Les connaissances

ADALBERT : C’était possible de ne pas tuer un avoisinant, ou une figure qui attirait de la reconnaissance ou de la pitié, mais ce n’était pas possible de la sauver. On pouvait s’accorder sur une esquive, décider d’une tricherie de ce genre. Sans toutefois aucune utilité pour le tué. Par exemple, celui qui rencontrait quelqu’un avec qui il avait percé trop de Primus en amitié, il se détournait de côté. Mais un autre venait derrière qui allait s’en charger. De toute façon, dans notre groupe, ça ne s’est jamais présenté.



FULGENCE : Tu pouvais épargner une personne pour lui devoir un service ancien, ou parce qu’elle t’avait donné une vache, mais il arrivait toujours quelqu’un par-derrière qui allait le tuer. La chance n’exemptait aucun Tutsi dans les marais. Ce qui devait être accompli était accompli en toute circonstance. Toi, tu le savais, et finalement tu ne te risquais pas à contrer cette vérité.



PIO : On avançait en équipe, on rencontrait une mêlée de fugitifs enfouis dans les papyrus et la vase, ce n’était pas aisé de repérer des avoisinants. Si, par malchance, j’apercevais une connaissance, comme un camarade de football par exemple, une pointe piquait mon cœur et je le laissais se faire abattre par un collègue de côté. Mais je devais le laisser en douce, je ne devais pas dévoiler mon bon cœur.

Celui qui hésitait à tuer, à cause de sentiments de tristesse, il devait absolument dissimuler ses mots ; ne rien dire du pourquoi de sa réticence, de peur d’être accusé de complicité. Toutefois ces sentiments n’ont guère duré, ils se sont fait oublier.



ALPHONSE : On tuait tout ce qu’on débusquait dans les papyrus. Il n’y avait pas à choisir, à espérer ou à craindre quelqu’un en particulier. On était des coupeurs de connaissances, des coupeurs d’avoisinants, des coupeurs tout simplement.

Aujourd’hui, il y en a qui nomment des connaissances qu’ils ont soi-disant épargnées, car ils savent qu’elles ne sont plus vivantes pour les démentir. Ils lancent ces racontars pour s’attirer les faveurs des familles éprouvées, ils inventent des sauvetages pour faciliter leur retour. On blague d’entendre ces stratagèmes marrons.



ÉLIE : On n’avait pas à choisir entre les hommes et les femmes, les nourrissons et les anciens ; tout le monde devait être abattu avant la fin. Le temps nous secouait, le boulot nous tirait les bras, les intimidateurs répétaient : « Celui qui baisse sa machette à cause d’une connaissance, il gâche la bonne volonté de ses collègues. »

De toute façon, celui qui esquivait le geste funeste face à une bonne connaissance, il le faisait par gentillesse envers lui-même, pas envers sa connaissance, car il savait que ça ne porterait aucune grâce à celle-ci. Elle serait abattue de toute façon. Bien au contraire, elle pouvait s’en trouvait coupée plus cruellement, d’avoir retardé le boulot un petit moment.



FULGENCE : C’était possible de ne pas se rougir les bras, face à une connaissance, sans lui sauver sa vie pour autant. De toute façon, la connaissance devait être coupée par les suivants. Si tu évitais un avoisinant, il pouvait être coupé avec plus de lenteur ; et toi, tu pouvais être amendé si on t’avait observé. Personne n’était gagnant au final. Ça valait de moins en moins la peine d’essayer d’épargner la vie d’un avoisinant. Une seule fois, j’ai vu un cas de sauvegarde : une grande fille emmenée par un collègue pour de communes commodités ; pas très longtemps, quelques jours tout au plus, puis elle a été condamnée et jetée dans un fossé.



PANCRACE : Puisque les Tutsis étaient éparpillés, dans les profondeurs des brousses et des marigots, il était difficile de partir le matin avec l’idée de qui tu allais trouver. Tu prenais au hasard des papyrus.

Il y avait toutefois des gens qui cherchaient à tuer une personne en particulier. On voyait bien que cela les préoccupait de les dénicher en premier. Ils cherchaient comme s’ils fouinaient, ils se chauffaient de la rater. Soit à cause d’une ancienne chamaillerie, soit pour s’amuser. Soit le plus souvent pour s’approprier, le soir même, un champ bien placé qu’ils lorgnaient depuis longtemps. Celui qui apportait la preuve d’un coupage d’importance, comme une personne de renom, ou une personne très agile, par exemple, pouvait être récompensé par une priorité sur sa parcelle. Mais d’habitude on chassait sans pensée de cette sorte.



IGNACE : En tout cas, il n’y a jamais eu des conseils, de la part des autorités, de chercher quelque connaissance en priorité. Dans les papyrus, on devait frapper tout ce qu’on trouvait, parce qu’on ne savait pas à l’avance ce qu’on allait trouver. Personne ne devait accaparer le temps des autres, pour s’accaparer des victimes personnelles. Dès que l’occasion se présentait, tu tuais.



