L’esprit de groupe

Le premier sentiment que j’éprouve face à chacun des membres de ce groupe n’est ni l’aversion, ni le mépris, ni la pitié, ni même l’antipathie, mais la méfiance : immédiate et réciproque. Ce que je ne sais pas au début des rencontres est qu’elle ne se dissipera jamais totalement, quel que soit le lien particulier que je parviens à tisser avec chacun d’eux. Au fil du temps, l’hostilité s’estompe peu à peu. Parfois je me surprends à passer des moments cordiaux avec eux, ou des moments bonhommes, à papoter de choses et d’autres, sans toutefois être un instant débarrassé de cette méfiance. Tout en eux l’entretient.



La méfiance était aussi manifeste lors de mes premières rencontres avec les rescapés, dans cette commune de Nyamata, lorsque j’écrivais Dans le nu de la vie. Toutefois, elle était unilatérale, d’eux vers moi, jamais l’inverse ; et leur réserve était d’une autre nature.

Les rescapés suspectaient un étranger dont les compatriotes n’avaient pas esquissé un geste pour éviter le génocide. Ils étaient persuadés que de toute façon il était trop tard, que le témoignage en lui-même n’avait plus de raison d’être auprès de gens qui avaient toléré les massacres, et que l’initiative était donc douteuse. Plus impressionnant encore, ils pensaient ne pas être crus s’ils racontaient ce qu’ils avaient vécu ou vivaient depuis le génocide. Ils appréhendaient aussi que leurs récits ne ravivent la douleur. Ils en concluaient qu’ils perdaient leur temps avec cet intrus et qu’il n’y avait aucun sens ni intérêt à s’exprimer en dehors de la communauté de ceux qui en avaient réchappé.

Cette méfiance était donc vive, mais, si on était attentif à ses causes, le temps aidait à la dissiper. Un rescapé se tient sur ses gardes vis-à-vis du monde extérieur, son monde étant devenu celui des rescapés.



Le tueur n’appréhende pas de ne pas être cru, au contraire. Il craint que vous ne le mettiez en accusation. Même si vous pouvez le convaincre que ses paroles ne lui porteront aucun préjudice, il redoute, quel que soit l’auditeur, ou plus tard le lecteur, qu’elles ne lui causent plus de tort que son silence ; et aucune relation de confiance ne peut chasser complètement cette inquiétude. Le tueur se tient sur ses gardes car il sent les menaces d’un châtiment au-dessus de sa tête.



Après la publication de Dans le nu de la vie, des lecteurs m’ont demandé comment avaient été choisis les quatorze personnages. La réponse est simple : je n’ai pas choisi. Lors d’une excursion dans le Bugesera, j’avais fait la connaissance de Sylvie Umubyeyi, une assistance sociale, et l’avais suivie au travail. Elle parcourait les brousses de la région de Nyamata à la recherche d’enfants abandonnés et dispersés par les tueries du génocide. Elle m’avait raconté son histoire, puis m’avait conduit chez Jeannette Ayinkamiye, une jeune rescapée qui, en compagnie d’une amie et d’autres enfants orphelins, s’était réfugiée dans une masure, au bord d’une parcelle qu’elles défrichaient. Jeannette m’avait raconté son histoire à son tour. Le charisme de l’une, la détresse de l’autre, la douceur, la solitude et la force partagées de Sylvie et Jeannette, m’avaient introduit dans leur monde. De ces deux histoires était née l’idée d’un livre.

Ensuite, les douze autres récits furent ceux des douze premières personnes, souvent abordées par hasard, qui acceptèrent l’idée d’essayer de raconter. En réalité, elles se choisirent elles-mêmes. Malgré d’anciens réflexes de journaliste, j’avais pressenti qu’au lendemain d’un génocide les critères sociaux, culturels, d’âge ou de sexe, n’ont aucun sens et qu’il aurait été absurde de vouloir constituer un panel représentatif en allant chercher tel ou telle rescapée parce qu’avant le génocide il ou elle était ceci ou cela. Les femmes et les cultivatrices sont plus nombreuses parmi les quatorze, simplement parce qu’elles acceptèrent l’expérience plus spontanément que les hommes et les intellectuels.

Lors de séjours ultérieurs, ces derniers me reprochèrent de ne pas leur avoir donné l’occasion d’exprimer leur conception différente de l’événement, avec leurs mots et leur recul d’intellectuels. Je leur répondis que leur tergiversation initiale était significative, compréhensible, mais qu’il aurait été stupide et indigne, par la suite, d’échanger une narration pour une autre, puisque chacune était unique.

Par la suite, j’ai eu une autre chance, celle de résister à la tentation – à des moments difficiles de mésentente, de renoncement, d’accablement, de rupture d’un dialogue avec certaines personnes – de les remplacer par d’autres plus volubiles, plus coopératives ou plus francophones. Avec chacune d’elles, j’ai maintenu le dialogue, sans penser au temps, jusqu’à ce qu’il apparaisse que nous étions arrivés au bout de quelque chose.



Pendant toute cette période de rencontres avec les rescapés, je n’ai pas contacté les « autres », leurs tueurs. L’idée ne m’est même pas venue. Ces tueurs m’étaient indifférents. Je n’ai jamais envisagé de poursuivre l’expérience avec eux ; a fortiori de mettre en parallèle les récits. Cela aurait été immoral, insupportable aux yeux des rescapés, certainement aux yeux des lecteurs aussi ; et en plus inintéressant. Je rencontrais ici et là sur les collines des gens soupçonnés d’en être, et en avais rencontré beaucoup en 1994. Cela me suffisait pour les imaginer. L’envie de me rendre à la prison est venue seulement à la fin des entretiens avec les rescapés. Une curiosité ambiguë liée aux descriptions, à des détails et des contradictions.

