L’organisation

PANCRACE : Pendant cette saison des tueries, on se levait plus tôt que d’ordinaire, pour manger copieusement la viande ; et on montait sur le terrain de football vers 9 heures ou 10 heures. Les chefs rouspétaient contre les retardataires et on s’en allait en attaques. La règle numéro un, c’était de tuer. La règle numéro deux, il n’y en avait pas. C’était une organisation sans complications.



PIO : On s’éveillait à 6 heures. On mangeait des brochettes et des denrées nourrissantes, à cause des longues courses qu’ils allaient nous demander. On se retrouvait au centre de négoce et on se dirigeait, à travers les bavardages, vers le terrain de football. Là-bas, on nous promulguait les consignes de tueries et les itinéraires de terrain pour la journée ; et on allait en fouillant les brousses, jusqu’à descendre vers les marigots. On formait une chaîne pour entrer dans les papyrus et la boue. Puis on se séparait en petites compagnies de connaissance ou d’amitié.

C’était une entente sans difficulté. Sauf les journées de tralala, quand des interahamwe de renforts arrivaient de secteurs environnants en véhicules motorisés, pour réussir des opérations d’ampleur. Car ces gars attisés nous tourmentaient dans notre boulot.



FULGENCE : Le 11 avril, le conseiller communal de Kibungo a envoyé ses messagers pour convoquer tous les Hutus en haut. Il était arrivé des quantités d’interahamwe en camion et en autobus, qui se bousculaient à coups de klaxon sur les chemins. C’était pareil à un tohu-bohu de ville.

Le conseiller nous a dit à la ronde que dorénavant on ne devait plus rien faire d’autre que tuer des Tutsis. Nous, on a bien compris que c’était un programme définitif. L’ambiance avait viré.

Ce jour-là, des gens mal informés étaient montés à cette réunion sans apporter la machette ou un outil coupant. Les interahamwe les ont sermonnés ; ils leur ont dit que c’était bon pour cette fois, mais que ça ne devait plus se renouveler. Ils leur ont demandé de s’armer de branches et de cailloux, de former des barrières à l’arrière pour empêcher les fuyards de passer. Par après, on s’est trouvé meneur ou suiveur, mais personne n’a plus oublié sa machette.



PANCRACE : Le premier jour, un messager du conseiller communal est passé dans les maisons pour nous convoquer à un meeting sans retard. Là, le conseiller nous a annoncé que le motif du meeting était la tuerie de tous les Tutsis sans exception. C’était simplement dit, c’était simple à comprendre.

On a donc seulement demandé à haute voix des détails sur l’organisation. Par exemple, comment et quand il fallait commencer, puisqu’on n’était pas habitués à cette activité, et par où aussi, puisque les Tutsis s’étaient échappés de tous côtés. Il y en a même qui ont demandé s’il y avait des préférences. Le conseiller a répondu sévèrement : « Il n’y a pas à demander par où commencer ; la seule organisation valable, c’est de commencer droit devant dans les brousses, et tout de suite, sans plus s’attarder derrière des questions. »



ADALBERT : On se divisait sur le terrain de foot. Telle équipe vers le haut, telle équipe vers le bas, telle équipe en chemin vers un autre marais. Les chanceux pouvaient bien s’en retourner aux activités de pillage. Au début, le bourgmestre, le sous-préfet, les conseillers municipaux étaient à la coordination de tout ça et les militaires ou policiers à la retraite grâce à leurs fusils. En tout cas, celui qui disposait d’une arme, même une vieille grenade, était très bien poussé en avant et s’en trouvait favorisé.

Par après ce sont les jeunes gens les plus courageux qui sont devenus chefs. Ceux qui ordonnaient sans hésitation et marchaient de grands pas. Moi, je me suis fait chef pour les cohabitants de Kibungo dès le premier jour. Auparavant j’étais chef de la chorale de l’église ; je suis devenu de la sorte un chef authentique, si je puis dire. Les cohabitants se sont accordés sur moi sans anicroche.

