Les femmes

PANCRACE : Je pense que les femmes sont guidées par leurs maris. Quand un mari part le matin tuer et revient le soir avec le manger, si l’épouse met le feu sous la marmite, c’est bien qu’elle le soutient traditionnellement.

Mon épouse ne me sermonnait pas, elle ne se dérobait pas pour coucher. Elle me reprochait seulement les jours où j’avais exagéré.



FULGENCE : Les femmes nous prodiguaient parfois des conseils ou parfois des remontrances. Des femmes se sont montrées apitoyées par leurs avoisinants tutsis, elles ont essayé de les dissimuler quelques jours. Mais elles, elles ne risquaient rien si elles se faisaient attraper, sauf à faire punir leurs maris. Mon épouse m’a grondé plusieurs fois, elle m’a averti que je pouvais bien perdre la tête dans les marais ; je lui répondais qu’on ne pouvait plus arrêter ces tueries. Elle demandait en priorité de me montrer taiseux.



PIO : Dans la famille rwandaise, c’est l’homme qui est le premier responsable des bienfaits et des méfaits, aux yeux des autorités et des avoisinants. Si une femme voulait dissimuler des connaissances tutsies, elle devait recevoir l’accord de son mari ; parce que si elle se faisait surprendre, c’est bien lui qui devait être condamné par ses avoisinants à couper de son bras ces connaissances en public. C’était une punition d’importance. C’était grand-chose de couper une personne avec qui on avait partagé des bonnes et mauvaises années, devant sa maison.

Les femmes étaient moins décideuses, elles étaient moins punissables, elles étaient moins remuantes. Elles se présentaient au second rang, dans cette activité de génocide.

Mais vraiment, dans le camp des Tutsis, c’était bien le contraire. Les tueries étaient plus graves pour les épouses que pour les maris, si en plus elles étaient forcées dans le final et voyaient leurs petits se faire couper sous leurs yeux.



JEAN-BAPTISTE : C’est une coutume de la campagne que les femmes ne se préoccupent d’aucune tâche harassante de coupage. La machette est pour un ouvrage d’homme. C’était aussi vrai pour les cultures que pour les tueries.

Donc, pendant les tueries, les femmes continuaient de préparer les repas le matin, elles allaient piller pendant la journée. Elles entassaient des biens à la place des récoltes, donc elles n’étaient pas mécontentes. Elles ne protestaient de rien car elles savaient que de toute façon l’opération devait réussir totalement. Elles n’osaient montrer aucun signe visible de désaccord avec la sauvagerie des hommes, même pas le simple geste de bonté d’une maman.

À N’tarama, je ne connais pas une seule femme hutue qui a caché en catimini un petit enfant tutsi pour le sauver du massacre de sa famille. Même pas un tout-petit enveloppé dans un pagne, ou un nourrisson non reconnaissable de ses voisins, grâce à son bas âge de tétée. Pas une femme n’a triché dans le sens d’une sauvegarde sur l’étendue de la colline, pas même pour un court moment d’essai.



ADALBERT : Les femmes menaient une vie plus ordinaire. Elles nettoyaient les foyers, elles cuisaient les marmites, elles pillaient les environs, elles bavardaient et marchandaient au centre. Il y avait des épouses terribles qui voulaient marcher en expédition et prêter main-forte dans les tueries. Mais elles étaient empêchées par les encadreurs ; ils les sermonnaient que la place d’une femme n’était pas dans les marais. Je connais un seul cas de femme qui a trempé ses mains là-bas. Une femme trop colérique qui se voulait une réputation.

Toutefois si l’occasion se présentait à des femmes dans une maison abandonnée de dénicher des Tutsis cachés, c’était autre chose.



Marie-Chantal : « Moi, quand mon mari rentrait le soir, je savais les fâcheux ouï-dire, je savais qu’il était chef, mais je ne lui demandais rien. Il laissait les lames dehors. Il se montrait sans plus aucune méchanceté à la maison, il parlait du Bon Dieu. Il était gai avec les enfants, il rapportait des petits cadeaux et des paroles d’encouragement, ça me contentait.

Je ne sais aucun cas de femme qui ait marmonné contre son mari pendant les massacres. Il y avait des femmes jalouses, des femmes moqueuses, des femmes dangereuses même si elles ne tuaient pas directement. Elles soufflaient sur les ardeurs de leurs maris. Elles pesaient les butins, elles comparaient les pillages. L’envie les brûlait dans cette situation.

Il y avait aussi des hommes qui se montraient plus charitables envers les Tutsis que leurs épouses, même une machette à la main. La méchanceté d’une personne dépend de son cœur, pas de son sexe. »



JEAN-BAPTISTE : Pendant les tueries, beaucoup de jalousie a coulé de la bouche de femmes hutues. Suite aux tenaces racontars sur les silhouettes allongées des Tutsies, sur leur peau lisse grâce aux boissons de lait et consorts. Quand ces femmes jalouses dénichaient une Tutsie maraudant dans les taillis en quête de nourriture, elles appelaient leurs avoisinantes pour se moquer de la voir ramper de la sorte en souillon. On connaît des situations où des femmes ont poussé de force une voisine en bas de la colline, pour la jeter à bout de bras dans les eaux de la Nyabarongo.