Mais l’initiative d’avoir des discussions avec les tueurs a germé encore plus tard, à la faveur de questions récurrentes posées par des lecteurs du premier livre. Leur intérêt fut contagieux. Si des gens qui avaient été touchés ou passionnés par le récit des rescapés souhaitaient savoir, sans aucun souci d’objectivité, ce qui s’était passé dans la tête des tueurs, c’est qu’il était sensé d’essayer de le leur demander.

Cela dit, tandis que je n’avais pas eu le moindre doute sur le premier projet, je n’ai cessé d’en avoir sur celui-ci. Je l’entrepris sceptique, car la relation que j’ai tenté d’établir avec les tueurs s’avéra au début à la fois rebutante et vaine ; d’une nature très brutalement différente de celle établie et poursuivie avec les rescapés et les gens de la région de Nyamata.



Seul face à la réalité du génocide, un rescapé choisit de parler, de « zigzaguer avec la vérité » ou de se taire. De son choix, comme de la confusion de ses souvenirs, il accepte de discuter et de remettre en question à tout moment.

Face à la réalité du génocide, le premier choix d’un tueur est de se taire, le second de mentir. Il peut modifier sa décision mais il n’en discute pas. Seul, il ne prend aucun risque, comme il n’en prenait aucun pendant les massacres. On ne peut donc envisager de l’interpeller seul, de solliciter une succession d’interlocuteurs choisis sans rapport entre eux.

D’où le projet, mûri au fil des échecs, des rencontres ratées ou des discussions insipides, de m’adresser non pas à une suite d’individus, mais à un groupe d’individus qui se sentent ainsi protégés des dangers de la vérité par leur amitié et leur complicité. Des copains tranquillisés par un esprit de bande né avant le génocide, lorsqu’ils s’entraidaient aux champs et vidaient des bouteilles d’urwagwa au cabaret, et fortifié dans le chambardement des tueries des marais, et aujourd’hui par leur incarcération.



Mon choix se porte sur cette dizaine de copains de Kibungo pour des raisons simples. Ils forment une bande à la fois banale et informelle, comme il en existe beaucoup à la campagne. Sans attaches spéciales au départ, comme ce pourrait être le cas au sein d’une association religieuse, d’un club sportif, d’une milice structurée. Ils sont réunis par la proximité de leurs parcelles, la fréquentation d’un cabaret, des affinités naturelles et des soucis communs.

Ils habitent sur les mêmes collines que la plupart des rescapés de Dans le nu de la vie. Ils ont participé aux tueries dans les marais de Nyamwiza, où les fugitifs se sont enfouis jusqu’au cou, dans la vase et sous les feuillages.

Ils sont cultivateurs, sauf un fonctionnaire et un instituteur ; ils n’ont pas appartenu à des formations interahamwe ou paramilitaires, sauf trois. À part Élie, ils n’ont pas porté d’uniforme militaire ou policier. Aucun ne s’est jamais disputé avec des voisins tutsis au sujet de terres, de récoltes, de dégâts, de coucheries.



De plus, ils sont bien connus d’Innocent Rwililiza, et lui est bien connu d’eux. Innocent, élève puis professeur à l’école locale, scribe public à ses heures, d’un dévouement sans limites, animateur de plusieurs associations, pilier bien-aimé et facétieux de nombreux cabarets, est populaire sur ces collines, en particulier celle de Kibungo, où se trouve sa parcelle familiale.

Il est l’intermédiaire indispensable, puis le collaborateur idéal, et le traducteur formidable quand cela s’avère nécessaire. Il précise à propos de cette bande :

« Je la connaissais depuis longtemps auparavant. J’avais enseigné à certains comme Adalbert, Pancrace, Pio. Les autres, je les croisais chemin faisant et partageais la boisson au cabaret.

Adalbert était très intelligent et très intrépide, normalement méchant et rusé. Pancrace était dur et ténébreux, toujours derrière Adalbert depuis la petite enfance. Pio était vraiment très gentil. Alphonse était le plus roublard en négociations mais serviable devant une bouteille. Fulgence se trouvait être joli garçon. Il était même plus fignolé que beaucoup de Tutsis. Il ne se fatiguait jamais de prier.

Léopord, lui, il ne se faisait remarquer de rien sauf de sa longueur. Sauf aussi que ce qu’il a fait de sa machette, par après, est extraordinaire. Ignace était aussi usé que rusé, de plus il se montrait soudainement méchant en face de Tutsis. Il les a toujours détestés et il le clamait à la moindre occasion pour influencer ses collègues ou les faire rigoler. Mais lui, il ne riait jamais. Il vivait en chamaille avec tout le monde, même avec sa famille.

Au fond, ces garçons ne se distinguaient pas des autres par leur caractère. Mais ils allaient ensemble. On voyait qu’ils échangeaient de l’entraide dans les travaux champêtres et de la boisson au cabaret. Pendant le génocide, je sais que cette bande est allée couper du premier au dernier jour. Peut-être sous la houlette d’Adalbert ou la mauvaise influence d’Ignace, ils étaient devenus très assidus. »