On se plaisait ensemble au sein de la bande, on s’accordait sur les activités nouvelles, on décidait où l’on allait travailler sur place, on s’épaulait en camarades. Si quelqu’un présentait une petite excuse, on se proposait de prendre sa part de boulot pour cette fois. Ce n’était pas une organisation bien apprêtée, mais elle était respectée et consciencieuse.



ALPHONSE : On se réveillait, on se lavait, on mangeait, on se soulageait de ses besoins ; on appelait son voisin et on allait en petite équipée de rencontre. On ne changeait pas nos habitudes de lever de cultivateurs, sauf pour l’heure, qui pouvait être plus tôt ou plus tard selon les péripéties de la veille.

Le matin, il n’y avait pas de banquet spécial. On mangeait le plus souvent le repas de son épouse. Il était copieux évidemment. Le soir, ça dépendait comment s’était passée la journée. Si étaient arrivés un grand nombre de renforts des collines avoisinantes, les chefs profitaient de ces assaillants pour réussir des opérations de chasses plus rentables, en cerclant les fugitifs de tous côtés. C’était double travail en quelque sorte. Et le soir, on devait se regrouper au centre, pour manger de la viande tous ensemble, faire un peu d’amitié aux interahamwe, se mettre à l’aise avec les collègues éloignés, écouter les proclamations des autorités, et se partager les pillages.

Mais les jours d’expéditions ordinaires, on ne s’attardait pas si longtemps au cabaret du centre, pour rentrer tôt en famille ou percer une Primus en intimité. On profitait de ces accalmies pour prendre de la tranquillité et du repos.

Plus il y avait de renforts, plus les expéditions devaient s’enfoncer dans des marigots profonds, plus on devait brasser de papyrus, plus on durait à courser dans la vase, la machette à la main, et plus on rentrait lassés. Tout suant et dégoulinant de boue. Les renforts extérieurs et leur bonne volonté, c’était la contrainte d’organisation la plus éreintante.



IGNACE : On se rassemblait en foule d’un millier sur le terrain, on partait dans les brousses en compagnie de cent ou deux cents chasseurs, on était emmenés par deux ou trois messieurs à fusil, des militaires ou des intimidateurs. Sur le bord boueux des premières rangées de papyrus, on se séparait par équipées de connaissance.

Ceux qui voulaient bavarder bavardaient. Ceux qui voulaient musarder musardaient à condition de ne pas se faire remarquer. Ceux qui voulaient chanter chantaient. On ne choisissait pas de chansons spéciales pour renforcer les encouragements, on ne chantait aucune parole patriotique comme celles des airs de radio, aucune parole méchante ou moqueuse contre les Tutsis. On n’avait pas besoin de strophes encourageantes, on choisissait tout naturellement des chansons traditionnelles qui nous plaisaient. En somme, des chorales marchantes.

Dans les marais, il suffisait de fouiller et tuer jusqu’au coup de sifflet final. Parfois un coup de fusil remplaçait le sifflet, c’était la seule nouveauté de la journée.



ÉLIE : Les intimidateurs programmaient et encourageaient ; les commerçants payaient et transportaient ; les cultivateurs rondaient et saccageaient. Mais pour les tueries, tout le monde devait bien se retrouver sur le chemin une lame à la main et participer, en tout cas pour une quantité valable de travail.

Les gens coléraient seulement quand les chefs annonçaient des collectes forcées, pour rémunérer les candidats qui partaient en expédition d’entraide sur des secteurs avoisinants. Ils murmuraient surtout contre les collectes organisées pour primer les interahamwe des autres régions environnantes.

Nous, on sourcillait sur ces programmes d’envergure, on pensait plus profitable de rester chacun chez soi. On savait bien que ceux qui venaient de longues distances venaient pour de grandes quantités. Au fond, on ne les aimait pas, on préférait bien faire entre nous.

