Des mots pour ne pas le dire

FULGENCE : Plus on voyait des gens mourir, moins on pensait à leur vie, moins on parlait de leur mort. Plus on s’habituait à prendre goût. Plus on se disait en son for intérieur que, puisqu’on savait le faire, on devait bien le faire jusqu’au dernier des derniers. C’était une optique finale qui allait de soi, dans un fort brouhaha de cris ; mais sans paroles désobligeantes.



ALPHONSE : On marchait dans les marais avec une foule de gens à tuer. La boue nous recouvrait les chevilles, parfois les genoux. Le soleil nous dardait le crâne. Les papyrus nous griffaient les chemises et la peau dessous. Les collègues nous regardaient. Si on montrait des tremblements, ils se moquaient et nous traitaient de lâches. Si on montrait des hésitations, ils s’irritaient et nous accusaient de traîtrise. Si on montrait de la noblesse, ils nous grondaient et nous traitaient de femmelettes. On était vite mal traités.

Dans cette situation, les railleries des collègues sont terribles à contrer si elles se répandent dans ton voisinage. C’est bien pareil à l’école ou au cabaret, mais c’est plus grave dans les marais. Elles sont du venin pour l’existence. On essaie de s’en protéger naturellement. Donc, on se groupe dans le camp de ceux qui les lancent. Quand les tueries commencent, on se trouve moins gêné à manier la machette qu’à recevoir les moqueries et gronderies. Cette vérité est impossible à comprendre pour celui qui n’était pas à nos côtés.

Voilà ce que je veux dire. Dans le brouhaha de tueries, la mise à l’écart n’est pas vivable pour une personne, puisque la personne ne rencontre plus que les dos de ses avoisinants avec qui parler des préoccupations ordinaires. Être seul est trop risquant chez nous. Donc, la personne s’élance au signal et prend sa contribution, même si la contrepartie est le sanglant ouvrage que vous connaissez.



ÉLIE : Depuis l’indépendance, les intimidateurs n’ont jamais cessé de tripoter l’idée des tueries, en se gardant de jamais les nommer. Par exemple, quand ils proclamaient : « Il n’y a pas assez de terres pour deux ethnies dans ce pays, et aucune ne va s’en aller, il revient donc aux Hutus de solutionner », cela signifiait ce qui ne se disait pas.

Les intimidateurs ne voulaient aucune gêne, surtout à faire des commentaires inutiles sur ce qu’on faisait. Nous, on se disait qu’on n’aurait plus rien à commenter quand tout serait complètement fini. Dans le fond, on s’était accordés pour aller sans en parler. Ce que nous faisions nous était moins surnaturel si on était dispensés de le dire. Encore maintenant, il y a des mots qu’on ne veut pas prononcer, même entre collègues.



PANCRACE : Les tueries de cette catégorie sont des affamées de la mort. Elles ne sont pas des affamées de la vie comme des bêtes sauvages. Elles se nourrissent de tous ceux qu’elles voient, elles ne sont jamais rassasiées ; tant qu’il en reste, elles vous talonnent jusqu’au dernier des derniers. Raison pour laquelle elles se privent de mots. Sauf des mots idiots évidemment. À la radio, on entendait que les inkotanyi avaient des queues ou des oreilles pointues ; même si personne ne pouvait le croire, ça nous faisait du bien de l’entendre. Ce n’était pas des drôleries convenables, mais pour nous c’étaient des drôleries malgré tout. C’était mieux que ne rien entendre du tout.



ÉLIE : Personne ne peut avouer l’entière et pénible vérité, ni maintenant, ni jamais. Personne ne peut prononcer tous les mots exacts de ses méfaits, sauf à se damner au regard des autres. Et ça, c’est trop grave. Mais un petit nombre commencent à raconter des bouts terribles, pour faire pénitence du sang qu’ils ont giclé, sans crainte de se montrer plus punissables. Ceux-là défrichent un chemin de sincérité. C’est grand-chose.

