Les trois collines

Deux larges cours d’eau et un lac, alanguis et dissimulés sous des tapis de papyrus, roseaux et nénuphars, délimitent la région du Bugesera. La rivière Akanyaru à l’ouest, le fleuve Nyabarongo au nord et, après un coude, à l’est ; le lac Cyohoha au sud. Autrefois, un lac nommé Cyohoha Nord la divisait dans sa largeur, mais il n’a pas survécu aux récentes sécheresses, manifestations locales du phénomène météorologique El Niño. Une piste crevassée traverse la région dans sa longueur, reliant Kigali à la frontière du Burundi en cinq ou six heures de minibus dont les amortisseurs abdiquent les uns après les autres sous la surcharge de passagers.

Bien que la région du Bugesera soit entourée de marécages et profite de saisons pluvieuses deux fois l’an, l’aridité de sa latérite ocre a longtemps rebuté les hommes. Sur ces terres de poussière et d’argile, en effet, rarissimes sont les sources naturelles d’eau potable.

Après le passage du pont du Nyabarongo, qui en marque l’entrée, le premier filet d’eau pure se trouve à vingt-cinq kilomètres à l’intérieur. Il s’appelle le Rwaki-Birizi, s’écoule d’une nappe phréatique, loin des marais putrides, et alimente la commune de Nyamata. C’est pourquoi toute l’année, bien avant les premières lueurs du jour, une foule de femmes et de filles – un bidon à bout de bras, un sur la tête – et de garçons cyclistes, dont les vélos-taxis sont bricolés pour en transporter trois ou quatre, l’assiège pour approvisionner leurs maisons, et celles de leurs maîtresses ou de leurs clientes.



L’immigration dans le Bugesera remonte à 1959, provoquée par les émeutes qui précèdent la première république du Rwanda, puis son indépendance. Cette année-là, fuyant les pogroms qui célèbrent l’abolition de la royauté tutsie, des Tutsis embarquent en catastrophe dans les bennes en bois des camions de l’administration belge, et sont abandonnés, après une nuit de voyage, sur la rive du fleuve.

Ils le traversent et pénètrent dans une zone de brousse et de forêts, à peine peuplée de discrètes communautés twas et de cultivateurs hutus ou tutsis, originaires de ces collines depuis la nuit des temps, trop esseulées pour se préoccuper de leur appartenance ethnique, sous la menace d’une faune sauvage. Les anciens racontent encore leur campement sous des cabanes de feuilles, protégées la nuit grâce aux feux, dans une savane soumise aux hordes d’éléphants et aux troupeaux de buffles.

Innocent Rwililiza, un enseignant, se souvient que plus récemment, dans les années 80, sur le chemin qu’il empruntait chaque semaine avec les autres pensionnaires de l’École normale de Rilima, il apercevait de temps à autre un lion, une panthère ou un python derrière un taillis. Animaux peu à peu repoussés par les défrichages vers le parc montagneux de l’Akagera, ou chassés à coups de lance et de flèche – d’où l’apparition de ces armes pendant les tueries du génocide.



Débarqués aux bords de marais bourdonnant de mouches tsé-tsé et de moustiques, les pionniers tutsis affrontent la maladie du sommeil, la malaria et la typhoïde. Ils s’installent aux environs de la source d’eau, défrichent d’abord des parcelles de clairières propices à l’élevage de vaches ankolé, et développent la bourgade de Nyamata, autour d’une église et d’un bâtiment administratif en briques. Des vagues de Tutsis et de Hutus se succèdent, chassés de leurs régions par les massacres ou par la misère, qui peuplent tour à tour les quatorze collines de la commune de Nyamata.



Au début des années 70 notamment, une famine qui sévit dans les champs de Gitarama pousse sur les chemins une colonie de familles hutues. Elles contournent les montagnes de Mugina et atteignent le delta de l’Akanyaru et du Nabaryongo. Elles franchissent la plaine fangeuse de papyrus ; mais, afin d’éviter les traces de leurs compatriotes tutsis, elles s’enfoncent dans une forêt vierge et s’arrêtent sur les premières pentes.



Cette forêt couvre trois collines qui surplombent le delta. La colline de N’tarama borde l’Akanyaru ; la colline de Kibungo, dans la pointe du delta, longe l’Akanyaru et le Nyabarongo ; la colline de Kanzenze borde le Nyabarongo.

L’administration locale de l’époque, aux mains de fonctionnaires ou d’élus hutus – comme dans tout le pays depuis l’indépendance –, laisse ces nouveaux colons hutus s’approprier librement des parcelles dans les forêts. Les arrivants s’abritent sous des huttes ; puis, au prix de travaux considérables, défrichent la brousse jusqu’aux rivages. Ces cultivateurs talentueux découvrent des terres limoneuses, particulièrement fertiles pour y travailler des bananeraies.

De saison en saison, les plantations éclaircissent la forêt vers le haut et mangent les rives vers le bas. Grâce aux premières récoltes, les cultivateurs hutus bâtissent des maisons charpentées et couvertes des tuiles beiges caractéristiques de leur région natale, fabriquent des poulaillers, des enclos à chèvres ou à cochons noirs, enclos joints et couverts qui se démarquent de ceux feuillus, vastes et à ciel ouvert des vaches possédées par les Tutsis. Encore aujourd’hui, ces cultivateurs hutus, ou plus souvent ces cultivatrices, marchent deux à trois heures chaque matin pour se rendre aux marais et en rapporter, sur leur dos, les bidons d’eau boueuse du ménage et de la cuisine.

Ce peuplement tardif rend inepte toute discussion sur l’antériorité d’une ethnie, qui la légitimerait plus que l’autre. Tous ces immigrants du Bugesera sont arrivés presque en même temps, marqués par la peur d’avoir failli manquer de terres pour se nourrir, à un moment de leur existence.



À la veille du génocide, la population de la commune de Nyamata s’élevait à 119 000 habitants, dans la bourgade et sur ses quatorze collines environnantes, sur une superficie totale de 398 kilomètres carrés. Parmi ces quatorze collines, celles de Kibungo, Kanzenze et N’tarama comptaient 12 675 habitants sur une superficie de 133 kilomètres carrés. Après les massacres, la population de la commune tomba à 50 500 habitants et celle des trois collines à 5 000. Environ cinq Tutsis sur six ont été tués en moins de six semaines.