pouvait les écouter ?
ADALBERT : Au centre de négoce, on se racontait les exploits de la journée. Certains exagéraient leur score, dans l’espoir d’être récompensés plus tard par une parcelle plus fertile ou mieux positionnée. Les esprits chauffaient terriblement, dès qu’on parlait des parcelles laissées vacantes par les tués. Dès qu’on identifiait, par son nom, un cultivateur coupé dans le marais, on palabrait sa parcelle le soir. On gardait un esprit possédant.
Même si on ne cultivait plus, on continuait à se soucier de l’avenir de nos familles.
JEAN-BAPTISTE : Si les inkotanyi n’avaient pas conquis le pays, pour nous mettre en fuite, on se serait entre-tués à la mort du dernier Tutsi, attrapés qu’on était par le délire de leurs parcelles à partager. On ne pouvait plus s’arrêter de lever la machette, tellement ça nous rapportait.
Il se voyait que, par après la victoire, l’existence serait bien remaniée. Les simples obéissants n’allaient plus obéir à leurs autorités comme auparavant, pour se partager la richesse et la pauvreté normalement. Ils avaient goûté le bien-être et le trop-plein. Ils étaient rassasiés de leur propre volonté. Ils se sentaient arrondis de nouvelles forces et d’insolences. Ils avaient rejeté l’obédience et ses inconvénients de misère. La gourmandise nous avait contaminés.