L’apprentissage

ADALBERT : Nombre de cultivateurs n’étaient pas lestes en tueries, mais ils se montraient consciencieux. De toute façon, la manière se façonnait avec l’imitation. Le rabâchage et la répétition contraient la maladresse. C’est, je crois, une vérité pour n’importe quelle activité de main.



PANCRACE : Un grand nombre de gens ne savaient pas tuer, mais ce n’était pas un inconvénient, parce qu’il y avait des interahamwe pour les aider dans leurs premiers pas. Les premiers jours, les interahamwe se transportaient en autobus des collines avoisinantes, pour donner main-forte. Ils étaient plus habiles, ils étaient plus imperturbables. Ils se montraient plus spécialisés. Ils donnaient des conseils sur les chemins à prendre et les techniques de coups. Ils passaient à côté de nous et criaient : « Fais comme moi, si tu te sens cafouilleux, réclame de l’aide. » Ils profitaient de leur temps libre pour initier ceux qui ne se montraient pas à l’aise avec ce travail de tuerie.

Cette instruction était seulement les premiers jours ; par après on a dû se débrouiller entre nous et peaufiner nos méthodes rudimentaires.



ALPHONSE : Au début on coupe avec timidité, puis le temps nous aide à nous habituer. Il y a des cas de collègues qui se sont fait enseigner la manière exacte de frapper : sur le côté du cou ou sur l’arrière de la tête pour activer la fin. Mais il y a des cas de collègues qui sont restés maladroits jusqu’à la fin. Ils n’osaient pas, ils gesticulaient dans la lenteur ; ils frappaient le bras à la place du cou, par exemple, et ils s’échappaient en criant : « Ça y est, je l’ai complètement tué. » Mais ça se savait que ce n’était pas vrai. Un spécialiste devait intervenir, pour rattraper la cible et la terminer.



ÉLIE : Le gourdin c’est plus cassant, mais la machette est plus naturelle. Le Rwandais est familiarisé avec la machette depuis l’enfance. Attraper une machette à la main, c’est ce qu’on fait chaque matin. On coupe les sorghos, on taille les bananeraies, on défriche les lianes, on tue les poulets. Mêmes les femmes et les petites filles empruntent la machette pour de menues corvées, comme casser le bois de cuisson. C’est le même geste pour différentes utilités qui ne nous désoriente jamais. Le fer, quand tu t’en sers pour couper la branche, l’animal ou l’homme, il ne dit pas son mot.

Au fond, un homme c’est comme un animal, tu le tranches sur la tête ou sur le cou, il s’abat de soi. Dans les premiers jours, celui qui avait déjà abattu des poulets, et surtout des chèvres, se trouvait avantagé ; ça se comprend. Par la suite, tout le monde s’est accoutumé à cette nouvelle activité et a rattrapé son retard.

Seuls des jeunes gens, très costauds et volontaires, se servaient de gourdins. Le gourdin n’a aucune utilité en agriculture. Mais il correspondait mieux à leur façon de se distinguer et de pavaner dans la foule. Pareil pour les lances et les arcs : ça pouvait être plaisant, à ceux qui en possédaient encore, de les montrer ou de les prêter.



PIO : Il y en a qui se montraient aisément tueurs, ceux-là épaulaient leurs camarades dans les situations pénibles. Mais chacun pouvait bien apprendre à sa manière, suivant son caractère. On tuait comme on savait, comme on le ressentait, chacun prenait sa vitesse. Il n’y avait pas de consignes sérieuses pour le savoir-faire, sauf celle de continuer.

Et puis il faut préciser un fait remarquable qui nous a encouragés. Beaucoup de Tutsis ont montré une terrible peur d’être tués, avant même qu’on commence à les frapper. Ils cessaient leur agitation dérangeante. Ils se plantaient immobiles ou se blottissaient. Alors, cette attitude craintive nous a aidés à les frapper. C’est plus tentant de tuer une chèvre bêlante et tremblante qu’une chèvre fougueuse et sauteuse, si je puis dire.



FULGENCE : Les maladroits étaient suivis par précaution, rapport au gâchis possible. Les interahamwe leur attribuaient des compliments ou réprimandes. Parfois, s’ils voulaient se montrer sévères, le blâme était d’achever le blessé quoi qu’il en soit. Le puni devait reprendre le boulot jusqu’à la fin. Le pire était d’être obligé de le faire devant ses propres collègues.