Sur les collines ou dans la prison, la vérité propose sa part à tous les participants. Les survivants obtiennent la plus large en conséquence de ce qu’ils ont enduré, c’est normal. Les épouses tutsies préservées, les cameramen internationaux, les militaires reçoivent les leurs. Mais s’il manque la part de vérité des fauteurs, les révélations sur ces tueries vont ronder sans fin. Les fauteurs savent plus que des souvenirs élémentaires, plus que des précisions sur l’arrangement des choses, ils ont des secrets dans l’âme.



JEAN-BAPTISTE : Je n’ai jamais entendu le mot de « génocide » pendant toute la période des tueries. Il nous est parvenu aux oreilles seulement par la voix des reporters internationaux et des délégués humanitaires. D’abord sur la route de l’exil, mais le mot n’était pas encore compris, puis dans les camps du Congo.

C’est une vérité : entre nous, on ne le prononçait jamais. Nombre ne savait même pas le sens du mot « génocide ». Il n’était d’aucune utilité. Pourtant, si on se levait tous les matins pour aller chasser, même quand on était fatigués ou qu’on avait d’autres tâches bâclées, c’est bien qu’on pensait qu’il fallait tous les tuer. Les gens savaient le boulot qu’ils faisaient sans nécessité de le nommer.



ADALBERT : Le génocide n’est pas une idée commune aux guerres et aux batailles. C’est une idée des autorités pour se débarrasser d’un danger à jamais. C’est une idée de commodité qu’il n’est pas nécessaire de nommer et d’encourager, sauf des habituels jets de méchanceté. Elle est très ordinaire lorsqu’elle vole de parole en parole, parfois de blague en blague ; elle devient extraordinaire lorsqu’elle est attrapée par la pointe des machettes.

Cette idée ne meurt pas avec les tueries, ni après la victoire ni après la défaite. Elle peut être récupérée par de futures autorités vers une autre destinée. Mais comment tuer une idée, d’un usage extraordinaire, si on ne sait pas comment tuer son mot, qui peut la ressusciter ? Tuer des ennemis, tuer des fautifs, tuer des avoisinants, on peut le comprendre… Tuer des idées et des mots, ça surpasse l’intelligence, en tout cas celle du cultivateur.



PIO : Au départ d’un génocide, il y a une cause et des gens pour la trouver valable. La cause, elle ne traîne pas là par hasard, elle est même fignolée par les intimidateurs : c’est l’envie de gagner la partie absolument. Mais les gens qu’elle tente sont ceux qui vivaient là par hasard. Moi, j’étais là, chez moi, quand la tentation s’est présentée. Je ne dis pas que j’ai été forcé par Satan et consorts. J’ai trouvé la cause valable par gourmandise et par obéissance, et je me suis élancé dans les marais. Mais si j’étais né en Tanzanie ou en France, j’aurais été éloigné du brouhaha et des saletés de sang.

Une tentation comme celle-là n’est pas repoussable par des simples gens, faute de rescousses bibliques, en tout cas sur des collines. Pourquoi ? À cause des belles paroles de succès total. Elles sont gagnantes. Par après, la tentation ne s’emprisonne pas, donc on emprisonne les gens ; et la tentation, elle peut bien se montrer tout aussi terrible plus loin.

Quand une personne voit son intérêt définitif se proposer à lui, et à ses collègues pareillement, il ne s’attarde plus en hésitation et en répit, il ne considère plus les sentiments, il n’entend plus les mercis. Il voit le Mal se manigancer en Bien et il s’en contente. Il pense à tout ce qu’il va gagner pour lui et sa famille jusqu’à la fin de ses jours. Il suit son intérêt définitif dans les marigots.

Par après, il se nettoie les saletés de boue et de sang comme il boit la Primus. C’est ce que j’ai fait. Je ne dis pas que je ne suis pas fautif. Mais je suis puni, à la fois pour ma faute et pour mon malchanceux destin.



IGNACE : C’était tuer ou être tué. Chaque matin, il y avait ceux qui devaient mourir et ceux qui devaient tuer. Celui qui se prononçait contre les tueries, il était tué, même à le murmurer. Celui qui s’esquivait, il retardait les tueries de ses collègues, et il devait se dissimuler jusqu’à ce que de mauvaises recommandations le pénalisent. Au fond, ce que vous dénommez génocide sont des tueries qui ne proposent qu’une option.