ALPHONSE : Mon épouse me disait : « Bon, vraiment, aller tous les jours, tous les jours, c’est exagéré. Il faudrait arrêter toutes ces saletés », et des recommandations consorts que je ne respectais pas.

Un soir, elle m’a sermonné : « Alphonse, méfie-toi, tout ce que vous faites va avoir des conséquences maudites, parce que c’est extraordinaire et dépasse l’humain. Tout ce sang provoque le sort au-delà de notre vie. Nous allons vers la damnation. » Vers la fin, elle refusait de partager le lit, elle dormait à terre, elle disait : « Tu en coupes tant que tu n’es plus capable de les compter. J’ai peur de cette infamie. Tu deviens un animal, je ne couche pas avec un animal. »



IGNACE : Je n’ai pas entendu grand nombre de femmes protester contre les Tutsies qui étaient forcées. Elles savaient que ce travail de tueries chauffait terriblement les hommes dans les marais. Elles s’accordaient sur cette situation, sauf évidemment si les hommes faisaient leurs saletés de sexe près des habitations.

L’épouse qui voulait suivre les pas des menées se faisait renvoyer par son mari, qui lui demandait de s’occuper de la cour et de surveiller les pillages.



ÉLIE : Il était impossible aux épouses d’aller à la querelle avec leurs hommes pour ces tueries et ces bagatelles de sexe. Elles devaient bien aller piller elles aussi, pour contrecarrer la faim, puisque l’agriculture était négligée. Les hommes, les femmes, aucune anicroche ne les séparaient pendant les tueries. Les hommes allaient tuer, les femmes allaient piller ; les femmes vendaient, les hommes buvaient, c’était pareil que pour l’agriculture.



LÉOPORD : Les femmes rivalisaient de férocité avec les enfants et les femmes tutsis qu’elles pouvaient débusquer dans une maison abandonnée. Mais leur objectif le plus remarquable était de se disputer les étoffes et les pantalons. Elles maraudaient derrière les expéditions et déshabillaient les tués. Quand la victime haleinait encore, elles lui portaient le coup fatal avec un instrument de main, ou lui tournaient le dos et l’abandonnaient à ses derniers murmures, c’était leur choix.



PANCRACE : Dans une guerre, on tue celui qui vous chamaille ou qui vous promet du mal. Dans les tueries de cette catégorie, on tue son avoisinante tutsie avec qui on écoutait la radio ; ou la femme de bien qui posait des plantes médicinales sur vos plaies ; ou sa sœur qui était mariée à un Tutsi. Ou même pour certains malchanceux, sa propre épouse tutsie et ses enfants à la demande générale. On abat la femme sur la même ligne que l’homme. Voilà la différence, qui change le tout.



FULGENCE : Les femmes hutues emprisonnées à Rilima sont plus fragiles que les hommes, parce qu’elles ne sont jamais visitées et nourries par leurs maris ou leurs frères. Nombre sont dénoncées par jalousie pour accaparer les biens du mari défunt. Elles se savent rejetées du passé et du présent. Raison pour laquelle elles sont plus récalcitrantes à avouer leurs forfaits. Quand elles ont fait ce qu’elles ont fait, elles le taisent.



Christine : « Aujourd’hui je me sens inquiète de cela, car beaucoup de femmes hutues ont trempé leurs mains dans le sang du génocide. Les hommes sont plus portés à se tuer et à se réconcilier que les femmes. Ils oublient plus rapidement, ils partagent plus facilement les tueries et les boissons. Les femmes ne cèdent pas pareillement, elles gardent plus de souvenirs.

Mais je connais aussi des femmes de bien, hutues, qui n’osent présenter de la compassion de crainte d’être accusées à leur tour. »



Clémentine : « Les hommes conservaient des traits féroces au retour des marais. Ils se montraient brusques et ombrageux pour la plus petite anicroche de ménage. Les femmes regardaient leur sauvagerie avec peur. Un petit nombre les regardaient avec colère et murmuraient contre leurs agissements sanglants, mais surtout celles qui avaient été mariées comme moi à un Tutsi qu’ils avaient tué.

Le grand nombre se disaient contentes de tout ce qui était rapporté des tueries, comme les sacs de haricots, les vêtements et l’argent. Elles-mêmes allaient ramasser les tôles et les ustensiles de ménage négligés par les maris pilleurs.

Les avoisinantes venaient me demander comment j’avais pu me faire féconder par un cancrelat. Elles venaient m’avertir de ne rien espérer pour mon mari puisque leurs hommes étaient bien décidés à tout tuer. Elles me conseillaient d’apprendre à mon garçon qu’il n’avait pas eu de père tutsi, qu’il était complètement hutu de sang, car s’il faisait une bévue de langage plus tard, elle lui serait funeste.

À Nyamata, les sages-femmes ont recommencé le boulot à la maternité après le carnage comme si elles n’avaient rien repéré de sanglant sur les murs. Elles ont même accroché le dernier salaire avant le départ pour le Congo.

Sur la colline de Kibungo, aucune femme n’a récupéré l’enfant d’une avoisinante tutsie partie vers la mort. Aucune femme n’a entremêlé un nourrisson aux siens. Même pour une somme d’argent. Même dans une cache de forêt. Parce que les femmes ne voulaient pas se faire tancer par leurs maris, si ces derniers revenaient punis d’une amende à cause de ce méfait. »