Concernant les tâches de tueries et les compensations, les mentalités n’étaient pas partageuses entre les collines.



LÉOPORD : J’étais jeune responsable des tueries pour la cellule de Muyange, c’était bien sûr nouveau pour moi. Je me levais donc plus tôt que les avoisinants pour détailler les préparatifs. Je sifflais l’appel, je hâtais le ralliement, je semonçais les dormants, je comptais les manquants, je vérifiais les causes d’absence, je distribuais des recommandations. Si un sermon ou une déclaration se présentait, suite à une réunion des encadreurs, je les faisais sans détour. Je donnais le signal du départ.

Les gens de Kibungo de Kanzenze et de N’tarama se rassemblaient sur le terrain de foot de Kibungo. Les gens de Muyange et de Karambo se rassemblaient devant l’église pentecôtiste de Maranyundo. Là, s’il y avait des brochettes, on mangeait. S’il y avait des consignes, on écoutait et on allait.

On devait normalement partir à pied à travers la brousse, raison pour laquelle on se levait plus tôt que les collègues de Kibungo. Toutefois le trafic de véhicules était appréciable pendant cette période. Les chauffeurs se montraient serviables et offraient leurs bennes sans contrepartie, certains commerçants multipliaient des allers-retours cadeau ; et on pouvait donc trouver place dans une camionnette de commerçant ou dans un autocar militaire. Ça dépendait de la chance ou de son rang.



ÉLIE : On devait faire vite, on n’avait pas droit aux congés, surtout pas les dimanches, on devait terminer. On avait supprimé toutes les cérémonies. On était tous embauchés à égalité pour un seul boulot, abattre tous les cancrelats. Les intimidateurs ne nous proposaient qu’un objectif et qu’une manière de l’atteindre. Celui qui repérait une anomalie, il l’agitait à voix basse ; celui qui nécessitait une dispense, pareillement. Je ne sais pas comment c’était organisé dans les autres régions, chez nous c’était élémentaire.



JEAN-BAPTISTE : Au fond, dire qu’on s’est organisés sur les collines est très exagéré. L’avion a chuté le 6 avril. Le très petit nombre de cohabitants hutus est parti directement en représailles. Mais le grand nombre a attendu quatre jours dans leurs maisons et aux cabarets le plus proches ; à écouter la radio, à regarder les fuites de Tutsis et à bavarder et blaguer sans rien préparer.

Le 10 avril, le bourgmestre en costume plissé, et toutes les autorités, nous ont rassemblés. Elles nous ont sermonnés, elles ont menacé à l’avance ceux qui allaient cochonner le boulot ; et les tueries ont commencé sans méthode approfondie. La seule réglementation était de persévérer jusqu’à la fin, de garder un rythme satisfaisant, de n’épargner personne et de piller ce qu’on trouvait. C’était impossible de cafouiller.



IGNACE : Après la chute de l’avion, on ne se posait plus la question de qui avait écouté les enseignements du parti présidentiel ou les enseignements d’un parti rival. On ne se souvenait plus de chamailleries, de qui s’était malentendu avec qui par le passé. On n’avait gardé qu’une seule idée dans le pot.

On ne demandait plus qui s’était entraîné avec des fusils et avait profité d’un savoir-faire dans une milice, ou qui n’avait jamais lâché ses mains sur la houe. On avait à faire et on faisait du mieux qu’on pouvait. On se fichait de qui préférait obéir au bourgmestre, ou aux ordres des interahamwe, ou préférait obéir directement aux ordres de notre conseiller communal bien connu. On obéissait de tous côtés et on s’en trouvait satisfaits.

Les Hutus de toutes sortes étaient soudain devenus frères patriotes sans plus aucune discorde politique. On ne jonglait plus avec les mots politiques. On n’était plus dans son « chacun chez soi ». On accomplissait un boulot de commande. On se rangeait en file derrière la bonne volonté de tous. On s’assemblait sur le terrain de foot en bande de connaissance, et on allait en chasse par affinité.