ADALBERT : L’agriculture, rien ne sert de l’accélérer, elle suit ses saisons. Les tueries au contraire, elles se plient à nos caprices. Tu veux plus, tu cognes plus, tu saignes plus, tu prends plus. Si en plus c’est un génocide, tu sais que tu vas prendre tout pour de bon, sauf les chamailleries, les offenses et tous les mauvais mots consorts que tu abandonnes dans les bras de la mort.



LÉOPORD : Moi, je peux vous raconter d’innombrables détails sur les tueries. Mais vous dire mes pensées pendant ces moments fâcheux, puisque vous me le demandez, je ne sais répondre.

C’étaient des tueries bien accommodées, elles nous semblaient profitables. On était obéissants et encouragés en cette nouvelle situation propice. On a commencé, on s’est accoutumés, on s’est contentés. Le cultivateur qui descend dans son champ, il se demande en chemin pourquoi il va piquer des haricots ou du maïs. Le professeur qui pénètre dans son école, il réfléchit quelle leçon il va tirer à sa classe. Le mécanicien, il choisit la pièce du moteur qu’il va fourbir. Mais le tueur des marais, il est débarrassé de questions personnelles. Il se démène dans ses activités. Il suit des collègues et poursuit ses victimes, il compte ses richesses. Nombre de nos pensées étaient vides et leur souvenir pareillement.



IGNACE : On les appelait « cancrelats », nom d’un insecte qui ronge les vêtements sans jamais le quitter ; et qu’il faut bien écraser pour s’en débarrasser. Nous, on ne voulait plus aucun Tutsi sur les parcelles. On entrevoyait une existence sans eux. D’abord, on était favorables à se débarrasser d’eux sans toutefois les tuer. S’ils avaient accepté de quitter, vers le Burundi ou d’autres destinations propices, ils auraient emporté leurs vies sauves. Et nous, on n’aurait pas accumulé les fatalités des massacres. Mais ils n’entrevoyaient pas de vivre là-bas sans leurs traditions anciennes et leurs troupeaux de vaches. Ça nous a poussés vers les machettes.



Les Tutsis avaient accepté tellement de tueries sans jamais protester, ils avaient attendu si souvent la mort ou les mauvais coups sans élever le ton, que d’une certaine façon on a pensé en notre for intérieur qu’il leur était fatal de mourir ici et maintenant tous ensemble. On a pensé que puisque ce boulot ne rencontrait aucune contrariété, c’est bien qu’il devait être fait. Cette pensée nous a aidés à ne pas penser au boulot. Par après on a su comment ça s’appelait. Mais entre nous dans la prison, on n’use pas ce mot.



JEAN-BAPTISTE : Après la chute de l’avion, on discutait de groupe en groupe de l’élimination de tous les Tutsis. Mais pour moi, ces mots ne sonnaient pas authentiques, je pensais seulement à des tueries prochaines. Le soir du massacre dans l’église, la gravité a basculé de fond en comble, j’ai compris que paroles et gestes s’étaient accordés. Les gestes se promettaient définitifs et les paroles inutiles.

Tu pouvais te sentir gêné de cette activité qui t’attendait dans les marais. Mais tu chuchotais : Ce boulot va s’accomplir complètement, si je n’apporte pas ma quote-part, je serais un défaitiste aux yeux de l’avenir, c’est trop pénalisant. Donc tu talonnais les collègues, tu faisais sans mot dire, et par après tu t’habituais et tu blaguais comme auparavant. Mais dire des mots vrais sur cette situation, c’est en tout cas risquant.



Jean : « Pour un petit garçon qui a zigzagué entre ces embûches sanglantes, il n’est pas profitable d’en parler dans un sens ou dans un autre. Les mots qu’il va prononcer, sur ce qu’il a fait, vont lui jouer un mauvais tour, dans son esprit ou celui d’un autre. Plus son âge était bas au moment des tueries, plus sa voix était haute, plus ses paroles sont devenues graves. On dira de lui, ce garçon a regardé un mal trop profond ; il va dénoncer un fauteur ; il a sali son bras où il ne fallait pas, ce qu’il raconte va tourmenter son entourage ; il ne sera pas un adulte comme il faut ; il doit désormais se tenir un pas à l’écart.

