Un huis clos
L’Afrique est l’immense scène d’éternelles migrations, qui souvent altèrent le tracé des frontières des pays et des régions. Le Rwanda et le Burundi sont deux des rares exceptions du continent qui vivent plutôt repliés sur eux-mêmes depuis des siècles. Aucune richesse naturelle, aucune métropole n’a attiré de transhumance, aucun lieu de pèlerinage non plus. De surcroît, la densité démographique des collines du Rwanda, l’une des plus fortes du monde, n’a guère laissé d’espace à des immigrés, à leurs langues et traditions propres, comme il en réside dans tous les pays voisins ; pas plus dans l’aride région du Bugesera que dans le reste du pays.
Cela pour souligner l’absence dommageable d’autres communautés africaines étrangères, d’autres cultures, d’autres ethnies, au moment des événements.
Deux jours après l’explosion de l’avion présidentiel, les massacres ravagent déjà certaines villes, mais n’ont pas encore débuté dans la commune de Nyamata. Un détachement de casques bleus arrive en trois véhicules blindés dans la bourgade. Il se dirige vers l’église, puis au couvent, à la maternité et à l’hôpital. À chaque arrêt, il embarque les Blancs, cinq prêtres et trois sœurs. Puis, le chargement terminé, il fait demi-tour et disparaît de la grand-rue sans ralentir un instant.
Valérie Nyirarudodo, infirmière et sage-femme à la maternité Sainte-Marthe, se souvient : « Ils ont stoppé devant la grille. Ils ont demandé aux trois sœurs blanches de faire de petits bagages sur-le-champ. Ils ont dit : “Plus rien ne sert de gâcher du temps en adieux, c’est tout de suite.” Ces Suissesses ont demandé à être accompagnées par leurs collègues tutsies en capuchon blanc. Les militaires ont répondu : « Non, elles sont rwandaises, leur place est ici, il est préférable de les laisser avec leurs frères et sœurs. » Le convoi est parti, suivi par une camionnette d’interahamwe chantants. Bien sûr, peu après, les sœurs tutsies ont été coupées pareillement que les autres. »
Témoin du passage des blindés, Innocent précise : « Ils ont éveillé une grande panique parmi les interahamwe qui piétinaient déjà les rues pour se chauffer avec de petites fusillades catimini. Il y en a qui se sont exclamés : “Les Blancs sont là, d’autres vont venir, ils ont des armes terribles, c’est bien fichu pour nous.” Quand ils ont vu le convoi s’échapper dans la poussière sans un petit stop de curiosité ou de boisson au milieu de la grand-rue, ils se sont félicités avec des Primus et ont claqué les cartouches de leurs fusils en signe de soulagement. Ça se voyait qu’ils se sentaient délivrés. Ils étaient débarrassés des derniers gêneurs, si je puis dire. »
Dans le même temps, à Kigali, les Blancs quittent ambassades, bureaux, monastères, universités, grâce à un pont aérien diligenté à partir de l’aéroport de Kanombé ou à des convois routiers dirigés vers des pays limitrophes. De très rares étrangers se réfugient dans des villas gardées, mais à Nyamata nul ne reste.
Aucun protagoniste prêtre, coopérant, diplomate, humanitaire ne peut fournir une explication convaincante à leur fuite immédiate et extravagante, aux premières heures des tueries. En tout cas, ni le danger ni la panique ne peuvent justifier une telle précipitation.
La réflexion la plus pertinente entendue à ce jour, à méditer par tous ceux qui, à l’occasion de chaque tragédie humaine, s’interrogent sur l’utilité de l’information et du témoignage, est celle de Claudine Kayitesi, une cultivatrice rescapée de la colline de N’tarama, lorsqu’elle dit, inversant notre dicton : « Les Blancs ne veulent pas voir ce qu’ils ne peuvent pas croire, et ils ne pouvaient pas croire à un génocide parce que c’est une tuerie qui dépasse tout le monde, eux autant que les autres. » Alors ils sont partis.