LÉOPORD : Nos avoisinants tutsis, on les savait blâmables d’aucune malfaisance, mais on pensait tous les Tutsis fautifs de nos ennuis éternels. On ne les regardait plus un à un, on ne s’attardait plus à reconnaître qui ils avaient été ; même des collègues. Ils étaient devenus une menace supérieure à tout ce qu’on avait vécu ensemble, qui surpassait notre vision des choses sur la commune. C’est ainsi qu’on raisonnait et qu’on tuait à l’époque.



ALPHONSE : Le chef répétait : « Tuez tout le monde sauf les Tutsies convenablement possédées par des maris hutus ; si ceux-ci montrent un comportement exemplaire dans les tueries. » Raison pour laquelle des Tutsies, par exemple l’épouse de Jean-Baptiste, ont été épargnées au su de ses avoisinants. Tout au contraire, un mari tutsi d’une femme hutue devait être tué en première priorité, avec son épouse, et ses enfants aussi, si elle se montrait protestante.



ÉLIE : Une épouse tutsie, tu pouvais tenter de la préserver. Tu offrais une vache au chef, et une radio ou des objets consorts aux encadreurs, puis tu distribuais des petites sommes d’argent à ceux qui maraudaient autour de ta maison. Mais si tu ne voulais pas coopérer, ça ne valait pas d’essayer.

Un mari tutsi, ça ne se marchandait pas, il était sur la liste des urgences. Si son épouse commençait à discuter, elle était aussitôt frappée, on lui coupait son mari devant ses yeux pour la décourager. Si elle persistait, elle pouvait être coupée à son tour avec ses enfants.



ADALBERT : Celui qui voulait sauver son épouse tutsie, il était obligé de montrer grand entrain dans les tueries. Celui qui se montrait malingre ou timide, il savait que c’en était fini pour son épouse. Les rouspétances ou fainéantises la condamnaient.



JEAN-BAPTISTE : Je sais le cas d’un garçon hutu qui s’est enfui dans les marais avec les Tutsis. Après deux ou trois semaines, ils lui ont fait remarquer qu’il était hutu et qu’il pouvait s’en trouver sauvé. Il s’est éloigné des marais, il n’a pas été frappé. Il avait tellement côtoyé de Tutsis dans sa petite enfance qu’il en était un peu bousculé. Son esprit ne savait plus tracer convenablement la différence entre les ethnies. Par après, il ne s’est pas mêlé des tueries. C’est la seule exception. La seule personne vaillante qu’on n’a pas obligée à lever la machette, même par-derrière. Il se voyait que son esprit était dépassé et il n’a pas été pénalisé.



FULGENCE : C’était très préférable de tuer des inconnus à des connaissances, parce que les connaissances avaient le temps de te percer d’un regard extrême avant de recevoir les coups. Le regard d’un inconnu perçait moins aisément l’esprit ou la mémoire.



Marie-Chantal : « Pour une femme, c’était impensable de dissimuler une connaissance, même si tu la côtoyais depuis l’enfance, même si elle te donnait des petites sommes d’argent. Quand la rumeur courait sur une survivante cachée, tu devais la livrer sans tarder à tes avoisinants, tu pouvais même être obligé de la tuer de tes mains. À elle, ça ne la secourait donc pas, sauf à durer un petit nombre de jours pour rien, et à toi ça t’obligeait de faire le plus dégoûtant travail des hommes. »



Innocent : « J’avais un ami très intime à qui j’avais donné une vache. Il était commerçant très à l’aise, serviable, très cordial en toute circonstance. Jadis, il m’avait demandé de prodiguer un enseignement supplémentaire à son fils pour qu’il réussisse l’examen national. Je venais, j’enseignais, je me sentais très à l’aise chez lui comme chez moi. Lui et son épouse invitaient mon épouse et moi à partager des plats, des boissons et des petits cadeaux.

Le jour des tueries, j’ai naturellement pensé à lui. Je lui ai fait demander de cacher mon enfant. Il ne s’est pas présenté à sa porte. Il a fait répondre par son boy que personne n’entre un pas dans sa cour, qu’il n’y avait plus de place chez lui pour le moindre souvenir d’une amitié.

Ces jours-ci, je l’ai revu plusieurs fois en prison en t’accompagnant. On s’est échangé de traditionnelles étreintes de salutation. Il s’est montré gentil comme auparavant, il m’a dit : “Innocent, tu es un petit frère pour moi. Tu as préservé ta vie et j’en suis heureux. Mais si la situation revenait, je ferais pareillement. Ce destin ne cède devant aucun choix.” »



Francine : « Il y a des tueurs qui chuchotaient des noms de connaissance en soulevant les papyrus, et qui leur promettaient protection. Mais c’était une simple ruse pour les encourager à se lever de leur cache d’eau et les couper sans effort de recherche. C’était très périlleux d’être déniché par une connaissance, car elle pouvait te faire souffrir pour le spectacle. »



Berthe : « Autrefois je savais que l’homme pouvait tuer un homme puisqu’il en tuait tout le temps. Maintenant, je sais que même la personne avec qui tu as trempé les mains dans le plat du manger, ou avec qui tu as dormi, il peut te tuer sans gêne. Le plus proche avoisinant peut se montrer le plus terrible. Une mauvaise personne peut te tuer de ses dents, voilà ce que j’ai appris depuis le génocide, et mes yeux ne se posent plus pareil sur la physionomie du monde. »