Raison pour laquelle, c’est bien le silence qui peut seul l’aider. »



FULGENCE : Ce massacre, on n’en parlait pas avant, parce que c’était une affaire des intimidateurs qui se préparait à l’écart des oreilles. On n’en parlait pas pendant, puisqu’il y avait mieux à faire ; et maintenant on nous dit que c’est nécessaire de tout dire. Dire quoi, puisqu’on était les derniers à devoir en parler. Dire ce qu’on a vu ? Pourquoi nous, puisque tout le monde a vu pareillement ? Pourquoi ne pas demander à nos compatriotes qui contemplent leurs bananeraies, bouche bée, en tranquillité ? Dire ce qu’on a fait dans le détail ? À quoi ça sert, sauf à être encore plus pénalisé. Dire le pourquoi ? À quoi bon puisqu’on n’a jamais su ce qui se manœuvrait en catimini.

Le plus étonnant est que le pourquoi de nos tueries, personne n’avait jamais pensé nous l’expliquer convenablement auparavant, et personne ne va le faire dorénavant. Sauf à nous dénombrer les années de prison.



Clémentine : « Les épouses des tueurs ne parlent jamais du génocide. Elles ne prononcent jamais ce mot entre elles. Il n’existe pas plus que les repentances qui vont avec. Elles disent qu’elles regrettent l’absence de leurs hommes, la pauvreté qui les attend au lever, les mauvaises paroles qui se sont étendues dans la région, comme s’il s’agissait de calamités naturelles.

Elles prient, elles chantent, elles nient ; pas seulement parce qu’elles ont peur. Elles se sentent plus furieuses que blâmables. Elles se sentent plus misérables par les promesses non tenues de leurs maris que par les plaintes et les accusations des survivants. Elles se taisent, flouées de tous côtés. »



PIO : Tuer des Tutsis, je n’y pensais même pas quand on vivait en bonne entente de voisinage. Même d’échanger des bousculades ou de mauvais mots, ça ne me semblait pas convenable. Mais quand tout le monde a commencé à sortir la machette en même temps, j’ai fait pareil sans m’attarder. Je n’avais qu’à imiter les collègues et penser aux avantages. Surtout qu’on savait qu’ils allaient quitter le monde des vivants pour de bon.

Quand tu reçois des ordres catégoriques, des promesses de bénéfices longue durée et que tu te sens bien épaulé par les collègues, la méchanceté t’est bien égale pour tuer à tour de bras. Je veux dire que tous ces sentiments consorts et leurs belles paroles te tirent naturellement.

Un génocide, ça se montre bien extraordinaire pour celui qui arrive par après comme vous ; mais pour celui qui s’est fait embrouiller des grands mots des intimidateurs et des cris de joie des collègues, ça se présentait comme une activité habituelle.



LÉOPORD : Quand les Tutsis se faisaient attraper, beaucoup mouraient sans mot dire. Au Rwanda, on dit « mourir comme agneau dans la Bible » ; il faut dire qu’au Rwanda il ne se trouve pas un mouton pour en connaître le cri.

Ça nous touchait parfois péniblement qu’ils attendent la mort sans crier. Le soir, on se posait des questions ensemble, on se répétait : Pourquoi ces gens qui vont quitter ne protestent pas, pourquoi ils ne demandent pas grâce ?

Les encadreurs prétendaient que les Tutsis se sentaient coupables du mal d’être tutsis. Des interahamwe répétaient qu’ils se sentaient fautifs des malheurs qu’ils nous avaient apportés.



Moi, je savais que ce n’était pas vrai. Les Tutsis ne demandaient rien, parce qu’ils ne croyaient plus aux mots dans ces moments fatals. Ils ne croyaient plus aux cris ; comme des animaux effrayés par exemple qui hurlent par-delà les coups mortels pour se faire entendre. C’était une tristesse toute-puissante qui les emportait. Ils se sentaient abandonnés de tout, même de ce qu’ils pouvaient dire.