C’était seulement un petit nombre, au tout commencement. Ça n’a pas duré longtemps, grâce à notre habitude de la machette dans les champs. C’est bien naturel. Si à vous et à moi, on donne un Bic, vous allez vous montrer plus à l’aise que moi au travail d’écriture, sans jalousie de ma part. Pour nous, la machette était ce qu’on savait manier et aiguiser. Elle était, aussi, moins chère que les fusils pour les autorités. Raison pour laquelle on a appris le boulot avec l’instrument rudimentaire qu’on possédait.



JEAN-BAPTISTE : Si tu te montrais trop malhabile avec la machette, tu pouvais te voir priver de récompenses, pour te faire évoluer dans le bon sens. Si un jour tu te faisais moquer, tu ne tardais pas à te perfectionner. Si tu rentrais les mains vides, tu pouvais même te faire réprimander par ton épouse ou tes enfants.

Toutefois chacun tuait à sa façon. Celui qui ne s’habituait pas à achever sa victime, il pouvait bien la laisser ou demander une aide. Il trouvait derrière lui une connaissance solidaire.

Aucun collègue ne s’est jamais plaint d’avoir été maltraité pour sa maladresse. Des moqueries et des brimades, ça pouvait arriver, mais des rudoiements, jamais.



LÉOPORD : Moi, je n’ai pris que la machette. Premièrement parce que j’en possédais une à la maison, deuxièmement parce que je savais l’utiliser. Pour celui qui est habile au maniement d’un outil, c’est facile de l’utiliser pour toutes les activités ; tailler les plantations ou tuer dans les marais. Le temps laissait chacun se perfectionner à sa manière. La seule consigne de sévérité, c’était de se présenter avec des machettes bien fines. Elles étaient aiguisées au moins deux fois par semaine. Ce n’était pas un problème grâce à nos pierres habituelles.

Celui qui frappait de travers, ou qui faisait semblant de frapper, on l’encourageait, on lui conseillait un mieuxfaire ; on pouvait aussi l’obliger à prendre un Tutsi à son tour, dans les marais ou devant les maisons, et l’obliger à le tuer au milieu des collègues, pour vérifier qu’il avait bien écouté.



JOSEPH-DÉSIRÉ : Des maladroits, il y en a toujours eu, surtout pour l’achèvement des blessés. Si tu es né avec un caractère timide, c’est difficile de le changer, en pleines tueries dans les marais. Alors, ceux qui se sentaient à l’aise épaulaient ceux qui se sentaient gênés. Ce n’était pas conséquent du moment que ça continuait.



IGNACE : Il y a ceux qui chassaient moutonnement, ceux qui chassaient férocement. Ceux qui chassaient lentement parce qu’ils étaient apeurés ; ceux qui chassaient lentement parce qu’ils étaient paresseux ; ceux qui cognaient lentement par méchanceté et ceux qui cognaient vite, pour terminer le programme et pour rentrer plus tôt, à cause d’une autre activité. Ça n’avait pas d’importance, c’était chacun sa technique et son caractère.

Moi, grâce à mon grand âge, j’étais dispensé d’arpenter les marais. J’avais pour tâche de ronder à petits pas sur les parcelles environnantes. J’avais choisi la méthode ancestrale, avec l’arc et les flèches, pour trouer quelques Tutsis de passage. C’était une chasse au guet que je connaissais, en tant qu’ancien, depuis mon enfance.



Jean : « C’est dans la coutume rwandaise que les petits garçons imitent leurs pères et leurs grands frères, en se mettant derrière pour maniérer. C’est comme ça qu’ils apprennent l’agriculture des semailles et des coupages dès le plus jeune âge. C’est comme ça qu’un grand nombre s’est mis à rôder à la suite des chiens, pour dénicher les Tutsis et les dénoncer. C’est comme ça qu’un petit nombre d’enfants s’est mis à tuer dans les brousses environnantes. Mais pas dans les vases des marais. Là, en bas, c’était trop difficile de gesticuler pour des petites tailles. De toute façon c’était interdit par les intimidateurs. »



Clémentine : « J’ai vu des papas qui enseignaient à leurs garçons comment couper. Ils leur faisaient imiter les gestes de machette. Ils montraient leur savoir-faire sur des personnes mortes, ou sur des personnes vivantes qu’ils avaient capturées dans la journée. Le plus souvent les garçons s’essayaient sur des enfants, rapport à leurs tailles correspondantes. Mais le grand nombre ne voulaient pas mêler directement les enfants à ces saletés de sang, sauf à regarder, bien sûr. »