Claudine, âgée de vingt et un ans à l’époque, donne par ailleurs cette étonnante définition de l’événement : « Je pense d’ailleurs que personne n’écrira jamais toutes les vérités ordonnées de cette tragédie mystérieuse ; ni les professeurs de Kigali et d’Europe, ni les cercles d’intellectuels et de politiciens. Toute explication faillira d’un côté ou d’un autre, pareille à une table bancale. Un génocide n’est pas une mauvaise broussaille qui s’élève sur deux ou trois racines ; mais sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour le remarquer. »
Ces trois blindés venus évacuer les expatriés de Nyamata emportent donc les derniers regards de prêtres et de bonnes sœurs blancs, si influents au sein d’une population pieuse. Quelques heures plus tard, les premiers meurtres se multiplient en une sorte de huis clos, dans lequel prennent plus d’écho les voix de Radio Rwanda et Radio Mille Collines, qui s’en donnent à cœur joie, puisque aux discours, conseils, satires, se mêlent des chansons ; et même des cantiques religieux enregistrés sur cassettes.
À ce sujet, on peut remarquer le rôle prépondérant de la radio lors des génocides en Allemagne et au Rwanda, dans des sociétés de cultures pourtant si différentes. Certains objecteront que l’Allemagne du IIIe Reich et le Rwanda de la IIe République d’Habyarimana ne vivaient pas encore à l’ère de la télévision, encore moins à l’ère d’Internet, d’où, logiquement, l’influence décisive de la radio.
Cet argument n’est pas concluant. C’est pourquoi je cite de mémoire, sans risque d’imprécision, cette réflexion de Serge Daney, critique et essayiste, exprimée pendant la guerre du Golfe, alors que les spécialistes des médias débattaient de l’influence exorbitante des images sur l’événement. À contre-courant des idées de l’époque, Serge Daney expliquait : « Pourtant, la radio est sans commune mesure le plus dangereux des médias. Elle détient un pouvoir unique, incomparable et terrifiant dès que l’État ou ses appareils institutionnels s’effondrent. Elle se débarrasse de tout ce qui peut atténuer ou détourner la force des mots. La radio peut, dans une situation chaotique, s’avérer l’outil le plus efficace aussi bien de la démocratie ou de la révolution ou du fascisme, parce qu’elle pénètre sans aucune retenue dans l’intimité profonde des individus, n’importe où et à tout moment, sans le travail du temps, sans le recul critique et nécessaire de la lecture du texte ou de l’image. »
Le jour même du départ des blindés, l’équipe du bourgmestre vide les églises et les temples, sauf ceux occupés par des foules à Nyamata et N’tarama. Elle ferme le tribunal et ouvre le cachot communal. Délivrés des regards accusateurs des étrangers, le bourgmestre et ses sbires éloignent ainsi leurs administrés hutus des lieux de la morale et de la conscience. Les tueries se propagent dans le centre, puis sur les collines ; trois jours après se déroulent les massacres dans les deux églises : près de 5 000 morts dans chacune en une journée.
Adalbert Munzigura raconte cette sorte d’intimité qui a précédé ces massacres : « On était bien préparés par les autorités. On s’est sentis entre nous. Jamais on n’a plus pensé un moment qu’on pouvait être gênés ou punis. Depuis que l’avion avait chuté, la radio nous scandait : “Les étrangers partent. Ils avaient les preuves matérielles de ce que nous allons faire et ils quittent Kigali. Ils se désintéressent pour cette fois du sort des Tutsis…” Nos yeux ont vu cette fuite des blindés sur la piste. Nos oreilles n’entendaient plus de petites voix reprochantes. Pour la première fois de l’existence, on ne se sentait plus sous la mauvaise surveillance des Blancs. D’autres encouragements consorts suivaient qui nous assuraient d’une liberté sans entraves pour parfaire la tâche. Nous, on se disait : Bon, c’est vrai, les casques bleus n’ont rien fait à Nyamata sauf un demi-tour pour nous laisser tranquilles. Pourquoi reviendraient-ils avant la conclusion finale ? Au signal, on est allés.
On était certains de tuer tout le monde sans être mal regardés. Sans se cogner à aucune remontrance d’un Blanc ou d’un curé. On en blaguait au lieu d’en profiter. On se sentait trop à l’aise d’un boulot inhabituel qui avait bien commencé. Mais le temps et la paresse nous ont joué un mauvais tour. Au fond, on était devenus trop sûrs de nous et on a traîné en chemin. C’est cette trop grande insouciance qui nous a été fatale. »